Eigensinn

Etudes rusées sur lieux communs

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Zoé Wittock

Entretien avec Zoé Wittock : « Jeanne, la norme et les machines »

(Mariages)
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Annexes


Entretien autour du film Jumbo (2020)

1Dans Jumbo, Jeanne (Noémie Merlant) est une jeune femme timide, solitaire et passionnée de constructions électriques. Elle est employée dans un parc d’attractions, où sa mère (Emmanuelle Bercot) la conduit tous les jours avant d’aller elle-même travailler dans un café. Dans le parc, Jeanne fréquente peu de monde, si ce n’est le nouveau patron, Marc (Bastien Bouillon), qui lui témoigne de l’intérêt. Une nuit, le manège dont les bras articulés permettent de tourner dans le ciel réagit au contact de Jeanne, s’anime, allume d’incroyables lumières vertes, roses et rouges. Jeanne vient de rencontrer celui qu’elle appellera désormais « Jumbo ». Ils tombent amoureux. La jeune femme découvre une sexualité aux sensations intenses, douces et lumineuses. Mais cet amour, incompréhensible aux yeux de sa mère, de Marc et des quelques usagers ricaneurs du parc, la rend heureuse en même temps qu’il réaffirme l’étrangeté et la non-conformité sociale de Jeanne. Au bout de son parcours initiatique amoureux, Jeanne — pressée par l’annonce de démontage imminent de Jumbo en fin de saison — choisit de se marier avec Jumbo, entourée de sa mère et de son nouveau compagnon (Sam Louwyck), prêts à la soutenir et à la reconnaitre dans ses désirs les plus inattendus.

2Le film Jumbo a été récompensé par deux prestigieux prix de la Berlinale 2020, le prix « Generation 14Plus » consacré aux longs-métrages pour adolescents et le prix « Guil Film Prize » qui récompense les films destinés au jeune public. Plusieurs membres d’Eigensinn l’ont vu dès son avant-première à Liège, en mars 2020. À l’heure de travailler sur le thème du ou des mariages, on a donc eu envie de discuter de Jumbo avec sa réalisatrice, Zoé Wittock, dont il s’agit du premier long-métrage.

3La scène finale du film est une très belle scène de mariage, drôle et romantique. Était-ce important pour toi que Jeanne et Jumbo se marient ?

4Oui, complètement. Quand on parle des personnes OS [pour Objectum Sexuality — personnes qui éprouvent des sentiments émotionnels, romantiques et/ou sexuels envers des objets inanimés], on a tendance à les traiter avec beaucoup de recul, avec de la distance, et à les moquer. On observe une forme de jugement à leur égard. Pour moi, le romantisme accorde une forme d’universalité à ce récit, aux sentiments du personnage de Jeanne. La dimension romantique permettait d’apporter de la poésie et, finalement, de tourner une scène peu conventionnelle en la ramenant à quelque chose de basique, de convenu, comme le mariage. S’il n’y avait pas eu de romantisme dans cette scène, on aurait juste ressenti de la gêne en voyant un mariage qui ne devrait pas exister. Tout le film repose sur des codes romantiques. C’est la structure et la forme classique du récit qui permet cette liberté pour traiter d’un sujet aussi spécial, celui de l’amour d’une femme pour une machine.

5Jumbo fonctionne effectivement comme un conte de fée moderne. Les étapes de l’amour romantique sont fidèlement représentées : la jeune fille tombe amoureuse, elle rêve et découvre une sensualité nouvelle, puis, elle se trouve en danger et Jumbo la sauve de justesse, ce qui donne lieu à leur premier contact physique conscient. Ensuite, elle et Jumbo font l’amour et, à la fin, se marient. Tout y est : le rêve, la demoiselle en détresse, la scène d’amour et le mariage.

6Oui, c’est cela. Il y a la première rencontre, le premier regard, le premier baiser. Il y a effectivement le côté chevalier servant, la découverte de la sensualité et de la sexualité, la consommation de la sexualité. Et il y a le mariage qui vient valider et couronner cet amour. Ce que je trouvais étonnant dans l’histoire d’Erika Eiffel, cette femme qui a épousé la tour Eiffel et dont je me suis inspirée pour réaliser Jumbo, c’est ce besoin de rentrer dans le schéma extrêmement classique du mariage, alors qu’elle s’en émancipe énormément. Mais, malgré la distance qu’elle prend avec le mariage « classique »,  elle veut se marier. Elle fait le choix du mariage qui est l’expression phare de l’amour, du romantisme, de la rencontre de deux personnes. C’est finalement ultra conventionnel comme idée. Mais c’est justement une chose qui tient à cœur à Erika Eiffel et à d’autres personnes OS : l’envie d’aller jusqu’au bout de leur démarche.

