Éloge de Marc Richelle (1930-2021)
Axel Cleeremans est membre titulaire de l'Académie royale de Belgique.
Xavier Seron est membre émérite de l'Académie royale de Belgique.
Résumé
Éloge de Marc Richelle, décédé le 6 janvier 2021. Psychologue, il a été professeur à l’Université de Liège et directeur de la collection de psychologie auprès de l’éditeur Mardaga. Il fut un des premiers représentants européens des approches comportementalistes en psychologie expérimentale.
Abstract
Eulogy of Marc Richelle, who passed away on January 6, 2021. He was a professor of psychology at the Université de Liège and director of the psychology collection at the Mardaga publishing house. He was one of the first European representatives of the behaviourist school in experimental psychology.
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Photo Philippe Molitor, 2008
2Marc Richelle est né à Verviers le 28 février 1930. Il décède à Goesnes le 6 janvier 2021, à presque 91 ans. Il est cadet de cinq enfants dans une famille de confession protestante. Son père et deux de ses oncles s’activaient à maintenir en vie une petite entreprise de tissage, alors que la crise de 1929 allait décimer l’industrie textile de la région. Lorsqu’il évoque son enfance, Marc Richelle la décrit austère mais heureuse. Le climat dévot dans lequel baignait la famille l’a conduit à lire, à relire et à commenter les textes religieux. Il attribue à cette fréquentation paisible mais analytique des textes bibliques son goût pour la littérature et pour la réflexion critique. À l’Athénée royal de Verviers, où il fait ses humanités gréco-latines, il fait partie des bons élèves et traverse ainsi sans difficulté les cycles primaires et secondaires avant de s’inscrire à l’Université de Liège en Faculté de Philosophie et Lettres dans la filière de philologie romane.
3Dès la première candidature, il est séduit par l’enseignement de Jean Paulus, un philosophe brillant et instruit qui donnait un cours d’Introduction à la Psychologie. Ce fut une révélation et l’occasion d’un premier contact avec la psychologie scientifique, la psychophysiologie, la psychologie sociale et l’anthropologie culturelle. Après cette rencontre décisive, Richelle décida qu’il allait, après ses études romanistes, se consacrer à la psychologie. En 1952, il termine sa licence avec la plus grande distinction, par un travail annonciateur de ses travaux à venir sur la psychologie du temps en rédigeant un mémoire de fin d’études consacré à « l’Humour chez Marcel Proust ». Il publie par ailleurs la même année son premier article, consacré au poème « El Desdichado » de Gérard de Nerval.
4Il part ensuite à l’étranger afin d’apprendre cette discipline à l’époque quasi inexistante en Belgique — il faut se rappeler, ici, que l’enseignement de la psychologie à l’université démarre seulement en 1949 à Bruxelles. À Liège, il faudra attendre 1967 pour voir les premiers diplômés terminer leurs études. Marc Richelle choisit de se rendre à Genève plutôt qu’à Louvain ou à Paris. Mais alors que chacun se rendait à Genève pour côtoyer à l’Institut de psychologie la figure prestigieuse de Jean Piaget, Marc Richelle manifeste déjà un besoin de liberté intellectuelle. Plutôt que d’inscrire ses études et ses premiers travaux au cœur de la dogma dominante, il est d’avantage attiré par le Professeur André Rey, — un enseignant au profil et à la communication plus modeste mais davantage ouvert à la psychologie clinique, à la psychophysiologie et à la psychologie comparée. Successeur de Claparède, Rey nous laissera sa « Figure Complexe », un test encore utilisé aujourd’hui afin d’éprouver la mémoire épisodique et les habiletés visuo-constructives.
5C’est avec Rey que Richelle se frotte à la rigueur méthodologique, à l’examen minutieux des données empiriques et aux contraints qu’elles exercent en retour sur les propositions théoriques. Au cours de ce séjour à Genève, Richelle participe également, sous la direction de Rey, à des recherches de terrain en psychologie sociale à propos de l’émigration de jeunes juifs nord-africains dans l’état d’Israël. Assistant de 1953 à 1955, il obtient sa Licence en Psychologie de l’Université de Genève en 1954.
