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Les cartes utopiques de Louis Marin
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Dans son livre Utopiques : jeux d’espaces (1973), le philosophe Louis Marin (1931-1992) a traité de la topographie et de la cartographie en les mettant en rapport avec l’Utopie de Thomas More et avec la représentation de la ville entre les xvie et xviie siècles. Selon Marin, l’expansion du capitalisme, au début du xvie siècle, accompagne une séparation entre la représentation (cartographique, littéraire ou artistique) de la réalité et son investissement symbolique. Cette séparation rendrait possible l’utopie comme réflexion critique, au niveau imaginaire, sur la société capitaliste. La topographie utopienne est pour Marin le lieu privilégié de cette ambiguïté de l’utopie entre représentation idéologique et imagination critique. En passant de la topographie utopienne à la topographie de la ville réelle, Marin montre comment, entre 1500 et 1652, la représentation des villes reflète elle aussi ces transformations historiques : la représentation moderne de l’espace urbain présente un espace désymbolisé (le monde exploré, dominé, mesuré et rationnellement représenté du capitalisme mondialisé), mais, dans certaines de ses expressions, finit par proposer une resymbolisation imaginaire (altérité utopique) de ce même espace.
Abstract
In his book Utopiques: jeux d'espaces (1973), the philosopher Louis Marin (1931-1992) discusses topography and cartography in relation to Thomas More’s Utopia and the representation of the city in the 16th and 17th centuries. According to Marin, the expansion of capitalism at the beginning of the 16th century went along with a separation between the representation (cartographic, literary or artistic) of reality and its symbolic interpretation. This separation made utopia possible as a critical reflection, at the imaginary level, on capitalist society. For Marin, utopian topography is the privileged locus of this ambiguity of utopia between ideological representation and critical imagination. Moving from utopian topography to the topography of the real city, Marin shows how, between 1500 and 1652, the representation of cities also reflects these historical transformations: the modern representation of urban space presents a desymbolised space (the explored, dominated, measured and rationally represented world of globalised capitalism), but, in some of its expressions, proposes also an imaginary resymbolisation (utopian alterity) of this same space.
Inhoudstafel
1. Les blancs de la carte utopique
1La présence de cartes géographiques dans la littérature et dans l’art a été pour Louis Marin (1931-1992) un objet d’étude inévitable depuis que la description s’est trouvée au cœur de son travail. Formé à l’histoire de la philosophie, notamment celle du XVIIe siècle français, Marin n’a cessé de cultiver un fort intérêt pour l’art suite à un séjour à l’institut Warburg, à Londres, en 1966-1967. D’Edgar Wind, son mentor à l’institut, il a hérité un goût pour la théorie de l’historiographie artistique qui est moins l’affaire de la tradition française que de l’allemande, celle de Wind, justement, et de son maître Erwin Panofsky. Après quelques tentatives (1968-1970) de résoudre ce goût pour la théorie en une sublimation algébrisante du fait artistique, analogue à celle opérée par Louis Hjelmslev sur le langage et par Algirdas Julien Greimas sur la sémantique, c’est à travers une réflexion sur les fonctions et implications de la description que Marin a concilié, à partir de 1970, son intérêt pour l’œuvre d’art et l’adoption du cadre conceptuel de la sémiologie structurale1.
2C’est dans ce même cadre structuraliste et sémiotique que s’inscrit le livre Utopiques : jeux d’espaces, rédigé pendant une période d’enseignement à l’université de San Diego, en Californie, et publié en 1973. L’ouvrage est consacré à l’Utopie (1516-1518) de Thomas More, dans laquelle Marin ne voit ni un récit de fiction ni un projet politique, mais une construction imaginaire douée d’une force critique implicite : un objet textuel clos en lui-même, mais indiquant virtuellement – par les vertus de sa textualité elle-même – l’autre de l’ordre politique et économique établi (ou mieux, on le verra, en train de s’établir). C’est ainsi que Marin, toujours enclin aux médiations, accordait les deux filons majeurs de la culture universitaire française de son temps, l’objectivisme désengagé des années 1962-1967 et la redécouverte du politique d’après mai 1968 : les contestations et les grèves avaient réveillé l’engagement, mais pour investir avant tout le jeu des signes.
