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Yves Bergeron

« Le pouvoir de la muséologie sociale » ou le nouveau Décalogue de la muséologie. Essai sur la Déclaration de Córdoba

(Numéro 1 — Dans la marge)
Débats et Controverses
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1Fidèles à la tradition du MINOM, les membres ont adopté en 2017 la déclaration de Córdoba lors de la XVIII Conférence du MINOM en Argentine dont le thème reposait sur l’énoncé suivant : « Une muséologie qui n’est pas utile à la vie est une muséologie qui ne sert à rien ». Cette déclaration, que l’on pourrait qualifier d’audacieuse, s’inscrit dans la suite logique des déclarations du MINOM adoptées précédemment à Rio de Janeiro en 2013, à La Havane en 2014 et à Nazaré en 2016.

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Le poids de l’anthropocène

3Cette déclaration mérite qu’on s’y attarde dans la mesure où le recul de quelques années nous permet de mieux comprendre les fondements de la proposition de définition de musée présentée à la communauté du Conseil international des musées à Kyoto en 2019. On retrouve dans la déclaration de Córdoba l’esprit de la proposition de Jette Sandahl aux membres de l’ICOM. Son énoncé repose d’abord sur une série de constats dramatiques de l’état du monde. On y sent le poids de l’anthropocène. L’angoisse se cristallise autour des grands enjeux mondiaux que sont la démocratie, les droits de l’homme, la crise environnementale, les guerres et les injustices qui menacent l’équilibre du monde et de la nature, c’est-à-dire la terre mère. Les membres du MINOM reprennent d’ailleurs le concept de la « Pachamama » dans la cosmologie andine associée à la culture inca. Le patrimoine culturel immatériel de l’Amérique se trouve ainsi revalorisé rappelant du même souffle les liens historiques et le choc colonial des cultures entre le l’Ancien et le Nouveau Monde. Il est indéniable que cette référence mythologique réactualise la métaphore de la fertilité menacée. J’aime pourtant croire, comme l’écrivait le poète Leonard Cohen dans la chanson Anthem, qu’ « Il y a une fissure dans toute chose ; c'est ainsi qu'entre la lumière ». La culture et la poésie ont quelque chose en commun de magique qui permet d’apporter de la lumière dans nos vies malgré les prophéties de fin du monde. On aura compris que je suis sensible à l’analogie avec la Pachamama. Nous devons beaucoup en Amérique aux cultures des Premiers Peuples, notamment dans l’histoire du patrimoine et de la muséologie.

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5Ce qui est par ailleurs intéressant dans la déclaration de Córdoba, c’est que la muséologie y est présentée comme la démarche collective permettant d’endiguer les catastrophes environnementales et les injustices, car la mission du musée est effectivement d’être utile à la vie. L’institution muséale devient le lieu favorisant la promotion de la paix comme l’a chanté John Lennon avec un chœur improvisé dans la suite 1742 de l’hôtel « Le reine Elisabeth » à Montréal, le 1er juin 1969. « Give Peace a Chance » s’est rapidement inscrite au patrimoine mondial. Écrite à l’aube du mouvement de la nouvelle muséologie, elle synthétise l’esprit de cette époque de revendication populaire et le mouvement de la contreculture.  Elle est devenue l’hymne d’une génération et un moteur du changement qui a contribué à la fin de la guerre du Vietnam.  Le Musée des beaux-arts de Montréal en a fait une exposition mémorable en 2009 (Imagine. La ballade pour la paix de John et Yoko). Aujourd’hui, la muséologie poursuit la lutte pour la paix et la justice en s’opposant aux violences, au racisme, à l’homophobie, la lesbophobie, la transphobie, la xénophobie, la pauvreté, la précarité, le machisme, le sexisme, bref aux injustices que vivent les « les peuples indigènes, communautés paysannes, communautés urbaines populaires, noirs, femmes, enfants, communautés LGBT, migrants, immigrants, réfugiés, dans toutes leurs transversalités et entrecroisements, et tous ceux qui ne correspondent pas au modèle hégémonique ».

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7Si les définitions historiques du musée évoquent la délectation pour illustrer le plaisir, l’expérience muséale y est présentée comme ayant la capacité de toucher les émotions, de susciter la fraternité et d’engendrer la réciprocité, l’amour et la joie. « Give Peace a Chance ».

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9Pour avoir travaillé longtemps dans le monde des musées et pour enseigner la muséologie, je ne me souviens pas d’avoir rencontré des personnes qui ne partageaient pas ces valeurs de justice et d’équité. C’est d’ailleurs le sentiment que j’ai éprouvé lors de la rencontre d’ICOM Kyoto.

