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Françoise Lempereur

Muséalisation et patrimoine culturel immatériel face à la problématique actuelle de décolonisation

(Numéro 3 — Dans la marge)
Débats et Controverses
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Mots-clés : politique muséale, patrimoine culturel immatériel (PCI), médiation, colonisation, décolonisation
Keywords : museum policy, intangible cultural heritage, mediation, colonization, decolonization

1. Transmettre des valeurs

1Le récent retrait de la Ducasse d’Ath1 de la Liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité de l’UNESCO interroge le rôle du regard extérieur sur les expressions, les croyances ou les modes de vie de communautés culturelles, pour qui les pratiques, rituels, connaissances ou savoir-faire transmis de générations en générations constituent des éléments patrimoniaux revendiqués et auxquels ces communautés attachent des valeurs qui leur sont propres.

2Alors que la Convention de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel incite précisément ces communautés à identifier et à actualiser ces éléments pour transmettre aux générations futures un patrimoine vivant, elle les enjoint parallèlement à se conformer « aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable2 ». Comment dès lors permettre aux habitants d’une petite ville de Belgique, attachés de bonne foi à un personnage traditionnel qui, pour eux, ne présente pas de caractère raciste, de transformer celui-ci en une figure non équivoque pour les observateurs externes ?

3La question ne ferait pas l’objet d’un article dans des Cahiers de Muséologie si elle ne concernait aussi le monde muséal. Nous pensons que l’exposition muséale fait en effet partie des médiations possibles dans le processus de transmission du patrimoine immatériel en incitant tant les muséographes et le public que les porteurs du patrimoine exposé, à réfléchir sur les valeurs véhiculées à la fois par le contenu patrimonial exposé et par sa présentation.

4Certaines expériences muséales semblent aujourd’hui pouvoir relever le défi de la transmission de l’immatériel et proposer pour celui-ci une passerelle entre générations passées et générations futures. Ainsi, la récente exposition Black Indians de la Nouvelle-Orléans3 plonge non seulement le visiteur dans le monde méconnu de la créativité culturelle et artistique contemporaine des Noirs américains de Louisiane mais aussi dans la réalité tragique de l’esclavage ancien et de ses conséquences sur la situation sociale actuelle des descendants d’esclaves. Durant le cheminement imaginé par les scénographes, le caractère atroce des châtiments corporels, des chaînes et du discours suprémaciste blanc éveille les consciences et, parallèlement, provoque un sentiment d’admiration et d’empathie pour la résilience des acteurs d’un carnaval éblouissant par la richesse de sa musique et de ses costumes rutilants, inspirés par les Amérindiens. Une telle exposition n’a pu être conçue qu’avec la participation des Black Indians eux-mêmes.

5Pour évaluer les chances de réussite d’une telle politique, il nous a paru utile de retracer l’histoire de la « mise en musée » des contenus patrimoniaux de l’Afrique coloniale, en l’éclairant par une réflexion sur la représentation de la culture et sur le statut de l’objet ethnographique4.

2.1. Les premières représentations de la culture africaine

6Chronologiquement, les cultures extra-européennes furent les premières à être muséalisées5 en Europe. Héritage de la curiosité scientifique développée par les Encyclopédistes et fruit des théories naturalistes du XVIIIe siècle, cette « mise en musée » répondait surtout aux enjeux politiques et économiques liés à l’idéologie colonialiste. L’étude des sociétés dites « exotiques » était indispensable à l’expansion et à la gestion coloniales et les investissements importants que celles-ci nécessitaient devaient être justifiés, en contrepartie, par une plus-value acceptée par tous. En exposant les objets ramenés par les missionnaires, les militaires et les explorateurs, on montrait, tant aux scientifiques qu’au grand public, l’intérêt et l’urgence d’apporter la « civilisation » aux populations dites « primitives ».

