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- Volume 11 : 2011
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Invariances et ruptures dans le régionalisme sud-américain
Résumé
Cette contribution se penche sur le mode de gouvernance régionale mis en place au travers du Marché commun du sud (Mercosur). En vingt ans d’existence, ce dernier est parvenu à se doter d’une série de stratégies et d’institutions communes. Il se démarque par sa nature multidimensionnelle et partant se veut une forme de laboratoire des modes de coopération dans des domaines aussi variés que l’économie, le commerce, l’enseignement ou le politique. Toutefois, l’intégration régionale est définie et contrôlée principalement par les États qui la composent et la défense des intérêts nationaux se fait souvent au détriment des engagements communautaires occasionnant d’âpres conflits intrarégionaux. Cette situation révèle les grandes difficultés des instances régionales à résoudre sereinement les différends entre États. Enfin, contrairement aux prédictions, le nationalisme économique et le radicalisme politique de cette dernière décennie ne favorisent pas la consolidation de l’intégration et la cohésion régionale.
Inhoudstafel
Introduction
1Le Marché commun du sud (Mercosur) célèbre en cette année 2011 son vingtième anniversaire d’existence. C’est l’occasion de revenir sur un des processus d’intégration le plus important du continent latino-américain et de s’interroger sur le mode de gouvernance régionale mis en place. Nous chercherons à identifier les raisons qui ont amené les pays fondateurs à se rapprocher après s’être ignorés durant des décennies voire des siècles. Ensuite, une attention particulière sera accordée à l’analyse des stratégies et institutions communes misent en place par les États membres du Mercosur. L’étude de cet ordre régional en construction ne se fera pas sans décortiquer les rapports de force entre les acteurs. Une attention particulière sera accordée à la place et au rôle exercé par le Brésil dans la construction de l’intégration régionale. Enfin, nous reviendrons sur le radicalisme politique et le nationalisme économique engendrés par le «tournant à gauche» et leur implication sur la construction et le développement de l’intégration régionale mercosurienne.
1. De la «paix armée» à la coopération
2Le Mercosur voit officiellement le jour le 26 mars 1991, date à laquelle l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay signent le traité d’Asunción. Pour y parvenir, il aura fallu un important effort politique de la part des deux grands pays de la région pour dépasser un ordre régional que d’aucuns qualifiaient de «paix armée»1. L’Argentine et le Brésil, qui aujourd’hui constituent la cellula mater du Mercosur, se sont toujours montrés réticents à l’idée de s’engager ensemble dans une forme de coopération économico-politique avancée. Et quand bien même ils l’ont tentée, elle s’est soldée par un échec, du fait, notamment, de la rivalité qui les opposait. Considéré avec du recul et dans une perspective plus historique, le Mercosur constitue un phénomène sans précédent en Amérique du Sud car l’antagonisme séculaire qui oppose ces deux pays pour la domination régionale et, plus particulièrement, la satellisation de la Bolivie et des États tampons paraguayen et uruguayen, a été une constante importante des relations intra-latino-américaines jusqu’aux années 1970. Cette rivalité remonte à la période coloniale ; à l’époque où les empires espagnols et portugais s’affrontaient dans le bassin de la Plata pour le contrôle du Río de la Plata. L’accès à l’indépendance de l’Amérique latine au 19e siècle ne prémunira pas l’Argentine et le Brésil d’hériter de l’antagonisme entre les deux puissances coloniales. La longue confrontation qui s’ensuivra sera motivée aussi bien par des rivalités expansionnistes que par la volonté d’exercer un leadership incontesté à l’échelle de l’Amérique du Sud. Cette rivalité a contribué à façonner les relations et perceptions politiques dans le cône Sud-américain au cours des deux cents dernières années. Cette situation géopolitique n’était donc en rien favorable aux idées intégrationnistes. Partant, le Mercosur constitue un évènement surprenant dans ce sens qu’il institutionnalise le dépassement d’une ère de confrontation et de rivalité pour la domination régionale entre Buenos Aires et Brasilia.
