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Camille Béguin

L’essai expographique : une tentative

(Numéro 4 — Dossier)
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Résumé

À partir d’une théorie de l’essai, de l’analyse d’un atelier expérimental puis d’une réflexion sur de possibles exercices à contraintes, ce texte propose une définition singulière de l’essai expographique comme méthode de recherche. En mobilisant les ressources langagières propres à l’exposition, en étant à l’écoute du médium, la méthode permet au chercheur d’observer et d’analyser comment son objet de recherche se comporte expographiquement – et ce qui se produit lorsqu’il se comporte bien. À ces conditions, l’essai expographique devient un outil heuristique puissant, fondé sur l’expérimentation, qui engage une manière spécifique de dire, de faire, et donc de penser.

Mots-clés : Essai, expérimentation, contraintes, expogénie, réflexivité

Abstract

Based on a theory of the essay, on the analysis of an experimental workshop, and on a reflection on possible constraint-based exercises, this text offers a unique definition of the "expographic essay" as a research method. By using the specific language of exhibition and by being attentive to the medium, this method enables researchers to observe and analyze how their research object behaves expographicallyand what happens when it behaves well. Under these conditions, the expographic essay becomes a powerful heuristic tool, grounded in experimentation, that engages a specific way of expressing, doing, and thus, thinking.

Keywords : Essay, experimentation, constraints, expogenic, reflexivity

1 

2À la lecture des textes rassemblés dans ce dossier, il a semblé pertinent de qualifier certaines pratiques universitaires de l’exposition d’« essais expographiques ». Soit car ce qui est produit à un certain stade s’apparente au genre de l’essai, soit parce qu’il s’agit avant tout de s’essayer à l’exposition, dans une démarche disons expérimentale. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé à la fin de la journée d’étude dont ce numéro constitue les actes, lors d’un atelier dit d’écriture expographique. Cette dernière contribution est pour nous l’occasion de mieux cerner ce que peut recouvrir un essai expographique – une tentative qui demandera probablement à être réitérée afin d’en approfondir notre compréhension.

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De l’essai-exposition à l’écriture expographique essayiste

4Le genre de l’essai – entendu ici dans son acception littéraire et de manière générique – se définit comme une forme d’écriture dans laquelle l’auteurice expose ses idées et réflexions sur un sujet donné, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. L’essai repose sur une démarche argumentative, dans le but de convaincre son lectorat et de l’amener à suivre le fil de la réflexion proposée. Il mobilise l’expérience individuelle1plus encore que la simple subjectivité2comme moyen d’éclairer le réel ou de mieux comprendre le monde. Pour les universitaires, nous dit Luciano Gatti, l’essai est un moyen de « concrétiser un rapport plus intense avec la culture et avec le public en général »3. Georges Balandier soulignait déjà ses apports, en comparaison à l’écrit académique :

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« [L’essai] permet l’exercice d’une plus grande liberté, il distend la contrainte à laquelle le texte savant soumet le lecteur par bouclage démonstratif, il donne une possibilité d’expression aux intuitions et aux interprétations en quelque sorte « essayées » (parce que livrées à la critique), il tolère le « braconnage », les écarts, dans l’espace des autres disciplines. Il se lit en tant que texte de prospection et d’expérimentation. Il révèle l’importance des mots, du savoir-écrire, dans la communication de la connaissance hors du cercle professionnel. »4

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7Du fait de ces caractéristiques, il n’est pas étonnant que ce genre se voit associé à l’exposition muséale, et plus spécifiquement au geste curatorial5 : d’abord parce que le musée est un lieu où des idées sont exposées, mais aussi et plus récemment du fait du tournant pris par ces institutions pour assumer un discours engagé, à rebours d’une neutralité longtemps privilégiée, musées dans lesquels la recherche est de plus en plus incarnée par des individus, parallèlement à la reconnaissance croissante du caractère situé des savoirs universitaires.