7Obéissant à la théorie évolutionniste, en vogue vers 1870-1880 surtout, les premiers musées ethnographiques avaient en effet substitué à la notion de « naturels », chère aux philosophes du siècle des Lumières, celle de « primitifs », opposés aux « civilisés ». Dans une communication orale, datée de 1987, Michel Leiris observe d’ailleurs qu’à l’époque coloniale, l’anticolonialisme n’existait pas car les intellectuels occidentaux, conditionnés par l’évolutionnisme, étaient persuadés qu’il fallait faire profiter les peuples « primitifs » des lumières dont ils étaient détenteurs (Dupuis 1999, p. 511), une position empreinte, selon d’eux, d’humanité et de bon sens. Pour leurs concepteurs, ces premiers musées devaient donc répondre à un double but, didactique et pragmatique : illustrer le « progrès » effectué par l’humanité, assimilée à la civilisation occidentale, et aider ceux qui s’apprêtaient à coloniser les pays lointains en leur faisant mieux comprendre les peuples de ces pays (Aka-Evy 1999, p. 572).

8Cette instrumentalisation nous autorisera donc à parler ici de « muséification », muséification portée à son comble avec l’exposition en vitrine du squelette et du moulage du corps nu d’une jeune fille sud-africaine d’origine Khoisan, arrivée par bateau en 1810 et morte à Paris en 1815. Durant sa courte existence européenne, cette jeune fille n’avait cessé d’être exhibée, tant dans les lieux publics que dans les cabinets des naturalistes, par un « imprésario », heureux d’exploiter ainsi ses différences physiques6. A sa mort, son corps fut moulé dans le plâtre puis disséqué par Cuvier, qui préleva ses organes génitaux et son cerveau pour les placer dans des bocaux de formol. Considérée comme un des chaînons manquants entre l’homme et les espèces inférieures, celle que l’on avait surnommée « la Vénus hottentote », par référence aux « Vénus » callipyges de l’art préhistorique, finit, au XXe siècle, par être exposée dans une vitrine du musée de l’Homme et ce… jusqu’en 19747. Si l’on se rappelle que, parallèlement aux premières muséalisations, les grandes expositions universelles de Londres (1862), Amsterdam (1883), Paris (1889) ou Bruxelles (1897), avaient mis sur pied des reconstitutions de villages africains, où des « indigènes »8 étaient offerts au regard public dans leur « modes de vie authentiques », on peut sans conteste affirmer, avec Jean-Luc Aka-Evy, qu’en cette fin de XIXe siècle, « L’Europe s’invente un théâtre des apparences où elle met en scène une représentation fantasmatique de l’Autre, représentation aussi fausse que stéréotypée » (Aka-Evy 1999, p. 564).

9D’autres motivations, peu avouables, interviennent aussi dans la volonté européenne de s’emparer du patrimoine matériel des communautés « sauvages » d’Afrique. Un inventaire réalisé en 1899 par Théodore Masui, alors conservateur du musée du Congo belge à Tervuren, fait déjà état de 20 300 objets congolais9 entreposés.

10Pour alimenter ces collections, abritées derrière les murs robustes des grands musées ethnographiques – musées de Dresde (inauguré en 1875), du Trocadéro à Paris (1882), de Londres (1883), de Bruxelles (Tervuren) (1898), etc. –, les Blancs perpétrèrent des pillages en Afrique, pillages sur lesquels Anne-Marie Bouttiaux (Bouttiaux 1999, p. 611) porte un regard nouveau. Elle affirme que la valeur vénale des objets enlevés n’en est pas le mobile essentiel mais que celui-ci réside au contraire dans l’importance symbolique de ces objets :

11« À l’époque, les pièces qui arrivaient au musée n’étaient pas considérées comme des "trésors". Ceux qui prétendent que les administrateurs coloniaux volaient des richesses ou les échangeaient contre de la pacotille font une erreur grossière. S’il est acceptable qu’ils aient sûrement plus souvent pris qu’acheté, ce n’est pas parce qu’ils voulaient s’enrichir illicitement – comme beaucoup le pensent – mais bien parce qu’ils privaient les sociétés de leurs objets de culte et de pouvoir ».