3Ce sont en tout cas la jeunesse et la genèse du capitalisme mondialisé – ou, mieux, le « conflit entre forces productives bourgeoises et conditions féodales de productions2 » – qui constituent la toile de fond historique de cette analyse sémiotique de l’Utopie, au moment où la « révolution culturelle » chinoise et la guerre du Viêt Nam venaient de rouvrir le dossier de la décolonisation et de la crise de l’« impérialisme »3. Dans le livre de More, ce serait, selon Marin, le jeu des signes qui se chargerait de projeter dans la représentation idéologique la mondialisation capitaliste et, du même geste, d’en détisser les fils, d’indiquer la résolution ou la révolution utopique de ses contradictions4. Thomas More, l’humaniste, glorifie l’homme qui passe les frontières, le marchand, l’explorateur ; mais l’ami d’Érasme ne se passe pas d’ambiguïté et d’ironie : selon Marin, son texte laisserait apparaître, à travers l’idéalisation du monde moderne (de l’« exploitation proto-capitaliste5 »), les failles de celui-ci.
4Ainsi l’urbanisme utopien serait une représentation idéale, et idéologique, de la vie économique et politique, résolution imaginaire de toutes les contradictions réelles de celle-ci ; mais cette représentation idéologique serait implicitement et intérieurement travaillée, au niveau des signes, du discours, par ces contradictions.
5Soit donc la topographie de la ville utopienne, toujours identique : elle se divise en quatre districts, et ceux-ci, en vingt-cinq quartiers ; chaque quartier est un carré de maisons entourant un potager commun et entouré par les rues en tracé hippodamien ; les familles se regroupent à leur tour en « phylarchies », chacune élisant chaque année un magistrat, le « phylarque », chez qui se tiennent les repas communautaires.
6Or la phylarchie n’est pas constituée par toutes les familles du quartier, mais par toutes les familles d’une rue, c’est-à-dire des deux côtés opposés de deux quartiers. Si bien que, commente Marin, « l’espace politique désarticule le quartier centré sur le jardin communautaire pour s’articuler sur les deux bords d’une rue6 ».
7Le repas communautaire ne consomme donc pas directement les produits du potager du quartier, chaque phylarquie appartenant à deux quartiers ; chaque quartier, à quatre phylarchies. Ce sont les marchés, un au centre de chaque district, qui s’occupent de concentrer et redistribuer, selon les nécessités et sans paiement, les produits à chaque famille. « Le centre du district est l’inscription topographique d’une opération d’échange, comme le centre du quartier l’était d’une opération de production7. » Nous voici passés d’une économie de subsistance – « autarcique », écrit Marin, d’« autoconsommation », dirait Fernand Braudel –, celle du potager de quartier, à une curieuse économie de marché, celle du district, où il y a bien le marché, s’interposant entre production et consommation, mais pas la monnaie.
8Si l’or et l’argent n’ont pas de valeur économique en Utopie, si l’île ne connaît pas de monnaie, il reste, pour Marin, que dès qu’un produit n’est ni consommé par son producteur ni directement échangé par celui-ci contre un autre produit, dès qu’il entre dans une circulation médiatisée, ce produit devient une marchandise, objet d’échange sur un marché. C’est parce que le quartier, unité architecturale et productive, et la phylarquie, unité politique et de consommation, ne coïncident pas que la production et la consommation sont obligées de s’ouvrir aux détours de l’échange, au marché, unité économique de distribution. Ce qui revient à dire, selon Marin, que le marché de la ville utopienne inscrit dans l’« espace-dans-le-texte » (la topographie décrite) une « métonymie » qui appartient, elle, à l’« espace-du-texte » (la topique de la description, l’organisation immanente du discours et du texte), métonymie qui fait basculer le discours politique dans le processus économique : l’échange de marchandise (le marché du district) résorbe le décalage entre groupement social (le quartier) et groupement politique (la phylarquie).
