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Zélie Blampain & Fernand Collin

Entretien accordé par Fernand Collin, directeur du Préhistomuseum à Ramioul, à Zélie Blampain

(Numéro 3 — Dans la marge)
Débats et Controverses
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Mots-clés : pop-archéologie, réalité augmentée, immatérialité, gestion muséale
Keywords : pop-archeology, augmented reality, immateriality, museum management

Table des matières


1Le Préhistomuseum de Ramioul1 est un musée de la Préhistoire en région liégeoise. Il se caractérise par son approche très « vivante », offrant aux visiteurs la possibilité de réaliser eux-mêmes les gestes de la Préhistoire (chasse, taille du silex, etc.). Construit dans un site d’une trentaine d’hectares, il propose des activités en plein air, ainsi que la visite d’une grotte, en plus de celle des collections.2

2L’entretien suivant a été réalisé en deux temps. Une première rencontre entre Fernand Collin et Zélie Blampain s’est déroulée le 15 avril 2022. Cet entretien avait été réalisé dans le cadre du travail de fin de bachelier de Zélie Blampain, et portait principalement sur l’exposition Lascaux Expériences, présentée au Préhistomuseum de décembre 2021 à juin 2022. Cette exposition proposait de « visiter » la grotte de Lascaux grâce à la technologie de la réalité augmentée. Cependant, en vue de publier cet entretien, il semblait nécessaire de le compléter et le contextualiser par des informations portant sur le Préhistomuseum de manière plus large. Ainsi, le 26 octobre 2022, une seconde rencontre a eu lieu. Les entretiens ont été légèrement révisés pour plus de concision.

1. Quel a été le processus de conception et de création du musée dans son entièreté ?

3Il faut se rappeler que la volonté du Préhistomuseum était de reformuler le Préhistosite de Ramioul, qui existait depuis 1994. Donc le processus a commencé par une évaluation des forces et des faiblesses du Préhistosite, tel qu’il était. Et très vite, ce qui caractérisait le Préhistosite, à savoir la pédagogie du geste, faire faire des gestes de Préhistoire pour comprendre par les sensations l’intelligence de ces hommes ou de ces femmes d’autrefois, est apparue comme une évidence, et est toujours une composante forte du Préhistomuseum. Par contre, il manquait beaucoup de dimensions au Préhistosite, qui était un musée de site archéologique (la grotte de Ramioul, ça l’est toujours), avec une dimension de musée de la Préhistoire en Wallonie. Donc on s’est interrogés sur les thèmes que les visiteurs pouvaient aimer trouver dans le futur musée ; sur les expériences que l’on pouvait proposer aux visiteurs, des expériences originales, uniques ; et on s’est dit que le nouveau musée devait offrir une expérience que ni Internet, ni la télévision, ni d’autres médias ne peuvent proposer. On devait trouver des thèmes et des expériences différenciantes, qui permettraient au visiteur de se rapprocher de l’objet authentique, la collection du musée ; et d’autre part des grands thèmes que la Préhistoire nous permet de dégager.

4Et c’est ainsi que nous avons aussi revisité notre statut de musée. On s’est déclaré, déjà en 2001, musée médiateur, sur l’ensemble de nos fonctions muséales. Et on s’est dit : « Alors tout est de la médiation. » Et tout compte fait, est-ce que la médiation n’est pas un peu comme le journalisme scientifique : créer le lien entre les matières, les connaissances, et les gens, via le journal, le podcast, ou tout ce que tu peux imaginer ? Et ça nous a donné l’idée de créer une salle de rédaction, comme on conçoit un journal. On a invité le rédacteur en chef d’un journal, pour nous raconter comment on concevait un journal, comment l’actualité se construisait. Et on a appris de lui qu’il fallait établir un chemin de fer, comme ils appellent ça dans le jargon journalistique, à savoir une espèce de grille générale qui articule les contenus les uns par rapport aux autres, et qui conçoit la place que chaque contenu va prendre. C’est ainsi qu’on a créé, dans nos locaux transitoires — on avait dû déménager complètement le Préhistosite dans des bâtiments industriels à Seraing, pendant près de deux ans, le temps des travaux — une salle de rédaction, où, avec les collègues du Préhistosite, nous avons commencé à faire le chemin de fer du futur Préhistomuseum.

5Nous avons conçu notre salle de rédaction en élaborant de grands panneaux, qui devaient accueillir les différents thèmes que le musée allait traiter. On n’était pas encore dans le « comment on allait le traiter », on était d’abord dans le « Qu’est-ce que le musée veut dire, qu’est-ce que le musée veut partager avec ses visiteurs ? » Et sur nos tableaux, qui étaient blancs comme neige, nous avons créé une méthode qui nous est propre, je pense. D’une part, on s’est dit : quelle est l’attitude du musée, en général ? Qu’est-ce qu’on veut que l’expérience soit ? Donc on y a qualifié l’expérience des visiteurs de façon transversale. Et puis, pour chaque tableau, on a créé trois colonnes : qu’est-ce que le musée veut raconter ? Qu’est-ce que les gens se posent comme questions, à propos de la Préhistoire ? Et quelles sont les leitmotivs, les grands thèmes qui vont ressortir de tout ça ?

6Depuis quelques années, le Préhistosite avait déjà mis en place une approche assez systémique de la Préhistoire, ce qui veut dire qu’on aborde le fait archéologique tant du point de vue sociétal, économique, culturel, environnemental. De ce fait, on a mis sur le côté du tableau des lignes horizontales. On a ensuite placé dans les abscisses Culture, Société, Environnement, Économie. Et de ce premier tableau initial sont sortis les différents thèmes que nous voulions aborder.

7Prenons le cas de l’évolution de l’Homme : c’est un grand thème de la Préhistoire, c’est une évidence. Donc nous avons patiemment « brainstormingué » dans notre chemin de fer : que faudrait-il aborder, du point de vue culturel, du point de vue social, du point de vue environnemental ; quelles sont les questions que les visiteurs se posent à propos de l’évolution de l’homme. On n’a pas réussi totalement notre rêve, qui était d’aller faire des micro-trottoirs à Liège pour entendre les gens se poser ces questions-là. En revanche, on a quand même l’expérience d’être des vieux médiateurs au Préhistomuseum, donc on a eu beaucoup de questions de nos visiteurs, ce qui nous a permis de nous mettre un peu à leur place. Et puis, sont sortis évidemment les grands leitmotivs de ce travail de croisement d’intentions. C’est ainsi que sont nés les différents thèmes avec lesquels, aujourd’hui, le Préhistomuseum accueille ses visiteurs.

8Donc on voulait parler de l’évolution de l’homme. On voulait parler de l’agriculture et de l’élevage, la période néolithique. On voulait parler de la période des chasseurs-cueilleurs nomades, du Paléolithique, etc. Et on s’est juste cantonnés, dans un premier temps, à la question du Quoi et du Pourquoi : qu’est-ce qu’on va raconter, et pourquoi est-ce qu’on le raconte, quelle est l’intention que le musée a derrière. Et puis est arrivée, naturellement, la question du Comment. Et c’est là que, dans le brainstorming, sont arrivées des choses totalement inattendues.

