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- 2019 / 2 : Les frontières de la re-présentation
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La performance du cri - une nouvelle scène des arts vivants au musée
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Il s’agit de s’intéresser aux nouvelles relations possibles entre les arts de la scène et les espaces muséaux, qui incluent la participation sensible des visiteurs. Les cris proférés par les performeurs étudiés par cet article manifestent l’urgence d’inventer une sortie radicale de la re-présentation et de relier de manière sensible les objets exposés à des événements du monde et au vivant. Le cri, dans ce type de parcours poétique au musée, rassemble la puissance vibratoire des corps, du populaire, du non artistique, du marginal et de l’altérité, pour créer une nouvelle scène artistique.
Abstract
The paper focusses on new relations between performing arts and museum spaces, which include the sensitive participation of the visitors. The cases of cries of the performers studied here, express the intention to leave a certain idea of show and art exhibition, through the sensitive action of connecting the works to particular events in the world and to the life. In this type of poetic process, to create a new and artistic stage.
Inhoudstafel
1Quelles nouvelles relations pouvons-nous tisser aujourd’hui entre les arts de la scène et l’espace muséal ? Il ne s’agit pas de s’intéresser à la construction d’une scène éphémère par un musée dans le but d’organiser une performance avec des artistes des arts du spectacle vivant, pour un public de spectateurs qui se placerait dans la salle comme au théâtre. Car ce dispositif ne convient plus à de nombreux musées, notamment le BPS22, le musée d’art de la Province de Hainaut en Belgique. Recevant le 28 mars 2019 dans ce musée les participants au colloque1 Frontières de la re-présentation, son directeur Pierre-Olivier Rollin souligne la difficulté d’inviter des danseurs ou des acteurs pour une performance dans l’espace du musée, car le public reproduit aussitôt le comportement et la disposition classique scène/salle auxquels il est habitué en venant à un spectacle.
2Pourtant, lorsque Pierre-Olivier Rollin nous guide dans l’une des salles de l’exposition en cours consacrée à l’installation de l’artiste russe Andrei Molodkin, Young Blood (2019)2, nous sommes aussitôt questionnés de manière radicale sur notre manière d’être habituelle dans un musée. Il devient quasiment impossible de stationner ou de marcher calmement devant ces objets exposés. Tout le dispositif est fait pour provoquer une réaction extrême proche d’un malaise, d’une fuite ou d’une empathie composée de micromouvements chaotiques qui nous prennent à la gorge ou au ventre. Soudain, je ne marche plus, je danse, ou plutôt je suis dansée par les mouvements rythmiques générés par du sang humain, que je vois mis sous pression dans des tuyaux transparents et dans des blocs de plexiglas, puis simultanément filmé et projeté en direct sur d’immenses murs blancs3. Les bruits irréguliers générés par les martèlements de ces pulsations sont amplifiés à la limite du supportable, ils transforment mon corps en caisse de résonnance, suscitant un désaccord profond avec les battements de mon propre cœur. Mon pas se fait irrégulier, fragile, chancelant, rythmé par ces murs vivants qui me renvoient autant à l’intimité de mes affects et des flux sanguins qui m’habitent, qu’à la violence réelle générée par les murs-frontières érigés actuellement dans le monde4.
3Il ne s’agit plus d’une visite muséale conventionnelle mais d’un parcours qui engage un regard vivant et qui exige d’affirmer une posture ou un geste de réaction. En traversant cette salle d’exposition, je profère une multitude de cris intérieurs, et je demeure un long moment interdite devant ce mur. Les limites entre fiction et réalité s’estompent, invitant le visiteur à un geste performatif puisqu’un fauteuil vide et une table avec tout le matériel médical attend le prochain donneur de sang susceptible de vivifier cette installation. Quels sont les enjeux actuels d’une telle performance qui inclurait le visiteur sur une nouvelle scène des arts vivants au musée ?