3Bien que le dégel des relations de ces deux acteurs majeurs de la vie politique sud-américaine ait été entamé par les pouvoirs militaires à partir de 1979, c’est l’arrivée de gouvernements civils en 1983 et en 1985, respectivement en Argentine et au Brésil, qui permettra de jeter les bases d’une coopération pérenne et ainsi accélérer la cadence de l’intégration du cône Sud-américain. La rencontre de novembre 1985 entre les présidents Alfonsín et Sarney s’avère de très haute importance dans ce sens où ils s’engagent à poursuivre le développement de la coopération entamée par les gouvernements antérieurs en matière nucléaire et à débuter une relation d’interdépendance économique comme l’attestent la Déclaration d’Iguazú et la Déclaration conjointe sur la politique nucléaire. Alors que la seconde affirme les objectifs pacifiques de la coopération nucléaire et ouvre les programmes des deux pays au contrôle réciproque, la Déclaration d’Iguazú en appelle à une intégration économique bilatérale. La conséquence politique de ces accords sera la mise à l’écart officielle d’une politique de la course à la puissance pour la domination régionale qui avait engendré mépris et méfiance réciproques, absence de coopération économique ainsi qu’une militarisation des frontières communes affectant l’ensemble de la région.
4Le processus de rapprochement se poursuit avec l’adoption d’une série d’accords bilatéraux de type politique et économique à l’instar du Programme d’intégration et de coopération argentino-brésilien (PICAB) de 1986 ou du Traité d’intégration, de coopération et de développement (TICD) de 1988. Ce dernier jette les bases pour la création d’un marché commun binational dans un délai de dix ans. L’engagement de l’Argentine et du Brésil en faveur de l’intégration régionale va perdurer malgré les changements de gouvernements. Ainsi, en juin 1990, les nouveaux présidents argentin, Carlos Menem, et brésilien, Fernando Collor, décident, en signant l’Acte de Buenos Aires, d’avancer à 1995 la date d’entrée en vigueur du marché commun. L’Uruguay et le Paraguay sont invités à s’associer au projet. Ces deux États décident rapidement de devenir membres à part entière du nouveau schéma qui se constitue. Ces quatre pays signent alors le traité d’Asunción instituant le Mercosur.
2. Les objectifs poursuivis par le traité instituant et les résultats atteints
5Le traité d’Asunción, qui est un accord-cadre comportant 24 articles, définit dans les grandes lignes les objectifs stratégiques à atteindre par les États signataires durant la période de transition s’étalant de novembre 1991 à décembre 1994. Son article premier prévoit «la libre circulation des biens, services et facteurs de production», «l’établissement d’un tarif extérieur commun et l’adoption d’une politique commerciale commune vis-à-vis des pays tiers ou groupements d’États», «la coordination des politiques macro-économiques et sectorielles» ainsi que «l’harmonisation des législations des secteurs pertinents»2.
6La conception du développement économique retenu par ce traité prend ses distances par rapport aux politiques économiques de type structuralistes qui avaient précédemment prévalu dans l’élaboration du régionalisme latino-américain. Elle est dorénavant portée par le mainstream du nouveau temps mondial de la globalisation néolibérale dans ce sens où les acteurs concernés poursuivent une libéralisation des échanges de manière uniforme et rapide afin de créer une zone de libre-échange et une union douanière pour le 31 décembre 1994, tout en se concentrant sur l’exportation de matières premières et l’attrait des investissements étrangers. Du point de vue de la théorie de la nouvelle économie politique internationale, le Mercosur est à considérer comme un cadre qui, sur le plan interne, cristallise, légitime et pérennise les politiques monétaro-libérales nationales alors que, sur le plan externe il constitue pour les économies nationales non pas une rupture mais un vecteur d’insertion compétitive à la globalisation et cela malgré la volonté de certains pays de protéger l’un ou l’autre secteur stratégique à l’instar de l’automobile3.
7Les objectifs et l’échéancier imposés par le traité sont forts ambitieux, raison pour laquelle naissent en janvier 1995 une zone de libre échange semi-complète et une union douanière imparfaite. Toutefois, si les parties ne parviennent pas à avoir un commerce intrarégional intégralement exempt de droit de douane et à mettre en place un tarif extérieur commun couvrant la totalité des produits commercialisés par le bloc avec des pays tiers, force est de constater que le Mercosur va constituer un facteur important de rapprochement entre les pays de la région puisque jusqu’au milieu des années 1980 les quatre pays concernés accordaient plutôt la priorité aux relations commerciales et financières avec les pays les plus développés et partant n’avaient guère de liens entre eux, qu’il s’agisse de connexions physiques (ponts sur les fleuves frontaliers, voies de communication, …) ou d’échanges commerciaux4. Les relations commerciales entre ces pays ne parvenaient même pas à intégrer les produits pour lesquels ils bénéficiaient d’avantages comparatifs, ne dépassant pas 5 % de leur commerce extérieur total5.