12Autrement dit : les colonisateurs attribuaient aux objets enlevés en Afrique une réelle importance symbolique mais elle n’était prise en compte que pour sa valeur stratégique.

13Contrairement aux ethnologues qui y travailleront dans l’Entre-deux-Guerres, les « explorateurs » – administrateurs coloniaux ou militaires pour la plupart – chargés de prospecter et de « pacifier » de nouvelles régions d’Afrique noire dans la seconde moitié du XIXe siècle, achètent ou confisquent en effet des objets usuels ou rituels sans prendre le temps d’étudier le fonctionnement social des « sociétés » qui les produisent et/ou les détiennent.

14Lorsque ces objets parviennent en Europe, aucune contextualisation n’est possible, même quand les musées héritent, parallèlement, des carnets de notes de ces explorateurs. Leurs récits10 font état de reconnaissances territoriales, d’ « expéditions  punitives pour soumettre des villages », de tractations commerciales ou judiciaires, mais ne comportent quasi aucune observation sur les mœurs ou les savoir-faire locaux. À peine y apprend-on que certaines tribus « sont anthropophages », « vivent de la chasse », « travaillent le fer et font la grande lance à deux trous mais ne font pas de couteaux ». Aucune information ne filtre, par contre, sur la fabrication, sur l’usage ou sur les propriétaires de ces armes, ni sur la destination de produits reçus, comme les « pointes d’ivoire » (défenses d’éléphant). Réduits pour la plupart au rang de « fétiches11 », les objets recueillis seront donc muséalisés en fonction de critères européens – leur degré de technicité ou leur savoir-faire artistique – sans tenir compte de leur dimension immatérielle.

2.2. L’esthétisation

15Au début du XXe siècle, en Europe occidentale, la perspective évolutionniste qui fonde ces critères commence à se fissurer, sous l’influence de deux courants nouveaux, l’un culturel, l’autre scientifique : l’esthétisation et l’ethnicisation des témoignages matériels des « civilisations » africaines. À première vue opposés, ils se rejoignent dans l’affirmation d’une valeur intrinsèque de l’objet et dans la prise de conscience de l’existence de cultures non européennes.

16La vision esthétique attribue un statut d’œuvres d’art à certains objets « primitifs » exposés dans les musées ou disponibles à la vente chez des antiquaires ou des brocanteurs. Elle se manifeste à Paris dès les années 1905-1906 et explose véritablement quand Maurice de Vlaminck, André Derain, et, de façon plus générale, les artistes adeptes du fauvisme et du cubisme, découvrent l’ « art nègre », bientôt source d’un mouvement du même nom, matérialisé par des expositions, des publications et des spectacles, mouvement qui ne prendra fin que vers 193012. L’intérêt pour le patrimoine africain se poursuivra cependant jusqu’à nos jours, notamment à travers les galeries spécialisées dans la vente d’antiquités – vraies ou fausses – en provenance d’Afrique subsaharienne. La naissance de l’esthétisation des objets africains, au début du XXe siècle, répond elle-même à deux mouvements, nés durant les trente ou quarante années précédentes : un intérêt du monde occidental pour l’exotisme ‒ intérêt stimulé par la vogue de l’art asiatique, japonais surtout ‒ et une (re)découverte de l’art populaire et de la caricature. Les artistes, Français pour la plupart, veulent alors abandonner la représentation réaliste pour mettre en valeur tout ce qui avait été jusqu’alors rejeté par la bienséance, l’académisme et le respect de l’ordre social. Ils rêvent de recouvrer une spontanéité primitive, dans un « monde empreint de spiritualité barbare13» et une nature « préservée de la civilisation », que Gauguin, parti à Tahiti en 1891, n’a certes pas trouvées en se dépaysant, mais qu’il a néanmoins évoquées dans son œuvre, exposé à Paris après sa mort.