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9On trouve ainsi chez certain·es auteurices la terminologie d’exposition-essai ou d’essai-exposition. Dans le cadre du projet de recherche en cours « Étendre l’essai-exposition » (Stretching the Essay-Exhibition, 2024-2027) par exemple, Jasper Delbeke s’intéresse à ce format qu’il tente de définir pour le moment selon deux critères : « la présence affirmée de l’auteurice » et « une dimension autocritique et autoréflexive » (nous traduisons). Il précise que cette présence rend visible « la position de l’auteurice vis-à-vis du sujet traité », mais aussi que la réflexion critique engagée à travers l’essai-exposition concerne également « les codes et conventions des moyens artistiques employés pour aborder le sujet »6. Pour comprendre cette définition, précisons que Jasper Delbeke s’intéresse aux pratiques de l’exposition essayiste dans le domaine de la recherche doctorale en art (domaine dans lequel les attentes sont spécifiques, différentes d’une recherche doctorale en SHS — positionnement du chercheur·e, performance, invention de nouvelles formes et nouveaux formats, etc.). Une définition dépend toujours en effet des intérêts de la personne qui en est à l’origine. Du point de vue d’Anselm Franke, directeur de 2013 à 2022 du département des arts visuels et du cinéma à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin, l’exposition-essai se définit ainsi7 :

10 

« Travaillant avec l’art, le texte et d’autres artefacts, l’exposition-essai cherche à provoquer une crise définitionnelle à propos du "sujet" de l’exposition, de la matière traitée, des objets. […] Il ne s’agit pas d’utiliser l’art pour illustrer un thème, comme on le suppose souvent, mais au contraire : défier le discours par l’art et l’art par le discours, afin de rendre productive cette oscillation entre signification et matière. Cela permet une conversation précise et inédite ; une forme de savoir "indisciplinée" et déstabilisante peut alors émerger, remettant sans cesse en question la réalité et sa perception. »8

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12Dans la perspective qui fut la nôtre lors de la journée d’étuds Chercher-exposer-trouver, et plus largement dans le cadre du projet de recherche « La fabrique de la recherche par l’exposition »9, se situent les réflexions du muséologue Mattias Bäckström. Ce dernier s’intéresse à l’exposition comme essai pour l’appréhender comme un outil de recherche, capable de produire une science potentielle10. Son approche essayiste de l’exposition (« essayistic approach ») l’amène à la définition suivante : « un moyen de mener une recherche collaborative, intégrant des processus d’interconnaissance et d’interexpérience. Ce type de collaboration essayiste prend en compte sa forme, son contenu et ses interprètes, avec leur organisation du travail de recherche, ainsi que les caractéristiques spécifiques de l’exposition comme support spatial et temporel »11.

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14Mais c’est plus encore chez le philosophe allemand Max Bense dans un écrit datant déjà de 1947 – nous amenant à un nouveau détour par l’essai littéraire – que nous trouvons une analyse capable d’identifier les bénéfices heuristiques de l’essai expographique (nous reviendrons sur cette terminologie) pour les chercheur·es en SHS :

15 

« Nous sommes pour notre part convaincu que l’essai littéraire témoigne d’une méthode fondée sur l’expérimentation. Il est une forme d’écriture expérimentale [c’est pourquoi] un essai se différencie d’une thèse. Un essayiste est un auteur qui expérimente, qui tourne et retourne un problème en tous sens, qui questionne, ausculte, examine, réfléchit, qui aborde son objet sous différents angles : ce qu’il voit ainsi, il le rassemble sous son regard intérieur et il traduit en mots ce que l’objet révèle dans les conditions créées par l’écriture. Ce qui dans l’essai "essaye" quelque chose, ce n’est pas à proprement parler la subjectivité de l’écrivain, non, celle-ci ne fait que créer les conditions dans lesquelles un objet prend place au sein d’une configuration littéraire. On n’essaye pas d’écrire, on n’essaye pas de connaître, on essaye de voir comment un objet se comporte littérairement, c’est-à-dire qu’on pose une question, on procède à une expérience. »12

16 

17L’essai expographique pourrait se définir par le même fonctionnement méthodique : à travers lui, il s’agit de voir comment son objet de recherche se comporte expographiquement, comment il se matérialise dans des objets, comment il se met en scène, se décompose dans l’espace, se raconte en vitrine, sur cimaise… sous un autre éclairage13.