Le cri, un fondement de la théâtralité et une ouverture à l’altérité
4Ce genre d’expérience est en profonde résonnance avec notre projet collectif Créons au musée5. Depuis plusieurs années, dans le cadre de projets de recherche Labex Arts-H2H et EUR ArTeC à l’université Paris 86, nous avons proposé à plus d’une centaine de jeunes chercheurs en arts de la scène de jouer le rôle de visiteurs créateurs dans des lieux d’expositions, pour exprimer ce que les jeunes souhaitent transformer dans les musées du xxie siècle. Il est question de la transformation provisoire du lieu d’exposition en une scène inventée par ces artistes, sur laquelle se produiraient en même temps les visiteurs, les acteurs et les œuvres. Comment brouiller les frontières entre des types de déplacements habituels dans ces espaces de déambulation – avec de longues stations debout – et les gestes dansés, joués, rythmés qui sont proposés par des acteurs danseurs pour être partagés avec les visiteurs ? Dans un musée, nous savons combien les comportements sont réglés et surveillés. Le visiteur est conscient que certains gestes lui sont interdits, il ne peut pas toucher les œuvres, ni courir ou parler haut et fort. Notre premier ouvrage collectif Créons au musée7 montre à quel point ces jeunes acteurs visiteurs sont catégoriques : leurs performances fabriquent un hors les murs. Ils s’arrêtent devant un objet exposé lorsqu’ils sont saisis par sa résonance avec une actualité du monde, qui vient lui donner sens. Par leur jeu d’acteur, ils invitent les visiteurs présents à dissoudre les frontières entre ce qu’ils vivent ensemble in situ et un événement particulier qui se passe en dehors du musée, un fait de société qui n’est pas suffisamment pris en considération. Avec Young Blood, Andrei Molodkin cherche à exprimer un tel langage des jeunes :
« Quand j’étais soldat dans l’armée soviétique, on me demandait de sacrifier mon corps et mon sang à une idéologie que je ne contrôlais pas, une idéologie qui a échoué. Dans Young Blood, je ne présente pas au public une idéologie, mais le langage de la jeune génération, la réalité actuelle »8.
5Pour pouvoir ainsi projeter leur sang transfusé dans cette installation, il est proposé aux donneurs de choisir une parole de rap issue du Drill et censurée par les médias britanniques. Andréi Molodkin donne ainsi à voir une forme d’expression de la violence par un groupe de jeunes artistes marginaux et précarisés, que la société exclut sans la résoudre9. Voici l’image d’un de ces textes projeté sur l’un des immenses murs blancs de la salle d’exposition, contenant la phrase « The walls turn red ». Le fait que des murs puissent ainsi rougir interroge la capacité de l’art à provoquer des réactions extrêmes en chacun de nous, de manière sensible et intime, et sa vocation à rendre visible ce qui est laissé pour compte.
Andrei Molodkin, Young Blood (2019), Musée BPS22, Charleroi10
6Nos propositions de parcours dans le projet Créons ensemble au musée invitent aussi les visiteurs à transformer certaines de leurs attitudes conventionnelles au musée par une attention focalisée sur des perceptions kinésiques et sur leurs affects. Les pratiques savantes de l’acteur sont précieuses pendant ces infiltrations dans le grand public, pour choisir le moment juste de son surgissement et pour partager ce que chacun ressent devant un objet particulier, ce avant toute démarche didactique. Parmi les dizaines de performances que nous avons vécues dans ces lieux, le geste le plus frappant est celui qui s’accomplit en poussant des cris en plein milieu d’un parcours muséal. Par cette transgression des règles de circulation au musée, le cri saisit viscéralement et totalement le visiteur alors occupé à contempler une œuvre. L’acteur crie ce que l’œuvre lui fait, comment elle le touche, et en même temps, il joue l’urgence de partager ce cri. Cris de ravissement, de joie extrême, de souffrance, de révolte ou de terreur, ces manifestations sonores ouvrent un instant au visiteur – tel un dispositif de l’extrême – la possibilité de s’exprimer et de voir autrement au musée, de s’ouvrir à l’altérité, à l’étrange, voire à l’inquiétant. Ce processus exprime l’un des fondements de la théâtralité : allier la puissance fictionalisante et donc créative de la voix, à la réalité du cri qui joue sur et avec nos affects. Le cri vient ainsi court-circuiter ce qu’on croit être le rôle de visiteur dans un musée. Artaud nous rappelle dans Le théâtre et son double, ce qui est spécifiquement théâtral : le langage physique, dont les cris font partie, privilégiant les signes et non plus les mots11. Le travail du souffle propre à « l’athlétisme affectif » permettrait à l’acteur de retrouver « les bases organiques » de ses émotions12. Il érige à ce titre le théâtre balinais comme un modèle de « tout ce qui fait le théâtre : […] mouvements, formes, couleurs, vibrations, attitudes, cris […] ». Quels moyens l’acteur se donne-t-il actuellement au musée pour partager l’organicité de son regard et de son geste à l’instant même de son jeu et par la vertu de sa présence ? Peut-il ainsi déjouer la crise actuelle de l’hyper représentation13 ? Certaines des expériences que nous avons menées dans les musées pourraient amorcer une réponse, posant comme condition un double mouvement : l’acteur joue le rôle du visiteur et transforme le visiteur en acteur créateur.