9Au départ, pour parler de l’évolution, on n’avait jamais envisagé de créer un labyrinthe végétal. Mais on a jugé que c’était un dispositif muséographique intéressant. On a créé donc un jeu, un labyrinthe de sept-cents mètres de long, dans lequel les visiteurs pouvaient entrer en ancêtres du singe et de l’homme, et essayer d’en sortir en hommes. Et de cette façon, ils allaient être confrontés au cul-de-sac de l’évolution et comprendre une des dimensions scientifiques les plus compliquées, c’est que l’évolution est foisonnante. L’évolution n’est pas linéaire comme on le voit sur les T-shirts qu’on arbore régulièrement où l’on fait référence à l’évolution. Donc le labyrinthe est né, et est devenu un dispositif qu’on a trouvé sympa, à la fois ludique et éducatif. Et nous nous sommes mis à étudier, pratiquement, comment mettre en place un labyrinthe végétal pour parler de l’évolution.

10Pour parler de la révolution néolithique, il est venu comme une évidence qu’on allait faire une ferme pédagogique. Qu’on allait cultiver des plantes rustiques, qui sont encore proches de leurs ancêtres sauvages. Et pourquoi pas élever des animaux ? Cochons, vaches, chèvres, qui sont aussi proches génétiquement. Donc on avait là un dispositif muséographique intéressant, qui allait plaire à nos visiteurs — en particulier, on pensait un peu aux familles — et ça nous a permis de tailler le discours et le parcours de cette ferme pédagogique.

11Pour parler des peuples chasseurs, on sait très bien que les visiteurs au Préhistosite adoraient tirer à l’arc et au propulseur. On s’est dit qu’on allait prendre cette technologie de la chasse, au sens général du terme, et qu’on allait donc amplifier ce qu’on avait déjà créé au Préhistosite, à savoir des parcours de tir à l’arc et de tir au propulseur. Et en même temps, étaient sorties des tableaux croisés de choses très intéressantes, comme pouvoir parler de l’évolution du climat, au travers de l’évolution de la biodiversité, et l’adaptation des technologies à cette diversification. Donc on a créé les deux parcours que tu connais peut-être, où l’on a fait en cibles 3D les animaux du Pléistocène et de l’Holocène.

12Pour la grotte, on s’est beaucoup interrogés : quelle est la typicité de la grotte ? Quel est son message ? Toujours avec les tableaux croisés, on est tombés comme sur une évidence, qu’il fallait désélectrifier la grotte. Permettre aux gens d’y entrer comme des spéléologues, ou comme des archéologues et y découvrir des messages, des contenus. On a juste gardé un fil de vie, pour qu’il ne fasse pas totalement noir, on ne sait jamais, et on a son casque et sa lampe frontale, et ça marche super bien ! Les gens adorent cette relation à la grotte, qui est le patrimoine authentique.

13Pour un grand thème, transversal à la Préhistoire, qui est la relation entre l’homme et la nature, là — badaboum — on a inventé le sentier pieds nus. Ce qui n’est absolument pas attendu comme dispositif muséographique, mais qui marche très bien (au sens propre comme au figuré) lorsque l’on veut mettre les gens en condition d’éprouver, de ressentir, et de se questionner eux-mêmes, de s’introspecter, sur leur propre relation avec la nature.

14On avait déjà un dispositif semblable au Préhistosite,: une pierre de dolmen qu’on faisait rouler. On s’est dit qu’on pourrait rajouter un champ mégalithique, pour tout ce qui est technologie, savoir-faire, technologie du geste, où les gens pourraient lever le menhir, déplacer une pierre ; on a créé tout un dispositif sur la construction des premières maisons préhistoriques, avec tout un chantier participatif que l’on utilise très souvent avec nos visiteurs. Et puis on s’est dit qu’il manquait quelque chose : c’était le côté néolithique, avec les éléments fortifiés. Pour des questions de place, on a créé dans l’exposition de la ferme pédagogique une palissade Michelsberg. Et puisqu’on parlait de l’habitat, on a pris soin de recommencer la reconstitution de tipis pour les chasseurs-cueilleurs, qu’on a répartis ensuite à l’intérieur du Préhistomuseum.

15On a refait aussi, évidemment, le contenu de l’exposition pivot, l’exposition permanente des collections, qui se trouve à l’intérieur du musée. Elle avait été créée, au Préhistosite, dans les années 2000. On a revu le concept en y ajoutant une couche, je vais dire philosophique, autour de la collection. Cette exposition avait été conçue de manière non-chronologique par André Gob3 et moi dans les années 2000, et puis j’ai repris exactement le même scénario, mais j’ai rajouté une couche de réflexion, puisque le cœur, le sens de cette exposition, était de partir des points communs entre les hommes d’aujourd’hui et les hommes d’hier. À partir de là, on était bel et bien prêts pour ouvrir le champ du musée de société, qui utilise ses collections et ses connaissances pour participer aux débats de notre société actuelle.

16Et nous avons eu la chance, évidemment, avec ces grands travaux, d’avoir un nouveau Centre de Conservation, d’Étude et de Documentation4, que nous avons géré avec une consultante française extérieure, Celia Ragueneau5, pour que la chaîne opératoire soit conforme aux normes attendues en matière de conservation préventive. Mais on s’est dit qu’on allait créer un espace visible, visitable, qui montrerait l’espace professionnel. Alors nous avons créé tout le concept de rencontre avec ceux qui construisent la connaissance, qui y contribuent, savent comment on sait ce que l’on sait. Et on a créé là un espace dans lequel les visiteurs peuvent rencontrer par des vidéos les différents intervenants de l’archéologie. Ce sont les opérateurs de fouille, c’est l’archéologue, c’est l’archiviste, le conservateur, le restaurateur. Cela nous a permis de créer un modèle de présentation des métiers de l’archéologie, autour de la fouille, de la présentation, de l’étude et de la diffusion, et donc de casser certains a priori qu’ont tous nos visiteurs : l’opinion que l’archéologie se réduit à la fouille et à la découverte des objets.

17Et on a revu aussi nos ateliers de pédagogie du geste ; on a créé toute une série d’ateliers nouveaux. Ce qui nous a permis d’équiper ceux-ci de technothèques, c’est-à-dire d’une série de fac-similés qui permettent au médiateur, avec son groupe dans l’atelier, d’illustrer son propos technologique avec des fac-similés de toutes les époques, mais aussi d’avoir tout le matériel pour faire les gestes de la Préhistoire.