9Le terme « métonymie » peut apparaître quelque peu forcé. Il s’agit d’un maître mot de la terminologie structuraliste, introduit par Roman Jakobson (et repris, en France, par Roland Barthes et Gérard Genette entre autres), qui l’associait et l’opposait à la métaphore : la première est l’association entre éléments d’un même niveau ; la seconde, la substitution entre éléments de niveaux différents (c’est une manière de reformuler en termes de rhétorique la distinction saussurienne entre rapports syntagmatiques et paradigmatiques). Et il y a bien une métaphore qui apparaît à ce point de l’analyse de Marin, complémentaire de la métonymie du politique et de l’économique : c’est le marché, métaphore de l’argent. Argent qu’à son tour Marin désigne comme l’« équivalent universel et abstrait de tous les produits8 » (on reconnaît la définition de Karl Marx). Ce qui émerge de la lecture sémiotique de l’organisation de la ville utopienne est finalement le « processus de séparation entre la valeur d’échange et la valeur d’usage du produit9 », indiqué par le fonctionnement même de la représentation idéologique, mais non thématisé ; absent comme concept, présent comme « figure », selon un terme que Marin reprend à Jean-François Lyotard10.
10On sait que les années 1450-1530 furent celles d’une quête fébrile de l’or d’Afrique par les Génois et les Portugais, puis d’Amérique par les Espagnols11. C’est bien l’Amérique qui se dessine au loin des côtes utopiennes : Raphaël n’a-t-il pas voyagé trois fois avec Amerigo Vespucci, et l’île d’Utopie n’est-elle pas « quelque part du côté de l’Amérique12 » ? La quête de l’or est l’occasion de la découverte d’Utopie ; mais l’or-argent est le « signifié » absent (métaphorique) du « signifiant » politico-économique utopien. Métaux précieux par excellence, métaux-étalons à la base de toute monnaie, l’or et l’argent incarnent l’abstraction de l’échange marchand, la conversion de la valeur d’usage en valeur d’échange. Certes, l’interprétation marxienne de Marin ne découle pas si spontanément qu’il semble le donner à entendre au lecteur de son analyse sémiotique ; cette dernière semble plutôt intervenir pour confirmer une intuition historique, mais qui n’est jamais précisée en termes véritablement historiques dans le livre : l’utopie ne devient concevable, ne devient significative qu’au moment où l’ordre féodal commence sérieusement à se défaire à l’avantage de l’expansion, dans l’espace du monde et dans l’espace de l’économie, de la « dynamique du capitalisme » (pour citer encore Braudel) ; et une certaine conception moderne, « réaliste » (le terme est de Marin) de la topographie, de la géographie, de la carte n’est pas étrangère – on le verra dans le chapitre suivant – au jeu de l’espace conquis par l’« exploitation proto-capitaliste » et de l’espace imaginé par l’utopie.
11À la terra incognita réelle d’Amérique, nouvelle source d’or pour l’Europe, répond alors la terra incognita « figurale » (de nouveau Lyotard repris par Marin) d’Utopie, qui efface, imaginairement, l’or, mais indique par ce même geste la place vide (l’échange sans argent) de la critique du capitalisme mondial naissant (l’objectivation du travail social dans l’argent). À la cartographie descriptive des explorations et des commerces répond la cartographie interprétative des « jeux d’espaces » utopiques :
Elle [l’utopie] construit un espace (l’espace dans le texte) sous forme de lieux articulés, lieux qui sont ceux dont parle le discours. Mais cet espace-construit-dans-le-texte laisse apparaître à l’analyse des « zones blanches », sorte de terrae incognitae qui ne trouvent pas leur manifestation sémantique dans le discours utopique, dans l’espace-du-texte, sinon de façon déplacée ou condensée, sous forme figurative. Ces espaces blancs de la carte utopique que le discours utopique signifie aveuglément, sont en quelque sorte les lieux de concepts théoriques impensables dans les formes où ils seront ultérieurement pensés13.
2. Ville réelle, cité idéale : l’utopie de la carte
12La présence de la carte dans le livre de Marin se précise par la distinction entre narration et description. Dans un ouvrage précédent, Sémiotique de la Passion (1971), consacré à une analyse sémiotique du récit évangélique de la Passion, Marin avait esquissé une théorie du récit comme mouvement produisant la médiation et la conciliation d’une contradiction14. Cette théorie est rappelée au début du livre sur l’Utopie, dès lors considérée comme une sorte de mythe15. Sémiotique de la Passion avait interprété les noms des lieux parcourus par Jésus et ses disciples comme autant d’éléments structuraux que le récit met en mouvement dans la narration. Cette idée est reprise dans Utopiques : jeux d’espaces.
Le propre du récit de voyage est cette succession de lieux traversés, le réseau ponctué de noms et de descriptions locales qu’un parcours fait sortir de l’anonymat et dont il expose l’immuable préexistence : géographie au sens d’une inscription de noms sur une terre qui est le référentiel absolu de tout discours […]. Ainsi le récit de voyage est la remarquable transformation en discours de la carte, de l’icône géographique16.