17Alors qu’ils érigent la « fraîcheur » plastique de la statuaire africaine en « emblème de la modernité » et s’inspirent de cet « art sauvage » pour libérer leurs pulsions et rejeter les conventions, les artistes ne sont pas dupes de la signification de leur démarche : ils restent conscients que leurs œuvres ne participent pas de la même expression culturelle et revendiquent donc une distanciation d’avec les modèles qui inspirent leurs créations. Ce faisant, ils affectent néanmoins, involontairement, le statut des figures africaines : d’objets de curiosité, elles ont devenues sources d’expression et entrent donc « dans une nouvelle catégorie discursive et esthétique : les arts primitifs » (Aka-Evy op. cit.), catégorie pour laquelle elles doivent être dépouillées de leur statut d’« objets de civilisation » (Boas 1927) pour se muer en « objets d’art ». Dans un premier temps, l’anonymat des pièces, l’incertitude quant à leur âge et le manque de références de qualité permettent cette abstraction. Peu à peu cependant, les intellectuels commencent à s’interroger sur la pertinence de cette désappropriation identitaire. Anne-Marie Bouttiaux observe que, dans sa mutation en œuvre d’art, « c’est l’objet qui a changé de statut et non les populations qui l’ont produit » (Bouttiaux p. 613) : on ne peut donc pas parler de réelle valorisation.

2.3. L’ethnicisation

18L’œuvre d’art est décontextualisée : ne conviendrait-il pas de resituer l’objet dans son environnement socioculturel d’origine ? La vision ethniciste va s’efforcer de répondre à cette question, dès la naissance de l’ethnographie moderne, fondée non plus sur la place de chaque communauté dans l’histoire universelle, mais sur la spécificité des sociétés ou « communautés » étudiées : dans cette optique, les objets devront être rapportés aux structures sociales et donc aux systèmes de représentations symboliques qui leur sont propres. Il importera surtout de les recontextualiser pour en comprendre la signification. Intéressante vue de l’esprit, cette méthodologie échouera largement, victime d’un écueil de taille, que pourtant aucun ethnographe ne reconnaîtra : l’ethnocentrisme des collecteurs. Constatant que les objets africains du British Museum ou du Mankind Museum de Londres sont différents de ceux du Musée du Congo belge de Tervuren, du Museum für Völkerkunde de Berlin-Dahlem ou du Musée de l’Homme de Paris, Annie Dupuis affirme (Dupuis 1999 préface) que leurs contenus reflètent les schémas culturels des puissances coloniales. Elle pose aussi les questions essentielles à propos des musées créés, en Afrique même14, par ces mêmes puissances, au nom, prétendent-elles, d’une indispensable sauvegarde des richesses locales qui, si elles n’étaient pas ainsi « protégées », seraient condamnées sur place à une inévitable destruction :  « Que représentent les musées pour les populations ? Ne disposaient-elles pas, avant l’irruption intempestive des Occidentaux, de formes propres de conservation de leur histoire ? N’étaient-elles pas aptes à en créer d’autres formes qui leur conviennent mieux qu’un modèle étranger ? » (Dupuis 1999).

19Jean-Loup Amselle dénonce la « mise sous le boisseau » que constitue l’enfermement de la culture africaine dans ce qu’il qualifie de « cages ». Pour lui, le regard que l’Occidental porte sur l’Afrique ne peut pas s’identifier à une appropriation esthétique, comme l’ont fait les peintres du début du XXe siècle, pas plus qu’à qu’une symbolisation d’un état de nature au sein duquel s’exprimerait une violence originaire et anté-coloniale. Il pense que l’apaisement des passions africaines passe par la libération des cultures de ce continent, c’est-à-dire leur « dé-muséification » (Amselle 1999, p. 477).