8Après une décennie d’intégration régionale en Amérique du Sud, les pays de la région n’accordent plus comme auparavant une priorité exclusive aux relations économiques et commerciales avec les pays les plus développés. La tendance s’est inversée : le Brésil devient le premier associé commercial de l’Argentine, elle-même le deuxième partenaire du Brésil derrière les États-Unis6 alors que le Mercosur émerge en tant que premier débouché commercial du Paraguay et de l’Uruguay. Le dynamisme du bloc sera tel que la croissance annuelle des flux commerciaux sera évaluée à 20 % depuis 1991 pour atteindre une augmentation de plus de 500 % au cours de la décennie des années nonante. Le Mercosur devient rapidement, avec ses 235 millions d’habitants et un PIB de 1000 milliards de dollars un espace économique attrayant. Dès lors, les investissements directs étrangers (IDE) qui se trouvaient déjà stimulés par les mesures de privatisation d’entreprises publiques et d’ouverture unilatérale des marchés adoptées dès le début des années 1990 par chaque État de la région, le seront plus encore par les perspectives offertes par la mise en place du Mercosur.
3. La dimension politique du Mercosur
9Toutefois, le régionalisme sud-américain ne se limite pas à la seule dimension économique de l’intégration. Il a, en effet, été doté d’un objectif politique précis : les États membres voient dans l’intégration régionale une façon de sauvegarder les régimes démocratiques qui émergent dans le cône Sud-américain à partir de la deuxième moitié des années 1980. Il s’agit d’une donnée nouvelle car les anciens accords régionaux qui avaient prévalu sur le continent durant la guerre froide, évitaient de se prononcer sur la nature que devait prendre le régime politique des États participant à une expérience régionale. On pouvait même y observer une volonté de reconnaître et de respecter la pluralité des régimes politiques7. Mais avec la chute des régimes militaires et l’arrivée au pouvoir de gouvernements civils, les États sud-américains, engagés dans des schémas d’intégration régionale, considéreront que ces derniers doivent dorénavant répondre aux critères de la démocratie représentative. En réalité, le passé dictatorial et tragique des pays de la région a incité les nouvelles démocraties à rechercher dans le régionalisme une garantie contre le retour éventuel de coups d’État au point d’inclure dans ces accords régionaux des «clauses démocratiques» pouvant suspendre, voire exclure, tout État contrevenant aux engagements démocratiques.
10L’engagement des États sud-américains en faveur de la démocratie est donc loin d’être circonstanciel. En effet, ils considèrent, à l’instar de l’Union européenne (UE), que l’intégration économique ne peut s’effectuer que dans un cadre de normes édictées par la démocratie représentative. Ainsi, la Déclaration présidentielle de Las Leñas de décembre 1991 faisait déjà affirmer aux États membres que «le maintien des institutions démocratiques est une condition indispensable pour l’existence et le développement du Mercosur»8. C’est lors de la tentative de coup d’État au Paraguay en 1996 que l’on peut estimer à sa juste mesure l’engagement du Mercosur en tant que garant de la démocratie dans la région. Face à cette crise politique qui occasionna une rupture temporaire avec l’ordre constitutionnel paraguayen, les autres États membres, craignant un éventuel «effet domino», décideront d’agir de concert exerçant au nom du Mercosur des pressions diplomatiques et formulant des menaces de sanctions économiques, voire même d’exclusion, du bloc régional9. Ces pressions, couplées à celles exercées de l’extérieur (États-Unis et UE) de la région, s’avèreront décisives dans l’avortement du coup d’État10. Le fait qu’un organisme régional émerge sur la scène politique interne d’un de ses membres pour garantir la continuité du système démocratique constitue un épisode sans précédant dans l’histoire du régionalisme latino-américain.
11Mais ni la Déclaration de Las Leñas ni celles adoptées durant l’année 1994, qui faisaient allusion à l’engagement des États membres en faveur de la démocratie, ne disposaient d’une base juridique pour exclure le Paraguay. La crise paraguayenne donnera alors l’occasion aux quatre pays membres de doter le Mercosur d’une clause démocratique – à l’instar des critères de Copenhague adoptés par la Communauté européenne (CE) en 1993 – stipulant que «le maintien des institutions démocratiques constituait la condition essentielle pour la coopération dans le cadre du traité d’Asunción, ses protocoles et autres actes subsidiaires. Toute altération de l’ordre démocratique constituait un obstacle inacceptable pour la continuité du processus d’intégration en cours par rapport aux pays affectés et pouvait mener à la suspension du droit de participer aux fora du Mercosur», voire même à la «suspension des droits et obligations dérivant des normes du Mercosur et des accords passés entre chacune des parties et l’État où s’était déroulée la rupture avec l’ordre démocratique»11. La clause démocratique du Mercosur s’est d’ailleurs avérée particulièrement efficace pour contrer les deux autres tentatives de coups d’État militaire perpétrées au Paraguay en mars 1999 et en mai 2000.