13Dans la relation entre l’espace géographique traversé et les noms par lesquels le récit de voyage l’absorbe et l’évoque dans le discours descriptif et narratif, on retrouve la relation entre l’« espace dans le texte » et de l’« espace-du-texte ».
14Vers la fin du livre, ces hypothèses sont reprises à propos de la carte (cette fois-ci il s’agit bien de l’objet, de la carte géographique et topographique matérielle), et notamment des plans de villes :
Puisque l’utopie est d’abord une organisation de l’espace, en vue d’un « habiter » humain total, puisqu’elle est essentiellement la mise en jeu d’un fantasme de la demeure, une certaine inscription de l’espace par une architecture de lieux, on peut se demander si les cartes de géographie et spécialement les plans de villes ne porteraient pas, écrits dans leurs figures, à partir d’un certain moment de l’histoire qui est aussi celui de l’utopie, les signes d’un récit, les traces d’un discours narratif qui les mettraient, à leur tour, en jeu17.
15Françoise Choay, tout en louant les subtilités de l’interprétation de Marin, a critiqué la fermeture sémiotique de son interprétation de l’Utopie, sa négation de toute tension de l’utopie vers la réalisation18. On voit quand même, dans le passage qu’on vient de citer, que, du moins dans ses applications plus concrètes, la notion d’utopie s’assouplit assez pour se laisser appliquer à la cartographie des villes réelles.
16En tout cas, le texte utopique et la carte « se croisent en un point qui est le lieu privilégié » de sa recherche, « lieu d’interférence entre systèmes des signes et systèmes des images, entre représentation et discours, icône et lettre, espace et texte19 ». Marin ne savait apparemment pas que les mots forma, pictura, figura, descriptio, imago ont longtemps servi à indiquer les cartes (avant la fortune de mappa autour du Xe siècle), que le texte pouvait avoir dans la représentation géographique autant, et souvent plus, d’importance que l’image, et que le mot descriptio pouvait indiquer indifféremment un texte ou une carte20. Peu importe : l’intrication médiévale de l’écriture et de l’image émerge dans l’hypothèse avancée par Marin selon laquelle l’espace de l’utopie n’apparaîtrait qu’à l’âge dit moderne, vers le XVIe siècle donc, au moment où se desserre la concordance médiévale de la narration et de la description, de l’imaginaire et du réel.
17Non pas que Marin reconduise le poncif d’un Moyen Âge où tout savoir est imagination ou symbole. Il est vrai qu’en écrivant que « les premières “cartes” médiévales » se réduiraient à des itinéraires de pèlerinage, analysables « selon les catégories de l’analyse structurale du récit légendaire ou merveilleux21 », il accentue une seule dimension des cartes médiévales (le fait même de mettre le mot « carte » entre guillemets semble mettre en doute leur valeur cognitive), en simplifie la pluralité des formes et des usages. Mais le noyau de l’argument est juste, du moins dans les limites de l’hypothèse de Marin sur le lien entre utopie et modernité : c’est que la coïncidence médiévale du savoir et de la représentation dans un ordre cosmologique aussi riche qu’organiquement fermé en lui-même, dans le labyrinthe de ses séries, de ses analogies, de ses correspondances, ne laisse aucune place au jeu de l’idéologie et de l’utopie. Un grand expert de cartographie médiévale a écrit, à propos des mappemondes médiévales : « Par l’abondance des notices historiques qu’elles contiennent, ce sont à la fois de véritables encyclopédies, et des résumés graphiques de l’histoire universelle qui, pour les Chrétiens, s’identifie à l’histoire du salut22. » Il n’y a pas d’écart entre le savoir encyclopédique et théologique et l’espace géographique représenté. Ce n’est pas que l’espace géographique serait de fond en comble symbolique, c’est que l’espace géographique et l’espace symbolique coïncident.