18C’est ainsi qu’on a élaboré le Préhistomuseum, en créant une série de dispositifs muséographiques. Alors, certaines personnes diront qu’un sentier pieds nus, ou un labyrinthe, ou un parcours de tir à l’arc, ne sont pas une exposition. Pour moi, à titre personnel, ils le sont. De toute façon, quand j’ouvre le Dictionnaire de Muséologie à la page Exposition, je vois bien qu’il y a un partim qui dit que lorsqu’une expérience fait sens pour le visiteur, celle-ci est aussi une exposition (Desvallées & Mairesse 2011, p. 133-169). Maintenant, dans le quotidien de la relation au visiteur, on parle d’expérience plutôt que d’exposition car dans la tête de tout le monde, une exposition c’est une pièce avec quelque chose accrochée au mur ou exposée dans les vitrines. Ici, évidemment, dans un labyrinthe végétal, on n’a pas tout ça. Cela dit, il y a, dans toutes les expositions dont je viens de parler, près de six-cents cartels, écrits à travers les trente hectares du Préhistomuseum. Quand nous avons conçu le Préhistomuseum, on a aussi conçu le musée non plus comme un bâtiment avec ses collections, mais comme un espace de trente hectares où toutes les expériences participent à l’exposé du musée dans ce qu’il veut raconter à ses visiteurs, tout en variant les formes d’expériences, de façon à être concurrentiel par rapport à tous les autres médias qui existent actuellement.

2. Vous avez parlé de l’importance du geste, et donc de l’immatérialité. C’est totalement opposé à la matérialité qu’on retrouve dans la plupart des musées archéologiques. Est-ce que c’est important pour vous qu’il y ait cette complémentarité entre les deux types de musée ?

19Je ne sais pas si on peut parler, à proprement parler, de deux types de musées. Il y a un musée, qui utilise différentes voies, pour mener à bien son travail de médiation. Et il y a plein d’outils qui peuvent servir à la médiation. Il est clair qu’au Préhistomuseum, on est, depuis le Préhistosite, toujours partis de l’archéologie expérimentale pour aller vers le public en imaginant des expériences. Effectivement, on touche, grâce à l’archéologie expérimentale, à des schémas technologiques qui nous échappent lorsqu’on regarde simplement l’objet, ou qu’on l’imagine. L’archéologie expérimentale s’occupe, elle, d’étudier les objets authentiques et de mettre en place un protocole scientifique pour essayer d’atteindre les côtés matériel et immatériel des choses, c’est-à-dire les savoir-faire, les recettes, les trucs et astuces. Tout ça est évidemment une dimension essentielle, peu traitée par les musées d’archéologie, qui, en termes de médiation, offre une voie royale à la perception que les visiteurs peuvent avoir d’une matière complexe. Je m’explique : je peux expliquer la taille du silex à partir des objets qui sont en vitrine. Mais si je donne à mes visiteurs un bloc de silex, un percuteur, un petit bout de cuir pour ne pas se faire mal lorsqu’ils vont frapper le bloc de silex ; si je leur fais une démonstration pour leur donner une marche à suivre, et qu’ils vont le faire eux-mêmes, on n’a pas besoin d’autres choses pour qu’ils perçoivent la complexité de la taille de silex. C’est quelque part une leçon de modestie que vont vivre les visiteurs d’aujourd’hui, en se disant : « Tiens, je pensais que c’était beaucoup plus simple que ça. » Et quelque part, on charge le visiteur d’une nouvelle image sur la Préhistoire à partir de laquelle on les rend curieux, donc ils sont plus en appétit pour aller voir, dans une exposition plus « classique », des éléments. C’est toute une dialectique qu’on met en place, c’est un subtil mariage, ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est une complémentarité des dispositifs qui permet d’avoir une expérience muséale. Donc je n’opposerais pas les types de musées, je dirais qu’au Préhistomuseum, on a vraiment tenu à harmoniser les deux démarches.

20Et ça me permet de dire que nous avons, dans notre salle de rédaction, beaucoup réfléchi au sens de cette pédagogie du geste. Et on est arrivés à la conclusion que le Préhistomuseum devait servir à comprendre le comportement humain. On en revient presque dans l’immatérialité des choses. Et pour comprendre le comportement humain, on a cherché une pédagogie pour sous-tendre tout ce que je te raconte. Alors avec l’équipe, on a travaillé sur « Qu’est-ce que nous avons à notre disposition pour faire comprendre le comportement humain ? » Et on en est arrivés sur la main. Si tu as déjà fait la visite du musée avec moi, tu m’as certainement déjà entendu raconter ça, mais je vais le répéter parce que c’est la pierre angulaire, le making of de tout le Préhistomuseum. À savoir que toute action humaine est le résultat simultané des Matières, qui sont disponibles ou non ; des Modèles, chaque société préhistorique a ses modèles d’outillage, ses modèles de maison, ses modèles d’habillage ; et des Manières de mettre en œuvre. Et là, on résume les principes actifs de tout design. Toute la création des objets qui nous entourent. Pour faire un ordinateur, aujourd’hui, ou une moto, ou un marteau, ces trois éléments-là sont bien présents. Puis on y a rajouté les Mots, car toute société préhistorique a des mots qui permettent l’apprentissage, la transmission, la nuance, les récits, les autorités ; et la Métaphysique, enfin, qui conditionne toutes les sociétés préhistoriques par rapport à leurs croyances, et qui autorise ou non certaines choses. La pédagogie des cinq « M » est une pédagogie très forte, qui soutient la relation entre la matérialité dont tu parlais, c’est-à-dire les Matières, et les aspects beaucoup plus immatériels, comme la Métaphysique, mais il ne faut pas les distinguer. Ce sont ensemble que ces cinq « M » interagissent dans les actions humaines.

3. Dans l’exposition, il y a parfois des comparaisons entre des aliments qui auraient pu être consommés à la Préhistoire, à côté de produits de supermarché actuels : on pourrait appeler ça des anachronismes. Est-ce que le but de ces installations est de rendre la Préhistoire plus vivante aux yeux des gens ?

21Oui, bien sûr. Comme dans tout le Préhistomuseum, on a essayé d’avoir des dispositifs qui rendaient le Préhistomuseum plus accessible pour les gens. L’exemple que tu cites, à l’intérieur de l’exposition des collections, repose sur l’enjeu initial d’établir des points communs entre les hommes de la Préhistoire et nous aujourd’hui, autour du thème de l’alimentation. En y installant la tomate, le vin, le maïs, on savait très bien qu’on allait créer des intrus qui nous permettraient de raconter, tangentiellement, une histoire de l’alimentation, et donc de créer aussi une diversité et une curiosité qui marchent assez bien.

4. Vous parlez parfois de « pop-archéologie ». Est-ce que vous pouvez expliquer cette idée au public qui ne la connait pas ?

