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- N°4 (janvier 2014) / Issue 4 (January 2014)
- – Note de recherche – L’Anthropologue à l’école coranique. Faire face à la « bonne souffrance » des taalibés (Sénégal)
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– Note de recherche – L’Anthropologue à l’école coranique. Faire face à la « bonne souffrance » des taalibés (Sénégal)
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En s’appuyant sur des observations participatives menées dans des daaras (écoles coraniques) au Sénégal, cet article tente de définir en quoi consiste la « bonne souffrance » des taalibés (élèves des daaras). Comment l’ensemble des pratiques et valeurs est-il partagé dans les lieux d’enseignement traditionnel et pourquoi cet ensemble est-il critiqué par certains acteurs occidentaux ? Comment le chercheur peut-il faire face aux décalages entre ces différentes perceptions, en étant à la fois membre de la société occidentale mais aussi de la communauté qu’il étudie ? Cette problématique nous conduit à réfléchir sur deux questions éthiques : d’une part, la question épistémologique et méthodologique qui touche la place du chercheur travaillant sur, et avec les taalibés ; et d’autre part, la question des valeurs religieuses et socioculturelles comprises ou non par le chercheur. Sur la première question, je note mes expériences à la fois en tant qu’insider et outsider dans les daaras. Quant à la deuxième question, je souligne, à partir de ces expériences, l’écart qui existe entre la perception des acteurs (taalibés et leurs enseignants) sur leurs lieux d’apprentissage, et celle exprimée par bon nombre d’acteurs humanitaires et universitaires.
Abstract
Based on participatory observations conducted in several daaras (Koranic schools) in Senegal, this article is an attempt to define what is referred to as a “good pain” for the taalibés (students learning the Quran in daaras). How is this set of practices and values constructed and shared within traditional educational spheres? Why is it criticized by Western observers? And how can a scholar deal with these two different perceptions while being both a member of Western society but also of the community he is actively observing? This paradox leads us to reflect on two ethical issues. First, there is the epistemological and methodological approach that affects the role of the researcher working on and with the taalibés. Second, there is the question of religious and sociocultural values that may or may not be understood by the scholar. Concerning the first issue, I highlight my own personal experience as an insider and an outsider in the daaras. Thanks to this double perspective I am then able to point out the huge gap between the ethical perception of the actors involved in the daaras and that of humanitarian workers and academics coming from the West.
Tabla de contenidos
Introduction
1À cinq heures du matin, je me réveille avec les voix des élèves récitant le Coran. Une trentaine de taalibés (apprentis à l’école coranique)1 réunis dans une salle sombre, assis à même le sol, sont penchés sur leurs tablettes en bois sur lesquelles sont inscrits des versets coraniques. Chacun se concentre sur sa sourate et s’incline de manière répétitive d’avant en arrière. Aucune harmonie musicale entre les voix, mais l’ensemble se fait entendre jusque dans la rue. On reconnaît la voix fine et tremblante des plus jeunes. Ces taalibés « pensionnaires », âgés de quatre à seize ans, sont concentrés sur leur apprentissage coranique, et vivent souvent loin de leurs parents2. Sans montrer la moindre expression, les enfants me voient entrer dans la salle. Ils me suivent seulement des yeux, tout en continuant leurs litanies. Je m’assieds à côté d’Amadou, le fils du vieux maître coranique qui dirige cette daara (école coranique)3. Habillé en boubou blanc, le jeune maître apprenti n’a que dix-sept ans. Il peut maintenant diriger seul le groupe de taalibés en l’absence de son père et de ses grands frères. En ce mois de février à Saint-Louis, dans le nord du Sénégal, l’air du matin est encore frais, chargé de l’odeur du fleuve qui sépare le pays de son voisin mauritanien. La majorité des élèves inscrits dans cette daara appartiennent au groupe ethnique Peul et viennent de Ross Béthio, village à la frontière entre les deux pays. Si le maître des lieux appartient à la tidjaniyya4, certains de ses disciples sont issus d’autres confréries, mouridiyya5et qadiriyya6principalement.
2Après la prière de l’aube, les taalibés, pieds nus, parfois avec des sandales en plastique abîmées et des maillots déchirés sur le dos, se dispersent dans le quartier avec leurs petites canettes et des bols en aluminium pour quémander de la nourriture. Tous les habitants du quartier savent qu’ils ne tarderont pas à venir frapper à leur porte. Ils préparent donc à l’avance les restes du repas de la veille ou quelques morceaux de sucre, de pain et du riz. Certains les attendent pour leur donner des bougies, des noix de kola ou des pièces de monnaie afin de « chasser les mauvais rêves ou les mauvaises paroles ». Ici, l’aumône (sadaqa en arabe, salaax en wolof) est non seulement un geste de charité, mais aussi et surtout une forme de prière qui protège celui qui donne. Aux alentours de 10 h, les taalibés rentrent à la daara, rassemblent tout ce qu’ils ont pu récupérer de leur tournée matinale dans une grande marmite (sauce à l’oignon, riz au poisson séché, haricots cuits dans une sauce tomate, salade et autres frites), le réchauffent, mangent puis se reposent. Quelques temps après, ils sortent de grandes nattes en faux jonc, made in China, cousues de fils en plastique, et s’assoient à l’ombre d’un arbre pour poursuivre la mémorisation du Livre Saint.
3Aujourd’hui, 95% de la population sénégalaise estmusulmane ;la majorité est affiliée à l’une des deux grandes confréries, tijâniyya et mouridiyya.La plupart des daaras ou écoles coraniques traditionnelles du pays sont issues de ces milieux confrériques. Il existe également une minorité d’ibadous7 qui ne sont pas affiliés aux confréries. Parmi eux, ceux qui sont issus des associations réformistes8 ont créé leurs propres structures d’enseignement, les écoles appelées « franco-arabes ». Il est intéressant de noter que les marabouts et les disciples appartenant aux confréries ouvrent de plus en plus d’écoles « franco-arabes », en se basant sur les modèles réformistes qui, en plus de l’apprentissage du Coran, favorisent l’enseignement de l’arabe et du français9.
