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Germano Mascitelli

Poster - Les causes politiques de l’immigration italienne vers la Belgique après la Seconde Guerre mondiale

(Vol. 46 - 2023)
Article
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Résumé

Malgré un retour formel à la démocratie, une part importante des jeunes qui quittent l’Italie après la Seconde guerre mondiale le font poussés aussi par le climat politique qui touche personnellement leur vie. Dans la première partie on présente des histoires de lutte et répression qui nous aident à saisir ce climat. Dans la seconde, on donne des exemples de cette émigration politique vers la Belgique. En effet, leur défaite à la fin du cycle de conflictualité sociale de l’après-guerre avait rendu la vie impossible à ces travailleurs politiquement engagés.

Index de mots-clés : conflit social, répression, migration italienne

Abstract

Despite a formal return to democracy, a significant proportion of the young people who left Italy after the Second World War did so also because of the political climate that affected their lives personally. In the first part we present stories of struggle and repression that help us to understand this climate. In the second part we give examples of this political emigration to Belgium: their defeat at the end of the post-war cycle of social conflict made life impossible for these politically committed workers.

Index by keyword : social conflict, repression, Italian migration

1Même si, avant la Seconde Guerre mondiale, des accords de principe avaient déjà été conclus entre l’Italie et la Belgique pour introduire de la main-d’œuvre italienne dans les mines belges, ce n’est que le 23 juin 1946 que ces accords sont devenus effectifs. Les délégués italiens et belges (la Fédération charbonnière Fédéchar, le ministère et les syndicats belges) signent un protocole pour faire entrer dans le pays une abondante main-d’œuvre italienne destinée à travailler dans les charbonnages. En effet, l’accord prévoyait de la part de l’Italie l’envoi de 2000 candidats mineurs par semaine et de la part de la Belgique le respect des conditions pour l’embauche des candidats lors du recrutement (âge minimal et maximal, état de santé…), le type de travail et les traitements des ouvriers. Dans une annexe au protocole, la Belgique s’engageait à fournir, si nécessaire, de manière préférentielle, mais payante, du charbon à l’Italie, en proportion du nombre de travailleurs italiens envoyés dans les mines belges. Ces dizaines de milliers de travailleurs (le nombre est impossible à quantifier de manière précise1) partaient seuls et laissaient derrière eux un contexte économique désastreux.

2En ce qui concerne le contexte de départ, l’Italie de 1945 est traversée par des conflits sociaux importants tant dans les zones rurales que urbaines. Les luttes sociales seront importantes, mais leur répression sera féroce. Entre 1948 et 1954, sur 38 provinces italiennes, on compte, pour trouble de l’ordre public, 148 269 personnes arrêtées, 61 243 condamnées à 20 426 années de prison et 18 à la prison à perpétuité2. Ces chiffres ne doivent cependant pas être considérés comme extraordinaires, car le Code pénal Rocco, auquel les juges faisaient référence, avait été élaboré à l’époque fasciste pour se prémunir des « subversifs ». La « fascisation » de la bureaucratie italienne avait été profonde3 et elle n’avait pas été suivie d’une épuration des cadres fascistes après la Libération.

3Pour pouvoir saisir la portée de cette violence, dans le cadre de notre recherche, on a choisi de reprendre quelques exemples parmi les innombrables évènements conflictuels contemporains des accords bilatéraux qui encadrent l’émigration des travailleurs italiens vers les mines de charbon belges. Même si notre attention se porte spécifiquement sur des évènements se situant entre 1946 et 1950, on peut noter que les conflits sociaux et la réponse répressive du gouvernement italien étaient déjà effectifs avant cette date. Dans la cour de la Préfecture de Lecce, il y a une plaque qui commémore les évènements du 25 septembre 1945 quand des ouvriers sont déjà tués par des tirs de la part de la Marine militaire alors qu’ils demandaient du pain et du travail4. Ce n’est que le début d’une longue liste de victimes de cette stratégie répressive mise en place par le gouvernement en vue de limiter l’influence communiste en Italie.

4L’adhésion de l’Italie au Pacte atlantique (OTAN), approuvée à la Chambre le 17 mars 1949, avait suscité chez les travailleurs des aciéries de Terni, petite ville au centre de l’Italie (Ombrie) l’inquiétude de voir leur force de travail utilisée au service de la production de matériel de guerre5. Le jour même de l’adhésion, un cortège spontané avance dans les rues de Terni aux cris de Pace, pace, pace ! C’est dans ce contexte que le militant communiste Luigi Trastulli est tué. Toutefois la répression dans les aciéries de Terni, comme dans d’autres milliers de cas, ne s’arrête pas à l’emploi de la force de la part de la police de 1949 contre les manifestants : les délégués syndicaux des aciéries seront accusés de manifestation non autorisée et en 1952-1953 il y aura encore un licenciement collectif de 2000 travailleurs qui touchera en particulier les militants communistes et syndicaux de l’entreprise. En 1974, deux décennies plus tard, la Justice italienne reconnaîtra que 1508 de ces travailleurs avaient été « licenciés pour motifs politiques et syndicaux »6.