Une minute de danse et de cris au Palais de Chaillot sans efficacité spectaculaire
7Selon le penseur et théoricien de la littérature Yves Citton, l’attention que nous pouvons porter à notre propre présence alliée au pouvoir de notre imagination constituerait notre seul mouvement de liberté. Dans son ouvrage Renverser l’insoutenable, en résonance avec les recherches de Guy Debord, Jean Baudrillard, Paul Virilio et Giorgio Agamben, il propose une politique des gestes capable de résister à notre société régie par le spectaculaire et ses stratégies de simulacre et d’illusion : « en tant qu’il peut intégrer une dimension de fiction et de jeu sans annuler sa force de propagation, le geste ouvre donc un espace de variation par rapport au donné extérieur et intérieur [...] »14. Cette liberté relative s’accomplit selon lui notamment dans la performance de type queer qui permet, selon Judith Butler, de reconfigurer nos gestes par « le choix des rôles que nous adoptons et dans la façon que nous avons de les jouer »15. Yves Citton qualifie de théâtralité un tel espace de jeu : « comme le suggère si bien l’étymologie ambivalente de l’actor, le performer est celui qui agit (sur la réalité) par le fait de jouer un rôle (partiellement fictif) »16.
8La danseuse contemporaine Nadia Vadori-Gauthier impliquée dans notre projet Créons au musée depuis 2015, et la clarinettiste et chanteuse Sylvie Duthoit, ont proposé le 30 mars 201617 une minute de danse et de cris dans une salle du palais de Chaillot alors inaccessible au public, celle des Quatre colonnes-Passy, avec des collections issues de l’Art déco, des toiles et des sculptures de Paul Léonard Durousseau. Cette danseuse filme chacune de ses minutes de danse et les poste aussitôt sur les réseaux sociaux et sur son site. Ce medium de l’image différée atténue certes l’effet saisissant de ces cris sur celui qui les écoute, mais la performance provoque une multitude de réactions et de sensations extrêmes et met à l’épreuve notre capacité empathique à tolérer ou à refuser de tels sons, qui viennent rythmer notre attention au lieu et aux œuvres exposées.
9L’ouvrage Résonance du sociologue et philosophe Hartmut Rosa nous permet de comprendre un tel processus de réception. La peur et le désir y sont présentés en tant que formes élémentaires de notre relation au monde, qui est simultanément d’ordre physique et de l’ordre de l’évaluation cognitive. Devant une œuvre au cours d’une visite muséale, ou devant cette minute de danse, nous aurions ainsi le choix entre deux comportements : attractif ou répulsif. L’auteur montre que parmi ces deux manières d’être dans le monde, qu’il nomme oasis et désert, ou encore recherche de résonance et crainte de l’aliénation18, c’est l’expérience esthétique de la nature qui exprime le plus cette « résonance profonde » du monde, qui est avant tout celle d’un monde chantant19, capable d’occulter la peur de l’autre, de l’inconnu. Il entend par résonance une forme de relation dans laquelle « le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. La résonance n’est pas une relation d’écho mais une relation de réponse »20 […] « Un monde meilleur est possible, un monde où il ne s’agit plus avant tout de disposer d’autrui mais de l’entendre et de lui répondre »21.
10Nos performances au musée créent de la résonance en alternant chant, paroles et cris. Le cri au musée est une expérience saisissante de ce jeu d’attraction et de répulsion qui engage tout l’être à résonner avec son milieu, physiquement, dans l’urgence et en quête d’harmonisation. À partir de sa formation en pratiques somatiques BMC22, Nadia Vadori-Gauthier exprime ces cris en tant que
« parts d’affects, parts d’inconscient, parts vibratoires du monde, de l’impersonnel, de l’indéfinissable, dans cet air chargé de l’ancien, de mémoires collectives. Ce lieu nous danse, la connexion est première, elle génère ce que nous faisons, nous devenons medium de translation de ces matières. Les cris émis par Sylvie Duthoit se lient à mes organes en tant que caisse de résonance, à mes os comme des cordes d’instruments, et à mes glandes endoctrines lorsque les sons deviennent cristallins »23.
11Sylvie Duthoit a engagé une recherche organique liée à ses sensations : « c’est une chose qui est dans mon ventre et qui doit être dite. Un sentiment d’urgence, lié aux affects, aux émotions, un langage d’avant le langage »24. Dans cet entretien à France-Culture du 15 février 2019, elle nous raconte qu’elle n’a pas appris à chanter, mais elle a travaillé des sons, qu’elle qualifie « d’extrêmes », avec des percussionnistes des théâtres traditionnels japonais nô et bunraku. Ils émettent des cris gutturaux avant ou après leurs frappes percussives, indiquant le degré dramatique de la situation et le caractère du personnage principal. La séparation entre la voix et le corps dans le théâtre de marionnettes bunraku, intensifie la prééminence de la matérialité des corps et des objets en présence et en action, sur la fonction du signifié des mots.