7Mais l’histoire dans Jumbo ne se passe pas tout à fait bien. Jeanne ne découvre pas seulement l’amour et la sexualité, elle découvre aussi les normes extrêmement rigides de la bonne mise en couple. Elle se heurte frontalement à toutes sortes d’obligations et de contre-vérités sur ce que cela devrait être d’aimer et d’être aimée. C’est toute la force du récit initiatique vécu par Jeanne : l’apprentissage est complexe, puisque double, c’est celui de l’amour et celui de la norme.

8Toute la question du film est en effet celle-là : qu’est-ce que la normalité ? Pourquoi le mariage a-t-il une telle place dans nos vies ? Pourquoi est-ce que s’émanciper et être fidèle à son amour ne suffirait pas ? Personnellement, je n’ai pas la réponse à cette question. Mais j’ai voulu rester fidèle à une forme de réalité, celle de ces femmes qui se marient. Julia Ducournau, qui a reçu la Palme d’or pour son film Titane en 2021, dit aimer les monstres et avoir voulu écrire sur des monstres. « Merci de laisser rentrer les monstres », a-t-elle prononcé lors de son discours à Cannes. Je trouvais cela intéressant, car ma réflexion est un peu différente. On a souvent parlé de Jeanne comme quelqu’un de monstrueux, d’étrange et à la marge de la société. Elle fait partie de ces gens qu’on n’a pas envie de regarder. Cependant, mon propos n’est pas le même que celui de Julia Ducournau. Je demanderais plutôt : « Les monstres sont-ils vraiment des monstres ? » En les regardant, ne peut-on pas voir qu’ils sont comme nous et qu’ils font partie de la normalité ? Je cherche à ouvrir les portes de la normalité plutôt que de les réassigner et de réaffirmer des codes sociaux. C’est en cela qu’on retrouve la force du récit initiatique : sortir des codes, former une chrysalide et sortir de ce qui a été imposé par la société. Car le récit de Jumbo invite à sortir du strict problème de la sexualité et à penser des formes nouvelles d’amour. Le film rend visible d’autres manières de s’aimer, qui restent romantiques mais qui sortent du carcan hétérosexuel.

9Le parcours est d’autant plus fort que Jeanne a le choix entre deux histoires d’amour très différentes : l’une, « normale » avec Marc, un garçon un peu plus âgé qu’elle ; l’autre, extraordinaire, avec Jumbo, une machine dotée d’une âme. Jeanne ne peut pas rester tout à fait indifférente à Marc, le jeune et nouveau patron du parc d’attraction qui se montre intéressé par elle. Ce jeune homme lui fait la cour, la protège et la ramène chez elle. Elle plait donc à un homme malgré sa timidité et sa maladresse. Jeanne doit faire un choix : d’un côté, elle ressent des sentiments merveilleux pour Jumbo, elle sent naitre un amour sensible et fort, une relation réciproque et magique et, de l’autre, elle a la possibilité de vivre une sexualité « normale » avec un homme « normal ». Jeanne essaye d’intégrer la norme, mais elle n’y parvient pas. Elle se heurte assez durement aux paradoxes de l’amour romantique.

10En effet, c’est très dur pour deux raisons : pour des raisons extérieures et pour des raisons personnelles. C’est-à-dire que, même s’il n’y avait pas d’extérieur, le temps de se rendre compte de qui on est, de ce qu’on veut être, de savoir là où on a envie d’aller, on est obligé d’aller dans de mauvaises directions, de se prendre des murs, de se planter, de se perdre en chemin. Et Marc est le chemin de l’exploration qu’elle est obligée de prendre pour connaitre qui elle est réellement. Pour se donner le courage, pour aller jusqu’au bout — jusqu’au mariage — avec cette machine. Comment défendre son point de vue face à l’extérieur qui ne comprend pas son choix si elle ne peut pas dire « je suis allée dans cette direction que vous cherchez à m’imposer » ? Elle doit pouvoir exposer toutes les raisons qui font que cela ne peut pas lui convenir. Elle en a fait l’expérience ; elle peut faire ce récit-là aussi. Elle peut choisir de manière très consciente, sortir de cette normalité.