4. Structure organique et mode de décision
12Parallèlement à ces évolutions, le Mercosur a poursuivi son approfondissement en élargissant ses domaines de coopération ainsi qu’en consolidant sa structure organique. Le protocole d’Ouro Preto, adopté le 17 décembre 1994, constitue en ce sens une étape importante. Il parachève la période de transition démarrée en 1991 avec le traité d’Asunción qui avait doté le Mercosur d’un nombre limité d’objectifs et d’une armature institutionnelle circonscrite à deux instances organiques : le Conseil du marché commun (CMC), instance politique et décisionnelle du Mercosur regroupant les présidents et ministres des Affaires étrangères et de l’Économie ; le Groupe marché commun (GMC) organe exécutif rassemblant les hauts fonctionnaires des Ministres des Affaires étrangères et de l’Économie et des banques centrales. Le Protocole d’Ouro Preto vient consolider l’ossature institutionnelle de l’intégration régionale en dotant de nouveaux organes tels que la Commission de commerce (CCM) chargée de veiller à la mise en place de l’union douanière ; le Secrétariat administratif du Mercosur (SAM) qui offre un soutien technique ; une Commission parlementaire Conjointe (CPC) constituée de législateurs nationaux ; un Forum consultatif économique et social (FCES) auquel participent des représentants du patronat, des syndicats et des consommateurs12. Alors que ces deux dernières instances ne disposent que d’un rôle consultatif et de conseil, les trois premières jouissent d’un pouvoir décisionnel. Par ailleurs, cette structure organique, où les décisions se prennent au consensus, répond à une logique purement intergouvernementale. Dans ce sens, le Protocole d’Ouro Preto ne fait que confirmer le choix institutionnel de base du traité d’Asunción.
13Le grand apport du Protocole d’Ouro Preto au schéma institutionnel régional réside dans l’adoption d’une personnalité juridique de droit international permettant dorénavant au Mercosur de signer des accords internationaux et des conventions commerciales avec des pays ou groupements régionaux tiers. À ce sujet, les signataires du Traité d’Asunción avaient clairement suggéré dans le préambule que l’intégration économique régionale et l’insertion compétitive de la région dans l’économie politique mondiale constituaient des pré-conditions au développement économique13. Il n’est donc pas surprenant que, dès la signature du texte fondateur, les pays membres se soient fixés comme objectif la reconnaissance du Mercosur au niveau international, d’autant plus que pour eux l’intégration régionale apparaissait, et c’est ce que tend à suggérer son article 814, comme le canal par lequel ils pouvaient jouer un rôle au sein des négociations internationales dans le cadre de la globalisation, multiplier leur marge de manœuvre et y retirer une plus grande crédibilité aussi bien au niveau interne qu’externe.
14Par ailleurs, les pays membres vont chercher à étendre l’action du Mercosur à de nouveaux domaines consolidant le caractère multidimensionnel de l’intégration. Son approfondissement est imaginé dès décembre 1995 au moment où les États membres adoptent le «Programme d’action du Mercosur jusqu’à l’année 2000». Ce programme qui doit, tout d’abord, contribuer à la consolidation et au perfectionnement de l’union douanière, prévoit la libéralisation des services, l’harmonisation des règles en matière d’achats gouvernementaux et le traitement des investissements15. Ainsi faisant, il reste fortement conditionné par la nature néolibérale qui sous-tend non seulement le processus d’intégration régional, mais aussi l’économie politique mondiale vu que l’inclusion de ces thèmes à l’agenda du Mercosur est étroitement liée au débat sur leur incorporation dans d’autres tractations telles que celles menées avec l’UE ou au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). D’autres thèmes seront inclus à l’agenda régional, allant de la protection de l’environnement à l’enseignement en passant par les questions sociales et culturelles16.
