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La (méta)muséologie critique, au musée et au-delà
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original pdf file1Je suis très reconnaissant à la revue les Cahiers de Muséologie de l'invitation à partager avec ses lecteurs mes dernières réflexions sur la « muséologie critique », complétant les explications déjà offertes aux lecteurs francophones dans d'autres publications précédentes (Lorente & Moolhuijsen 2015 ; Lorente 2016). Nous vivons à une époque d'intense remise en question de la terminologie, y compris sur le concept de « musée » discuté en septembre 2019 lorsque l'Assemblée générale de l'ICOM à Kyoto à partir d'une définition dans laquelle l’adjectif « critique » était placé en position de tête :
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« Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dépositaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples.
Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer, et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire. »
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4Après des débats houleux et une majorité écrasante de votes contre, la proposition a été rejetée. Je dois admettre que je n'aimais pas trop cette définition si longue et verbeuse ; de nombreux autres muséologues critiques n'y étaient pas favorables non plus. Pas étonnant ce désaccord puisque si quelque chose caractérise aux esprits critiques, c'est la dissidence. Pour cette raison même, il nous serait impossible de parvenir à un agrément général à l’heure d’expliquer la « muséologie critique ». J'ai quand même donné une définition synthétique de « critical museology / muséologie critique » dans le Dictionnaire bilingue de muséologie qui, sous la coordination éditoriale de François Mairesse, sera bientôt publié par l'ICOM ; mais chaque entrée de ce dictionnaire est signée par son auteur respectif et ne répond pas nécessairement à des définitions unanimement admises. Il n'y a pas non plus de consensus total à l'effet d'octroyer à un type spécifique d'institution un caractère d'exemplarité dans l'application de la muséologie critique dont la quintessence pourrait être tel musée d'anthropologie, ou d'art contemporain, ou de mémoire historique/politique...
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6Il vaut peut-être la peine de rappeler ici, avec un brin d'humour et de modestie, une affirmation célèbre, souvent attribuée au physicien théoricien Richard Feynman, selon laquelle la philosophie des sciences est aussi utile aux scientifiques que l'ornithologie aux oiseaux : De même, certains sceptiques sont d'avis que les bénéfices de la muséologie pour les musées sont les mêmes que ceux obtenus par les oiseaux de l'ornithologie (Popadić 2020, p. 13). Ce scepticisme à l'égard de la réflexion muséologique était encore très fort quand, en 1965, Raymond Singleton créa le Département d'études muséales à l'Université de Leicester, choisissant soigneusement cette expression pour souligner que sa priorité était d'offrir une formation professionnelle. Paradoxalement, ce milieu académique anglais est finalement devenu leader mondial dans la production de publications de réflexion et de thèses de doctorat, dont la première, présentée en 1983, s'intitulait Museology and Its Traditions. Dans ses pages des années plus tard, alors que j'y étais doctorant, j'y trouvais l'expression « critical museology » pour la première fois de ma vie, on peut donc dire que cette thèse a marqué pour moi un cairn essentiel. Son auteur, Lynne Teather, a proposé un panorama non-manichéen de la théorie/pratique muséale dans une perspective historique.
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8À l'instar de son exemple, il convient de rappeler que la « muséologie critique » n'est pas née par génération spontanée, mais de la « nouvelle muséologie », qui a ouvert la voie au tournant social et questionneur. En fait, les deux courants sont souvent évoqués ensemble, pour établir un rapport inévitable, qui est déjà habituel dans la bibliographie spécialisée et même dans Wikipédia.1 Tout compte fait, tous les muséologues d’aujourd’hui sont les continuateurs de ces prédécesseurs immédiats qui nous ont ouvert la voie sur tant de fronts communs, comme l'exigence d'un musée plus participatif et d'une muséologie repensée dans une perspective postcoloniale (Brulon & Leshchenko 2018). Peut-être cette auto-conscience historique de la muséologie actuelle, avançant sur les épaules de géants qui nous ont pavé la voie dans le passé, est-elle un trait différenciateur par rapport aux néo-muséologues, dont la volonté ardente d’un changement novateur les a amenés à répéter avec insistance comme un mantra son opposition au musée et à la muséologie antérieurs. Ce militantisme révolutionnaire était à la base du MINOM et de l’empouvoirement d'une « communauté » dont on parlait toujours au singulier. Nous, muséologues critiques, préférons souligner la diversité des opinions et des « communautés » au pluriel. La représentation du multiculturalisme et la pluralité des discours sont notre revendication principale, souvent argumentée du côté du féminisme, des études de genre ou d'autres courants d'opinion représentés dans les congrès et les publications de la Critical Heritage Studies Association.