18 

19Ce sont toutes les ressources qu’offre le langage expographique que l’essayiste peut utiliser, expérimenter, mettre à profit. À l’instar de l’essai cinématographique qui, contrairement au film documentaire traditionnel, « n’est pas tenu de reproduire des apparences extérieures ou de respecter une suite chronologique »14, l’essai expographique universitaire n’est pas tenu de suivre une argumentation inductive ou déductive, d’expliciter une méthode, d’élimer ce qui ferait style, de limiter sa pensée visuelle à des « illustrations », des « figures », des « schémas » ou des « tableaux ». On peut, comme l’analysait Hans Richter pour l’essai cinématographique, « faire appel à toute sorte de matériau d’illustration, on peut progresser par sauts dans le temps et l’espace : passer par exemple de la reproduction objective à l’allégorie purement imaginaire, de celle-ci à la scène jouée ; on peut représenter des objets inanimés, vivants, artificiels ou naturels ; on peut utiliser tout ce qui existe et tout ce que l’on peut inventer – pourvu que cela serve comme argument pour rendre visible l’idée fondamentale »15.

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21La terminologie « essai expographique », davantage que celle anglophone rencontrée jusque-là (essay-exhibition, exhibition-essay) nous apparait ainsi plus appropriée pour mettre l’accent sur ces « conditions créées par l’écriture » propre à l’expographie, ces conditions qu’il s’agit justement de travailler, pour appréhender l’outil comme une méthode de recherche.

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23Pour cela, encore faudrait-il jouer le jeu. Car selon le point de vue en effet, imprimer en A3 les pages d’un livre pour les accrocher sur des grilles vaudrait pour exposition, mais une telle conception de l’exposition ne produirait sans doute pas grand-chose de plus qu’un écrit académique. Pour jouer le jeu – c’est-à-dire pour faire en sorte que son objet se comporte expographiquement mais surtout se comporte bien ­– il faudrait surement faire de son objet de recherche un objet expogénique : c’est-à-dire qu’il trouve dans le média exposition sa « justesse expressive ». Cette justesse est pensée par Philippe Marion, à l’origine de la notion de médiagénie qu’il explique ainsi : « Les récits les plus médiagéniques semblent en effet avoir la possibilité de se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui leur convient le mieux et en négociant intensément leur "mise en intrigue" avec tous les dispositifs internes à ce média »16. Appréhendé comme un outil méthodologique, l’essai expographique nécessite de négocier la mise en intrigue de nos objets de recherche avec tous les dispositifs constitutifs de ce médium, jusqu’à considérer l’exposition comme notre partenaire médiatique idéal. Il se peut qu’en faisant cela, un aspect seulement de notre recherche soit travaillé, les autres pouvant néanmoins se révéler photogéniques, télégéniques, etc.

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Du genre à la tentative : premier atelier d’écriture expographique

25C’est selon cette approche qu’un atelier d’écriture expographique a été proposé (mais surtout testé) en clôture de la journée d’étude Chercher-exposer-trouver17. Dans ce cadre, l’essai expographique est entendu « au sens trivial du mot » – comme le fait ailleurs George Didi-Huberman : « essayons de voir si cela marche ou si cela rate, si cela fait apparaitre ou obnubile notre regard, et recommençons la tentative quoi qu’il en soit »18. Il s’agit ici de tenter d’en rendre compte.