2.4. Et aujourd’hui ?

20Les partisans du Musée des arts premiers ou Musée du Quai Branly de Paris invoquent, pour le justifier, le « dialogue des cultures » (Latour 2007) qui permet de fonder des valeurs universelles et rétablit l’équilibre entre les peuples. En montrant aux Européens que les Africains ou les Océaniens sont capables de créer des chefs d’œuvre plastiques et en faisant allusion, à travers ces objets, à une organisation sociale complexe, le musée revaloriserait ceux que l’on traitait il n’y a guère de « primitifs ». Leurs adversaires répondent que celui-ci entretient au contraire des stéréotypes, tel le « mythe du bon sauvage », émis par Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle, ou celui, actuel, de l’existence d’un « art premier », art « des origines », venu d’une forêt « vierge », où vivent des populations « traditionnelles », à la fois « authentiques » et « exotiques ».

21Le problème interroge la nature même de la muséologie, « discipline complexe dotée d’un fort pouvoir de persuasion » qui repose, dans le domaine de l’ethnologie, sur des idéologies et des représentations de soi et de l’autre parfois inconscientes et renvoient à « des regards qui ne sont jamais neutres » (Dupuis 1999, p. 533). Nous pouvons en effet nous demander en quoi l’actuel Musée du Quai Branly se différencie du Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris, tel que le concevaient Paul Rivet et Georges-Henri Rivière au début des années 1930. Les valeurs d’exposition proposées à cette époque motivent-elles encore les muséographes parisiens actuels ? Oui, pour ce qui est du refus de légitimer le colonialisme culturel en affirmant l’existence d’une création artistique au sein de populations à qui l’on accorde désormais le droit de posséder une culture propre. Oui aussi pour l’abandon de la conception muséale fondée sur le principe de l’accumulation d’objets. Oui encore, lorsque les muséologues affirment que l’objet ne signifie rien s’il n’est mis en relation avec le milieu social et culturel qui l’a produit, c’est-à-dire que l’objet vise à signifier « les relations des hommes à leur milieu naturel, des hommes entre eux, dans les situations sociales, de travail, d’intimité » (Chaumier 2003, p. 75-77). Pour concrétiser cette idée, Paul Rivet et Georges-Henri Rivière illustraient le contexte de l’objet par des reconstitutions de scènes de la vie quotidienne et par des dioramas, alors que les scénographes d’aujourd’hui en appellent davantage au document audio-visuel et à la photographie. Ces anciens muséologues, influencés par le positivisme, croyaient que leur démarche suffirait à objectiver la réalité. Ils oubliaient que l’objet n’est pas signifiant en soi et que les situations ne sont jamais univoques, qu’elles nécessitent des interprétations. En les concrétisant, ils les rendaient accessibles à tout un chacun, mais en occultaient simultanément les dimensions immatérielles − imaginaires, croyances, rapports de pouvoir, etc. En outre, écrit Serge Chaumier, leur démarche rejoignait souvent l’hagiographie, car la société était valorisée et présentée dans ses aspects les plus gratifiants.

22Peut-on, sur ce point, constater une rupture et affirmer que les concepteurs du Musée du Quai Branly ont adopté une muséologie contemporaine, c’est-à-dire discursive, désacralisant l’objet pour n’en faire qu’un signe qui trouve son sens dans le récit de l’exposition ? Ou une muséologie « de point de vue », basée sur sa relation avec le vécu et le mental du visiteur ? Ils s’inscriraient alors dans la nouvelle voie qu’a adoptée la muséologie depuis une quarantaine d’années, en passant d’une « logique de l’avoir » (posséder, conserver, protéger, présenter les éléments d’une collection) à une « logique de l’être »15, celle-ci permettant enfin d’exposer l’immatériel.

23La plupart des salles du Musée du Quai Branly16 ne placent pas le visiteur au centre du débat ni ne répondent à l’enjeu d’un musée d’ethnographie17. Pour celui-ci, un tel musée devrait permettre une communication entre le visiteur et un univers qui ne fait pas partie de son quotidien, lui permettant par-là d’identifier en l’objet présenté une signification autre que « celle qu’il met en œuvre spontanément en tant que membre de sa propre culture ».