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10Bien sûr, un autre héritage de la « nouvelle muséologie » que nous continuons à revoir et à reformuler d'autres manières c'est l'aspiration à sortir de l'intérieur du musée vers le territoire. Mais il ne s'agit plus de muséaliser un écosystème humain – qu’il soit appelé écomusée ou autrement – mais plutôt d'élargir le travail des muséologues au – delà des musées et d'élargir notre champ d'étude avec une perspective multidisciplinaire, que l'on pourrait bien appeler « patrimoniologie », un beau nom pour ce champ de connaissance plus large dans lequel la muséologie coulerait, se confondant avec d'autres études sur le patrimoine culturel (Mairesse, 2006). Je suis fasciné par ces frontières interspatiales et transdisciplinaires, comme on peut le constater dans mon livre le plus récent, intitulé Reflections on Critical Museology: Inside and Outside Museums. Ce titre est inspiré d'un énoncé muséologique prégnant, « The inside as outside », proclamé par mon admirée Elaine Heumann Gurian faisant référence au rôle des musées dans la sphère publique (Gurian 2006, p. 105). Faire attention à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des musées définit, à bien des égards, mon approche la plus caractéristique en tant qu'historien et critique ; d'où l'intérêt que je porte toujours à l'art aux abords du musée. Mais je partage aussi avec Mme. Gurian la conviction que la pratique dans les musées et les études muséologiques dans les universités ne peuvent être deux pôles disparates, une ligne d'argumentation ajoutée suivant laquelle je répète souvent que théorie et pratique se nourrissent circulairement : les musées évoluent parallèlement au discours académique, et vice versa. Mais un troisième sens pourrait encore être pointé, car être muséologues et critiques est un amalgame intellectuel qui devrait nous conduire à des perspectives méta-discursives comme « reflet de / réflexion sur » les études muséales dans la société actuelle.
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12C'est une auto-réconsidération étendue dans les études critiques sur le patrimoine ainsi que dans le discours des musées. L'enthousiasme postmoderne pour les récits autoréférentiels a éveillé une prise de conscience généralisée de la nécessité de focaliser l'attention du public non seulement sur ce que les musées nous montrent, mais aussi sur la façon dont ils le font, avec des discours changeants (Shelton 2013). En général la muséification des musées s'est avérée une tendance abordée par de nombreux théoriciens, pointant aux institutions qui montrent les vestiges de sa propre histoire, comme des strates d'un site archéologique (Schubert 2000, p. 132). Alors que la modernité exaltait la nouveauté, à bien des égards la postmodernité a tenté encore et toujours de régler ses comptes avec les héritages du passé. Cet intérêt historiciste a valorisé les musées qui conservaient les dioramas anciens ou autres dispositifs d'exposition et muséographiques à l'ancienne comme un héritage patrimonial digne de conservation et interprétation. Ce sont des témoignages du regard de nos aïeux sauvegardés sans nécessairement en déduire qu'ils se trompaient et que l'on sait mieux faire maintenant (Alpers 1991, p. 31). De ce point de vue, une présentation de musée démodée peut acquérir une valeur de « méta-musée » qui, selon Mieke Bal, prescrit sa préservation et proscrit son démantèlement au nom de la conscience historique (Bal 1992, p. 562).
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14Un exemple communément apprécié est le Pitt Rivers Museum de l'Université d'Oxford, dont l'aspect général a été conservé, malgré des changements constants. En voyant son espace encombré des vitrines apparemment anciennes dans un espace architectural typique du XIXe siècle, la plupart des visiteurs pensent qu'il s'agit d'une muséographie victorienne fossilisée. C'est la trompeuse « première impression » envisagée. Mais ce musée universitaire a toujours été très à la page des dernières tendances en Anthropologie ; il a donc remanié à plusieurs reprises sa disposition, en respectant grosso modo – à la grande satisfaction du public et de la critique – les préférences du général Pitt Rivers pour les regroupements typologiques, rappelés encore même après l'intense rénovation de 2009. Moins unanimes ont été les avis sur la reconversion du Musée de Tervuren, rouvert en 2018, offrant une (auto)réflexion critique sur son passé lié au colonialisme belge. Sous sa coupole centrale, le dispositif muséographique originel a été complété par des interventions contemporaines qui devraient servir de remarque problématisée (Crenn 2016). Tout comme une édition critique d'un texte historique accompagné de notes de bas de page.