4Ce n’est que tout récemment, au début des années 2000, que l’État a commencé à intégrer l’enseignement religieux dans le système éducatif sénégalais.Une importante série de réformes a même été initiée par le Président de la République de l’époque, Abdoulaye Wade (2000-2012).Le projet « Éducation de Qualité pour Tous » (PEQT) a été mis sur pied pour servir de cadre à l’éducation primaire universelle10, l’objectif étant d’atteindre la scolarisation universelle à l’horizon 2010. La loi d’orientation de 1991 qui précisait le caractère laïc de l’éducation nationale a été réformée en 2002, et l’enseignement religieux officiellement introduit dans l’éducation publique.
5L’enseignement des sciences islamiques a été rajouté au programme du cycle primaire de l’École publique. De même, plusieurs écoles publiques franco-arabes pilotes sont créées. Dans le cadre de cette réforme, l’État a également lancé le projet des « daaras modernes », en fournissant du matériel (chaises, tableaux noirs, etc.) et des cadres pédagogiques (mathématiques, langue française, formation professionnelle, etc.) dans les écoles coraniques pilotes (Basse 2004)11. Afin d’atteindre les objectifs d’Éducation Pour Tous, le trilinguisme (une des langues nationales12 en plus de l’arabe et du français) et la formation professionnelle ont été introduits. L’idée est de récupérer les enfants qui ne sont jamais allés à l’école formelle ou ceux qui l’ont quittée très tôt. Les enfants qui fréquentent ces daaras « modernes » sont désormais considérés comme scolarisés au même titre que les élèves inscrits dans les établissements publics ou privés officiellement reconnus par l’Etat (Villalón & Bodian 2012).
6Aujourd’hui, nombreux sont les discours et débats éducationnels, politiques, sociaux et académiques, autour des daaras. Cette étude concerne essentiellement les daaras traditionnelles qui ne sont pas directement issues de ces réformes. Toutefois, j’ai mené certaines observations dans les écoles « franco-arabes », et dans les « daaras modernes » afin de comparer les conditions de vie des apprenants dans ces différents établissements.
7Jusque-là, la plupart des études réalisées par les autorités politiques, les ONG, ou par les universitaires, jugent le système d’enseignement dans les daaras traditionnelles comme n’ayant aucun mérite pour le développement intellectuel des jeunes enfants (« mémorisation aveugle » du Coran)13 et le considèrent même nuisible pour leur santé (châtiment corporel, mendicité, mauvaise hygiène de vie… etc.). Par exemple : « Les élèves des écoles coraniques (également appelés garibous ou taalibés), des garçons pour la plupart, sont particulièrement exposés au risque de violences et de subir un traumatisme psychologique au cours de leur apprentissage, sous la conduite de maîtres coraniques. Certaines informations font état de violences physiques et psychologiques infligées à ces enfants qui, dans certains pays, sont envoyés mendier de l’argent ou de la nourriture, forcés de vivre dans des conditions difficiles et frappés pour les inciter à mieux mémoriser le Coran » (Antonowicz 2010). En effet, le taalibé pourrait être considéré aujourd’hui comme « une catégorie de la rue, prise entre réseaux religieux et politique d’action humanitaire » (Chehami, 2013)14. Toutefois, la voix des principaux intéressés, les élèves de ces lieux d’apprentissage, est quasiment absente de la plupart des lectures politiques, humanitaires ou scientifiques. Les taalibés sont souvent étudiés à traversla voix des adultes (éducateurs, parents ou autorités politiques), ou alors ils sont considérés comme des sujets à protéger contre l’abus de ces mêmes adultes. Même s’ils sont sénégalais, les auteurs de ces critiques et les analyses humanitaires sont souvent issus du monde occidental ou d’un milieu urbain. Ils n’ont « jamais eu l’occasion d’étudier, même un seul jour, dans la daara » (Ware 2014 : 238) et n’ont jamais de regard intérieur.
8À l’opposé de ces perspectives, ce travail tente d’expérimenter une approche participative dans ce milieu d’enseignement traditionnel afin de saisir, au plus près de la réalité, le vécu des taalibés. Face au silence des jeunes taalibés, j’ai essayé de m’immerger moi-même dans leur univers d’apprentissage. Au départ, je prêtais tout simplement une grande attention aux conversations ordinaires, aux faits divers, et aux comportements des taalibés. Je me suis plongée, par la suite, sans en être consciente, dans une « observation flottante » (Pétonnet 1982). Cette approche m’a permis de comprendre peu à peu, dans sa globalité, le quotidien des taalibés. Enfin, je suis devenue, par la force des choses, « actrice à temps plein » dans ce milieu d’enseignement religieux. J’ai pris moi-même la position d’élève et ai respecté toutes les consignes données aux disciples, et ce même si mon âge adulte, mon statut de femme et d’étrangère ne m’ont pas permis d’intégrer pleinement toutes les activités comme le yarwan, « la mendicité »15. Dans certains cas, je me suis limitée à une position d’accompagnatrice.
9Les données que je présente dans cet article ont été recueillies entre 2009 et 201316 dans différentes daaras traditionnelles de Saint-Louis17. J’étais logée dans le même quartier que ces daaras, si possible dans la maison même du maître coranique, sinon chez les voisins. J’y suis restée au moins une semaine, et dans certaines cas, jusqu’à un mois. J’ai mené mes observations participantes dans ces daaras au cours de ces périodes. Puis, je suis retournée régulièrement pendant ces cinq dernières années (2009-2013) dans chacun de ces daaras, afin de garder le contact avec les maîtres et les taalibés, et de continuer mes observations et mes apprentissages.
10À travers cette étude de terrain de longue durée, j’ai peu à peu construit ma place dans les daaras en tant qu’une élève. J’étais élève à double titre d’ailleurs : d’abord en tant qu’« étrangère » et « novice » dans ce milieu socioculturel, ensuite en tant qu’« apprenante » du Coran et de ses valeurs. À travers ces expériences, j’ai essayé de construire un double regard croisé : celui de l’anthropologue et celui de l’acteur.
11En s’appuyant sur cette expérience, cet article s’interroge plus particulièrement sur deux questions éthiques : d’une part, la question épistémologique et méthodologique qui touche la place du chercheur travaillant sur et avec, les taalibés, et d’autre part la question des valeurs religieuses et socioculturelles partagées sur le terrain, et qui influencent profondément la compréhension et l’interprétation des vécus des taalibés et du chercheur lui-même.