22La pop-archéologie, c’est le terme que j’ai choisi pour désigner la démarche du musée, qui est de chercher à comprendre le passé de façon systémique, pour réfléchir à notre présent, et, en fait, au futur de l’humanité. Ça, c’est un peu l’ADN de notre institution. Tout simplement, la pop-archéologie, c’est essayer de faire un musée pour les gens qui n’aiment pas les musées, et pour les gens qui les aiment. C’est peut-être la quadrature du cercle, me diras-tu, mais c’est essayer de permettre au musée d’être très accessible, tout en ne perdant pas sa rigueur scientifique. Et quand j’ai choisi le mot « pop-archéologie », c’était à une période où certains collègues regardaient le projet Préhistomuseum comme un projet presque anormal dans le monde des musées, presque déviant. Ils me disaient : « Mais Fernand, ce n’est peut-être plus un musée, ce que tu fais, mais un parc d’attractions. » Et cela m’a fâché beaucoup, parce que je pense qu’on doit essayer, dans les musées, d’intéresser les visiteurs par différents canaux, d’être multiple, d’être varié. Et en écoutant une émission de radio qui parlait de pop-philosophie, un concept des années soixante qui consiste à prendre un fait de la vie quotidienne à partir duquel faire une réflexion philosophique, un peu comme monsieur Jourdain qui ignorait qu’il faisait de la prose sans en avoir l’air, je me suis dit, tout compte fait, que je fais de la pop-philosophie tous les jours en tant que médiateur au Préhistomuseum. Je fais de la philosophie avec les objets, puisqu’ils servent à nous comprendre nous-mêmes, à comprendre le comportement humain, à réfléchir au présent, dans la dimension de musée de société, à réfléchir l’avenir de l’humanité. Donc en fait, je ne fais pas de la pop-philosophie, je fais de la pop-archéologie.

5. Quel est votre modèle de gestion pour le musée ?

23C’est un modèle de gestion par intelligence collective et par management de projet. On s’inspire d’un modèle économique issu de l’économie circulaire, qu’on appelle l’EFC, Économie de la Fonctionnalité et de la Coopération, qui vise à proposer à ses usagers des valeurs qui s’appuient sur des ressources matérielles et sur des ressources immatérielles du musée. Ça permet d’être très créatif, très proactif dans les différentes choses qu’on entreprend, une exposition temporaire ou un événement, à l’intérieur de la vie du musée, et qui n’oublie pas la question du monétaire. Ce qui est très chouette dans ce modèle de l’EFC, c’est qu’il se définit par une efficience économique à part entière, une efficience monétaire, cela va de soi, mais simultanément une efficience sociale, une efficience environnementale, et une efficience d’usage, c’est-à-dire : est-ce que l’entreprise muséale Préhistomuseum apporte réellement à ses visiteurs des choses qu’ils attendent et qu’ils n’attendaient pas, qui font que nos visiteurs — c’est l’espoir qu’on a — deviennent des Citoyens Réactifs, Curieux, Actifs et Solidaires, ce qu’on appelle des CRACS dans le domaine de l’éducation permanente.

24L’intelligence collective est toujours à la base de l’organisation du Préhistomuseum, mais, si tu me poses la question, c’est que tu as sans doute entendu parler que nous avons eu une phase proche de la sociocratie, qui s’appelle l’holacratie, un système d’organisation managériale totalement innovant. On parle là d’entreprise libérée, horizontale, très peu hiérarchisée. Nous sommes passés par là. Mais nous avons abandonné ce modèle pendant la crise Covid, car on a été forcés de restructurer et de licencier, et ce modèle participatif où chacun avait son rôle à jouer ne permettait pas de gérer une crise aussi importante. Donc pendant la crise Covid, on est revenu à un leadership traditionnel où j’ai, avec le conseil d’administration, pris les décisions qu’il fallait prendre pour permettre au musée de ne pas tomber en faillite et de poursuivre son aventure. Et au sortir de cette crise, il m’a semblé sage de proposer à l’équipe de travailler par management de projet, en intelligence collective, donc essayer de concerner tout un chacun dans les équipes au projet. Ça reste très démocratique, très convivial, tout en réinstallant une certaine hiérarchie autour des managers qui ont pour rôle d’animer leurs équipes, au sens propre et figuré, c’est-à-dire de leur donner l’esprit, de leur donner l’envie, de les concerner, de les inspirer, de les « leader », et de les faire participer concrètement à l’évolution de nos différents métiers, à l’intérieur du musée.

6. Vous avez parlé du fait de rendre le visiteur citoyen. À ce niveau-là, votre musée se positionne-t-il par rapport aux questions de changement climatique, par exemple, ou de l’égalité des sexes, des genres, des ethnies ? Et de quelle manière ?

25On va dire qu’on essaye de le faire concrètement, par l’action. Pour les questions climatiques, c’est sûr que dans notre médiation quotidienne, c’est une dimension qui est souvent abordée par nos médiateurs. Mais on va le faire prochainement par une exposition temporaire, La Terre en héritage, du Néolithique à nous, qui est une exposition conçue par le Musée des Confluences, et par l’Inrap, en France, et que nous réadaptons.6 Pour te donner clairement un exemple, au sein de cette exposition, on a complètement refait la conclusion, qui va tourner autour du thème du bonheur. Tout compte fait, qu’est-ce qu’il nous faut pour être heureux ? Pour essayer de sortir des clivages qui opposent beaucoup de gens dans la société, à propos des questions climatiques et environnementales, on essaye de travailler avec un dispositif muséographique de baromètre d’opinion, qui va nous permettre de toucher à la citoyenneté, la question de citoyens du monde.

26Donc les expositions temporaires sont souvent un bon média, mais dans le quotidien, cet enjeu de citoyenneté est un peu subliminal. Il est un peu partout, à l’intérieur des dispositifs permanents. Après la crise et la restructuration, on a repositionné le Préhistomuseum, et nous venons de réécrire un storytelling de l’expérience du Préhistomuseum, qui est devenu son mantra aujourd’hui : « Venir au Préhistomuseum pour vivre l’extraordinaire aventure d’Homo sapiens, pour inspirer notre futur. » Là tu as carrément l’essence même de l’enjeu de la citoyenneté soutenue par le musée, et sans rien ajouter ni inventer, on a rebaptisé les expériences que le musée propose, sous l’angle que nous sommes tous des Homo sapiens, mais qu’il y a une grande diversité d’expressions culturelles dans le temps et dans l’espace. Il y a donc une vraie dimension citoyenne là aussi, on essaye de valoriser la diversité culturelle.

27Et donc, on a rebaptisé toutes les expériences, sur le champ du « On va s’amuser pour apprendre que… ». Ainsi l’exposition des collections est devenue Tous Sapiens ; l’exposition avec la ferme pédagogique est devenue Sapiens fermiers ; le sentier pieds nus est devenu Sapiens et la nature ; la grotte est devenue Sapiens nomades ; les parcours de chasse sont devenus Sapiens chasseurs. C’est comme s’il s’agissait d’un grand livre qui nous permet de vivre notre propre aventure, démarrée depuis qu’on est des Homo sapiens — ça fait déjà 300.000 ans — par nos ancêtres. Donc nous sommes toujours actifs et proactifs pour essayer de tisser du lien avec nos visiteurs, ce qui nous permet d’aborder simplement des notions parfois un peu complexes, et de trouver du sens dans chacune des expériences. Donc si tu consultes le nouveau guide d’activités qu’on vient de mettre à disposition de nos visiteurs, tu verras très clairement comment nous avons ré-ancré, réaffirmé l’enjeu de citoyenneté de notre institution.

7. Dans le cadre du master en muséologie, vous donnez un cours à l’Université de Liège, intitulé « le musée entre l’état et le marché », avec Nathalie Nyst7. Dans quelle mesure est-ce que votre cours influence et est influencé par votre travail au musée ?