6De retour en Belgique, après son service militaire qu’il réalise au Centre de Recherches Psychotechniques de l’Armée en 1957, Marc Richelle réalise une thèse de doctorat d’orientation anthropologique dont l’objectif était d’étudier les aspects psychologiques de la migration des ruraux vers les villes au Katanga. Il soutient cette thèse en 1959 et obtient donc le titre de docteur en Philosophie et Lettres (Psychologie), avec la plus grande distinction. Le travail lui-même sera publié quelques années plus tard sous le titre Aspects Psychologiques de l’Acculturation. Marc Richelle deviendra ensuite Chef de Travaux, puis Chargé de Cours Associé entre 1962 et 1965, et enfin Professeur Ordinaire de Psychologie Expérimentale de 1965 à 1995.
7À l’époque de la fin de son doctorat, et grâce à une bourse de la Belgian American Educational Foundation, Marc Richelle accomplit plusieurs séjours de longue durée aux États-Unis pour compléter sa formation de psychologie expérimentale dans le Department of Experimental Psychology à l’Université de Harvard. C’est là qu’il rencontrera, dans les sous-sols de la chapelle néo-gothique Memorial Hall, quelques-uns des psychologues les plus éminents de l’époque dont, en particulier, Burrhus Frederic Skinner, rencontre qui influencera toute sa carrière ultérieure.
8Après ce grand écart entre Rey et Piaget d’une part, et Skinner d’autre part, Richelle, revenant des États-Unis, a l’opportunité de s‘installer dans quelques locaux qui lui seront prêtés par le département de pharmacologie de l’Université de Liège, au boulevard de la Constitution. C’est là qu’il va créer le premier laboratoire de Psychologie Expérimentale à l’Université de Liège et c’est là qu’il installera les toutes premières cages de conditionnement — les fameuses « boîtes de Skinner » — sur le continent européen. C’est dans ce lieu qu’il passera l’essentiel de sa carrière jusqu’au déménagement de l’Université au Sart Tilman. C’est toujours là qu’il dirigera d’importantes recherches en psychopharmacologie comportementale et sur la psychologie du temps. C’est dans ce lieu peuplé de rats, de chats, de pigeons et de quelques chiens que des cohortes successives d’étudiants et de chercheurs apprendront le fondement des méthodes expérimentales en psychologie de l’apprentissage.
9Mais Marc Richelle n’allait pas limiter sa carrière aux recherches sur l’animal. Il va progressivement ouvrir son enseignement et son laboratoire à un ensemble beaucoup plus étendu de thématiques. Richelle ne sera pas l’homme d’un seul domaine mais un savant curieux et éclectique. Ainsi, à côté des travaux qu’il conduit dans la lignée du conditionnement, à côté de son enseignement de l’Anthropologie Culturelle, il fera, avec ses doctorants et ses collègues, des incursions brillantes dans les domaines de la psychologie du langage, du développement de l’intelligence, de la créativité, de la psychopathologie et de la neuropsychologie. Au cours des années 1970, il travaille, avec Helga Lejeune, sur la question jusque-là fort peu investiguée de la perception du temps chez l’animal. Dans chacun de ces domaines, il va orienter et guider ses meilleurs étudiants, qui deviendront pour la plupart des scientifiques reconnus qui partiront à l’étranger (aux États-Unis, En France, en Suisse, en Angleterre,) pour y développer leurs recherches. Nombreux parmi eux garderont avec leur maître des relations tant amicales que scientifiques.