12Sur la première question, je note mes expériences à la fois en tant qu’insider et outsider de la communauté que j’étudie. Je souligne ainsi les contraintes, les avantages et les controverses du fait que je suis moi-même une des actrices du milieu tout en gardant mes regards acquis dans le monde universitaire occidental. Sur la deuxième question, je souligne, à partir de mes propres expériences dans ces daaras, l’écart qui existe entre la perception des acteurs (taalibés et leurs enseignants) sur leurs lieux d’apprentissage et celle donnée par d’autres acteurs humanitaires ou universitaires. Je souligne certains concepts et valeurs qui véhiculent dans les écoles coraniques et analyse comment ces valeurs sont acceptées et reproduites par les enseignants et lesapprenants. La définition de « defal nitt » ou éducation morale dans les milieux d’enseignement coranique, aussi bien que l’importance de la « souffrance » dans ce processus d’apprentissage peuvent ainsi démontrer une logique qui domine ces lieux d’enseignement.
13J’ai particulièrement prêté mon attention sur le statut de taalibé qui ne correspond pas forcément à celui d’« enfant de rue» ou d’« enfant » tout court. Cette analyse m’a permis de mettre en lumière le décalage entre la conception d’éducation dans le monde occidentale et dans les daaras, aussi bien qu’entre les notions d’« enfant » et de « taalibé » qui sont souvent confondus dans la littérature occidentale.
Histoire de l’enseignement islamique au Sénégal et perception des daaras
14Les daaras font partie des plus anciens établissements d’enseignement d’Afrique de l’Ouest. Avant la colonisation, l’islam était déjà intégré dans les systèmes éducatifs et politiques de certaines communautés et royaumes à travers le Sud de Sahara18. À leur arrivée, les autorités françaises ont trouvé sur place de puissants acteurs religieux, représentant une couche sociale prestigieuse, avec un poids considérable sur la vie politique des royaumes. Certains rois étaient convertis à l’islam soit par le biais de ces musulmans lettrés, soit par des commerçants arabes ou jihadistes maures.
15Au cours des XVIème et XVIIème siècles, plusieurs écoles islamiques, appelées zawiya19, dirigées par les chefs religieux, ont développé leurs réseaux d’apprentissage dans les zones soudano-sahariennes. Les plus connues de l’époque sont, par exemple, l’Université Islamique de Pire (1603)20 et l’école de Kokki (vers 1700)21. Au cours de XVIIIème siècle, quelques villes de l’Afrique subsaharienne étaient connues pour les chefs fondateurs des zawiyas, leurs enseignements islamiques et leur charisme et leurs connaissances en matière de science religieuse.Les savants religieux appelés serigne, tiérno ou séekh (Cheikh), jouant ainsi le rôle d’éducateurs, jouissaient d’un pouvoir important.
16Toutefois, l’image publique des écoles coraniques, construite tout au long de l’histoire coloniale et postcoloniale, n’a jamais été positive (Loumier 2002 : 118).La « campagne » contre les enseignements coraniques remonte à l’époque coloniale. Pour les tout premiers officiers français, l’islamisation des zones soudano-sahéliennes représentait un danger, pouvant nourrir un sentiment d’opposition face à la colonisationet conduire à un Jihad armé22. L’école coranique traditionnelle a fait l’objet de plusieurs arrêtés, décisions et circulaires tout au long de la période coloniale : l’arrêté de juin 1857, l’arrêté de janvier 188923, de mai 1896 et enfin, celui de 190324. À travers les différents articles de ces arrêtés, les autorités françaises ont essayé de contrôler le statut du marabout, en exigeant son audition devant un jury, la production d’un certificat de « bonnes vie et mœurs » signé par le maire de Saint-Louis25. Il était même ordonné au marabout d’envoyer ses élèves à l’école française26.L’Arrêté du 15 juillet 1903, décrété par le lieutenant-gouverneur Camille Guy (de 1902 à 1903), reprenait les stipulations des arrêtés précédents concernant l’autorisation d’ouverture des écoles coraniques, la prohibition de la mendicité et l’interdiction de recevoir des élèves âgés de 6 à 16 ans pendant les heures d’ouverture des écoles publiques27.
17Paradoxalement, la colonisation a provoqué l’islamisation massive de la future AOF à la fin du XVIIIème siècle et tout au long du XIXème siècle :d’une part, à cause de la destruction des systèmes politiques traditionnels (royaumes) qui a poussé les couches paysanne et guerrière vers les confréries musulmanes28, et d’autre part du fait de la création de nouveaux systèmes d’enseignement appelés médersas qui ont formé des officiers africains bilingues (arabe et français).
18Concernant le premier point, les nombreuses écoles destinées à l’enseignement coranique, fondées au sein des grands foyers confrériques émergent à partir du XIXème siècle (tels que Tivaouane pour les tidjanes ou Touba pour les mourides). C’est notamment le cas des mourides, des communautés originellement rurales qui ont joué un rôle important dans la production agricole, soutenues plus tard par la colonie française29. La formation dans ces daaras confrériques est caractérisée par l’importance accordée aux marabouts et la relation étroite entre les maîtres et leurs disciples30.
19Quant au deuxième point, la création des médersas s’inscrit dans une relation complexe entre l’autorité coloniale et la société musulmane. Certains gouverneurs et officiers français formés dans l’Algérie coloniale ont considéré les écoles coraniques comme des canaux entre la société dite « primitive » et les sociétés occidentales modernes. Ils estimaient que les maîtres coraniques et les marabouts pouvaient être d’utiles auxiliaires à la mission civilisatrice de la France. Enfin, en se référant à l’expérience de l’Algérie31, les Français ont installé le système d’enseignement franco-arabe à travers les territoires africains32.Ces médersas avaient pour objectif de recruter les élèves musulmans au sein de l’établissement fondé et contrôlé directement par l’autorité coloniale.
20La médersa de Saint-Louis, créée en 1908, a connu un relatif succès. Il faudrait souligner toutefois que les figures des lettrés sénégalais formés dans les médersas, à la fois arabisant et francophiles33, étaient spécifiques à cette époque où l’autorité française cherche à former les auxiliaires pour stabiliser et gouverner ses territoires. Contrairement à la Mauritanie et au Mali où les médersas gardèrent leur appellation aussi bien que leurs fonctions religieuses et politiques34, le Sénégal, déjà en 1922, abandonne cette appellation et se concentre sur l’organisation des écoles publiques et laïques. La fonction politique centrale qu’occupait l’élite bilingue cédera peu à peu sa place à une élite purement francophone, notamment avec la mise en place des systèmes d’enseignement de l’AOF (1902-1904)35 et,enfin, avec la construction de l’État sénégalais et l’établissement de l’enseignement laïc.