5Le tableau du peintre Mike Arruzza « L’assassinio di Giuditta Levato » illustre la militante communiste assassinée par un nervi à la solde d’un grand propriétaire terrien local, à Calibracata en Calabre, le 28 novembre 1946, lors de l’occupation des terres de proprieté de la famille Mazza7. Dans ce contexte rural, toujours dans cette région, le 24 octobre 1949, commence une semaine de lutte qui mobilise 14 000 paysans de plusieurs villages. Notamment dans les marais de Melissa, la moitié de toutes les terres sont la propriété de quatre familles, en particulier du baron Berlingieri, propriétaire du domaine agricole Fragalà : 1725 hectares sont abandonnés aux pierres et aux broussailles. Le 29 octobre, tout le village de Melissa se dirige vers ces terres pour les occuper ; ils se retrouvent face à une centaine de policiers arrivés de Bari (d’ailleurs bien reposés, ayant été logés la veille chez le baron Berlingeri lui-même, propriétaire de la terre occupée). Les policiers provoquent la foule en jetant des grenades lacrymogènes que les paysans retournent à l’expéditeur. C’est assez pour que les policiers tirent sur les villageois en fuite, laissant au sol trois ouvriers agricoles sans-terre8.

6Dans cette deuxième partie, nous reprenons trois cas d’émigration motivée par des raisons politiques. Ces expériences migratoires ne sont que des exemples qui témoignent d’une stratégie claire de la Démocratie chrétienne (et donc du gouvernement italien) de se « débarrasser » vers l’étranger des « agitateurs ». En effet, dans les premières années de l’après-guerre, quand la tension socio-politique est à son apogée, le Ministère de l’Intérieur italien demande souvent au Ministère du Travail de permettre l’émigration de contingents plus importants que la norme, lorsqu’il s’agit de travailleurs provenant des provinces où de graves désordres se sont produits9.

7Le cas des mineurs de Manopello (village de la Val Pescara, Italie) victimes de la catastrophe de Marcinelle (Hainaut, Belgique), est emblématique10. Jusqu’en 1948 autour de ce village, il y avait une intense production de ciment, liée aux activités extractives de bitume et d’asphalte. Toutefois, le 18 avril 1948 commença le processus de démantèlement de l’entreprise SAMA et de licenciements collectifs. Le bourgmestre de Manoppello Giuseppe De Martino, en interrogeant le ministre du Travail, Amintore Fanfani, pour savoir s’il y avait quelque chose à faire pour sauver l’emploi dans le bassin, s’entend répondre de ne pas se faire d’illusions parce que, même si un financement était prévu, la seule alternative crédible resterait d’intensifier l’émigration des mineurs chômeurs vers les mines de charbon de Belgique. Lors du débat sur Marcinelle à la Chambre des députés en Italie le 4 octobre 1956, le député communiste Bruno Corbi affirme que ce n’était pas un hasard si, parmi les 26 morts de Manoppello, 23 étaient communistes. En effet, au moment des licenciements collectifs de la SAMA, l’entreprise

ha stabilito quali fossero gli operai buoni e quali i cattivi, quali fossero quelli nocivi all’economia del paese, e ha allontanato più di mille operai dal 1948 al 1950, operai che sono andati a finire nelle miniere belghe. Ha allontanato segretari di commissioni interne, attivisti sindacali, tutti coloro, insomma, che si battevano per cambiare le condizioni di vita e di lavoro nelle nostre miniere.11

8Après de dures luttes, dans le climat de réaction anticommuniste qui suit les élections du 18 avril 1948 gagnées par la Droite, que les mineurs de la zone de Pescare ont dû se plier aux licenciements et prendre la voie de l’émigration.

9Un autre exemple de cause politique à l’émigration est celui d’un jeune Sarde antifasciste qui s’est heurté aux signorotti (les petites élites) de son village12. Francesco Ibba du petit village d’Ardauli, rentré de la guerre, retrouve intacts aux postes de commande les signorotti de l’époque fasciste. Au énième abus de leur part contre les familles pauvres, avec son organisation d’anciens combattants, conseillés par le ministre Emilio Lussu (du Parti d’action, d’inspiration républicaine), ils occupent le siège de la municipalité. Cette épreuve de force porte la question locale sur la table des autorités antifascistes régionales, qui décident de détrôner la vieille garde en nommant un nouveau bourgmestre éloigné du milieu fasciste. C’est Ibba qui va exercer ces fonctions pendant la période qui précède les premières élections communales de mars 1946, quand, fort du prestige obtenu grâce à ses initiatives, il devient le premier bourgmestre démocratiquement élu après le fascisme. Sa nouvelle position ne le protège cependant pas de ses ennemis, au contraire : il est encore davantage exposé. Ibba n’arrive pas à résister à l’action politique des fascistes (réorganisés dans le parti de l’Uomo qualunque) : ils terrorisent ses conseillers qui en viennent à voter contre ses propres propositions, en faveur de celles de l’opposition. Il se sent dévasté, trahi et en danger. C’est ainsi qu’il décide de partir clandestinement pour la Belgique, en passant par la France.