12Dans cette salle du Palais de Chaillot, les deux artistes dansent : l’une bouge davantage sur la voix de l’autre sans rôle particulier à jouer. L’expérimentation des effets du cri sur nous-mêmes focalise toute l’attention pendant cette minute. Le cri ne renvoie à rien d’autre qu’à cette résonance avec un lieu inconnu. Le cri joue, cherche une multitude de sens possibles, explore les réactions sans s’arrêter à aucune. Nous percevons comment la présence de l’acteur, sans efficacité spectaculaire, est une expérience singulière de la vibration cellulaire, qui décloisonne les frontières culturelles, les limites entre humain et non humain. Cette pratique a un enjeu politique25, que Nadia Vadori-Gauthier exprime ainsi dans sa thèse : « Elle nous conduit en effet à penser des espaces et des scènes où l'on ‟ne montre pas”, où l'artiste n'est pas affiché ou consommé et où le public n'est pas consommateur ou juge, mais où des relations s'établissent induisant des intensités partagées, non déterminées à l'avance »26.
Regards et sons déplacés, exposés, affectés : la fonction anti-représentative du théâtre
13Ces performances muséales existent ainsi dans un entre-deux, et leur fonction liminale ne renvoie pas à un ailleurs fictionnel mais à un être-ensemble lié à un état du monde, qui met sur un plan d’égalité les dimensions intimes, synesthésiques, sociales, culturelles et politiques. Ce genre de création implique à la fois une action subjective et un partage collectif avec les personnes présentes, ouvrant à une multitude d’interprétations possibles de l’objet exposé. Dans toutes les propositions de ces jeunes artistes chercheurs impliqués dans le projet de recherche Créons ensemble au musée, un geste surprenant et inhabituel précède puis accompagne le cri ou la parole. Ce mouvement mineur mais contagieux, déplacé dans un tel contexte, transforme le regard et ouvre une attention particulière au corps et à ses affects. Le cri rend ainsi inséparables les expressions sonores et physiologiques de l’attention portée à l’objet et à ce qui l’entoure, l’essentiel étant de la partager à plusieurs.
14Cette expérience rejoint la proposition de Gilles Deleuze dans Superpositions, de créer une « fonction anti-représentative » du théâtre, de « constituer en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme potentialité de chacun »27 ; « Être un étranger, mais dans sa propre langue »28 […] « C’est à ma propre langue que je dois imposer l’hétérogénéité de la variation, c’est en elle que je dois tailler l’usage mineur, et retrancher les éléments de pouvoir ou de majorité »29. Cette intensité extrême dans « l’empêchement » de dire haut et fort ou de se faire comprendre par le seul cri, concerne aussi les gestes « trop rigides ou excessivement mous »30. Les performances disent quelque chose de l’œuvre par le frottement à une résistance, par une déformation de la langue et de nos gestes habituels. Pour Gilles Deleuze, on ne repasse jamais deux fois par le même geste, quand l’intensité de variation est assez grande et quand l’attention se focalise sur elle, ce qui nous permet d’être créatif ; autrement dit, la performance gestuelle se résume dans la formule suivante : « rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses et pas de forme »31. Ce processus crée d’énormes tensions. Dans l’espace muséal, l’artiste des arts de la scène se sent dans un lieu étranger, une scène presque impossible car l’espace vide dans les salles est très restreint. Le performer va à son tour rendre l’objet exposé étranger au regard du visiteur, le déplacer, lui proposer un jeu a priori loin de sa fonction de visiteur. Quant à l’objet exposé, il deviendra minoritaire dans le processus de rencontre entre tous les éléments hétérogènes, jouant le rôle de simple maillon dans l’expérience collective. Une expérience témoigne particulièrement de ce processus, celle du parcours poétique proposé par les jeunes artistes chercheurs de Paris 8 le 14 novembre 2018 au musée national des arts asiatiques-Guimet. Une étudiante s’arrête devant le linteau32 de l’un des sanctuaires cambodgiens du Prasat Kok Po (sur le site d’Angkor), représentant une cosmogonie. Cette frise comprend des personnages monstrueux la gueule grande ouverte, reliés ensemble sous leurs bras par le corps ondulant d’un immense serpent cosmique.