28Le cours est organisé autour des métiers du musée, et de l’entreprise muséale. L’objectif du cours est de permettre aux étudiants de mettre un peu les mains dans le cambouis dans les différents métiers du musée, et en particulier dans les métiers qui ne sont pas nécessairement enseignés à l’université. L’enjeu du cours, c’est de permettre aux étudiants, lorsqu’ils seront directeurs de musée — c’est ce que je leur souhaite — d’avoir une bonne vision de l’entreprise muséale, qu’elle soit de nature privée, une ASBL ; ou de nature publique, un musée de ville, d’université ou autre. Avec Nathalie Nyst, on prend bien soin de partir de cas concrets, et on utilise le Préhistomuseum comme un labo, comme un lieu dans lequel on va, sans tabous, ouvrir toutes les portes et les fenêtres du musée pour essayer d’apprendre les spécificités de chaque métier, les difficultés, tout en contextualisant ceux-ci à l’aune de ce que l’on connaît du monde muséal en général. L’enjeu de ce cours est réellement d’utiliser le Préhistomuseum comme un musée expérimental, dans lequel on va pouvoir appeler le comptable, par exemple. Le véritable comptable du musée vient au cours, témoigner, expliquer son métier ; la véritable responsable de la communication vient expliquer comment on gère la communication du musée. D’expérience, je pense que les étudiants apprécient beaucoup ce rapport très concret à la gestion des musées, sous différentes facettes.

29Tout en prenant soin de nuancer, de contextualiser : le Préhistomuseum n’est pas pris comme modèle, mais comme espace à partir duquel on peut prendre de la hauteur, et avoir une bonne vision de ce qu’est entreprendre un musée aujourd’hui. Mais il est clair que le Préhistomuseum m’a aidé à structurer le cours, et avec Nathalie Nyst, nous sommes tombés assez vite d’accord sur les chapitres que nous allions développer. Et l’examen que nous donnons est un travail que les étudiants réalisent, qui est très « concréto-concret », puisqu’il s’agit d’introduire un dossier de reconnaissance de musée au ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce qui permet aux étudiants, au départ un petit peu estomaqués par le travail, de mettre les mains dans le cambouis et de voir ce que le pouvoir public attend des musées qu’il subsidie. Je pense que c’est très formateur, très créatif, très coopératif pour les étudiants, et que les étudiants sont très contents de ce cours qui leur permet de sortir des sentiers battus.

8. Dans le bâtiment de l’exposition permanente, on voit des fenêtres ouvertes vers la réserve et les laboratoires du musée. Est-ce que c’est important pour vous de présenter un peu les coulisses de la vie du musée au public ?

30C’est aussi important que de présenter la partie habituelle, pour le public, car il n’y a pas de musée sans collection, sans recherche, sans problématique scientifique, sans réflexion sur pourquoi on fait le métier qu’on fait. Pourquoi est-ce qu’on collecte, pourquoi est-ce qu’on garde ces éléments-là ? Donc donner à voir la pierre angulaire du musée qu’est la collection, c’est permettre au visiteur de s’enrichir de cette question permanente : « Pourquoi collectionnons-nous ? Pourquoi montrons-nous ? », qui est vraiment l’enjeu, ce pourquoi le musée existe. Ce que tu appelles l’envers du décor, ce n’est en fait pas l’envers du décor du tout, c’est la scène principale, où se joue l’action muséale. Lorsque nous faisons une exposition, un événement ou une animation, toujours, on revient vers la collection, un peu comme un réalisateur qui veut faire un beau film, en se disant « Mais qui vais-je appeler au casting ? ». C’est là que la collection prend tout son sens, car tous les objets de la collection sont témoins d’un moment ou d’un aspect de la Préhistoire, et la magie du musée consiste à appeler ces objets dans les boîtes, qui dorment tranquilles, et de les faire monter sur la scène pour qu’ils puissent jouer leur rôle, c’est-à-dire celui de témoin.

31Et nous, le nôtre, celui de médiateur, qui nous permet, à partir de ce fait préhistorique, d’emmener les visiteurs à changer de paire de lunettes, à regarder, à comprendre. C’est la magie du musée au sens propre, pour moi, ce n’est absolument pas accessoire, mais c’est bel et bien essentiel, même si, statistiquement, je pense que tous les visiteurs du Préhistomuseum — c’est peut-être 60.000 visiteurs par an — ne visitent pas nécessairement l’espace visitable du CCED. Mais ce n’est pas grave, ce n’est pas pour que tout le monde fasse tout : un musée, c’est comme un village. On ne va pas partout, on ne rentre pas dans toutes les maisons, mais il y a un potentiel partout, et c’est ça qui est, je pense, la dynamique des musées de demain. C’est d’avoir un espace qui permet au visiteur, un peu comme un site web, d’aller et de cliquer où il veut. Et là où ils vont, il faut qu’il y ait du sens.

32Mais comme, aujourd’hui, on essaye de faire un musée pour ceux qui n’aiment pas les musées comme pour ceux qui les aiment, la dimension ludique est souvent associée à la dimension éducative. Et de toute façon, le jeu est certainement la meilleure surface didactique de toutes les espèces vivantes. Il n’y a qu’à voir les espèces animales, par le jeu, on apprend beaucoup. Je ne suis absolument pas gêné, et au contraire, très fier, d’aller jusqu’au bout du processus pour rendre les choses ludiques. D’ailleurs, la prochaine exposition temporaire, après La Terre en héritage, sera Magic Sapiens. Ce sera une escape room de six-cents mètres carrés, une vraie escape room dans lequel on aura quarante minutes pour sauver les grandes inventions de l’humanité, sans quoi, patatras, il va se passer des choses terribles […]. Ça va être une exposition aux confins de l’expérimentation d’utiliser le jeu comme élément de médiation pertinent pour faire passer des messages scientifiques et culturels.

9. Est-ce que le Préhistomuseum a été actif dans la création de l’exposition Lascaux Expériences ?

33Il a été actif, effectivement. L’exposition Lascaux Expériences est une reformulation de l’exposition Lascaux III. Pour mémoire, il y a eu Lascaux II, et puis Lascaux IV, qui sont des reconstitutions grandeur nature en Dordogne, pas loin de la grotte de Lascaux, Lascaux I. Et il y a quelques années, le département de la Dordogne a créé une exposition internationale, qui s’appelait Lascaux III, et qui véhiculait de grands fac-similés. C’était dix-sept camions, c’était énorme, une exposition de 1.500 à 2.500 m2. Et pendant le Covid, ils ont souhaité se reformuler également, à leur tour, en supprimant les grands fac-similés de Lascaux III et en les remplaçant par une version virtuelle. À partir de ce moment-là, ils ont cherché en Europe, pas trop loin de la Dordogne, des musées qui étaient intéressés par la première expérience de réalité virtuelle qu’ils convoitaient de faire, et c’est dans ce cadre-là qu’on a pris des contacts ensemble et qu’on a commencé une collaboration.