18Qu’on pense aux spécimens les plus illustres (Marin ne cite pas d’exemples), aux mappemondes de Hereford, d’Ebstorf : la forme circulaire du monde, la centralité de Jérusalem, l’inscription de l’orbis terrarum dans le corps du Christ, tout ramène l’espace géographique à une totalité. Son sens dernier peut être rejoint par d’infinis chemins, il n’en reste pas moins unique, transcendant, immuable. On a des énoncés, on n’a pas d’énonciation, dit Marin. Ce qui revient à dire que l’« effectuation » (l’« énonciation ») des virtualités de sens (les « énoncés ») inscrites dans la carte ne peut s’écarter de sa finalité transcendante et unique (aussi discutable que soit l’affirmation selon laquelle elles s’épuiseraient « dans une pragmatique utilisatrice23 »).
19Le paradoxe, c’est que l’écart entre énoncé et énonciation ne se produirait, dans l’histoire, qu’au moment « où l’opération mimétique et analogique d’échange de la réalité et de l’image trouve ses règles dans la géométrie et l’optique ». C’est-à-dire au moment où s’installent une représentation « réaliste » et un ordre de la « ressemblance » tels qu’on les entend encore aujourd’hui. Car ce moment est aussi celui d’« une crise politique, sociale et culturelle24 ». À partir du XVIe siècle, l’instauration d’une représentation « mimétique » – purement visuelle (non symbolique) – de l’espace géographique introduirait un décalage entre les formes de cette représentation et leur investissement symbolique, entre l’espace géographique et l’espace symbolique.
20Un exemple, cette fois-ci évoqué, en passant, par Marin lui-même : la célèbre vue de Venise gravée entre 1498 et 1500 par Jacopo de’ Barbari. De loin, dans la vision d’ensemble, la précision du relevé topographique, la cohérence spatiale et graphique de la construction perspective sont foudroyantes. De près, la vue géographique se pulvérise en un fourmillement de petites scènes caractéristiques, la carte bascule dans le tableau. La ville s’inscrit dans une description rationnelle de la nature faite de proportions et de perspective, mais y installe en même temps la scène de la description pittoresque et du récit par lesquels la ville se singularise. C’est dans ces décalages – entre signe et symbole, image et récit, carte et tableau – que se glisse, pour Marin, l’éventualité d’un réinvestissement symbolique de l’espace cartographié. C’est ici le cas des figures de Mercure et de Neptune, allégories mythologiques se superposant de manière spatialement et logiquement incongrue à une image qui « trouve ses règles dans la géométrie et l’optique25 ».
21Il n’en est pas autrement des deux portraits de villes que Marin déchiffre de plus près : les plans de Paris de Mérian (1615) et Gomboust (1652). Le premier, tout comme la vue de Venise de Barbari, « tient du plan et du paysage : du plan, il a l’intention d’exactitude dans le relevé topographique et l’orientation géographique » ; du tableau, « l’intention de représentation de la réalité dans son événement quotidien26 ». Les scènes pittoresques ou emblématiques qui entourent le plan, où le travail productif est transfiguré en échange (et par là occulté), désignent la ville « à la fois comme un terme d’opposition au monde et comme un monde à lui seul27 » : comme utopie de la ville. Le second, le plan de Gomboust, mettrait secrètement en scène, dans la même dualité de la carte et du tableau, l’occultation idéologique du conflit entre monarchie et bourgeoisie28.
Conclusion
22La dualité du plan topographique et de la narration pittoresque pourrait être suivie le long des siècles suivants ; on peut la reconnaître, trois siècles et demi après le plan de Barbari, dans l’union de précision descriptive et d’allégorisme propre aux vues parisiennes de Charles Meryon29. C’est aussi en le mettant en tension avec le XIXe siècle, « ère du capital »30, que Marin interprète le XVIe siècle de l’Utopie de More. À l’exception d’un court essai, qui conclut Utopiques, commentant l’article de Marx sur le projet par Étienne Cabet de fondation d’une colonie socialiste aux États-Unis, Marin n’a pourtant pas parlé de cette époque ; mais cela n’enlève rien à la substance profondément historique de l’analyse sémiotique de Marin, qui, avec Utopiques, contribue à proposer cette interprétation de l’époque moderne, centrée sur la notion de représentation, qu’on retrouve dans une grande partie de son œuvre.