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27Durant un laps de temps relativement court (trois heures), l’atelier a réuni quatre chercheur·es motivé·es à mettre en scène leur recherche : Laure Guillot Farneti, Vincent Lambert, Maëlle Tribondeau et Nolwen Voulier19. Dans le temps impartis, il a fallu cadrer l’exercice et donner quelques contraintes : chacun·e devait apporter un de leurs écrits (un article, un chapitre, une note d’intention, etc.) et un objet de leur choix. Réunis autour d’une table de travail, nous nous sommes d’abord exprimé·es sur les objets apportés, sans que leur propriétaire ne puisse les présenter en amont : qu’est-ce que cet objet nous évoque ? Sur quoi peut bien porter la recherche de son propriétaire (nous ne nous connaissions pas toustes) ? Les discussions révélèrent la polysémie des matériaux apportés, les idées reçues voire les potentiels contresens (figure 1).

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29Il est par ailleurs intéressant de relever que sur les quatre chercheur·es présent·es à l’atelier, trois ont amené un objet qu’ils ont eux-elles-mêmes réalisé : une photographie sur un terrain de recherche (Laure Guillot Farneti), un masque de théâtre utilisé en recherche-création (Vincent Lambert), une bande dessinée co-réalisée avec une artiste (Nolwen Vouillier). Surtout, ces objets n’ont jusqu’alors pas trouvé leur place dans un écrit académique. Ils n’ont pas eu l’occasion de s’intégrer à une démonstration. Si l’on admet qu’on ne produit pas la même pensée avec des matériaux différents, on peut raisonnablement avancer qu’exposer sa recherche, en favorisant la manipulation de « nouveaux » objets, amène à produire une autre pensée20.

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Figure 1. Masque de théâtre représentant un faune, amené et réalisé par Vincent Lambert (2022), porté ici par Maëlle Tribondeau © Camille Béguin.

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Les discussions se sont situées à différents niveaux : qualifier le masque de « carnavalesque » ou de « super kitsch et exotique », à la surprise de son propriétaire ; se demander « ce qu’un masque cache » et ce que l’exposer peut révéler ; imaginer l’objet mis en scène, par exemple démesurément agrandi pour que « les visiteur·es entrent dans l’exposition par le nez », etc. Puis l’envie de le porter pour en dire quelque chose s’est fait ressentir, et c’est ainsi qu’il tourna de main en main, puis de tête en tête, révélant la nécessité d’offrir aux visiteur·es l’occasion de le manipuler pour éviter d’éventuelles frustrations.  Ce type d’échanges permet de faire ressortir les spécificités expographiques d’un objet de recherche et d’anticiper la réception de son objet, parfois sous un angle nouveau.

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33Dans un second temps, l’exercice s’est poursuivi en s’appropriant un scénario d’exposition prédéfini (figure 2)21. Muni·es d’une paire de ciseaux, les participant·es découpèrent le contenu de leur écrit pour le répartir dans l’espace représenté en deux dimensions. À ce stade, il a fallu déconstruire ce qui a mis du temps à être composé, selon certaines normes et une certaine logique. Les résultats (des mots isolés, des phrases éparpillées) révèlent les manières différentes de procéder, selon si l’on écrit un texte académique ou une exposition.

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35Les consignes associées à chaque section thématique du parcours (tableau 1) permettaient de cadrer l’exercice, mais certaines se sont avérées plus contraignantes que d’autres. La première surtout – « formuler une question à laquelle les visiteur·es doivent répondre » – destinée à impliquer les publics dès le début de l’exposition, sous-entendait que la réponse serait a priori travaillée tout au long du parcours. De manière évidente, cette question ne peut être une problématique de recherche, puisqu’elle doit être accessible à des publics divers et chacun doit pouvoir s’y retrouver. Elle demande d’être simplifiée, sinon d’adopter un tout autre angle d’approche (figure 3), de manière à mettre en avant l’intérêt social de nos recherches.

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Figure 2. Plan d’exposition utilisé pour l’atelier d’écriture expographique © Camille Béguin.

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Tableau 1. Consignes d’atelier testées pendant la journée d’étude.

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Figure 3. Détail du plan annoté de Laure Guillot-Farneti © Laure Guillot-Farneti.