34L’exposition Lascaux III existait bel et bien. Ils l’ont rétrécie, ils ont gardé une partie de l’exposition physique qui pré-existait. Nous ne sommes pas intervenus sur la partie physique, car c’était carrément du recyclage de l’exposition précédente. En revanche, sur la partie virtuelle, comme c’était une nouveauté, nous sommes intervenus en trois temps.

35Le premier, c’est qu’ils nous ont exposé le concept du scénario qu’ils avaient réalisé -donc le stade du synopsis, des intentions de l’expérience virtuelle […]. Puis nous sommes intervenus en allant en Dordogne faire les premiers tests avec l’équipe. Nous étions quatre ou cinq du Préhistomuseum. Nous avons testé et nous avons fait part de nos remarques, sur le champ des fonctionnalités, de l’expérience technique, voir comment ça fonctionnait, et sur le champ de l’adaptation du scénario. Donc le Préhistomuseum a mis un vrai petit grain de sel dans l’élaboration du produit. Enfin, troisième moment : l’ouverture au Préhistomuseum de l’exposition.

36Là, nous sommes les cobayes, c’est la première fois qu’un musée expérimente à grande échelle cette technologie particulière. Des réalités virtuelles il y en a, au musée, mais ici, elle a la particularité qu’elle utilise des Oculus, ces lunettes qui sont sans fil, autonomes, et qui posent une série de problèmes techniques. Et donc, aujourd’hui, nous collaborons avec l’équipe de Dordogne pour éliminer petit à petit tous les bugs qui arrivent encore. Le challenge qu’ils ont eu était de prendre une technologie domestique, des Oculus que tu peux utiliser chez toi pour faire de la réalité virtuelle, et en faire un usage intensif et professionnel. Et on voit bien que le matériel atteint ses limites. Parce qu’il est autonome, ça veut dire que tous les fichiers de réalité virtuelle sont dans chaque appareil, ce qui est très lourd. […]. Et donc petit à petit, on a vu que ça surchauffait un peu, donc on met en place des procédures pour laisser reposer les processeurs.

37Donc on collabore à ce niveau-là intensément, parce que ça pose quand même pas mal de problèmes. Et puis ils étaient aussi intéressés par nos développements dans le village des expériences, c’est-à-dire toute la pédagogie active qui accompagne l’exposition. Ça ce n’est pas leur activité principale, et d’ailleurs ils souhaiteraient proposer à d’autres musées des créations, des animations pédagogiques créées par le Préhistomuseum, et nous on s’en réjouit. Voilà un peu les termes de notre collaboration.

10. Justement, le public qui se rend à l’exposition Lascaux Expériences visite-t-il aussi généralement le parcours permanent, ou est-ce vraiment juste pour l’exposition qu’il est là ?

38Alors, il faut que je regarde des chiffres de 2022 pour ça, alors je vais le dire plus ou moins. Je pense qu’un peu plus d’un visiteur sur deux vient pour l’expo. Et il le fait parfois avec le combiné, c’est-à-dire avec l’extérieur, mais c’est plus que cinquante pour cent qui viennent pour l’expo, principalement.

11. Et est-ce que vous avez un public cible pour cette exposition, est-ce plutôt les familles comme le reste du musée ?

39Alors, classiquement, la cible du Préhistomuseum, ce sont les familles, et ici on a ciblé le public culturel. Et on a vu l’accroissement important de la clientèle d’exposition qui ne venait pas au Préhistomuseum. On a vu arriver le vrai public de musée, alors qu’avant, on avait du public des musées, mais aussi le public des centres de nature, des centres de plaisir ou de bien-être, de parcs. Donc notre public s’est vraiment orienté dans la lignée du public culturel, qui représente soixante pourcents de notre public, et quarante pourcents viennent pour le parc.

12. De manière générale, pour l’instant, l’exposition a été un grand succès

40C’est un grand succès, mais pas un aussi grand succès que je ne l’espérais, puisqu’on a un peu moins de visiteurs que je ne l’espérais, mais ça va peut-être s’arranger maintenant. Il ne faut pas oublier qu’en décembre, quand on a inauguré, il y avait encore des mesures draconiennes en matière de Covid. Janvier n’était pas joyeux non plus, et donc ça a pondéré les résultats attendus. Janvier et février ont été un peu plus lents à lancer, mais aujourd’hui on tourne à 350 personnes par jour, et c’est merveilleux.

13. Est-ce que vous avez eu des retours du public sur l’exposition ?

41On n’a pas d’évaluation à proprement parler, donc je n’ai pas d’enquête qui ait été menée auprès du public. Mes sources d’information sont mes collègues de l’accueil, des casques, et de l’animation. Et le public est largement épaté par l’expérience de réalité virtuelle, et conquis. On a vu que pour la majorité du public, c’est leur première expérience de réalité virtuelle. Il y a quelques personnes qui ont déjà joué à ça mais pour la plupart des visiteurs, ce sont des premières visites virtuelles, et donc il y a un double effet magique. Il y a l’expérience de la virtualité, qui est quand même « waouh », et d’un autre côté, Lascaux, qui est quand même extraordinaire. Donc, notre public est très content, et le public qui pratique le village des expériences est toujours ravi de la qualité de l’accueil et de l’animation qu’il reçoit de nos archéologues.

42Je n’ai pas entendu de retours de mécontents ; il y a eu des déçus pour des problèmes techniques, certaines familles avec des enfants regrettent que les tout petits ne puissent pas le faire. Cela dit, l’équipe d’accueil a été très proactive, a mis en place un coin « enfants » où ils peuvent attendre papa et maman pendant qu’ils font l’expérience, et utiliser une tablette sur laquelle ils voient quand même Lascaux. Ils ont des animaux avec lesquels ils peuvent jouer. Donc il y a un coin pour les petits, mais l’équipe est arrivée à faire la visite avec des enfants de cinq ans, alors qu’au départ, le projet s’annonçait pour les enfants de douze ans. Or, un enfant de huit ans ça ne pose pas de souci, mais les plus petits, ils ont peur. Ils ont peur parce qu’ils sont tout seuls. Alors l’équipe d’accueil a mis en place un système qui fonctionne assez bien : on propose à Maman ou à Papa de le faire d’abord, et puis l’enfant le fait avec Maman ou Papa, en lui tenant la main. L’enfant a le casque sur la tête, et ça marche assez bien. C’est essentiellement le côté « peur » pour les petits, mais il y a des petits frondeurs : hier j’étais dans la salle d’expo, et un gamin de cinq ans […] était comme un poisson dans l’eau. C’est très variable.