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16Ce qui est finalement exposé, c'est le musée lui-même et son histoire, faisant prendre conscience aux visiteurs que ce qu'ils voient était auparavant montré de la même manière mais racontant quelque chose de différent. Les musées qui exposent aujourd'hui des présentations idiosyncratiques d'autrefois ne visent pas nécessairement à cultiver la nostalgie du passé, mais plutôt à préserver et à interpréter professionnellement son patrimoine muséographique. Si l'histoire des expositions et des musées est devenue un sujet fondamental dans les études de muséologie critique, il est logique que les musées eux-mêmes s'en sentent concernés. En maintenant ou en récupérant de manière autoréférentielle des montages antérieurs, les musées nous offrent une réflexion sur eux-mêmes en tant qu'institutions en (re)construction permanente. Cette prise en compte de l’autobiographie des institutions de mémoire, méritant également d'être montrée et interprétée, nous invite à des réflexions patrimoniales dans les musées. Et au-delà, nous mène à des réflexions sur ces réflexions. J’insiste, notre attention critique ne doit pas s’arrêter à l'intérieur du musée, mais doit porter sur le système de pensée dans lequel il s'inscrit : une muséologie critique digne d'une telle dénomination conduit nécessairement à la « métamuséologie ».
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Bibliographie
Alpers Svetlana, 1991: « The museum as a way of seeing », in Karp Ivan & Lavine Steven (éds.), The Poetics and Politics of Museum Display, Washington D.C.-Londres, Smithsonian Institution Press, p. 25-32.
Bal Mieke, 1992 : « Telling, Showing, Showing Off », Critical Inquiry, vol. 18, nº 3, p. 556-594.
Brulon Bruno & Leshchenko Anna, 2018 : « Museology in Colonial Contexts: A Сall for Decolonisation of Museum Theory», ICOFOM Study Series, nº 46, p. 61-79.
Crenn Gaëlle, 2016 : « La réforme muséale à l’heure postcoloniale. Stratégies muséographiques et reformulation du discours au Musée royal d’Afrique centrale (2005-2012) », Culture & Musées, nº 28, p. 177-201.
Gurian Elaine Heumann, 2006 : Civilizing the Museum: The collected writings of Elaine Heumann Gurian. Londres-New York: Routledge.
Lorente Jesus Pedro, 2016 : « De la nouvelle muséologie à la muséologie critique : une revendication des discours interrogatifs, pluriels et subjectifs », in Mairesse François (coord.), Nouvelles tendances de la muséologie, Paris, La Documentation Française, p. 55-66.
Lorente Jesus Pedro & Moolhuijsen Nicole, 2015 : « La muséologie critique : entre ruptures et réinterpretations », La Lettre de L'OCIM, nº 158, p. 19-24.
Mairesse François, 2006 : « L’histoire de la muséologie est-elle finie ? / ¿Ha terminado la historia de la museología? », in Viereg Hildegard Katharina et al. (éds.), Museology. A Field of Knowledge. Museology and History / Museología. Un campo del conocimiento. Museología e Historia, Munich-Alta Gracia (Córdoba, Argentina), ICOFOM Study Series 35, p. 86-102.
Popadic Milan, 2020 : « The beginnings of Museology», Muzeológia a kultúrne dedičstvo, vol. 8, nº 25, p. 5-16.
Schubert Karsten, 2000 : The Curator’s Egg. The Evolution of the Museum Concept from the French Revolution to the Present Day, Londres, One-Off Books.
Shelton Anthony, 2013 : « Critical Museology. A Manifesto », Museum Worlds Advances in Research, vol. 1, nº 1, p. 7-23.
Notes
1 On le voit bien sur Wikipédia [en ligne], où la « muséologie critique » est toujours évoquée en relation avec la « nouvelle muséologie ». C'est ce que fait à la fois la version anglaise et française dans sa longue définition de Museology (disponible sur : https://en.wikipedia.org/wiki/Museology, consulté le 4 avril 2022) et Muséologie (disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mus%C3%A9ologie,consulté le 4 avril 2022).