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Dans cette section introductive, la question d’accroche se reformule, évolue. L’objet de la question se déplace, des « flux de migration » à la « frontière ». Le « quels sont » devenu « c’est quoi » n’appelle plus les mêmes réponses : il existe pour les premières une vérité à laquelle se référer, alors que les secondes sont plus subjectives, voire métaphoriques, elles dépendent du point de vue de la personne qui répond (dans la suite de l’exposition, c’est justement le point de vue de celles et ceux qui traversent ces frontières que la chercheuse envisage de mettre en scène).

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Figure 4. Photographie amenée et réalisée par Laure Guillot-Farneti (2020). À droite, ce qu’il en reste après l’atelier © Laure Guillot-Farneti.

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Cette photographie prise à São Paulo relate un moment du défilé Salao. La chercheuse nous explique l’avoir choisie pour l’atelier car elle aime son cadrage et l’ambiance qu’elle capture. Curieusement, et alors qu’elle considère cette image comme représentative de sa recherche, celle-ci n’a pas trouvé de place dans son manuscrit de thèse (d’autres du même défilé, oui, mais pas celle-ci). Dans ce manuscrit, les photographies ne sont pas non plus découpées : durant l’atelier, Laure en a extrait et isolé divers éléments : un drapeau pour la première section, une personne du groupe puis le reste du groupe pour la deuxième section, révélant ainsi les éléments sur lesquelles elle porte plus précisément son regard. À droite ne reste que ce qui a été laissé de côté.

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43Le temps a manqué aux participant·es pour finaliser leur dispositif et à nous-mêmes pour poursuivre cette analyse. Concevoir une exposition, même de papier, demande en effet du temps. Accompagner d’autres chercheur·es dans cette démarche n’en requiert pas moins. D’expérience, les ateliers proposés à la communauté universitaire s’organisent autour de trois volets : l’apprentissage technique de l’outil concerné (se servir d’une caméra ou d’un appareil photo par exemple, utiliser des logiciels de dessin ou de mise en page) ; l’apprentissage d’un langage (quels codes, quelles normes pour se faire comprendre) ; la formation d’une culture générale, pour avoir en tête ce qu’il est possible de faire, pour jouer avec et ainsi nourrir sa créativité. Un atelier d’écriture expographique, pensé sur plusieurs mois, pourrait en faire tout autant : sensibiliser au rythme scénique et à l’ergonomie des espaces, aux normes de passage et hauteur d’accrochage, au confort de lecture, à la gestion des éclairages et du son spatialisé, se familiariser à divers genres d’expositions et se former « au métier de visiteur »22, rencontrer des médiateur·ices, commissaires, scénographes… Une sorte de formation en accéléré pour le dire autrement, qui permettrait certainement d’avoir le temps d’analyser comment sa recherche se comporte expographiquement mais qui nécessiterait un investissement important. C’est pourquoi il semblait pertinent de réfléchir à d’autres pistes possibles d’expérimentation expographiques, pour s’essayer plus librement (mais non sans contraintes) à l’exposition, et ainsi favoriser des « pratiques exploratoires informelles »23, sans aucune nécessité de publicisation ni même d’achèvement.

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L’essai expographique dans sa version à contraintes

45Inspirées des pratiques d’exercice à contraintes en littérature24, nous avons ailleurs imaginé une autre manière d’envisager l’essai expogaphique, à travers ce qu’on pourrait appeler un plan d’exposition « à trou » : la contrainte est ici formelle, c’est elle qui va configurer le contenu et non l’inverse25.