43Certaines personnes ont eu, pas la nausée, mais un certain malaise, ça bouge quand même un peu. Et le seul souci, mais je gratte vraiment dans les tiroirs pour trouver des mécontentements, on nous dit parfois que ça va un peu vite. […] Le système fonctionne pour les contemplatifs, comme pour ceux qui veulent suivre le guide. Il y a deux types de cerveaux de visiteurs : ceux qui sont un peu plus explorateurs, qui vont se coucher par terre, rentrer la tête dans la maquette, bref oser essayer toutes les fonctionnalités que la réalité virtuelle permet. Et puis il y en a qui sont un peu plus conventionnels, ils suivent la boule consciencieusement. On voit d’ailleurs, quand on a beaucoup de visiteurs, comme c’est le cas aujourd’hui, qu’il y en a qui prennent trois ou quatre minutes de plus que d’autres, parce qu’ils ont pris leur temps, ils ont regardé autrement. Voilà, en gros, le bilan que je peux tirer actuellement.

14. Donc vous n’avez pas eu de critiques de personnes qui pensent que ce n’est pas une expérience muséale, ce genre de projet ?

44La question ne s’est absolument pas posée à ma connaissance. Que du contraire, on a beaucoup plus de gens qui apprécient que ce type de technologie apparaisse en milieu muséal. Mais attention à cette question : ce n’est pas du tout une attraction, c’est Lascaux, que l’on peut voir autrement. Les qualités, c’est d’abord qu’on est tout seul. Et personne ne peut voir Lascaux tout seul : si tu vas à Lascaux II ou Lascaux IV, ce sera en groupe et en visite guidée. C’est sa première grande qualité. La restitution, en termes de qualité, est fidèle, puisque ce sont les fichiers du scan de Lascaux I, qui ont permis de faire Lascaux IV, qui sont à la base de ce que tu vois dans la réalité virtuelle. C’est un patrimoine virtuel. Le statut même de la virtualité, c’est que c’est une façon de voir de l’authentique de façon virtuelle. Et pas comme je l’ai fait à Lady Sapiens8, en réalité virtuelle, où on est carrément dans de la reconstitution, dans une espèce de grand jeu. Ça n’a pas du tout le même statut. Ici, c’est un vrai statut de réalité virtuelle, dans un patrimoine authentique. Du coup la question ne se pose pas, car on donne à voir aux gens des choses qu’ils ne verraient pas autrement. Les gens sont assez contents, je n’ai point du tout entendu des gens remettre en cause la présence d’une telle expérience dans un musée. Évidemment, le Préhistomuseum est déjà un peu un musée particulier, on fait déjà beaucoup de choses que les autres musées ne font pas, donc chez nous, ça dénote encore moins.

15. Pour vous, est-ce que ces nouvelles technologies vont être de plus en plus présentes dans le milieu muséal ?

45Je pense qu’elles sont bienvenues, dès l’instant qu’elles donnent à voir ce qui n’est pas possible avec l’authentique. Donc, il y a un bel avenir à cela, pour deux raisons.

46La première, c’est que ça ouvre le champ d’expériences muséales totalement inédites et innovantes, par rapport au patrimoine authentique. Imaginons, dans la peinture de primitifs flamands, tout ce qu’on pourrait faire pour entrer dans la peinture, voir des détails de scènes et autres. Ça permet beaucoup de choses, que ce soit dans la technologie des arts plastiques, ou les technologies préhistoriques. Pour te donner un petit exemple, on vient de faire des tests de démonstration de taille du silex avec une GoPro sur la tête, pour donner à voir sur écran ce que les gens ne voient pas quand ils regardent tailler, puisqu’avec une GoPro, je peux montrer réellement mes gestes et l’intelligence technique. Voilà un exemple de technologie — peut-être pas de la nouvelle technologie, quoique — qui vient en support à l’activité du musée. Il y a beaucoup d’avenir à ce genre de choses.

47La deuxième raison, c’est que ça va permettre aussi d’améliorer la conservation préventive du patrimoine fragile. Car on peut, virtuellement, donner à manipuler et à voir plein de choses qui ne risquent absolument rien, qui peuvent être soit dans leur réserve, tranquillement, soit dans un site. Donc ça ouvre les chakras pour que les musées puissent expérimenter de nouvelles façons d’entrevoir. La chose que je vois, évidemment, c’est que seul et sans un lien avec l’authentique, ça peut vivre ailleurs que dans les musées, ces technologies-là. Mais avec l’exposition physique complémentaire ou l’accueil des archéologues au Préhistomuseum, c’est une expérience muséale complétée par le virtuel, mais qui est une expérience globale. Sinon, on prend Lascaux, on le télécharge chez soi, et tu visites Lascaux comme tu l’as visité ici. Donc, je crois que l’utilisation des réalités virtuelles et de ces technologies-là en contexte muséal a un bel avenir, et à côté de ça il peut y en avoir un autre, le musée hors les murs, qui peut permettre aussi, chez toi, d’expérimenter certaines choses.

16. Donc pour vous, la partie de l’exposition sans visiocasque est vraiment nécessaire pour justifier cette exposition ?

48Pas pour la justifier, mais elle permet de contextualiser, de comprendre. Tu as fait le tour, tu as vu aussi la technologie des tables interactives. Ça permet de comprendre des choses que l’on ne peut pas appréhender en ne faisant que la réalité virtuelle. Ou alors il faudrait presque qu’on expérimente la possibilité de mettre un guide humain dans la réalité virtuelle. Je veux dire, il y a du potentiel, on pourrait imaginer qu’au lieu d’avoir l’esprit de la grotte qui fait le job, d’avoir carrément quelqu’un qui est l’esprit de la grotte et qui va, avec son groupe, leur dire « Regardez ici ! » Enfin on pourrait animer en utilisant la virtualité. Tout est possible, parce que les technologies permettent des choses. Pour moi, c’est un haut potentiel de développement pour la médiation dans les musées en général, et la conservation.

17. Justement, avec l’esprit de Lascaux, il y a toute une narration qui est construite dans cette exposition. Est-ce que c’est une façon de parler plus à un côté émotionnel du visiteur ?

49Ça c’est une longue discussion qu’on a eu avec les collègues français, parce que c’est une collègue française qui a rédigé ce texte. Il y a eu une discussion sur le ton qu’on va utiliser, le niveau de langage. Ça pourrait être tout autre chose, c’est un choix. Et que ce soit en exposition traditionnelle ou en réalité virtuelle, on est toujours confronté à ce choix du niveau de langage et de la cible à laquelle on s’adresse. Ici, le public cible a douze ans et plus. Le niveau de langage est simple, compréhensible par tout le monde, mais néanmoins un peu complexe. Mais ça c’est toujours la même chose, dans toutes les expositions, quand tu fais de la médiation, il y a toujours un réglage à faire. Quand c’est un médiateur qui fait la médiation, il s’adapte instantanément à son public, il règle son niveau de langage ; pourtant il fait la même animation, mais il ne la dit pas de la même manière. Il pourrait y avoir, dans la virtualité, un autre guide pour les enfants, ou pour les spécialistes. Mais je suis assez friand aujourd’hui des expositions qui choisissent un niveau de langage médian, compréhensible par tous, parce que les parents, les grands-parents, même les enfants, vont collaborer — après la réalité virtuelle évidemment, pas pendant. Voilà aussi un axe sur lequel tu me fais réfléchir, c’est qu’on pourrait faire qu’une famille interagisse pendant la visite. On pourrait, mais bon, on a essayé aussi de faire quelque chose de simple, efficace.