10L’Église aussi avait la mission de limiter l’influence communiste (et de protéger les accords entre État et Église établis sous le fascisme) en rendant la vie difficile aux « subversifs ». Les paroisses avaient le rôle d’organiser la distribution des aides Marshall à l’échelle locale. Nicola Angelicchio de Vico del Gargano, un village situé dans les Pouilles, se souvient qu’alors que sa famille souffre de la faim, il a été envoyé par sa mère chez le curé pour le supplier de lui donner un peu de farine. Le curé lui montre de la farine, du lait en poudre, du fromage et tout ce qui provenait des aides américaines. Après avoir exposé ce qu’il a, le curé lui dit clairement qu’il allait recevoir de tout cela si son père, qui entretemps ne pouvait pas travailler à cause d’une pneumonie, détruisait sa sale tessera (sa carte de membre du Parti communiste italien). C’est dans ce contexte que, dès qu’il atteint l’âge de seize ans, Nicola part émigrer en Belgique13.

11Dans cet article, tant dans la première que dans la seconde partie, nous avons fourni des informations liées au contexte de départ en Italie, ainsi que des histoires collectives et individuelles, qui nous permettent d’arriver à la conclusion que cette émigration était autant politique qu’économique, car politiques étaient les causes du départ d’un bon nombre de ces émigrants.

Notes

1 A. Morelli, L’appel à la main d’œuvre italienne pour les charbonnages et sa prise en charge à son arrivée en Belgique dans l’immédiat après-guerre, dans BTNG-RBHC, t. XIX, 1988, n° 1-2, p. 128.

2 R. Del Carria, Proletari senza rivoluzione. Dalla marcia su Roma all’attentato di Togliatti (1922-1948), ed., Milan, Pgreco, 2020, p. 212.

3 C. Pavone, Alle origini della Repubblica. Scritti su fascismo, antifascismo e continuità dello Stato, ed., Turin, Bollati Boringhieri, 1995, p. 159.

4 V. De Luca, E. Bianco, Quei morti per "pane e lavoro". Lecce, 25 settembre 1945, ed., Galatina, Salentina, 2006, 94 pp.

5 A. Portelli, L’uccisione di Luigi Trastulli: Terni, 17 marzo 1949. La memoria e l’evento, ed., Foligno, il Formichiere, 2021, 99 pp.

6 P. Raspadori, Un'eroica sconfitta: i licenziamenti alle acciaierie di Terni nei primi anni Cinquanta, dans Studi Storici, 2006, n° 1, p. 247-281.

7 T. Cornacchioli, Movimenti di protesta e lotte contadine dal fascismo al secondo dopoguerra. ed., Pise, Gioiosa Jonica, 1986, p. 30-31.

8 C. Armati, Cuori rossi, ed., Rome, Newton Compton, 2008, p. 63.

9 G. Baldi, Le recrutement des travailleurs italiens destinés aux mines belges d’après-guerre : tensions et conflits d’un processus pas si simple, dans Revue belge de Philologie et d’histoire, 2019, n° 97, p. 1327-1359.

10 G. Mascitelli, Sortir les victimes de Marcinelle de l’anonymat, dans Retour sur Marcinelle, ed. A. Morelli et N. Verschueren, Mons, Couleur livres, 2018, p. 55.

11 Camera dei Deputati della Repubblica italiana, Séance Parlementaire, On. CORBI, Bruno, 4 octobre 1956, p. 28589. « Elle a établi quels étaient les bons et les mauvais travailleurs, ceux qui étaient nuisibles à l’économie du pays, et elle a licencié plus de mille travailleurs de 1948 à 1950, travailleurs qui se sont retrouvés dans les mines belges. Elle a chassé les délégués syndicaux, les militants syndicaux, tous ceux qui se sont battus pour changer les conditions de vie et de travail dans nos mines ». (traduction de l’auteur).

12 F. Ibba, Storie di antifascismo e di emigrazione, ed., Rome, Editrice Libertà, 2003, p. 19-144.

13 Nicola Angelicchio, émigré en Belgique et interviewé par Anne Morelli en 1992. Interview inédite, archives du Groupe d’étude sur l’histoire de immigration (GEHI) de l’ULB.

Pour citer cet article

Germano Mascitelli, «Poster - Les causes politiques de l’immigration italienne vers la Belgique après la Seconde Guerre mondiale», C@hiers du CRHiDI. Histoire, droit, institutions, société [En ligne], Vol. 46 - 2023, URL : https://popups.uliege.be/1370-2262/index.php?id=1609.

A propos de : Germano Mascitelli

Germano Mascitelli a obtenu un master en Sciences du travail à l’Université Libre de  Bruxelles en 2015. Le contenu de son mémoire, sur les causes politiques de l'émigration des mineurs des Abruzzes vers la Belgique dans l'après-guerre, a été retravaillé pour l'article « Sortir les victimes de Marcinelle de l'anonymat », paru dans l'ouvrage collectif Retour sur Marcinelle (éds. Anne Morelli et Nicolas Verschueren, Couleur livres, 2018). Il a proposé un article sur le même sujet pour la revue française Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, article qui a été accepté pour publication.