11Ce chemin initiatique est quand même assez violent. Le film montre très bien le coût élevé qu’il y a à suivre sa propre voie…

12C’est une violence imposée par sa mère mais aussi par elle à elle-même. Le fait d’accepter d’être différente, de décevoir. C’est une culpabilité contre laquelle il faut se battre, des peurs contre lesquelles il faut se battre. Ce sont des sentiments extrêmement violents et destructeurs. Quand je travaille sur mes personnages, quand je regarde autour de moi, il y a beaucoup de sentiments comme la colère ou la peur qui sont des ressentis qui vont nous faire couler. Il y a en même temps tout un autre pan, la joie, le courage, l’indépendance d’esprit, qui emmènent vers quelque chose d’autre.

13Quand la saison du parc se termine, Marc annonce à Jeanne que Jumbo va être démonté, et elle s’évanouit. Sartre explique dans l’Esquisse d’une théorie des émotions que l’évanouissement est une forme de fuite sur place, qui permet d’échapper au danger, à la violence, et de tenir à ce à quoi nous tenons. L’émotion n’est-elle pas alors une manière de tenir obstinément à nos engagements malgré les difficultés ou les obstacles rencontrés ?

14C’est aussi une manière de refuser une forme de réalité. Rester figé dans un endroit où Jumbo n’est pas parti. Elle reste figée dans une ancienne histoire dans laquelle Jumbo n’est pas encore parti. C’est aussi un refus d’avancer.

15Le personnage de Marc est intéressant car il est très gentil et très ambivalent. Marc a une façon insidieuse de se rappeler sans cesse à Jeanne. Il la réconforte, l’embrasse, la console. Et puis, dans la scène de sexe, il finit par éprouver du plaisir et par jouir absolument seul. Il ne « fait » rien, si ce n’est d’endosser parfaitement la norme hétérosexuelle médiocre, celle qui ne demande pas de faire attention. Le film décrit très bien ce personnage gentil mais complètement inattentif.

16Oui, c’est exactement ça. C’est quelqu’un de très gentil, mais d’extrêmement maladroit. Ce que j’adore — c’est une de mes scènes préférées du film —, c’est cette exploration de l’hétérosexualité, ce moment où par le simple fait d’être un homme hétérosexuel, Marc exerce une énorme violence contre Jeanne. Sans s’en rendre compte. Évidemment, à ce moment du film, il ne pourrait pas imaginer que son concurrent est une machine, mais je pense qu’il ne pourrait même pas imaginer qu’elle pourrait aimer les femmes. Il est allé vers elle parce qu’elle laisse la porte un peu ouverte, parce qu’elle se cherche. Il emprunte très naturellement une brèche, même s’il y va assez doucement. Ils se déshabillent lentement, ils se regardent, il teste, et puis, à un moment donné, il y va. En fait, le simple fait de sa sexualité est une violence pour Jeanne, mais il ne peut pas s’en rendre compte. Et ça, j’adore. Il ne fait rien de mal si ce n’est manquer d’attention évidemment. Il manque de subtilité émotionnelle, mais il ne la viole pas, il ne s’impose pas à elle, il est dans un respect de son libre arbitre et malgré cela, il exerce une extrême violence contre elle sans le savoir. Et en fait, ça parle au côté autodestructeur du personnage féminin à ce moment-là, plus qu’à lui, même si c’est lui qui va en payer les conséquences. Cela fait partie du cheminement d’exploration de Jeanne. C’est ce moment qui va être un moment de basculement, le moment où elle comprend définitivement qu’elle ne peut pas aller sur ce chemin hétérosexuel, qu’il ne lui conviendra pas. C’est parce qu’il y a une extrême violence exercée contre elle qu’elle va s’en rendre compte. C’est cela qui est intéressant. Elle n’arrive pas à la conclusion qu’elle aime cette machine et qu’elle va se marier avec cette machine par un ressenti positif, simplement par de l’amour. Les codes sociaux sont tellement lourds et tellement puissants qu’elle ne va y arriver que par la violence. Elle va devoir se faire violence pour comprendre qu’elle ne peut pas aller ailleurs. Cela montre le manque de délicatesse et de respect qu’on peut avoir par rapport à soi-même et à ses envies.

17Dans le film, il y a une autre scène de sexe, cette fois avec Jumbo. En tant que cinéaste, était-ce important de filmer ces deux scènes ? Tu proposes deux représentations du sexe à l’opposé l’une de l’autre, par leur signification et par leur mise en image.

18Cela fait partie du récit initiatique. On ne peut pas se trouver soi sans cette découverte de la sensualité et de la sexualité. Il y a aussi la masturbation, l’exploration de cet ordre-là, et la sexualité avec autrui.