15Frappée par « le flux énergétique » généré par cette sculpture, Climène Perrin se retourne vers le groupe de visiteurs, imite l’expression de ces personnages, profère un cri grimaçant, puis bras dessus-dessous avec son voisin, elle lui passe le cri, qui est répété par chacun de manière singulière, jusqu’à ce que le groupe forme un cercle et émette à l’unisson ces cris, de manière ludique et énergique. Cette proposition est en résonance avec la théorie de Gilles Deleuze selon laquelle « les relations sont au milieu, et existent comme telles »33. Cette performance ne s’est pas référée au déroulement d’un récit mythologique, ni à sa recontextualisation et elle a encore moins prétendu à un transfert culturel. Crier dans un « milieu » qui nous rassemble, efface l’idée même d’extériorité. Nous avons échangé nos cris et nos affects dans un mouvement circulaire et vivant, où nos bras noués jouaient – et non re-présentaient – le serpent cosmique sculpté sur le linteau. Notre cercle constituait une interforme mobile et éphémère, dans le sens où l’entend Nicolas Bourriaud, lorsque « les éléments hétérogènes s’effacent au profit de la forme que prend leur rencontre dans une nouvelle unité »34. Il s’agissait de performer cette cosmogonie du monde khmer comme un acte collectif d’individus ne se connaissant pas et de l’accomplir dans l’instant, celui d’une ronde vouée à disparaître dans l’étape suivante de ce parcours poétique. Pourquoi valoriser une telle alliance spontanée entre création et dissolution ? Cette performance muséale inclut la question sensible des peuples exposés à disparaître, sujet de l’ouvrage Peuples exposés, peuples figurants35 du philosophe Georges Didi-Huberman. En effet, notre parcours poétique dans la grande salle khmère du musée national des arts asiatiques-Guimet a été précédé d’un rappel du génocide perpétré par le régime khmer rouge de 1975 à 1979, qui venait tout juste d’être reconnu comme tel par la communauté internationale. Nos performances muséales liées au cri sont souvent indissociables d’un désir de témoigner d’une situation intolérable dans le monde. Celles qui ont été accomplies devant La Porte de l’enfer de Rodin en constituent un autre exemple.
Rodin, Le Cri, La Porte de l’enfer
16Dans l’exposition sur le Centenaire de Rodin au Grand Palais, le 22 mai 2017, nous proposons aux visiteurs un parcours poétique36 devant L’immense Porte de l’enfer37, qui comprend un grand nombre d’œuvres singulières, dont certaines sont en lien avec le recueil poétique Les fleurs du mal de Baudelaire38. Les jeunes artistes chercheurs utilisent plusieurs fois le cri comme medium entre le visiteur, la sculpture, et un milieu social actuel, notamment celui des femmes prostituées dans la zone portuaire de Rio de Janeiro39. Les visiteurs sont invités par des gestes, à refaire et à défaire certaines sculptures, qui sont des mouvements douloureux physiquement. Tel est le cas de La Méditation sans bras, qui a d’abord été nommé par Rodin Femme damnée, puis dessinée à la fin du poème La beauté dans Les Fleurs du mal, et qui s’appellera plus tard Voix intérieures, l’une des muses dans le Monument à Victor Hugo. Il est intéressant d’expérimenter cette résonance entre la posture de méditation et nos voix intérieures, devant une œuvre qui est pour Rodin la même que celle d’une femme damnée, ou encore de la figure hybride de La Faunesse, remplie selon Baudelaire de cris et de pleurs40. Développer le mouvement suggéré par la sculpture et vibrer en écoutant un cri, invite le visiteur à devenir un acteur vivant de l’exposition, hors de toute représentation et fixité, ce que Rodin considère comme la vocation de l’art : la « métamorphose », car « le mouvement est la transition d’une attitude à une autre »41, et l’œuvre indique « comment insensiblement la première glisse à la seconde »42. Les visiteurs-acteurs accomplissent des gestes quotidiens suggérés par ces sculptures de La Porte de l’Enfer pour vivre son processus de création, mais aussi notre propre inventivité à changer nos gestes mécaniques en gestes conscients : se coiffer, s’asseoir pour réfléchir, embrasser, marcher en rythme, méditer, ou encore s’agenouiller. De quoi s’étonner, s’émerveiller dans le sens où l’entend Brecht dans son théâtre de « l'effet d'étrangèreté » qui traduit le concept de Verfremdungseffekt selon le philosophe et poète Philippe Tancelin :
« Le mot fremd vient du vieil allemand fram qui veut dire le passant, celui qui passe, celui dont on ne sait d'où il vient ni où il va mais qui provoque des questions sur son passage, celui qui au regard de nos représentations dominantes, suscite curiosité et attente. Le Verfremdungseffekt est un effet qui consiste à rompre avec ce que l'on croyait connaître (c'est une rupture avec la familiarité, c'est à dire avec cette conduite qui consiste à uniformiser ce qui advient). Ainsi « l'effet V » nous livre autrement le familier et suggère une recherche sur cet autrement apparu. Il y a également dans le Verfremdungseffekt un paradoxe. Il consiste à signifier que plus les choses nous sont familières et moins nous les connaissons, moins nous imaginons leurs potentialités »43.