50Et la volonté de Lascaux, évidemment, c’est d’aller ailleurs dans le monde avec cette exposition-là, puisqu’on faisait la première mondiale chez nous. Après elle part en Italie, à Trento, et encore ailleurs, d’où un produit assez simple, avec une organisation réaliste dans le temps : l’expérience équipée-déséquipée fait vingt minutes. Et puis, il y a la question des jauges aussi. Si tu prends cette exposition-là et que tu vas la taper à Rome, tu ne dépasseras jamais les cinq-cents personnes par jour, pour faire l’expérience. Il y a vingt-cinq casques, c’est septante-cinq casques à l’heure, tu multiplies par le nombre d’heures d’ouverture. Pour l’utilisation individuelle de l’expérience virtuelle, il y a là une limite que des expositions traditionnelles n’ont pas, qui est la gestion des flux. Ici, clairement, on avait calculé ensemble, avec nos amis de Lascaux, le nombre maximum de visiteurs qu’on pouvaient accueillir par jour. Et ça implique que tu es obligé d’avoir une billetterie en ligne, des séances réservées. Par exemple, quand les visiteurs arrivent, on leur donne un bipeur, et on les appelle au moment où l’expérience commence, comme ça ils ont l’occasion de visiter l’expo sans le stress du temps. Il y a toute une réflexion technique et logistique de gestion des flux qui n’est pas simple, vu que tu ne peux pas promettre à mille personnes, sur la journée, de visiter Lascaux ; ce n’est pas possible. Ça c’est le corollaire de ce type d’expériences.

51Je parlais avec la directrice du Musée de l’Homme : ils ont mis Lady Sapiens quelque part dans le musée, c’est réservé à douze personnes par jour, pour des questions de gestion des flux. C’est comme l’ordinateur, dans une exposition traditionnelle, c’est une personne par ordinateur. Donc quand tu calcules les flux dans une exposition, moins il y a d’ordinateurs, plus c’est facile. Ou tu as les tablettes à embarquer, autre technologie, qui peuvent être là mais qui deviennent des pseudo-panneaux ou cartels. Toutes ces technologies-là, au service de l’exposition, elles sont bien, mais elles ont deux problèmes principaux, c’est la gestion des flux et les pannes techniques. Et le coût : ce n’est pas donné à tous les musées de pouvoir investir dans ce genre de technologie. Je ne le ferais pas de façon permanente, tellement c’est lourd en terme de suivi par l’humain pour que ça fonctionne.

18. C’est vraiment très impressionnant comme expérience, on a vraiment l’impression d’y être, et j’imagine que pour beaucoup de monde, ça a dû être une émotion très intense.

52J’ai vu des gens pleurer.

19. Carrément ? (Rires.) Et est-ce que vous pensez que ce genre de visite émotionnelle s’oppose à la réflexion et à la cognition du public, ou qu’au contraire, les deux sont liés ?

53Au contraire, les deux sont liés. Mais tu parles au directeur du Préhistomuseum, il faut savoir que nos objectifs en médiation, que ce soit dans une exposition ou l’accueil des publics, c’est de faire notre métier de médiateur en laissant tous nos cerveaux fonctionner simultanément, dont le cerveau sensoriel. Ressentir simplement les choses sans avoir la moindre explication est le meilleur moteur pour te rendre curieux d’apprendre après. Ce serait pour moi une erreur d’aborder les choses en les opposant ; au contraire, il faut les imbriquer les unes dans les autres. C’est la raison pour laquelle, quand on fait des visites guidées de l’exposition Lascaux, le médiateur intervient sur la partie physique. Il introduit le visiteur pour profiter au maximum de son expérience virtuelle, ou l’inverse : il reprend les visiteurs avec l’émotion brute de l’expérience virtuelle, et il va retisser des liens avec ce qu’on peut apprendre. Donc je n’oppose absolument pas les choses, elles se combinent, et c’est dans la combinaison qu’on est dans le champ de l’innovation.

Bibliographie

Collineau Estelle, 2020 : La métamuséologie, un outil pour une muséologie évolutive, thèse de master en muséologie, Université de Liège. Disponible sur : https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/11006 (consulté le 17 janvier 2023).

Desvallées André & Mairesse François (dir.), 2011 : Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, André Collin, p. 133-169.

Mest Océane & Duret Pauline, 2021 : « Le Préhistomuseum : deviens l’Homo Sapiens de ta tribu ! », Les Cahiers de Muséologie, n° 1, p. 151-158. Disponible sur : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=881 (consulté le 10 janvier 2023).

Préhistomuseum [en ligne], disponible sur : https://www.prehisto.museum (consulté le 17 janvier 2023).

Notes

1 Préhistomuseum [en ligne], disponible sur : https://www.prehisto.museum (consulté le 20 janvier 2023).

2 Pour plus d’informations sur le Préhistomuseum, consulter Mest Océane & Duret Pauline, 2021 : « Le Préhistomuseum : deviens l’Homo Sapiens de ta tribu ! », Les Cahiers de Muséologie, n° 1, p. 151-158. Disponible sur : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=881 (consulté le 10 janvier 2023).

3 André Gob est un muséologue belge. Professeur honoraire de muséologie à l’Université de Liège, il a présidé au Conseil des Musées de la Fédération Wallonie-Bruxelles de 2007 à 2019.

4 Abrégé en CCED. Pour en savoir plus, consulter Collineau 2020.

5 Celia Ragueneau est une muséographe et curatrice française. Elle a créé l’organisation M&M (Management & Museology).

6 Cette exposition était présentée au Musée des Confluences de Lyon d’avril 2021 à janvier 2022, et le sera au Préhistomuseum de Ramioul de décembre 2022 à août 2023.

7 Spécialisée en gestion culturelle, Nathalie Nyst est responsable de la Direction du Patrimoine culturel du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et coordonne le Réseau des Musées de l’ULB.

8 Lady Sapiens, L’expérience en réalité virtuelle est une exposition en réalité augmentée, présentée dans le Cabinet de réalité virtuelle du Muséum d’Histoire naturelle de Paris, d’octobre 2021 à juillet 2022.

Pour citer cet article

Zélie Blampain & Fernand Collin, «Entretien accordé par Fernand Collin, directeur du Préhistomuseum à Ramioul, à Zélie Blampain», Les Cahiers de Muséologie [En ligne], Numéro 3, Dans la marge, p. 237-256 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1534.

A propos de : Zélie Blampain

Zélie Blampain est étudiante à l'Université de Liège où, après avoir obtenu son bachelier en histoire de l'art et archéologie, elle poursuit un master spécialisé en muséologie. Elle s'intéresse principalement à la subjectivité de l'expérience muséale, depuis sa création jusqu'à sa réception par les publics. Contact : zelieblampain@gmail.com

A propos de : Fernand Collin

Fernand Collin, archéologue préhistorien, est directeur du Préhistomuseum et coresponsable du cours « Musée entre l'état et le marché » pour le master à finalité spécialisée en muséologie de l'Université de Liège.