19La scène avec Jumbo est incroyable. Elle sort complètement des codes habituels, elle est aussi parfaitement non-binaire.

20Une partie de la relation entre Jeanne et cette machine est de l’ordre du fantasme. Je voulais qu’on soit à la hauteur du personnage et ressente avec elle l’émerveillement qu’elle peut ressentir. Dans cette première relation sexuelle, c’est un émerveillement. Plus tôt dans le film, on joue déjà avec des codes lumineux poétiques. Mais là je voulais pousser le curseur de cette poésie en la faisant pénétrer et entrer dans les entrailles de cette machine. J’aime beaucoup le travail que nous avons réalisé sur le blanc infini et sur la sensation orgasmique. Pour moi, le moment où le personnage a un orgasme, c’est le moment où le champ de tous les possibles est ouvert. Ce qui est intéressant dans la scène de sexe avec Marc, c’est que ce n’est pas une scène violente, mais qu’elle est violente pour le personnage : dans cette scène de sexe hétéro, au moment de l’orgasme de l’homme — car elle n’aura pas d’orgasme —, tout se ferme, tout est très noir. Il était important pour moi de l’opposer à une forme de pureté infinie blanche. La scène de sexualité avec la machine est très subtile. Dans la manière dont cette scène est travaillée, le blanc est de plus en plus intense. Le spectateur ne le remarque pas, c’est fait tellement progressivement qu’on ne le ressent pas. Mais cela permet de produire un contraste d’autant plus fort quand elle revient à la réalité. Plus elle avance dans ses découvertes sensuelles et sexuelles, plus les portes s’ouvrent. C’était l’idée de cette séquence.

21Était-ce une scène difficile à filmer ? A-t-il été difficile de partager les idées que tu avais avec Noémie Merlant, l’actrice qui interprète Jeanne, et avec l’équipe ?

22Partager les idées n’a pas été difficile. L’équipe était à 1000 % sur le sujet avec moi. Tout le monde comprenait l’utilité de cette scène dans le récit initiatique du personnage principal. Tout le monde était derrière nous pour aller au bout de cette séquence. Mais techniquement c’est difficile à filmer : il était très important que cette scène soit une scène très fantasmée, mais qu’elle soit bel et bien réelle pour le personnage. On a beau représenter un fantasme, c’est un fantasme qui a un impact réel sur le personnage. On aurait pu partir sur beaucoup d’effets spéciaux et de 3D, mais cela aurait manqué de réalisme. On s’est vraiment posé beaucoup de questions, on s’est cassé la tête pour arriver à apporter ce réalisme et pour trouver cette huile noire. On a fait énormément de tests d’effets spéciaux non pas virtuels mais réels pour que le personnage puisse avoir une interaction réelle avec celle-ci. À mon avis, c’est cela qui perturbe beaucoup de spectateurs — dans un sens positif –, c’est ce qui accroche dans cette séquence. On sent que ça pourrait être réel. Ce n’est pas juste un rêve qui se termine quand on ouvre les yeux. Elle est entrée dans un espace bien réel, bien matériel, avec de l’huile réelle.

23On a créé de la fausse huile, il fallait qu’elle soit comestible. C’est du glucose, de l’encre de seiche, tout est comestible. On a fait une vingtaine de tests pour trouver la bonne densité, la bonne consistance. Puis il a fallu trouver comment la faire avancer sur le sol, en jouant avec des plateaux amovibles.

24Revenons au mariage. Le rapport sexuel avec Marc se termine par cette phrase étrange : « Je veux pas t’épouser ». Pourquoi as-tu voulu insister, à ce moment-là, sur le mariage ? Et d’une façon si « romantique » ?

25À ce moment-là, c’est l’expression la plus physique de cette relation hétérosexuelle, le moment où ils font l’amour, — enfin, c’est le moment où ils baisent car ce n’est pas vraiment une scène d’amour —, c’est le moment, on parlait plus tôt de violence, c’est le moment le plus normé de la relation hétéro. C’est un endroit où on lui impose les codes de ce qu’est une relation amoureuse. Son rejet de ces codes passe par le rejet du mariage. Ce qu’on essaye de lui faire faire : avoir une relation normale, codée, aller vers le mariage, c’est cela qu’elle refuse. C’est la seule chose qu’elle dit : « Je ne veux pas t’épouser », ce qui veut dire « Je ne veux pas de relation hétérosexuelle, je ne veux pas de ce qu’on m’impose, je ne veux pas de ce qu’on me demande d’être, je veux me libérer de ça ». Elle chuchote, il ne comprend pas et il lui fait répéter. Elle le répète sur un mode très instinctif. Il ne lui a pourtant pas proposé de l’épouser, il ne lui a pas fait cette demande ni cette offre. Mais c’est une manière pour elle de refuser ce que la société essaye de lui imposer. C’est pour cela que c’est étonnant qu’elle aille vers le mariage à la fin. Elle s’émancipe des codes, mais elle a quand même besoin d’y revenir.