17En mettant en résonance un événement lointain du monde et l’univers familier ou intime de chacun, les performances que nous menons dans les musées ouvrent notre regard à l’étrangèreté de ce qui nous semblait connu et à la vivification de notre désir de connaître le monde autrement. Parfois il suffit d’un geste collectif au musée pour créer la dynamique de cette résonance sensible. Le cri sculpté par Rodin est ainsi capable d’arrêter le visiteur dans son parcours et de provoquer un tel comportement inhabituel. L’expérience relatée par Philippe Sollers44 montre que cette urgence de tisser un lien entre une œuvre exposée et ce que qu’elle fait résonner dans le monde actuel – et dans notre représentation du monde – est essentielle et peut même générer un nouveau genre de rituel contemporain au musée. Il raconte qu’à Düsseldorf, dans le cadre d’une rétrospective Rodin à la Kunsthalle, il découvre la sculpture Le cri, qui a été placée au milieu de dessins érotiques de Rodin :
« Une Camille Claudel très douloureuse, au centre, hurlante, portant plainte pour l’éternité. Je m’approche et je vois, ô stupeur !, que le sol autour de cette sculpture, elle-même au centre des dessins érotiques, était couvert de pièces de monnaie. J’enregistre donc la naissance d’un culte spontané local. Le sol était couvert de marks. Je vois les femmes, largement majoritaires (80 % du public de toutes les expositions), tourner autour des dessins érotiques avec des airs entendus, en se chuchotant rapidement des choses, puis se précipiter vers cette tête et, là, sortir leur porte-monnaie pour jeter des marks. Je me fais donc traduire ce qui se passe. Elles disaient toutes à peu près la même chose en jetant leur pièce de monnaie : Pauvre femme ! Comme elle a dû souffrir ! »
18Revenons pour conclure au phénomène le plus frappant dans ces expériences muséales menées avec les étudiants en arts de la scène depuis 2015 : leur désir de rencontrer les œuvres avant tout savoir a priori sur elles et de les inclure, avec les visiteurs, dans une ouverture à un état du monde, quelque part, minoritaire, quasiment invisible ou qui laisse indifférent45. Ensuite seulement, la place est donnée à la puissance de l’imagination créatrice par le geste puis par la découverte de l’histoire de cette œuvre, qui nous a saisis dans l’urgence. Il s’agit donc d’abord de convoquer de manière sonore, et le cri est un moyen extrême, un événement du monde qui crée une vibration cellulaire avec tous les visiteurs et les acteurs présents. Cet être-ensemble est un acte de désobéissance à l’enfermement dans un face-à-face statique avec ce qui est exposé. Il appelle à un soulèvement du vivant en nous, qui devient artistique pour rompre la fixité des a priori de nos pensées sur le monde. Entre l’exposition Soulèvements qu’il a organisée au Jeu de Paume et son dernier ouvrage Désirer Désobéir Ce qui nous soulève, qui vient de paraître, Georges Didi-Hubermann déploie une telle « voie pour l’insurbordination » dont témoigne notamment une pratique artistique, celle du duende dans le chant andalou :
« […] l’insoumission est d’autant plus radicale qu’elle n’a rien à voir, d’abord, avec quelque « volonté d’art » que ce soit. On se soulève pour manifester son désir d’émancipation, non pour l’exposer comme un bibelot dans une vitrine, comme un vêtement dans un défilé de mode ou comme « une performance » dans une galerie d’art contemporain. La puissance et la profondeur des soulèvements tiennent à l’innocence fondamentale du geste qui en décide. Or l’innocence n’est en rien une qualité esthétique »46.