21En ce qui concerne les daaras, l’administration coloniale a renoncé à toute forme d’interdiction vers 1912-1913 (Bouche 1974 : 230). Ce changement de politique est dû, d’une part aux constats faits par les spécialistes de l’Islam Noir, comme Paul Marty (1914), qui ont insisté sur le caractère pacifique et l’efficacité économique de l’islam local, ainsi que sur l’inutilité de poursuivre la répression des musulmans ; et d’autre part à l’évolution de l’attitude même des musulmans vis-à-vis des écoles françaises. En effet, les musulmans envoyaient de plus en plus leurs fils et filles dans les écoles laïques francophones et, à partir des années 1920, l’enseignement du français commence à s’imposer sur le territoire et les autorités coloniales n’ont plus besoin d’interdire les écoles coraniques (Ndiaye Mamadou 1982 : 130).Les daaras n’étaient plus reconnues par le pouvoir en place. Elles n’étaient donc plus obligées d’adopter l’enseignement francophone. Mais, en choisissant cette option, elles ne recevaient plus de subventions. Après l’indépendance, en 1960, l’enseignement de l’arabe et de l’islam est majoritairement mené dans les établissements privés.
22Ainsi, tout au long de l’histoire politique sénégalaise, les écoles coraniques ont subi les critiques de leurs « adversaires » : les institutions laïques francophones et les établissements franco-arabes. La hiérarchie entre les différentes écoles publiques et privées s’est établie sur la base decritères se référant à l’école officielle (publique et laïque).Par ordre d’importance, le classement est le suivant :l’école officielle (laïque), l’école privée catholique, l’école privée laïque, l’école franco-arabe, l’école arabe et la daara (Charlier 2004 : 42).La daara arrive au dernier rang, car considérée comme la plus éloignée de l’enseignement officiel reconnu par l’État.
23Aujourd’hui, les élèves qui fréquentent ces écoles sont majoritairement issus des villes régionales ou des zones rurales où la tradition d’enseignement islamique est toujours inculquée dans la vie locale. Les villes telles que Saint-Louis, Touba, Tiwaouane, Kaolack ou les villes et villages de la zone de fleuve sont les exemples significatifs. Dans ces villes et villages, beaucoup de familles envoient leurs enfants à l’école coranique, et souvent, en même temps que dans les écoles publiques. Les élèves suivent l’enseignement coranique à temps partiel, dans la matinée et dans la soirée, ou encore, pendant les vacances scolaires.
24À Dakar, il existe beaucoup de daaras dans les banlieues. Ils recrutent notamment les enfants des familles démunies issues des migrations transrégionales. La plupart de ces familles sont venues des zones rurales du Sénégal ou des pays voisins (notamment, Guinée, Gambie, Mali). Toutefois, la crédibilité de ces lieux en tant qu’institutions d’enseignement est souvent mise en cause. Nous entendons ainsi parler souvent de « faux marabouts » et de « faux daaras » qui n’assument pas le rôle d’éducateur, mais exploitent les taalibés en tant que main-d’œuvre36.
25En 1992, l’État, l’UNICEF et les mouvements réformistes musulmans ont mené une campagne nationale contre les écoles coraniques, notamment pour lutter contre la mendicité des taalibés. De même, les daaras subissent la pression des différents organismes internationaux : d’un côté, celle des acteurs humanitaires occidentaux qui les accusent de maltraiter les enfants, et de l’autre celle des bailleurs de fonds arabes qui tentent de « (ré-) islamiser » les pays d’Afrique subsaharienne selon leurs propres conceptions religieuses qui s’opposent à l’« islam local »37.
Le « silence » des taalibés
26Malgré les différents discours académiques, politiques ou humanitaires autour des daaras, la vie des taalibés d’aujourd’hui reste méconnue pour deux raisons principales :le manque de contact direct entre les chercheurs et les taalibés, mais aussi et surtout le mutisme de ces derniers.D’après ma première observation dans les daaras, les taalibés ne s’adressent pas aux adultes tant que ces derniers ne les y autorisent pas. L’une des conditions pour intégrer une daara consiste à obéir strictement aux « tuteurs », c’est-à-dire les adultes et les autres taalibés plus âgés. Respect des aînés et retenue font partie des premières choses que les taalibés, aussi jeunes soient-ils, doivent apprendre pour mener leur vie communautaire. « Les taalibés n’ont aucunement le droit de dire ‘‘non’’ à un adulte même s’il pense au fond de lui que ce dernier a tort »,m’a confié un étudiant, ancien taalibé38. Ce « respect des anciens » est certainement l’une des valeurs les plus partagées dans les milieux familiaux ouest-africains, et encore plus dans les daaras.
27D’après les témoignages recueillis auprès de ceux qui ont passé une partie de leur jeunesse dans une daara, les conditions d’apprentissage y étaient «trop dures », « difficiles » et « douloureuses » (metti en wolof et musi en poulaar),39 mais finalement, c’était « bon » (bakh, modji), car cette expérience les avait formés en tant qu’« homme » (nitt) à part entière. Tel un rite initiatique, la formation dans une daara est perçue comme un véritable processus consistant à « faire un homme » (défal nitt)40.
28Quant aux enfants actuellement dans les daaras, leurs appréciations de ce lieu de tarbiyya (apprentissage) sont souvent peu perceptibles, car les taalibés n’expriment guère leurs sentiments devant les adultes. J’ai rarement vu un taalibé pleurer ou exprimer ouvertement sa tristesse, et encore moins exploser de colère ou de joie, toutes attitudes loin d’être appréciées dans ce milieu. Au contraire, le « muñ » (patience), « yarou » (modestie, politesse), un comportement calme et posé, la maîtrise de soi et de sa conduite, sont les principes enseignés et valorisés.
29Dans ces lieux, la question du « droit de l’enfant », tel qu’il est discuté dans les sociétés occidentales, ne se pose pas en ces termes ni pour les enseignants ni pour les parents et encore moins pour les enfants.Car pour les adultes qui ont suivi cette formation, il est « bon » de subir cette « souffrance » lors de son apprentissage coranique. Quant aux enfants, ils suivent l’enseignement qu’on leur inculque sans protester et essaient de réaliser au mieux ce que leur entourage juge « bon » pour eux : à savoir la maîtrise des versets coraniques et le respect des « anciens ». Ainsi, dans la plupart des daaras traditionnelles, l’anthropologue est confronté au mutisme de ses interlocuteurs taalibés. Car le chercheur, étranger ou non, est un adulte et représente une certaineautorité. Cette réserve des enfants face aux chercheurs est encore plus frappante lorsque leur maître (marabout) est présent. Les enfants s’effacent encore plus, et sont très soucieux de leurs comportements.