26Il y a un élément qui nous a un peu moins plu dans le film, c’est son rapport à la temporalité. Jumbo est un récit initiatique, celui de l’apprentissage de la sexualité, de l’amour et de la violence de la norme. Mais tout se passe dans un moment très précis, celui de l’adolescence. L’enfance est très présente : Jeanne porte des vêtements informes, elle parle parfois encore comme une enfant et l’action se déroule dans un parc d’attractions. On ne sait pas non plus si Jeanne est atteinte d’un trouble du spectre de l’autisme ou si c’est une jeune femme fantasque « à qui ça passera ». La fin de la saison du parc correspond d’ailleurs au démontage de Jumbo et à la fin du film : doit-on en déduire que le début de l’adolescence et son inadéquation au monde vont aussi prendre fin ? Ne s’agit-il pas d’une sorte de guérison un peu magique ? Est-ce que Jeanne va vieillir et rentrer dans le rang ? C’est possible. On ne le sait pas.

27C’est très intéressant, je suis contente que vous en parliez. Au tout début, quand j’en étais encore au niveau du scénario, j’avais demandé des conseils à des réalisateurs et plein de gens n’étaient pas trop motivés. Non pas par manque d’intérêt pour le scénario, mais davantage par peur de l’histoire. J’ai discuté avec un producteur qui m’a dit : « Dans ton scénario, il est écrit qu’elle a 23 ans. Si tu faisais d’elle une ado, ce serait plus facile à faire passer. Une fois qu’elle sera sortie du monde de l’enfance, elle se rendra compte qu’elle s’est fourvoyée et elle pourra changer de chemin. » Je m’étais vraiment opposée à cela. C’est trop facile de passer par l’adolescence. L’actrice avait 30 ans quand elle a tourné dans le film. Certaines personnes vont la voir comme une ado, d’autres vont la voir jeune adulte. Son âge n’est jamais indiqué. Je ne voulais pas la faire aussi jeune qu’une adolescente. Je suis d’accord qu’on peut l’interpréter comme cela, c’est une voie facile. Ce que je trouvais pour ma part intéressant dans ce personnage, c’est le côté femme-enfant. Elle est encore enfant. Je n’ai pas l’impression que son chemin soit une sortie de l’enfance, c’est plutôt une manière de devenir adulte en conservant sa part d’enfance. Quand elle fait le choix de ce mariage de conte de fées, c’est une déclaration vers l’enfance. C’est cela le mariage, pour, elle à la fin.

28En effet, le mariage joue un rôle très important. Jeanne fait la promesse d’aimer toujours et d’aimer malgré tout, y compris malgré le démontage de Jumbo et le temps qui passe. Jeanne promet d’être fidèle à cette expérience, à cet amour qu’elle a vécu et qui la constitue. Le mariage est le point culminant du conte, mais il est aussi le moment symbolique et magique qui fait sortir le film de lui-même. La fermeture complète est justement empêchée.

29Dans un mariage classique, il y a échange d’alliances, le projet de vie ensemble. Le mariage scelle le fait de pouvoir avoir un enfant, il y a quelque chose de très pratique, de très terre à terre. On crée une plateforme pour pouvoir construire. Se marier, c’est en quelque sorte acheter un terrain vague. Dans mon film, le mariage est une plateforme spirituelle qui habite Jeanne depuis le début et qui lui permet de voir autre chose dans les objets. C’est cette force qui lui permet de se marier malgré la séparation physique. Ce n’est l’expression que de la spiritualité du mariage, loin d’un mariage aux yeux de la loi. Le mariage le plus romantique que tu puisses trouver.

30Entretien réalisé en septembre 2021 par Justine Huppe Caroline Glorie

31Screenshots issus du film Jumbo de Zoé Wittock.

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Pour citer cet article

Zoé Wittock, «Entretien avec Zoé Wittock : « Jeanne, la norme et les machines »», Eigensinn [En ligne], Mariages, URL : https://popups.uliege.be/2795-8892/index.php?id=89.

A propos de : Zoé Wittock

Réalisatrice et scénariste