10L’ouverture intellectuelle de Marc Richelle et sa volonté de mettre en rapport critique les grandes orientations théoriques de la psychologie scientifique de son époque le conduiront à participer à de nombreux congrès et à établir des contacts avec l’ensemble des maîtres de la psychologie de la fin du XXe siècle. Il joua de la sorte un rôle important au sein de l’Association de Psychologie Scientifique de Langue Française, l’ASLP, où il eut l’occasion de côtoyer les psychologues importants de l’époque, tels que Fraisse, Piaget, Zazzo, Oléron, ou Reuchlin.
11Et c’est ainsi que lorsqu’il prit sa retraite, Paul Fraisse, le maître de la psychologie expérimentale à Paris Descartes lui demandera de devenir le secrétaire général de cette société, tâche que Richelle accomplira avec dynamisme pendant 18 ans en veillant à y organiser tous les 2 ans des séminaires thématiques de très haut niveau.
12Marc Richelle établi également des relations privilégiées avec les psychologues espagnols au cours d’une année sabbatique offerte par le FNRS. Il restera ainsi environ une année en Espagne, séjournant à Grenade, à Barcelone et à Madrid. Il fut à cette occasion associé au « Groupe de Compostelle des Universités Européennes », dont il allait assumer la première Présidence de 1995 à 1999. Enfin, alors que sa formation initiale dans une Faculté de Lettres aurait pu le tenir à l’écart des sciences de la nature, Marc Richelle va au contraire accorder une très grande attention à la biologie et aux sciences du vivant en général. Il sera très tôt interpellé par les rapports nature-culture, par l’existence de contraintes issues de l’organisation neurobiologique et du génome sur les comportements et sur les capacités d’apprentissage. Au travers de ce cheminement intellectuel, il établira des relations scientifiques étroites avec les éthologistes de son université et les psycho-physiologistes français qui ont joué un rôle important dans le rayonnement de la psychologie française.
13Ce rôle central de Marc Richelle dans la dynamique intellectuelle de la psychologie dans le monde francophone explique pourquoi, alors qu’il est lui-même éditeur en Belgique, les Presses Universitaires de France lui confient avec deux collaborateurs français l’édition du nouveau Traité de Psychologie Expérimentale — un ouvrage de plus 1700 pages en deux tomes qui réunira plus de 40 collaborateurs.
14Cette ouverture au niveau des recherches, Marc Richelle va la prolonger par un travail éditorial considérable de vulgarisation scientifique. Dès 1961, alors qu’il n’a que 30 ans, il entre en contact avec un petit éditeur bruxellois, Charles Dessart, avec qui il crée une collection intitulée Psychologie et Sciences Humaines. Cette maison d’édition, reprise plus tard par l’éditeur liégeois Pierre Mardaga, publiera sous sa direction plus de 300 volumes et deviendra une des maisons francophones parmi les plus importantes en psychologie. Alors qu’à cette époque le monde de l’édition est dominé par la publication d’ouvrages d’orientation psychanalytique avec les œuvres de Freud, de Lacan, de Dolto et d’autres émules, la maison Mardaga, sous la houlette de Richelle, élargit le paysage et offre au lectorat francophone l’occasion d’écouter d’autres voix plus ouvertes à la psychologie scientifique et à une psychologie clinique moins soumises aux dogmes dominants.
15Richelle éditeur, bien sûr, mais aussi écrivain. Ainsi à côté de nombreux articles — plus de 250 ! — sur ses travaux scientifiques, à côté de l’édition de traités et de collaborations scientifiques à des dictionnaires, il publiera lui-même plusieurs ouvrages originaux, critiques et parfois provocateurs à propos de la psychologie contemporaine. Grand connaisseur des principaux courants théoriques qui ont traversé la psychologie au cours du siècle passé, ses ouvrages ont questionné à la fois le bien fondé des pratiques cliniques — c’était le cas de son livre intitulé Pourquoi les psychologues ?, et discuté les approches scientifiques et empiriques dont elles se réclament, comme ce fut le cas par exemple pour son ouvrage intitulé Skinner ou le péril Behavioriste ou encore Défense des sciences humaines : vers une desokalisation ? ; ce dernier ouvrage ayant d’ailleurs été retravaillé par Marc Richelle pour la collection « Transversales » de l’Académie, dans laquelle il parut en 2017 sous le titre Sciences Humaines. N'y a-t-il que des imposteurs ?