23Les « utopiques » du titre sont en effet, pour Marin, ces « marques de l’énonciation » (expression d’Émile Benveniste qui lui a toujours été chère) qui n’apparaissent qu’autour de 1500 et qui manifestent au regard historien la rupture entre la représentation de la réalité et son interprétation symbolique, que le Moyen Âge avait tout au contraire embrassées en une profonde unité. « Marques de l’énonciation » et non pas énoncés : c’est-à-dire que la rupture n’est pas signifiée, qu’elle est la condition – de quelque manière déniée (Marin ne s’est pas privé d’un recours, assez prudent, à la psychanalyse) – des énoncés, la condition de leur « effectuation », c’est-à-dire de leur réception et compréhension. C’est toute la différence entre Marin et ses sources structuralistes (Greimas, Benveniste, Claude Lévi-Strauss) : presque aucune notion, aucune hypothèse n’est reprise sans les situer dans l’histoire, sans les relier au devenir concret des sociétés.
24L’objet privilégié d’élaboration de ces hypothèses est pour Marin le tableau de peinture, cela ne saurait faire trop de doute à un simple constat quantitatif concernant la masse de ses commentaires sur la peinture, surtout celle de Nicolas Poussin31. Mais on n’oubliera pas que ce qui est pour Marin l’ouvrage maître de la conception moderne de la représentation, la Logique de Port-Royal (la première édition est de 1662), a volontiers recours à deux exemples pour concrétiser ses propositions sur la représentation et le signe : l’un est bien le tableau ; l’autre, la carte. « […] quand on regarde un certain objet comme en représentant un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe […]. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et les tableaux32 ». « […] quand on affirme du signe la chose signifiée, on veut dire, non que ce signe soit réellement cette chose, mais qu’il l’est en signification et en figure ; et ainsi l’on dira sans préparation et sans façon d’un portrait de César, que c’est César ; et d’une carte d’Italie, que c’est l’Italie33 ».
25C’est dans Utopiques : jeux d’espaces, deux ans après le passage par l’exercice d’analyse sémiotique du récit de Sémiotique de la Passion, que Marin propose la première véritable interprétation historique de la représentation. La constatation de la simultanéité des grandes explorations, de l’élargissement de l’économie capitaliste et de l’affirmation d’une cartographie basée sur la géométrie et sur l’éviction du symbolisme pousse vers une profonde historicisation l’idée, née au contact de la peinture de Poussin, que la représentation moderne cache un décalage entre ses « énoncés » et son « énonciation », décalage qui s’installe, à partir du xvie siècle, dans l’écart entre la réalité perceptive et son investissement culturel. Les cartes de villes des xvie et xviie siècles laisseraient apparaître, selon la lecture de Marin, ce décalage constitutif de la représentation moderne : le symbolisme typique de la cartographie médiévale semble en avoir disparu, alors qu’il s’est en réalité déplacé dans le jeu, plus discret, de l’énonciation. Mais dans ce jeu, une fois perdu le sens unique et transcendant du cosmos médiéval, réside aussi la pluralité des « effectuations » possibles de l’énonciation (les interprétations possibles des énoncés). Les explorations du xvie siècle détruisent peu à peu le monde clos, dense d’analogies et de significations, du Moyen Âge, ouvrent le globe terrestre au capitalisme, mais inscrivent aussi dans la cartographie moderne la distance que creuse la crise de la civilisation médiévale entre le signe et le sens, et où s’épanouit l’utopie. Certaines formes de la carte géographique moderne, représentation d’un espace désymbolisé, s’avéreraient alors, en même temps, les emblèmes de l’altérité utopique et le lieu d’une resymbolisation, imaginaire, du monde ; elles inscriraient, dans la cartographie réaliste du monde exploité, la cartographie figurale de l’utopie.
Voetnoten
1 Le document cardinal de ce passage est l’article « La description de l’image. À propos d’un paysage de Poussin », Communications, no 15, 1970, p. 186-208, repris dans Marin (L.), Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1996, p. 35-70.
2 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 255.
3 La connexion entre colonialisme et « impérialisme » (c’est-à-dire – selon les théories de John Atkinson Hobson, reprises par plusieurs marxistes, et pour se limiter aux éléments qui nous intéressent ici – l’extension de la production capitaliste aux colonies) est omniprésente dans Utopiques : le début de la colonisation de l’Amérique coïncide avec le début de l’extension du capitalisme à toute la société (en Angleterre) et à toute la planète. Sur la présence des problèmes liés à la décolonisation dans l’environnement intellectuel français, voir les importants travaux de Jacques Leenhardt : Leenhardt (J.), Lecture politique du roman. La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Éditions de Minuit, 1973 ; id., « L’Europe et son roman », in Europe du roman, romans de l’Europe, sous la direction de Arcuri (C.), Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 139-147 ; Leenhardt (J.), « Lecture politique, lecture culturelle », in L’Interprétation politique des œuvres littéraires, sous la direction de Arcuri (C.), Pfersmann (A.), Paris, Kimé, 2014, p. 17-26.