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47Ce plan à trou (figure 5), à imprimer pour être griffonné, est un espace fictif d’environ 100 m2, « meublé » mais vide de contenu : des cadres, des socles, une vitrine-table, une zone de projection, une niche grandeur nature, une douche sonore et trois panneaux textes attendent de recevoir des expôts et des idées. Dans les espaces dévolus aux objets, il s’agit de réfléchir à ce qu’il est possible d’exposer, tout en ayant la possibilité de s’ajuster ; c’est-à-dire opter pour une occupation littérale de l’espace et du mobilier (disons au premier degré) ou choisir de bricoler avec : par exemple, tous les contenants ne sont pas obligatoirement occupés, une vitrine peut être laissée vide, pour mettre l’accent sur une interrogation en suspens ou sur des données manquantes ; une grande niche peut être saturée ou être utilisée pour dramatiser un unique objet ; le sens du parcours peut être inversé ; le mobilier peut être détourné (les capots de vitrine peuvent être enlevés, les socles retournés pour servir d’assise). La douche sonore peut diffuser un entretien, une archive audio, une ambiance musicale, des bruitages, alors que l’espace de projection peut être occupé par un film, par une lecture de texte retranscrit à l’écran, par un diaporama ou par un plan fixe. Parallèlement à la sélection des objets et à leur agencement s’effectue l’écriture des trois textes de salles, limités volontairement à 150 mots, pour forcer à la concision : faire court et simple, sans concept non-expliqué, sans références bibliographiques ou note de bas de page. En fonction du temps disponible, les cartels de chaque expôt peuvent être rédigés, en veillant à toujours expliciter leur présence et leur intérêt26.

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Figure 5 : Plan fictif pour un essai expographique sous contraintes.

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50En complément, il pourrait être question d’imaginer l’affiche de cette exposition fictive : formuler un titre d’exposition, éventuellement un sous-titre, choisir une image ou créer un visuel, y apposer en bas de page les logos des partenaires et notamment celui du lieu d’accueil (qui a toute son importance pour tenter de cerner les publics ciblés ; ce qui va déterminer la manière de dire, les registres investis, les attentes à satisfaire ou à déjouer). Tester ensuite cette affiche auprès de ses collègues, à la fin d’un séminaire par exemple, ou auprès de ses proches : leur demander ce qu’iels s’attendent à voir, à comprendre, et éventuellement à faire en visitant cette exposition. Tout au long de cet exercice, chacun·e restera à l’écoute de sa propre poïétique : « qu’est-ce que cela m’amène à faire et à penser » ? Ou, « qu’est-ce que cela nous amène à faire et à penser », si l’article à mettre en exposition est coécrit (l’expérimentation collective pouvant être l’occasion de riches discussions et de débat, l’occasion d’approfondir ce que chacun met derrière un concept par exemple, ce qui est parfois implicite et pas toujours consensuel, etc.)27.

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52En somme, l’essai expographique entendu comme une méthode s’avère un moyen d’explorer autrement sa recherche, ses matériaux, sa propre expérience individuelle de chercheur·e. La terminologie employée ici n’est pas utilisée pour qualifier un genre, une catégorie d’exposition spécifique qui aurait en commun telle ou telle caractéristique, mais bien pour désigner une manière de chercher par l’exposition, à partir de contraintes diverses nous permettant d’être « à l’écoute du médium »28. La méthode – faire en sorte que son objet de recherche se comporte expographiquement et être attentif à ce qu’il se passe ­– pourrait intervenir à différents stades d’une recherche (en cours et pas seulement une fois celle-ci clôturée), pour brouillonner des idées ou constituer des « écrits intermédiaires » qui aident à penser29.

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Date de réception : 12 juin 2025.

Date de publication : 10 décembre 2025.

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Notes

1 ADORNO Theodor, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 5-29.

2 GATTI Luciano, « Comment écrire ? Essai expérience à partir d’Adorno », Archives de Philosophie, n° 82, 2019, p. 383-406.

3 Ibid., p. 406.

4 BALANDIER Georges, « L’effet d’écriture en anthropologie », Communications, n° 58, 1994, p. 30.

5 Voir notamment : RITO Carolina, « The Essayistic in the Curatorial – Repurposing the Politics of Exhibition », dans DELBECKE Jasper (dir.), From the Scenic Essay to the Essay-Exhibition. Expanding the Essay Form in the Arts, Gand, Studies in Performing Arts & Media, 2023, p. 99-106.

6 DELBECKE Jasper, « Reimagining the Exhibition-as-Research for Artistic Research: Insights from the Essay Form », Collateral, 24 septembre 2024, n. p.