16Les travaux de Marc Richelle et de ses collaborateurs, ainsi que son rôle déterminant dans la diffusion des théories comportementales de Skinner lui vaudront une renommée internationale qui fut récompensée par de nombreuses distinctions. Docteur Honoris Causa de l’Université de Lille 3 - Charles de Gaulle, de Genève, de Coïmbra, de Lerida et de Lisbonne, membre étranger de l'Academia das Ciencias de Lisboa et de la Real Academia de Ciencias Morales y Políticas à Madrid, Marc Richelle fut également lauréat du Prix Quinquennal Ernest John Solvay du FNRS en 1990.
17Qu’il me soit enfin permis pour terminer cet éloge d’évoquer la présence de Marc Richelle au sein de notre Académie et mes rencontres avec lui. Élu correspondant le 9 janvier 1995 et membre de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 7 mai 2001, Marc Richelle fut élu Président de l’Académie et Directeur de notre Classe en 2009 et 2010.
18J’ai rencontré Marc Richelle pour la première fois il y a seulement onze ans, en 2009. Peu après notre rencontre, nous avons entamé un long dialogue, rythmé par nos réunions mensuelles ici et à la Fondation Universitaire. Ces rencontres furent, au cours des dernières années de la vie de Marc Richelle, animées par l’ambition d’écrire ensemble un ouvrage consacré à la question de la conscience.
19En effet tout behaviouriste qu’il était, Marc Richelle demeurait fasciné par la question des rapports entre le corps et l’esprit, fasciné par la question de savoir comment l’activité biologique du cerveau produit nos états mentaux. En 1996 déjà, il écrivait un article intitulé « Les avatars de la conscience » qui sera publié dans le Bulletin de la Classe. À ce moment, nous étions véritablement au tout début du renouveau d’intérêt pour cette question fondamentale qui domine aujourd’hui le paysage des neurosciences cognitives. Marc Richelle m’a fait lire ce texte en 2010, et je fus stupéfait par l’acuité dont il avait fait preuve quinze années plus tôt, en réussissant en quelques pages à survoler un domaine pourtant fort complexe et surtout, en transformation radicale au moment même où Marc Richelle s’y intéressa. La lecture de cet article fut à l’origine de notre projet d’écriture qui ne se matérialisera malheureusement pas de son vivant, non pas à cause de sa santé déclinante, mais plutôt à cause de mon propre emploi du temps. Cet ouvrage vient cependant d’être publié à titre posthume par les éditions Mardaga grâce à la collaboration de plusieurs auteurs belges et étrangers et grâce au travail éditorial et à la ténacité de son élève, ami et complice Xavier Seron et de Philippe Richelle. Il est intitulé À la recherche de la conscience — un beau titre qui fait hommage à l’infatigable cherchant que fût Marc Richelle.
20Au-delà du savant, nos rencontres m’ont permis de découvrir un peu plus ce confrère apprécié de tous ; un homme qui sous des dehors réservés, aux allures parfois un peu austères, s’avérait rapidement, pour tout qui a eu la chance de le connaître d’un peu plus près, être quelqu’un d’authentiquement chaleureux et bienveillant. La figure de Marc Richelle manquera à la classe. Incarnant une manière particulièrement élégante et érudite de réaliser l’union entre les sciences humaines et les sciences du vivant, Marc Richelle nous laisse le souvenir d’un confrère brillant, ouvert au dialogue mais ferme dans ses convictions, et d’une honnêteté intellectuelle parfaite1.
Notes
1 Éloge prononcé par Axel Cleeremans à la séance de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique du 7 novembre 2022.