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Le mot en P qu’il ne faut plus prononcer

11La notion même de patrimoine, qui a depuis des siècles été au cœur du projet muséal, est maintenant considérée comme suspecte. Le patrimoine est devenu une notion hégémonique marquée du stigmate du patriarcat de sorte qu’il devient impossible d’englober les multiples couches de sens. La déclaration propose de redéfinir le patrimoine par de nouveaux termes comme le « fratrimoine » dont la définition proposée dans la déclaration permettrait d’intégrer à la fois les aspects propres à la culture, à la nature, au matériel et à l’immatériel. Les musées pourraient ainsi adhérer à une approche écosystémique du patrimoine et de la culture. Je croyais naïvement que c’était déjà le projet utopique de la muséologie. C’est ce que je décode quand je lis les historiens de la muséologie, dont Dominique Poulot, Krzysztof Pomian et Zbyněk Zbyslav Stránský. Enfin, comme le souligne Raymond Montpetit, le procès fait au terme patrimoine et à l'étymologie « pater » qui le sous-tend, paraît superficielle. Le terme « fratrimoine » « nie la question de la transmission entre générations, du passage temporel qui est essentielle dans le processus de patrimonialisation comme le mot "héritage" utilisé en anglais le dit bien  ». Si la décolonisation de la muséologie passe aussi par le vocabulaire, ne faudrait-il pas revoir chaque concept et réviser l’histoire des musées ?

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13J’ai apprécié la section « compromis » de la déclaration. Des verbes d’action qui incitent à créer des actions concrètes, à promouvoir des changements à l’intérieur du musée, à proposer des actions de travail collectif, collaboratif et solidaire, à créer des espaces transdisciplinaires, à promouvoir la muséologie sociale dans les espaces hégémoniques aux niveaux local, national et international, à développer des programmes qui sortent les musées de leurs murs où ils ne respirent plus, à incorporer un langage inclusif et libérateur, à réaliser des expositions qui pourraient générer davantage de justice sociale, « à diffuser et parler de la muséologie sociale dans nos espaces de travail ». J’anticipe le retour à l’enseignement après la pandémie pour en discuter avec les étudiants de muséologie.

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15Le terme « déclaration » n’est pas anodin. Le Trésor de la langue française nous rappelle que dans sa dimension politique et religieuse, il s’agit d’une « mise en forme écrite ou orale exprimant nettement la prise de position, la décision officielle d’un chef ou d’un groupe vis-à-vis d’un autre groupe, de l’opinion publique ou d’une personne ». Voilà qui traduit assez bien l’objectif de la déclaration pour la communauté muséale. En lisant le texte, je me suis rappelé la posture de Pierre Mayrand, qui fut un des premiers à donner des cours de patrimoine à l’Université du Québec à Montréal et qui a participé à la création du Mouvement pour la nouvelle muséologie. Il fut d’ailleurs l’un des co-auteurs de la déclaration de Québec en 1984. Pierre avait ce don pour invoquer le pouvoir des mots et des formules qui marquent les esprits. Il souhaitait toujours conclure une rencontre de groupe par une déclaration. Pierre s’affirmait fièrement comme altermuséologue. Il était toujours en mouvement et à la recherche de grandes causes à défendre.

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17Autre point intéressant dans cette déclaration, c’est l’écriture collective qui nous rapproche de la forme orale. Il y a dans cette déclaration une parenté avec la tradition orale et la culture populaire. La déclaration ancrée dans la culture d’une communauté nous arrive comme une évidence, comme si elle avait toujours été présente dans la vie des muséologues. Elle s’apparente d’une certaine manière au Décalogue qui nous ramène fondamentalement aux Dix paroles de la tradition du judaïsme et les Dix commandements de la tradition catholique. N’y a-t-il pas une forme de sacralité dans cette profession de foi ?

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19Depuis quelques années, on voit s’écrire le nouveau catéchisme de la muséologie comme l’a fait il y a une cinquantaine d’années le mouvement de la nouvelle muséologie. La discipline se formalise, précise ses valeurs, ses actions et ses conduites éthiques. Il y a là quelque chose de très intéressant dans cette tentative de refondation de la muséologie. Ne pourrions-nous pas y voir une nouvelle forme de schisme rappelant la réforme protestante qui appelait à un retour aux sources du christianisme et souhaitait rapprocher la religion de la vie sociale ? Je ne suis pas spécialiste de l’histoire des religions, mais ce qu’il faut retenir ici c’est l’image du chiisme, de la rupture avec l’autorité que nous pourrions mettre en parallèle avec le mouvement de décolonisation de la muséologie. Ne faut-il pas décoloniser les musées et la muséologie pour en faire émerger le meilleur ? Cette idée a de quoi réconforter. Ce qui m’inquiète par ailleurs, c’est d’imaginer ce que serait la contre-réforme de l’aile traditionaliste de la muséologie. Comme un mantra, me viennent à l’esprit ces mots de Lennon et de la foule qui l’accompagne d’une seule voix : « All we are saying is give peace a chance ».

Pour citer cet article

Yves Bergeron, «« Le pouvoir de la muséologie sociale » ou le nouveau Décalogue de la muséologie. Essai sur la Déclaration de Córdoba», Les Cahiers de Muséologie [En ligne], Numéro 1, Dans la marge, 171-174 URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=886.

A propos de : Yves Bergeron

Yves Bergeron est titulaire de la Chaire sur la gouvernance des musées et le droit de la culture au sein du département d'histoire de l'art de l’Université du Québec à Montréal.