7 FRANKE Anselm, interviewé par CANELA Juan Canela, « An "Undisciplined" Form of Knowledge: Anselm Franke », Mousse Magazine [en ligne], 12 mai 2017.

8 Texte original en anglais : « Working with art, text, and other artifacts, the essay exhibition seeks to induce a definitional crisis with regards to the ‘topic’ of the exhibition, the subject matter, the objects. […] It is not about using art to illustrate a theme, as is often assumed, but the opposite: to challenge discourse with art and art with discourse, in order to make this oscillation between meaning and material productive. This allows for a precise, new kind of conversation; an "undisciplined" and unsettling form of knowledge then sometimes comes to the fore, which puts reality and its perception into question again and again » (Ibid.).

9 Le projet, inscrit en sciences de l’information et de la communication, s’est intéressé aux outils des chercheur·es pour produire des savoirs. À la suite de nombreux travaux ayant montré comment les objets, les lieux et les gestes configurent la production de savoirs, nous cherchions à comprendre comment le travail de conception d’exposition pouvait en faire autant : nous cherchions à identifier les logiques heuristiques de l’écriture expographique.

10 BÄCKSTRÖM Mattias, « The Exhibition as Essay. Exhibition Production as Research Process », dans ENGEN Line (éd.), Breaking Boundaries! Museum Education as Research, Trondheim, Museumforlaget, 2023, p. 155-161.

11 Texte original en anglais  : « as a way of conducting collaborative research, which includes inter-knowledge and inter-experience processes. This kind of essayistic collaboration considers its form, its content and its participating interpreters, with their organisation of the research work, as well as the specific characteristics of the exhibition as spatial and temporal medium » (Idem, p. 158).

12 BENSE Max, « L’essai et sa prose », Trafic, n° 20, 1996 [1947], p. 134-142.

13 Cette paraphrase de Bense est ici inspirée par Dominique Bulher et son analyse de l’essai cinématographique. Ce dernier se distingue, nous dit-elle, non pas de l’écrit universitaire comme c’est le cas ici, mais du film documentaire traditionnel, didactique, ou dit autrement, « des "docucu", les barbants documentaires éducatifs ». Ce qui caractérise ces courts métrages est la liberté avec lesquels ils puisent dans les ressources du médium, juxtaposent et font se succéder images et sons incongrus, dans une logique a priori non donnée, au service de l’idée essayée.

14 RICHTER Hans, « Der Filmessay. Eine neue Form des Dokumentarfilms », Basler Nationalzeitung, 25 avril 1940 ; cité dans et traduit par BLUHER Dominique, « Convergences et divergences : du documentaire de qualité à l’essai cinématographique », dans BLUHER Dominique et PILARD Philippe (dir.), Le court métrage documentaire français de 1945 à 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 149-163.

15 Ibid.

16 MARION Philippe, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, n° 7, 1997, p. 86.

17 Avec le développement des écritures dites alternatives de la recherche (leur institutionnalisation et leur financement), ce type d’atelier se multiplie à l’intention des chercheurs en SHS notamment : atelier sur plusieurs mois de cinéma, son ou photographie de La Fabrique des écritures ethnographiques (Marseille), session d’initiation lors de colloque et autres rencontres (par exemple au Salon FOCUS, et plus récemment au colloque Faire·Dire). Dans le domaine de l’exposition plus précisément, citons l’initiative « Penser avec les objets » (2021-22), pendant lequel huit chercheur·es de l’UCLouvain (Belgique) ont travaillé avec l’artiste Isabelle Dumont pour mettre en scène leur recherche sous forme de cabinet de curiosité, en collaboration avec le Musée L (musée universitaire de Louvain-la-neuve). Voir notamment : https://www.uclouvain.be/fr/culture/news/penser-avec-les-objets-une-autre-performance-de-la-recherche (consulté le 12 juin 2025).