15Pour les différentes raisons mentionnées ci-dessus, le Mercosur va exercer un effet d’attraction tant sur le reste du continent que sur d’autres pays ou régions de la planète. Dès 1991, l’UE affichera son intérêt pour développer des relations avec le bloc sud-américain, faisant rapidement de celui-ci son partenaire privilégié en Amérique latine. Aussi bien l’accord interinstitutionnel signé par la Commission européenne en 1992 avec les pays membres du Mercosur, afin de fournir à l’intégration régionale une assistance technique et d’y développer un dialogue politique et institutionnel soutenu, que la préparation et la signature en 1995 de l’Accord-cadre inter-régional CE-Mercosur, prévoyant à terme un accord d’association couvrant les aspects politiques, commerciaux et de coopération de la relation, vont revêtir une importance certaine pour la crédibilité extérieure du bloc sud‑américain. Le rapprochement du Mercosur avec la première puissance commerciale du monde va lui conférer une reconnaissance internationale de première importance ; ce qui va renforcer la motivation d’autres pays d’Amérique latine à tisser des relations avec le bloc sud-américain.
16Le Chili qui, au départ, avait décliné l’invitation à prendre part au traité d’Asunción de 1991, car son objectif était le rapprochement avec les États-Unis et la participation à l’Accord de libre-échange nord-américain, conclut en 1996 un arrangement avec le Mercosur lui octroyant un statut de membre associé. Ce statut, qui implique non seulement une libéralisation des échanges, institue également une interrelation politico-diplomatique plus importante du fait de la participation du pays aux sommets semestriels des chefs d’État du Mercosur17. Cette position sera également obtenue par la Bolivie qui avait dans un premier temps sollicité une adhésion pleine au bloc. De nombreux accords-cadres dans le domaine du commerce et/ou de l’investissement continueront d’être signés par le Mercosur, à l’instar de ceux conclus avec la Communauté andine, le Marché commun centre-américain, la Communauté pour le développement de l’Afrique australe, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, le Canada, les États-Unis ou Israël. Progressivement, le Mercosur va s’imposer comme un groupement régional politique, économique et institutionnel incontournable, aussi bien dans le système des négociations multilatérales du commerce que dans le cadre des Amériques et des relations entre l’Europe et le sous-continent latino-américain.
5. Les limites de l’intégration
17Toutefois, le processus d’intégration sud-américain n’est pas dépourvu de fragilités. Certains des obstacles auxquels il est confronté sont d’ordre institutionnels. Le Mercosur est un groupement régional qui repose sur une armature institutionnelle de type interétatique où les positions communes restent généralement à la merci des intérêts nationaux. Contrairement au modèle européen qui érige le respect du droit communautaire en règle première de l’intégration, les États membres du Mercosur se sentent libres de s’écarter des règles communes, notamment, en période de conjoncture difficile. Cet état de fait a souvent occasionné d’âpres différends commerciaux intra-régionaux, poussant parfois les États à s’interroger sur le bien-fondé de l’Association. La plupart du temps, ces conflits sont résolus au plus haut niveau politique, c’est-à-dire par l’intervention active des présidents des États membres ; ce qui contribue à politiser le moindre différend intra-régional.
18Ce constat correspond bien à la caractéristique du nouveau régionalisme sud-américain qui se démarque par une forte présidentialisation18. Par conséquent, un approfondissement plus poussé de l’intégration s’avère souvent difficilement réalisable. Ainsi, contrairement à l’intégration européenne, la relation de hiérarchie entre les règles communautaires et celles du droit interne des pays membres n’est pas encore clairement explicitée dans le Mercosur. En outre, bien que les normes juridiques doivent faire l’objet d’une «internalisation» – ou pour reprendre le jargon européen d’une «transposition» – dans les droits nationaux, le système juridique régional est dépourvu d’un mécanisme d’applicabilité directe ; ce qui ralentit fortement le processus. En réalité, les États éprouvent la plus grande difficulté à transposer le droit communautaire en droit interne : seules 47 % des règles communautaires édictées ont été internalisées dans le droit national des pays membres19. Par ailleurs, les longues tergiversations dans la mise en place d’une instance juridictionnelle permanente ont longtemps eu pour effet de laisser la gestion des conflits intra-bloc à la discrétion des autorités politiques nationales car le système de règlement des différends était trop complexe du fait que chaque affaire nécessitait la formation d’un tribunal ad hoc. La lourdeur du système décourageait les parties à le mobiliser laissant, généralement, la résolution de certains litiges à la bonne volonté des États membres. Cette situation laissait aux autorités nationales une grande liberté d’action pour prendre des mesures unilatérales sans être inquiétées – tel que l’établissement de barrières commerciales, le retrait momentané de l’union douanière, la dévaluation compétitive – surtout en période de conjoncture difficile, comme ce fut le cas suite aux pressions exogènes des crises mexicaines (1994-1995), asiatique (1997) et russe (1998) qui, non seulement, affectèrent les économies nationales mais plongèrent, en outre, le Mercosur dans une crise existentielle profonde de laquelle il eut beaucoup de peine à s’extirper20.