Être anthropologue entre daaras et milieu académique
30 Afin d’intégrer les daaras, j’ai passé une grande partie de ma journée avec les taalibés. Ma présence dans la daara était étrange au départ pour le marabout, mais aussi pour les taalibés, car ils n’avaient jamais accueilli d’étranger, de « toubab (Blanc) », et encore moins de « Tchin-Tchong (Chinois-e) »41 au sein de leur communauté42.
31Après quelques visites et séjours d’une des daaras située au quartier Nord de l’île, le marabout m’a mise en rapport avec ses femmes qui s’occupent des taalibés. C’est à ce moment-là que j’ai compris à quel point les femmes, celles des marabouts ainsi que toutes les autres mères du quartier, jouaient un rôle éminemment important dans la vie de la communauté. Elles préparent les repas du midi pour toute la daara, avec une partie des aliments récupérés par les taalibés au cours de leur yarwan. Elles achètent les autres ingrédients avec l’argent que le marabout leur a confié, celui récolté par les taalibés ou encore celui que les voisins ont bien voulu leur donner.
32Si les taalibés ne montrent pas leurs émotions devant le marabout, c’est devant les femmes et les voisins qu’ils expriment le mieux ce qu’ils ressentent. Il arrive même que certains taalibés habitant le quartier invitent chez eux quelques-uns de leurs condisciples, pensionnaires à la daara, pour se détendre. Dans l’une des daaras où j’ai effectué un long séjour, le maître coranique a mis en place le cercle des « mères de la daara » (yayou daara) avec les femmes du quartier, avec un objectif simple : instaurer une relation maternelle entre ces « mères de substitution » et les taalibés pensionnaires. Vivant loin de leurs parents, ces taalibés ont l’autorisation d’aller dans leur nouvelle famille tous les jeudis « pour se laver, et manger un bon repas de temps en temps»43. J’ai eu l’occasion de côtoyer quelques-unes de ces familles, souvent des familles très nombreuses, qui accueillaient les taalibés, moi y compris, à bras ouverts.
33« De toute façon, le repas est là, si on est cinq, on mange, si on est six ou sept, on mange aussi » note Fatou, l’une de ces mères de famille.
34J’ai conservé d’étroites relations avec mes enquêtés, les taalibés et leurs proches, lesquels sont devenus des amis chers. Ils m’appellent « Maryam », mon prénom sénégalais. Ceux avec qui j’ai le plus d’affinités me testent de temps en temps pour savoir si j’ai bien retenu les versets du Coran que j’ai appris avec eux. Ainsi, au cours de ces quelques années de recherche, je me suis construite progressivement un « chez-moi » avec les acteurs sur le terrain et en dehors du terrain, à la frontière entre ma vie dans les daaras du Sénégal et celle dans les milieux de recherche universitaire en France, deux lieux que j’ai peu à peu découverts et apprivoisés, moi qui viens d’Ailleurs (le Japon). C’est peut-être ce regard involontairement « éloigné » sur deux milieux, mais aussi très proche au niveau de l’affect – puisque j’ai choisi moi-même de m’intégrer dans ces deux sociétés et de me construire ici et là-bas – qui me permet de voir autrement la vie des taalibés, déjà beaucoup interprétée dans les études africaines ou d’autres rapports de recherches humanitaires.
35Un jour, lors d’une courte pause après le déjeuner, un moment de détente pour tout le monde, les taalibés me demandent de les prendre en photo.
36Moussa (taalibé, 13 ans) : Maryam (auteure), Tu as un appareil photo ? Prends-nous une photo.
37Ismaël (taalibé, 7 ans) : Passe le moi ! Montre, je sais comment faire…
38Moussa : Laisse, toi, tu vas faire comme ça. (il montre la position assise pour réviser le Coran) Comme ça, ça fait sérieux. Et toi, Amadou Diallo (6 ans), tu vas t’assoir là.
39Moussa prend un téléphone portable (celui de son grand frère car il n’a pas le droit d’en avoir un), fait semblant de téléphoner et me demande de le prendre en photo avec mon appareil.
40Auteure : Pourquoi tu prends le téléphone portable ?
41Moussa : Tu prends ma photo avec le téléphone ! Pour faire comme dans les clips vidéo.
42Dès que je fixe mon objectif sur eux, ils déposent leurs livres et tablettes en bois, et prennent des poses de « rappeurs » derrière Moussa. Lui-même me demande s’il peut me photographier avec les autres taalibés. J’accepte. Il me place au milieu de trois de ses condisciples, non sans m’avoir recommandé auparavant de bien mettre mon foulard sur la tête.
43Cette séance photo, mais aussi les autres échanges quotidiens avec les taalibés m’aenseigné deux choses.La première est que les taalibés viventsous une multitude d’influences et de références sociales ou culturelles qu’ils acquièrent dans la daara (port du voile pour les femmes, se mettre en position d’apprentissage devant l’appareil photo), mais aussi à l’extérieur de celle-ci (s’intéresser à l’appareil photo, imiter les rappeurs, utiliser le portable de l’aîné, etc.).D’autre part, j’ai pris conscience qu’ils m’avaient intégrée dans leur groupe. C’est ainsi qu’ils m’ont suggéré d’adopter un comportement « correct » à leur égard : en tant que « Maryam », une « bonne femme musulmane », je devais me voiler si je voulais être prise en photo.
44En effet, souvent dans les daaras, l’« objectif » était fixé, non pas sur « eux », mais sur moi, seule « étrangère » dans ce milieu.Ce renversement du regard, à travers l’objectif mais aussi à travers mes propres yeux, m’a permis de me rendre compte de l’étrangeté que les taalibés et leurs maîtres ont dû ressentir face aux perceptions et aux idées préconçues que j’avais moi-même acquises au cours de mes socialisations dans les sociétés occidentales. Par exemple, l’une des différences importantes est le rapport entre le taalibé et son entourage immédiat.Contrairement aux sociétés occidentales, les parents ne sont pas les seuls responsables des enfants (ils sont d’ailleurs absents pour les taalibés hébergés dans la daara).Tous les adultes du quartier « corrigent » verbalement ou physiquement les enfants qui sont en train de faire de « bêtises ».