18 DIDI-HUBERMAN Georges, Atlas ou Le gai savoir inquiet, Paris, Minuit, 2011, p. 279.

19 J’en profite pour les remercier chaleureusement de leur présence et pour les échanges eus a posteriori.

20 Le seul objet amené et non réalisé par la chercheuse venue avec (Maëlle Tribondeau) est une œuvre de Mark Dion (The Museum in Ruins, 2006), en illustration d’un article de Paul Basu pour la revue Culture & Musées. Le fait que la chercheuse concernée débutait sa thèse explique selon nous cette différence avec les autres participant·es, plus avancé·es dans leur parcours universitaire.

21 Ce scénario était celui pensé pour l’exposition temporaire Ils peignaient nos statues. Enquête au musée (mettant en scène une recherche doctorale) réalisée dans le cadre du projet postdoctoral « La Fabrique de la recherche par l’exposition » (2022-2024), présentée au Musée d’archéologie Nice / Cimiez (lieu d’accueil des journées d’études). Des allers-retours avaient donc été faits entre la salle d’atelier et l’espace d’exposition. Lien du catalogue de l’exposition : https://hal.science/hal-05090654 (consulté le 12 juin 2025).

22 Nous paraphrasons ici Éric Dayre et David Gautier qui, dans L’art de chercher. L’enseignement supérieur face à la recherche-création (2020, p. 85), expliquent que parmi les « métiers du théâtre » figure « le métier de spectateur » auquel les étudiant·es doivent d’abord se former, pour se familiariser à « un type de narrativité », avant de se lancer dans l’écriture d’une pièce de théâtre.

23 KARA Helen, Creative Research Methods. A practical guide, Bristol, Policy Press, 2020, p. 43-44.

24 On pense notamment aux groupes littéraires le Nouveau Roman et l’OULIPO.

25 Cet exercice a initialement été publié dans sa version anglaise par la revue Punctum (n° 10 (2), 2024), dans l’article « The researcher-curator: What poieitic experience ? », coécrit avec Patrizia Laudati.

26 Un exemple de cette démarche est visible dans l’exposition Reset Modernity ! (Zentrum für Kunst und Medientechnologie, Karlsruhe, Allemagne, 2016). Les commissaires ont conçu un livret d’accompagnement, nommé « Field book », de sorte que les visiteur·es mènent leurs « propres recherches » tout au long du parcours. En lisant l’introduction de ce carnet (titré « How to use this field book »), on imagine le travail de réflexion que son écriture a dû nécessiter : y figure en effet « une brève description de chaque œuvre, accompagnée de la raison pour laquelle les commissaires ont choisi cette œuvre particulière et l’ont placée à cet endroit » (page 4). Il s’agit là d’un exemple d’exercice (expliciter ses choix) induit par la conception d’exposition. Carnet disponible en ligne : http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/RESET-MODERNITY-GB.pdf (consulté le 16 décembre 2024).

27 Si vous testez cet exercice, je serais ravie d’avoir votre retour d’expérience.

28 Expression utilisée par Yves Citton dans la postface de l’ouvrage d’Erin MANNING et Brian MASSUMI, 2018 [2014]. Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création. Traduction d’Armelle CHRÉTIEN, Paris-Dijon, ArTeC et Les Presses du réel, p. 118.

29 ACHARD Pierre, 1994. « L’écriture intermédiaire dans le processus de recherche en sciences sociales », Communications n° 58, p. 149-156.

To cite this article

Camille Béguin, «L’essai expographique : une tentative», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Dossier, Numéro 4, p. 111-123. URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1826.

About: Camille Béguin

Camille Béguin est docteure en sciences de l’information et de la communication. Ses travaux actuels portent sur l’exposition comme modalité d’écriture de la recherche. Dans le cadre d’une recherche postdoctorale « La Fabrique de la recherche par l’exposition » (2022-2024, UniCA), elle a conçu l’exposition temporaire Ils peignaient nos statues. Enquête au musée au musée d’archéologie de Nice/Cimiez (2024-2025). Ces travaux se poursuivent à l’Université de Liège autour d’un projet d’exposition pluridisciplinaire dans un contexte muséal universitaire (2025-2026). Contact : beguin.camille@gmail.com