19Ce n’est que récemment que les États membres ont cherché à faire évoluer le système de règlement des différends afin de faire en sorte qu’il soit gouverné par des considérations juridiques et non plus politiques. Ainsi, en signant le Protocole d’Olivos21 en février 2002, les États ont décidé de créer un Tribunal permanent de résolution des différends pour le Mercosur. Toutefois, les parties ont été incapables de sortir de la logique étatique au moment de l’élaboration de cette nouvelle institution à caractère permanent vu que le Protocole instaure pour les signataires une forme de justice «à la carte» où la partie plaignante est autorisée «dans le cadre d’un conflit qui, pourtant, n’intéresse que les États parties du Mercosur, à saisir un autre mécanisme de règlement des différends, extérieur à l’Organisation, notamment celui de l’OMC ou d’autres schémas préférentiels de commerce auxquels seraient membres individuellement les États parties du Mercosur»22. Ce système est plus proche du mécanisme de résolution des différends propre au droit international qu’au droit communautaire européen vu que seuls les États peuvent prendre part au mécanisme et qu’ils sont libres de choisir les voies pacifiques par lesquelles ils entendent résoudre leurs conflits. Ceci explique la réticence des États à accorder leur confiance à une juridiction permanente capable de permettre une progression du Mercosur vers la consécration d’un droit propre pour s’engager, sans retour, vers une plus grande intégration économique des pays du cône Sud23. Autrement dit, en freinant l’émergence d’un droit communautaire chapeauté par une juridiction supranationale, les États entendent conserver le contrôle du processus régional.
6. L’intégration régionale face aux ambitions de puissance du Brésil
20Le projet visant à doter le Mercosur d’un système institutionnel un tant soit peu autonome par rapport aux décisions gouvernementales doit, en particulier, faire face aux ambitions de puissance de l’establishment brésilien24. Avec ses proportions continentales, le Brésil constitue un géant économique dans la région et le Mercosur occupe une place toute relative dans son économie. À lui seul, ce pays couvre approximativement 60 % du produit intérieur brut (PIB), 70 % du territoire et 80 % de la population du Mercosur. En outre, moins de 4 % des exportations brésiliennes sont destinées au Paraguay et à l’Uruguay et 13 % à l’Argentine, alors que le Brésil est devenu le premier partenaire économique et commercial de ses partenaires du Mercosur. Par ailleurs, certaines entités fédérées brésiliennes, à l’instar de São Paulo qui représente 35 % du PIB et plus de 20 % de la population du Brésil, sont démographiquement et économiquement plus puissantes que le Paraguay et l’Uruguay ensembles25.
21Contrairement aux autres membres qui voient dans le régionalisme et dans les relations qu’ils entretiennent avec la république lusophone une dimension plutôt économique et commerciale, le Brésil a une perception plus stratégique du Mercosur. Conscient d’en constituer le moteur économique, le Brésil s’est consacré à assumer dès la signature du Traité d’Asunción, sa condition de puissance industrielle du bloc et à lutter pour s’affirmer comme le fournisseur privilégié de ses associés pour un nombre important de secteurs stratégiques présentant une forte valeur ajoutée tels que les biens d’équipement, les produits chimiques, le matériel informatique et de télécommunication ou les automobiles26. En échange, le pays achète aux pays sud-américains des produits primaires. Dans ces conditions, il n’est donc pas surprenant que Brasilia se montre plus favorable à défendre face à ses partenaires l’option d’un élargissement plutôt que celle d’un approfondissement du Mercosur.
22C’est dans cette logique qu’il faut interpréter le lancement, en 2006, du processus d’adhésion du Venezuela, la mise en place, en 2008, de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) qui inclut aussi bien le Mercosur que la Communauté andine, le Chili, le Suriname et la Guyane ainsi que le lancement, en 2010, de la Communauté des États latino-américains et caribéens. Pour les autorités politiques et le secteur industriel brésiliens, un Mercosur élargi au reste du cône Sud constitue le lieu où leurs intérêts matériels sont le mieux préservés. En outre, Brasilia considère le projet d’intégration régionale sud-américain comme un levier pour mieux affronter la concurrence et l’influence des États-Unis. Le Mercosur et son élargissement au reste du cône Sud ont donc pris une importance centrale dans la politique étrangère brésilienne. Les autorités brésiliennes perçoivent de plus en plus le cône Sud comme l’espace de leur chasse gardée.