45Par exemple, il n’était pas rare pour moi d’observer les enfants « fautifs » recevoir des fessées administrées par les marabouts ou par de simples voisins. Enfin, dans les daaras, je n’étais pas toujours la seule élève adulte. Il n’y a pas de limite d’âge pour être taalibé. Dans certaines écoles coraniques, vivent des taalibés de trente ans ou quarante ans même, qui apprennent toujours aux côtés d’élèves âgés d’à peine quatre ans. Ces taalibés adultes étaient répartis en deux catégories selon leur sexe : d’une part, taalibés masculins qui ont quitté très tôt la daara ou n’ont jamais eu l’occasion d’y être intégrés. En parallèle avec leurs métiers dans le secteur informel, ils venaient régulièrement apprendre le Coran. Certains d’eux habitaient même au sein de daara. D’autre part, les élèves féminines, notamment les mères de famille qui venaient pour les séances d’apprentissages pendant les heures « creuses » de ménage (entre seize heures et dix-huit heures, ou à partir de vingt heures). Même si la présence de ces taalibés adultes n’est pas observée dans toutes les daaras, c’est une tendance nouvelle, selon une apprenante âgée de 40 ans, qui prend de l’ampleur dans certains quartiers de Saint-Louis.
46Après quelques mois passés dans ce nouvel environnement,j’ai commencé à trouver « normal et naturel » de baisser le regard devant le maître, de m’assoir par terre, de me couvrir avec le foulard, non seulement pour être acceptée, mais aussi pour être mieux comprise et respectée dans ce milieu. Il est parfois arrivé que les taalibés et quelques voisins des daaras me demandent une prière, car, venant d’un pays si loin, ils pensaient que j’incarnais une certaine puissance spirituelle.Très honorée, j’ai toujours accepté et n’hésitais pas à réciter quelques versets coraniques que j’avais appris, tout en faisant un vœu pour la personne concernée. Je me suis ainsi rendue compte que ces versets coraniques sont récités non seulement dans les prières rituelles (salat, juli en wolof), mais ils servent aussi pour faire les vœux et prières échangés quotidiennement (nyan en wolof) ou encore pour animer les discours à l’occasion des événements de la vie(baptêmes, mariages, cérémonies funéraires), des fêtes religieuses44…
47La difficulté s’est posée au moment de la restitution de ces données du terrain. Étant au cœur de l’histoire que j’essaye d’analyser, je me sentais incapable de m’exclure de toutes ces scènes dont je faisais moi-même partie intégrante.Ainsi, j’ai tenté d’établir une méthode cohérente : conserver et assumer un double positionnement à la fois sur le terrain et devant mon futur public universitaire. Sur le terrain, je reste « Maryam » et essaye de vivre tout simplement dans la communauté sans aucuneprérogative.Je suis aussi passée par l’étape qui consiste à expliquer mes activités d’universitaire à mes interlocuteurs en employant le langage utilisé dans leur milieu, étape primordiale pour construire ensemble un dialogue, une (des) histoire(s) commune(s).Face au monde académique, j’ai fait un processus inverse : traduire les vécus du terrain dans la langue et le langage accepté dans le monde universitaire ; expliciter et expliquer ouvertement ma situation sur le terrain et contextualiser les propos observés ou entendus.
48Ces allers-retours permanents entre les deux milieux m’ont forgé une double identité ou double personnalité de chercheur-taalibé.Comme l’affirme Mary (1998 : 7), c’est « dans cet effort paradigmatique que nous trouvons tous les héritiers de l’anthropologie interprétative, la situation inévitable du glissement d’un principe d’autorité ethnographique fondé sur l’expérience empirique – ‘j’y étais’ – à celui de l’objectivité d’un corpus de textes ».Le chercheur est tiraillé entre deux postures qui s’affrontent et se confondent : celle de l’« ethnographe observateur » et celle de l’acteur impliqué directement dans des dialogues engagés avec ses interlocuteurs (Mary 1998). Être « honnête » à la fois devant mes interlocuteurs et mes futurs lecteurs issus des milieux universitaires s’est révélé être unexercice délicat.
Confrontés à une « souffrance » ?
49« L’enfant doit souffrir » (C.T., Maître coranique, Saint-Louis, 2012)
50« Quand on est petit, c’est là où on doit souffrir, pour avoir plus de bonheur quand on sera plus grand » (S. D., Habitant de Saint-Louis, 2013)
51L’un des points qui m’a toujours posé le problème est celui de la souffrance des taalibés. En Europe notamment, les enfants ne doivent pas souffrir. Ils doivent être protégés par les parents et par la société. Dans les daara, au contraire, les taalibés doivent souffrir.
52Dans toutes les daaras que j’ai fréquentées, j’ai systématiquement demandé en quoi consistait la « souffrance » du taalibé et pourquoi elle était considérée comme une bonne chose, non seulement par les adultes mais aussi souvent par les taalibés eux-mêmes (notamment par les anciens taalibés). Je souligne ici tout d’abord la difficulté à laquelle doivent faire face les taalibés à deux niveaux : un niveau physique d’un côté et psychologique de l’autre. J’aborderai dans la partie suivante, la question éthique et morale qui explique l’utilité et la « vertu » de ces souffrances selon les valeurs partagées dans ce milieu d’apprentissage, mais aussi à travers l’ensemble de la société environnante.
« Souffrance » physique des taalibés
53Les activités des taalibés consistent essentiellement en la mémorisation du Coran, les prières et le yarwan (mendicité ou quête). Les taalibés plus âgés prennent le temps de montrer à leurs cadets comment faire l’ablution et la prière. La prière est considérée comme l’activité la plus importante de la daara. Dès que c’est l’heure de prier, tous les taalibés font leurs ablutions avec de l’eau avant de s’aligner pour faire une prière collective. Le taalibé ne dispose ni d’espace privé ni de temps à lui, pour se retrouver seul. Toute la journée, les activités sont menées collectivement.