19L’installation Young Blood d’Andrei Molodkin témoigne pourtant de la possibilité d’un soulèvement des cœurs, soit par répulsion soit par empathie : il enferme du sang humain dans un cadre de plexiglas tout en lui donnant la pression extrême suffisante pour rappeler la force inviolable de la pulsation de vie et l’acte de liberté revendiqué par les donneurs de sang pour réaliser cet événement esthétique, que l’artiste qualifie de « minimalisme politique »47. L’insubordination de cet artiste à l’idéologie qu’il a subie dans sa vie devient un acte collectif et performatif de soulèvement, dans le cadre d’une installation artistique. En 2013, avec sa création Immigrant Blood, il a interrogé les valeurs éthiques de la République Française, « les sujets d’actualité que sont l’identité, le nationalisme et la lutte pour les droits fondamentaux de l’être humain »48, en injectant en temps réel du sang de demandeurs d’asile dans le buste de Marianne exposé dans la galerie Patricia Dorfmann à Paris. Il s’agit, comme dans l’exposition actuelle au musée de Charleroi, d’un cri d’alarme. Le cri au musée surgit pour rappeler cette puissance vibratoire du corps, du populaire, du non artistique, du marginal, de l’altérité, de ce qui ne se sait pas encore. Il manifeste l’urgence d’inventer une sortie radicale de la re-présentation de l’archive muséale et de sa mémoire, par sa réinjection dans le sensible et dans le vivant. Les jeunes acteurs visiteurs du projet Créons au musée invitent la performance des arts vivants à mettre à l’épreuve une telle responsabilité.
Bibliographie
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Rosa Harmut, Résonance, trad. Sacha Zilberfarb, La Découverte, Paris, 2018.
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Vadori-Gauthier Nadia, (dir.), Danser, Résister Textuel, Paris, 2018.
Voetnoten
1 http://iass-ais.org/colloque-les-frontieres-de-la-re-presentation/. Consulté le 20 mars 2019. Cet article résulte d’une communication que j’ai faite dans ce colloque.
2 http://www.bps22.be/fr/Expositions/Erik-Bulatov-Andrei-Molodkin. Consulté le 2 avril 2019.
3 https://www.youtube.com/watch?v=UuJyc6o8NU4. Consulté le 2 avril 2019.
4 C’est l’objet de l’introduction de mon article « Le mur entre l’Inde et le Bangladesh : Déplacements / immersions artistiques avec Akram Khan et Karthika Nair » dans Soulages Fr. (dir.), Frontières géoartistiques et géopolitiques, Paris, L’Harmattan, Local and Global collection, 2013, p. 165-176.
5 http://eur-artec.fr/2019/03/18/creons-au-musee/.
6 http://www.labex-arts-h2h.fr/la-performance-theatrale-au-musee.html ; http://eur-artec.fr/2019/01/29/creons-ensemble-au-musee/. Consulté le 2 avril 2019.
7 https://geuthner.com/livre/cr%C3%A9ons-au-mus%C3%A9e/1174. Consulté le 2 avril 2019.
8 Programme de l’exposition au BPS22 « Erik Bulatov - Andrei Molodkin BLACK HORIZON. 09.02.2019 - 19.05.2019 », p. 5.
9 Cf. le programme de l’exposition cité à la note précédente.
10 Photo prise par Katia Légeret pendant la visite du 28 mars 2019 présentée par le directeur du musée BPS22.
11 Artaud constate que « n’importe qui ne sait plus crier en Europe, et spécialement les acteurs en transe ne savent plus pousser de cris. Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier » : dans Artaud A., Le théâtre et son double, éditions Gallimard, 1964, p. 211.
12 Idem.
13 Cf. l’argument de ce colloque à Charleroi (note 1).
14 Citton Y., Renverser l’insoutenable, Paris, Les Éditions du Seuil, 2012, p. 166.
15 Ibid., p. 170.
16 Ibid., p. 171.
17 http://www.uneminutededanseparjour.com/en/danse/dance-442/. Consulté le 15 mars 2019.
18 Rosa H., Résonance, trad. Sacha Zilberfarb, Paris, La Découverte, 2018, p. 133.
19 Ibid., p. 132.
20 Ibid., p. 200.
21 Ibid., p. 527.
22 https://www.leprixdelessence.net/somatiques/body-mind-centering/. Consulté le 25 mars 2019.
23 Entretien personnel non publié avec Nadia Vadori-Gauthier, fait à Paris le 23 mars 2019.
24 https://www.franceculture.fr/conferences/fondation-dentreprise-ricard/poesie-plate-forme-improviser. Consulté le 25 mars 2019.
25 Ces minutes de danse ont commencé le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a eu lieu le 7 janvier 2015 à Paris, le jour de la sortie 1177 de l’hebdomadaire.
26 Vadori-Gauthier N., Du mouvant – Processus somatique de création individuelle et collective d'images et de formes vivantes, thèse EDESTA soutenue à l'université Paris 8 le 3 novembre 2014, p. 914.