4 On peut deviner, dans ce mélange de méthodes structuralistes et de terminologie marxiste, une influence althussérienne qui ne laissera pas trop de traces manifestes dans les œuvres suivantes de Marin.
5 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 181.
6 Ibid., p. 164.
7 Ibid., p. 165.
8 Ibid., p. 174.
9 Ibid., p. 175.
10 Voir Lyotard (J.-F.), Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971 ; Marin (L.), Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p. 18.
11 Voir Vilar (P.), Or et Monnaie dans l’histoire, Paris, Flammarion, 1974.
12 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 181.
13 Ibid., p. 182.
14 Voir Marin (L.), Sémiotique de la Passion. Topiques, figures, Paris, Aubier Montaigne, 1971.
15 Id., Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 53-60.
16 Ibid., p. 65.
17 Ibid., p. 260.
18 Voir Choay (F.), La Règle et le Modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil, 1980, p. 163.
19 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 261.
20 Voir Harvey (P. D. A.), « Medieval Maps. An introduction », in The History of Cartography, sous la direction de Harley (J. B.), Woodward (D.), Chicago, The University of Chicago Press, 1987-2007, t. I, p. 287-288 ; Gautier Dalché (P.), « Agrimensure et inventaire du monde. La fortune de mappa (mundi) au Moyen Âge », in Les Vocabulaires techniques des arpenteurs romains. Actes du colloque international (Besançon, 19-21 septembre 2002), Besançon, Institut des sciences et techniques de l’Antiquité, 2006, p. 163-171.
21 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 261-262.
22 Gautier Dalché (P.), « Un problème d’histoire culturelle. Perception et représentation de l’espace au Moyen Âge », Médiévales, no 18, 1990, p. 10.
23 Marin (L.), Utopiques : jeux d’espaces, op. cit., p. 263.
24 Ibid., p. 264.
25 Ibid.
26 Ibid., p. 267-268.
27 Ibid., p. 271.
28 Ces hypothèses de Marin ont été reprises par Garric (H.), Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 58-74.
29 Sur cette tension chez Meryon, voir Chevrier (J.-F.), L’Hallucination artistique. De William Blake à Sigmar Polke, Paris, L’Arachnéen, 2012, p. 226-241.
30 Pour citer Hobsbawm (E.), L’Ère du capital. 1848-1875, traduit par Diacon (É.), Paris, Fayard, 1978 [1975].
31 Voir notamment Marin (L.), Sublime Poussin, op. cit.
32 Arnauld (A.), Nicole (P.), La Logique ou l’Art de penser, notes et postface de Charles Jourdain, Paris, Gallimard, 1992, p. 46.
33 Ibid., p. 147.
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Over : Giacomo Fuk
Il a obtenu un doctorat en histoire et théorie de l’art à l’EHESS de Paris et est actuellement chercheur à l’UClouvain. Il a travaillé sur Louis Marin (« Le problème de la description chez Louis Marin », in À force de signes. Travailler avec Louis Marin, sous la direction de Cantillon (A.), Fabre (P.-A.), Rougé (B.), Paris, éditions de l’EHESS, 2018 ; « Fénelon chez Louis Marin », dans Le Clair-obscur du visible. Fénelon et l’image, sous la direction de Leplatre (O.), Genève, Droz, 2017 ; « Sémiologie et philosophie chez Louis Marin », Early Modern French Studies, vol. 38, 2016). Il s’est aussi consacré à l’histoire de l’art avec un travail sur l’artiste Maria Lai à partir de documents inédits (« I luoghi dell’arte a portata di mano », in Maria Lai. Olio al pane e alla terra il sogno, sous la direction de Dalai Emiliani (M.), Di Martino(S.), Milan, Skira, 2019), et à la littérature en traduisant en français, avec Bénédicte Duvernay, un essai du poète italien Mario Luzi (Luzi (M.), Étude sur Mallarmé, introduction et traduction par B. Duvernay et G. Fuk, Bruxelles, La Lettre volée, 2024).