54La journée dans une daara commence à cinq heures du matin pour s’achever aux alentours de minuit. Chaque matin, les élèves révisent les versets qu’ils ont appris la veille. L’apprentissage commence avec la sourate al-Fâtiha (ouverture), la sourate que tous les fidèles doivent maîtriser pour pouvoir prier, car elle doit être récitée à chaque unité de prière ou raka45. Le taalibé doit être capable d’écrire, de lire et de connaître par cœur chaque verset avant de passer à un autre. Les différents niveaux de compétences en lecture du Coran se déclinent comme suit : la reconnaissance des lettres (liifantu), la syllabation (ijji), la lecture mot à mot des versets (boole), la lecture courante par cœur (mokkal), la restitution spontanée des versets puis des sourates (tari), la récitation de tout le Coran (Tari Alxuraan ou beqi). Le niveau final est atteint quand l’élève devient « porteur du Coran » (kaaŋ foore ou hâfiz), c’est-à-dire qu’il a réussi à mémoriser l’intégralité du Livre Saint (Ndyaye 2007)46.
55En général, l’apprentissage de l’écriture débute en même temps que la lecture. Après la maîtrise des alphabets arabes, les taalibés doivent recopier chaque jour un verset coranique sur une planchette personnalisée47 avec de l’encre noir(cf. Photo 1 et 2 ci-dessous). Le taalibé lit répétitivement le verset afin de le mémoriser par cœur.Une fois maîtrisé, il nettoie la planchette avec de l’eau afin qu’il puisse y recopier un autre verset.La durée d’apprentissage du Coran dépend entièrement de la capacité personnelle de chaque enfant. Certains y parviennent en quelques années, tandis que d’autres ne réussissent même pas à mémoriser un quart du Livre Saint avant de quitter la daara pour intégrer la vie professionnelle, souvent synonyme de travail dans le secteur informel.
56Tableau 1 : les activités journalières dans une daara
Heures |
Activité |
5-6 h |
Réveil, révision du Coran |
6 h |
Prière |
7-8 h |
Yarwan |
8 h 30 |
Petit déjeuner |
9-13 h |
Mémorisation du Coran |
13-14 h |
Prière・Pause |
14-15 h (16 h) |
Yarwan |
15-17 h |
Déjeuner・Pause |
17 h |
Prière |
17-20 h |
Mémorisation du Coran |
20 h |
Prière |
20-22 h |
Mémorisation, Yarwan, dîner… |
22-23 h |
Prière, Coucher |
57Sources : observations de l’auteur dans les daaras à Saint-Louis, 2009.
58 Dans la plupart des études sur le sujet, il est observé que les marabouts n’expliquent pas du tout à leurs disciples le sens des versets coraniques qu’ils apprennent. Ce n’est pas ce que j’ai constaté dans certaines daaras que j’ai fréquentées. Lorsqu’il s’agit de versets courts, le marabout explique brièvement le sens de verset aux taalibés en langue locale (wolof ou poulaar).
59Toutefois, l’explication approfondie des versets les plus longs ne peut s’effectuer que si le taalibé maîtrise par cœur tout le Coran (Wacci Coran, littéralement « descendre » le Coran). Une fois ce niveau atteint, débute un nouveau cycle d’études, plus avancé, qui comprend l’apprentissage des lois islamiques et de la Ma’lifa (mysticisme)48. Ce cycle d’études, réservé aux aînés, s’appelle « Jàng xam-xam » (apprentissage de la connaissance).
60Malgré tout, cette vie en collectivité dans ces écoles traditionnelles n’est pas simple pour de nombreux jeunes taalibés, surtout ceux qui viennent de quitter leur famille. Dormir sur une simple natte de jonc posée sur le sol, le plus souvent sans moustiquaire, manger les restes de repas récupérés chez les habitants du quartier, quémander de la nourriture ou encore se réveiller à l’aube pour mémoriser les versets : ce sont des conditions difficiles qui affectent physiquement les jeunes taalibés. D’autant plus que la daara ne dispose que de peu ou pas de moyens pour soigner ceux qui tombent malades. Dans de nombreuses daaras, les jeudis et vendredis sont assimilés à des jours de repos. Les taalibés pensionnaires restent pour laver le linge et faire le ménage, et rendent visite de temps en temps à leurs condisciples rentrés chez eux, non loin de là. Pendant le mois de Ramadan, les activités dans la journée sont moins nombreuses, car nombre de taalibés jeûnent, même si cela n’est pas obligatoire pour les plus petits.
61Les écoles coraniques exigent de leurs disciples des pratiques rituelles comme la prière, le jeûne et aussi des tâches physiques, qui certes les font souffrir, mais forgent leur personnalité. Dans certaines daaras affiliées aux confréries mourides ou tidjanes, les taalibés doivent même suivre un entraînement spirituel, la « tarbiyya »49, qui s’ajoute aux pratiques classiques de l’Islam (prières, jeûnes). Dans certains cas, l’école exige aussi les travaux des champs (arachide, haricots, manioc). Après des années d’entraînement spirituel, les taalibés atteignent le niveau supérieur50. Ceux qui sont devenus adultes, dès qu’ils sont mariés (en général vers vingt ans), peuvent désormais formuler les prières pour les malades afin de les soigner, communiquer avec les djinns (esprits) et réciter les prières en cas de décès. Après la maîtrise des différentes étapes d’apprentissage évoquées ici, certains élèves les plus doués peuvent accéder au rang de Sérigne ou marabout.
Difficulté des taalibés au niveau moral et psychologique
62Les taalibés doivent être « solides », tant au niveau physique que psychologique. À ma question, « qu’est-ce qui est plus difficile ici (dans la daara) ? », beaucoup m’ont répondu que l’absence de la mère était le plus dur (« namnaa sama yaai » : littéralement, « ma mère me manque »). En parlant de sa mère, l’enfant a souvent une image abstraite de sa douceur, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver un profond respect envers elle.Tout simplement parce que c’est sa mère,mais aussi la mère de nombreux autres enfants. Ismaël, onze ans, témoigne :
63« Ma mère s’appelle Fatoumata Dia. (…). Nous sommes cinq, de même père, même mère.Je suis le deuxième fils. J’ai un grand frère, deux petites sœurs, et un petit frère, c’est lui le dernier.J’ai quitté la maison à l’âge de six ans pour venir étudier ici. Je rentre les voir une fois par an pendant la Tabaski51. Toute la famille vient à la maison à ce moment-là.J’aime ma mère, que Dieu lui donne une longue vie ! Tout le monde l’aime, même les autres coépouses. Elle est très généreuse ».