27 Deleuze G., Bene C., Superpositions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 125.
28 Ibid., p. 106.
29 Ibid., p. 107.
30 Ibid., p. 110.
31 Ibid., p. 114.
32 https://cambodgemag.com/2018/08/lart-khmer-au-musee-guimet.html. Consulté le 15 octobre 2018. Au centre de ce linteau est représenté le dieu Vishnu monté sur les épaules de Garuda.
33 Deleuze G., Parnet Cl., Dialogues, Champs Flammarion, Paris, 1996, p. 71.
34 Bourriaud N., Radicant, Denoël, Paris, 2009, p. 181.
35 Didi-Huberman G., Peuples exposés, peuples figurants, Les Éditions de Minuit, Paris, 2012.
36 Cette performance devant La Porte de l’Enfer de Rodin au Grand Palais a été réalisée dans le cadre du colloque La performance théâtrale au musée : une nouvelle médiation transculturelle, 22-23 mai 2017. http://www.labex-arts-h2h.fr/IMG/pdf/programme-a5-la_performance_au_musee-v3-1.pdf. Consulté le 10.07.2017). https://youtu.be/nH6zt_gEMYU.
37 http://www.musee-rodin.fr/fr/collections/sculptures/la-porte-de-lenfer. Consulté le 11.09.2017.
38 Rodin illustre de 29 dessins et lavis un exemplaire de l’édition originale de 1857 des Fleurs du Mal de Baudelaire, qui avait alors fait scandale. http://www.musee-rodin.fr/fr/ressources/fiches-educatives/rodin-et-charles-baudelaire. Consulté le 11.07.2015.
39 Une étudiante a joué le rôle du guide devant la porte de l’Enfer de Rodin en chantant Flores horizontais, chant portugais populaire composé par José Miguel Wisnik à partir d’O Santeiro do Mangue, poème du romancier, essayiste et dramaturge brésilien Oswald de Andrade (1890-1954).
40 Voici l’avant-dernière strophe de son poème Femmes damnées : « Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres / De la réalité grands esprits contempteurs / Chercheuses d'infini, dévotes et satyres / Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs / », dans Baudelaire Ch., Œuvres complètes, Tome I, Édition de Claude Pichois, Nouvelle édition, parution le 27 Novembre 1975, Bibliothèque de la Pléiade, n° 1, p. 114.
41 Rodin A., L’Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 57.
42 Ibid., p. 58.
43 Tancelin Ph., « EffetV ou : comment cultiver notre étonnement aujourd'hui ? », dans Revue Degrés, n° 171-172, automne-hiver 2017, L’interdisciplinarité entre recherche et création, p. d-d.7.
44 Sollers Ph., « Rodin à Düsseldorf », dans Le saut de l’Histoire (extraits), réponses à des questions de Jacques Henric, dans Art Press, spécial « 20 ans », janvier 1993. http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1136. Consulté le 10 décembre 2017.
45 Cette idée est développée dans mon introduction à l’ouvrage Créons au musée déjà cité au début de cet article.
46 Didi-Huberman G., Désirer Désobéir Ce qui nous soulève, 1, Les Éditions de Minuit, Paris, 2019, p. 27.
47 Programme de l’exposition, p. 6. http://www.bps22.be/fr/Expositions/Erik-Bulatov-Andrei-Molodkin. Consulté le 2 avril 2019.
48 http://www.cnap.fr/andrei-molodkin. Consulté le 30 mars 2019.
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Over : Katia Légeret
Katia Légeret est chercheure et professeur des universités en esthétique des arts de la scène à l'Université Paris 8 et directrice de l'équipe de recherche EA 1573 Scènes du monde, création, savoirs critiques. Elle est metteure en scène, chorégraphe, artiste bharata-nāṭyam sous le nom de Manochhaya et spécialiste des théâtres dansés de l'Inde. Elle a publié notamment Danse contemporaine indienne et théâtre indien : un nouvel art ? (PUV, 2010) et dirigé les ouvrages collectifs Transculturalités(s), Arts du spectacle vivant et littératures de l'Inde contemporaine (Le texte étranger, 2013), Rodin et La danse de Çiva (PUV, 2014), Dance Theatre in India crossing new Aesthetics and Cultures (Niyogi Books, 2018), Créons au musée (Geuthner, 2019). Elle est porteuse des projets internationaux de recherche au Labex Arts-H2H « La performance théâtrale au musée : une nouvelle médiation transculturelle » (2016-2017), et à l'EUR ArTeC « Créons ensemble au musée », en partenariat notamment avec la RMN-Grand Palais, le MNAAG et la BnF.