23Toutefois, le projet visant à construire un espace stratégique régional sous le leadership brésilien apparaît difficilement compatible avec l’approfondissement du Mercosur. Dès lors, la mise en place d’un droit communautaire garanti par une entité un tant soit peu autonome ne peut, selon les autorités brésiliennes, que constituer une entorse à leur puissance et contrevenir à leur projet de faire du Brésil le premier pôle industriel en Amérique latine ainsi que le leader et l’interlocuteur incontournable de la région dans le monde. Pour les autres pays de la région, il est nécessaire de fortifier le Mercosur avant de l’élargir à de nouveaux membres ou avant de penser à une association sud-américaine. Ils se méfient de l’augmentation relative du pouvoir du Brésil ainsi que de la mise en place d’un bloc sud-américain sous influence et refusent de devenir des marchés captifs du Brésil. Dès lors, on observe dans le chef des autres pays membres du Mercosur une véritable réticence à adopter une politique de bandwagoning vis-à-vis du Brésil, c’est-à-dire de suivisme par rapport à la puissance régionale brésilienne. Par ailleurs, les autorités des deux petites économies enclavées entre l’Argentine et le Brésil se plaignent régulièrement d’être parfois tenues à l’écart des négociations bilatérales entre Buenos Aires et Brasilia, et estiment que les deux grands n’ont, jusqu’à présent, pas suffisamment tenu compte des asymétries économiques dont elles sont victimes. Ce qui alimente les doutes d’Asunción et de Montevideo sur le bien-fondé du Mercosur pour l’intérêt de leur pays respectif et suscite dans leur chef la tentation de céder aux propositions d’accords de libre-échange issues de Washington. L’Uruguay et les États-Unis ont d’ailleurs conclu en 2007 une entente sur les investissements et le commerce, connu sous l’acronyme anglais TIFA (Trade and Investement Framework Agreement). Toutefois, comme son nom l’indique, le TIFA n’est qu’un accord-cadre. Autrement dit, il ne constitue pas un arrangement économique dans le sens où il n’implique ni libéralisation du commerce ni accès au marché. Dès lors, il n’y a pas de conséquence négative concrète pour le Mercosur et ses relations avec l’Uruguay. En réalité, il s’agit plutôt d’un accord politique qu’économique qui doit participer à la construction et la diffusion dans les capitales sud-américaines de l’idée d’un éloignement de l’Uruguay du Mercosur au profit d’un futur accord de libre-échange avec les États-Unis. Les autorités uruguayennes entendent l’utiliser comme un moyen de pression sur les deux grands pays du Mercosur afin que ses revendications soient mieux prises en considération.
24Cette stratégie n’est pas restée sans résultats. En effet, afin de colmater les mécontentements et les effets centrifuges au sein de l’intégration régionale, le Brésil de Lula a proposé quelques initiatives dans le sens de l’approfondissement du Mercosur. La proposition de doter le groupement régional d’un Parlement élu au suffrage universel, constituera, sans aucun doute, l’idée la plus ambitieuse dans ce sens, même si ses pouvoirs décisionnel restent encore à définir. À cette proposition, le Brésil en a rajouté une autre consistant à créer un «Fonds pour la convergence structurelle du Mercosur» (FOCEM) de 100 millions de dollars annuels. Au-delà du fait que ce budget commun est destiné à appuyer le fonctionnement de la structure institutionnelle et le renforcement du processus d’intégration, il est aussi destiné à financer des programmes afin de promouvoir la convergence structurelle, développer la compétitivité et promouvoir la cohésion sociale en particulier dans les économies de petite taille et les régions les moins développées. Le Paraguay et l’Uruguay reçoivent respectivement 48 % et 32 % du Fonds alors que l’Argentine et le Brésil obtiennent chacun 10 %27. Ce fonds est surtout supporté par le Brésil dont la contribution s’élève à 70 % alors que l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay contribuent respectivement à hauteur de 28 %, 1 % et 2 %. Ce faisant, le Brésil espère pouvoir financer ses ambitions de leadership en Amérique du Sud.