24Au Quai Branly, le but est plutôt d’exposer des objets considérés comme des œuvres d’art ou comme des témoins d’une culture lointaine. Ici, le visiteur peut admirer une vitrine avec vingt hottes laotiennes, vietnamiennes ou chinoises, esthétiquement intéressantes, mais la problématique du portage humain n’est pas explicitée18. Autrement dit : appel est fait à un ressenti, à une émotion du spectateur, pas à une volonté de connaissance, de compréhension ou de réflexion.

25De façon générale, tout musée ou exposition est une prise de position sur le sens de l’objet. Celui-ci peut être source de nostalgie, de plaisir esthétique, référence mémorielle, support de connaissance ou même moteur d’action, il peut être au centre du discours muséal comme il peut même y être nié19. S’il est vrai que l’objet n’a pas de valeur en soi et n’est que le support d’une pratique symbolique, esthétique ou pragmatique, comme l’affirme l’anthropologie contemporaine20, l’« objet de patrimoine » est, écrit Jean Davallon, un véritable médiateur entre un passé et un présent, un ici et un ailleurs. Le musée en fera un usage archéologique pour construire un rapport direct avec le passé, un usage ethnologique ou anthropologique pour construire un regard sur l’autre et l’ailleurs, ou un usage de légitimité sociale, pour construire une identité.

Conclusion

26Le plus important à nos yeux est que l’exposition se solde, pour le public, par une découverte de « l’autre » et surtout que la forme ou l’objet culturel mis en scène corresponde non pas à la vision qu’en a le muséographe mais à celle de son détenteur légitime, puisque cette forme ou cet objet a un sens dans sa vie sociale et individuelle et est le support de son éthique personnelle.

27Dans la croisade que mènent aujourd’hui les acteurs de la décolonisation, il ne suffit plus d’éviter les propos ou les images susceptibles de heurter. Les porteurs actuels du patrimoine exposé devraient être impliqués dans le processus de muséalisation. De manière réflexive, celle-ci les aidera à prendre conscience de l’évolution de leurs pratiques ancestrales et en assurera la transmission, pour autant qu’on veille à ne pas les figer.

Bibliographie

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Amselle Jean-Loup, 1999 : « Avant-propos », Cahiers d’Études africaines, tome XXXIX (3-4), n° 155-156, p. 477.

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Notes

1 Décidé par le Comité intergouvernemental de la Convention de sauvegarde du PCI, réuni à Rabat le 2 décembre 2022, en raison du caractère jugé raciste de la présence dans cette fête d’un personnage vêtu et maquillé en noir, appelé localement « le Sauvage ».

2 Texte de la Convention pour la sauvegarde du PCI, proposé à tous les États des Nations Unies par l’Assemblée générale de l’UNESCO le 18 octobre 2003. Cette Convention est aujourd’hui (2022) ratifiée par 180 États-parties.

3 Du 4 octobre 2022 au 15 janvier 2023, au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, à Paris.

4 Nous n’entendons pas exposer ici les différentes théories élaborées autour de l’objet ethnographique car elles réclament une analyse anthropologique qui dépasse la problématique muséale proprement dite. Une des études pertinentes est le travail de Jean-Claude Dupont intitulé « Le sens de l’objet. Exemple : le tisonnier » (Dupont 1986). Voir aussi les articles parus dans Culture matérielle et modernité, numéro 1996/1 de la revue Ethnologie française, et dans Debary & Turgeon (dir.), 2007.

5 Au sens propre du terme, à savoir présentées dans des établissements spécialement créés pour leur mise à disposition du regard public. L’intérêt des Européens pour ces cultures est évidemment bien antérieur. On sait par exemple, que, dès le début du XVIe siècle, des objets africains, recueillis à la faveur d’expéditions portugaises, circulaient entre collectionneurs. Voir à ce sujet : Fauvelle-Aymar 1999, p. 545.