7. Convergences idéologiques, divergences régionales
25Toutefois, la mobilisation de ressources financières peine à satisfaire les attentes brésiliennes. Qui plus est, le contexte des mutations politiques et du «tournant à gauche» des années 2000 n’agit pas en faveur d’une intégration conduite essentiellement par la puissance brésilienne. Rappelons que l’arrivée en Amérique du Sud de gouvernements de sensibilité progressiste a été le résultat d’une crise de la représentation et socio-économique aigües. Leur accession au pouvoir a suscité à des degrés différents une nouvelle légitimité pour l’État, un refus de la croissance dans l’inégalité, une nouvelle stratégie en matière de politique extérieure exaltant l’autonomie nationale et une contestation de la prééminence des grandes puissances ainsi qu’une distanciation par rapport aux acteurs et organismes ayant dicté les politiques économiques orthodoxes de la décennie précédente. La convergence et l’homogénéisation idéologique suscitée par ce virage progressiste ont initialement été interprétées comme un phénomène potentiellement favorable à la consolidation de l’intégration et la cohésion régionale. Le Brésil de Lula espérait, d’ailleurs, pouvoir se projeter comme le leader de ce mouvement.
26Toutefois, l’alternance politique et le virage à gauche n’ont pas apporté les effets escomptés occasionnant plutôt des désaccords et tensions interétatiques sérieuses déstabilisant l’épanouissement d’un projet régional commun. Ces importantes divergences politiques s’expliquent en grande partie par la recrudescence du nationalisme et les aspirations gouvernementales à la souveraineté économique territoriale qui accompagnent la «nouvelle» gauche sud-américaine28. Un certain nombre de gouvernements progressistes, constitué sur base d’un programme de justice sociale et de lutte contre la pauvreté, compte sur le recouvrement de la souveraineté énergétique pour que leurs États respectifs dégagent davantage de marges de manœuvre en matière de politique économique et sociale ainsi que dans le domaine diplomatique face aux intérêts des acteurs extérieurs. C’est à travers ce prisme qu’il faut interpréter la consolidation des tensions entre le Brésil et le Paraguay. En effet, avec l’ascension au pouvoir, en 2008, de Fernando Lugo à la tête de l’État paraguayen, le pays a cherché à assumer un rôle bien plus actif dans la commercialisation de l’énergie qu’il vend au Brésil. Accusant son voisin lusophone d’exploiter son pays, le gouvernement Lugo a exigé une redistribution plus équitable des bénéfices dégagés de la gestion bilatérale de la centrale hydroélectrique d’Itaipu. Bien que le Brésil ait fait des concessions en faveur des réclamations paraguayennes, le Paraguay continue de percevoir son voisin avec méfiance. Le radicalisme politique et le nationalisme économique ont occasionné d’autres différends et divisions politiques d’importance entre des gouvernements appartenant à la prétendue gauche continentale à l’instar de la «guerre du papier» entre Buenos Aires et Montevideo déclenchée suite à l’installation de deux usines de fabrication de cellulose sur le territoire uruguayen et les rives du fleuve de l’Uruguay qui sert de frontière entre ce pays et l’Argentine. Alors qu’à la base, il s’agissait d’une question purement environnementale, le différend s’est rapidement transformé en une sorte de défense de la cause patriotique occasionnant un conflit politique prolongé entre les deux exécutifs considérés pourtant comme idéologiquement proches.
27La méfiance que suscitent ces conflits affecte directement et sévèrement la marche de l’intégration régionale. Cette situation révèle aussi bien les difficultés des institutions régionales existantes à résoudre sereinement les conflits entre États. Il est évident que le poids traditionnellement élevé du présidentialisme dans la politique sud-américaine, consolidé par le nationalisme et radicalisme politique du virage à gauche de la décennie 2000, explique les difficultés structurelles rencontrées par les institutions régionales pour se développer et fonctionner.
Conclusions
28Le premier enseignement qui peut être tiré de l’étude qui précède a trait au fait que le régionalisme ne peut être considéré comme un phénomène figé. Il s’agit d’un processus dynamique qui évolue dans le temps et qui se trouve en constante construction. L’expérience sud-américaine montre également que malgré sa forte empreinte économique, le régionalisme constitue un phénomène bien plus complexe qui insère à son agenda des questions allant de l’environnement au social en passant par la sécurité, la culture ou les relations extérieures. Il s’agit donc d’un phénomène multidimentionnel. Par ailleurs, le régionalisme peut-être considéré comme une construction sociale stimulée par des acteurs publics et privés créateurs de normes et donc de sens politique. Toutefois, même si des acteurs privés cherchent à investir le processus régional afin d’en influencer son cours, l’action des États reste incontournable dans la construction du régionalisme.
Voetnoten
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Over : Sebastian Santander
Chargé de cours à l’Université de Liège ; Professeur visiteur à l’Université libre de Bruxelles ; Membre associé au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation de l’Université du Québec à Montréal et au Monash European and EU Center de l’Université de Monash à Melbourne