6 Hypertrophie des hanches et des fesses, organes génitaux protubérants, conformation du crâne particulière.

7 En 1994, les Khoisan réclamèrent ses restes. L’Etat français refusera, au nom de la science, jusqu’en 2002, année où sa dépouille sera remise à l’Afrique du Sud, qui lui offrira des funérailles décentes, selon le rituel Khoisan.

8 L’exposition de Bruxelles eut lieu dans le parc de Tervuren. Près de trois cents Congolais en « costumes traditionnels » y furent mis en scène dans des « reconstitutions » de villages africains. Sept d’entre eux moururent, victimes des rigueurs climatiques belges. Ils ne reçurent une sépulture individuelle qu’en 1952.

9 Un nombre qui ne cessera de croître jusqu’aux différents mouvements d’indépendance nationale. Aujourd’hui, l’AfricaMuseum de Tervuren possède environ deux cent cinquante mille objets et cent mille photographies de terrain, rien que dans la section d’ethnographie de son département d’anthropologie culturelle.

10 Pour illustrer le peu d’intérêt que les explorateurs portent aux populations locales et à leur mode de vie, citons le cas du Journal de Charles Lemaire à l’Equateur (1891-1893) (d’où sont extraites les quelques citations ci-après), conservé à Tervueren (Van Groenweghe 1986).

11 Le mot « fétiche » est utilisé pour désigner un objet « sacré » ou « magique » (ou prétendu tel) par ceux qui n’en connaissent pas la signification symbolique. Chez les actuels collectionneurs d’art africain, il s’applique surtout à la statuaire et aux masques originaires de l’Afrique de l’ouest et de l’Afrique centrale.

12 Pour une analyse anthropologique de la « culture Nègre » des années 1920, voir Roueff Olivier, p. 65-85.

13 Peltier Philippe, Primitivisme et art moderne, cité par Aka-Evy, op. cit., p. 566.

14 On comparera cette politique muséale avec celle des « premières nations » au Québec. Voir Dubuc & Turgeon (dir.) 2004.

15 Distinction proposée par Serge Chaumier 2003, p. 78.

16 Hormis certaines expositions temporaires et quelques collections particulières.

17 Nous utilisons ce terme, comme le fait Jean Davallon (2007), comme appellation générique de tout musée s’intéressant aux modes de vie et aux pratiques culturelles de communautés, proches ou exotiques.

18 Elle l’est bien plus dans la remarquable exposition itinérante de photographies de Lekha Singh, Les femmes portent le monde (présentée notamment au Musée de l’Homme à Paris en novembre-décembre 2022).

19 Le Musée d’Ethnographie de Neufchâtel a ainsi exposé « le trou ».

20 Voir notamment Du Berger 1997, p. 325-333.

Pour citer cet article

Françoise Lempereur, «Muséalisation et patrimoine culturel immatériel face à la problématique actuelle de décolonisation», Les Cahiers de Muséologie [En ligne], Numéro 3, Dans la marge, p. 226-236 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1522.

A propos de : Françoise Lempereur

Linguiste et ethnomusicologue de formation, Françoise Lempereur a travaillé 30 ans comme journaliste culturelle à la RTBF. Parallèlement, elle a mené des recherches scientifiques sur de nombreux aspects du patrimoine : musique et savoir-faire traditionnels, espaces culturels, liaison entre immobilier et immatériel, etc. Depuis 1986, elle est Maître de conférences à l’Université de Liège, où elle est titulaire des cours de Patrimoine culturel immatériel.  Elle a soutenu en 2008 une thèse de doctorat en Information et communication sur la transmission du patrimoine culturel immatériel, a participé à une vingtaine de missions d’expertise et de colloques internationaux et a publié plus de cent livres et articles sur le patrimoine, l’histoire et la culture. Contact : francoise.lempereur@uliege.be