64La mémoire de l’enfantn’est pas réduite au seul souvenir des liens entre la mère et son fils.Il ne s’agit pas ici d’une relation d’affection intime.Il évoque plutôt tout son entourage familial à travers sa mère. Quand tel frère a fait telle chose, la mère a réagi de telle ou telle manière, etc.La mère est le centre des histoires familiales que ce taalibé retient. Elle symbolise donc son attachement avec l’ensemble de la famille52.Même s’il vit loin de ses parents, l’enfant devenu taalibé ne coupe pas le cordon familial pour autant, bien au contraire.Certainsd’entre eux m’ont confié que la seule chose qui leur donnait la force de continuer leurs études coraniques était de penser à leur mère et à leur famille.
65Dans la daara, les taalibés s’inscrivent dans une relation tout autre, celle de maître-disciple. La première chose que j’ai remarquée était le respect, l’affection mais aussi la « crainte » que les taalibés éprouvent à l’égard de leur maître (cf. Photo 3 ci-dessous).Le taalibé n’a pas le droit de regarder le maître dans les yeux. Lorsque ce dernier demande à son élève de réciter un verset pour un petit « test de connaissances », la voix du jeune apprenti se trouble.
66Marabout : Répète-le.
67Un simple ordre du marabout suffit à faire se redresser le taalibé jusqu’alors penché sur son tableau, avant qu’il ne commence à réciter.
68Taalibé: Bismilà-hi ar-rahmani- arra-him…
69Si le taalibé se trompe, le marabout corrige immédiatement sa prononciation. Puis le taalibé répète la phrase, avec des perles de sueur sur le bout de son nez.
70Marabout : Encore.
71Le taalibé recommence. Il peut réciter ce même verset plus de vingt fois devant le marabout ou l’un de ses assistants (les aînés) jusqu’à ce qu’il parvienne à le mémoriser et à prononcer correctement la partie écrite sur le tableau. Puis il passe au test d’écriture.
72Photo 1 et 2 : Des taalibés transcrivent des versets du Coran
73 Sources : Daara M.S. Saint-Louis, Photos prises par l’auteure, 2012.
74Photo 3 : Attitude des taalibés devant leur maître coranique
75 Source : Daara C.T., photo prise par l’auteure, Saint-Louis, 2013.
76Lorsqu’il est assis sur le canapé, les taalibés s’assoient par terre, autour de lui. Ils ne le contredisent jamais et lorsque le maître demande un service, ils se lèvent tout de suite sans être gênés le moins du monde.
77Marabout : Moussa, apporte le gaz. Lamine, va chercher le sucre à la boutique. Je te donne la pièce. Allez, vite.
78Ni une, ni deux, les taalibés se lèvent et s’approchent, l’un apporte une bouteille de gaz, tandis que l’autre récupère la pièce et part à la boutique en courant.
79En l’absence des parents, le maître coranique joue le rôle de tuteur et de père. Toutefois, n’ayant pas forcément de lien de sang avec les taalibés, le maître coranique qui incarne en même temps une image de puissance spirituelle et religieuse est « plus qu’un père » (expression d’un ancien taalibé, vingt-cinq ans, Saint-Louis).Il représente une autorité absolue et les taalibés doivent à tout prix obéir à ses instructions. Comme cela est décrit dans certains romans ou autobiographies, l’enseignement dans les écoles coraniques est souvent accompagné de châtiments corporels (Diarra 1999 ; Kane 1971).Cependant, en m’immergeant dans ce milieu d’apprentissage, j’ai appris peu à peu que le silence et cette « soumission » des taalibés envers leur maître étaient parfois plus explicites et plus « valorisants » que les paroles.Lorsqu’un taalibé se tait et s’abaisse devant un marabout, ce n’est pas pour s’effacer.Au contraire, c’est pour être mieux reconnu, et gagner l’estime et la confiance de son maître.Le taalibé est bien conscient que les adultes parlent entre eux de son comportement.
80Un marabout m’a décrit la personnalité et le caractère de certains de ses disciples : « Mamadou, qu’est-ce qu’il est modeste (et poli) ce garçon (xalé bi dafa’ yarou) ! Et qu’est-ce qu’il travaille bien ! Il maîtrise déjà quatre versets alors qu’il n’a que cinq ans. Par contre, on fait attention à Ousmane, il est très malpoli (rèw). Il est aussi très curieux (dencoumpa) et déconcentré celui-là. Il ne faut pas qu’il dérange les autres taalibés ».
81Le comportement du marabout vis-à-vis de ses taalibés est subtil et peut souvent donner l’impression d’être contradictoire.Il peut être beaucoup plus sévère et ferme face aux taalibés qu’il aime et estime pourtant beaucoup, comme Cheikh Hamidou Kane le décrit si bien dans son roman53.Il peut aussi montrer beaucoup d’affection envers un taalibé qu’il qualifie pourtant de « malpoli » et « curieux ». Les taalibés sont bien évidemment sensibles à la relation que leur maître peut entretenir avec chacun d’entre eux.
82Face au groupe, le maître ne montre pas ses préférences. Sa douceur ou sa sévérité vis-à-vis de certains taalibés dépend de leur attitude pendant l’apprentissage.Notons qu’il ne juge pas leur vitesse de compréhension, mais plutôt leur sérieux et leur application à travailler.Dans le même ordre d’idée, dans les lieux d’enseignement, le marabout ne fait pas de distinction entre son propre fils et les autres taalibés. Certains marabouts préfèrent même envoyer leur enfant dans une autre daara lointaine afin qu’il apprenne à être autonome et responsable54.
Les taalibés dans leur environnement
83Il existe également des relations « horizontales » entre taalibés. Lors des heures libres, ils n’hésitaient pas à me montrer un autre visage. Les jeudis, en faisant le ménage, ils s’entraident et jouent en même temps. Pour essorer le linge, ils se mettent par deux et tirent le vêtement chacun de son côté. Ils rigolent lorsqu’un tout-petit essaye de participer à ce travail et met de l’eau partout sur lui.
84Rien n’appartient aux taalibés pensionnaires.Les vêtements et les nourritures sont partagés au sein du groupe. Ils dorment dans le même espace commun, sur une natte ou sur une « éponge » (petit matelas de mousse) toute abîmée recouverte par un fin tissu. Dans ces conditions de vie modestes, des règles de conduite et de communication ont été instaurées. Il existe une hiérarchie entre les élèves de différents âges. Cette hiérarchie se crée naturellement, au cours de la formation des élèves, en tenant compte de l’âge, mais aussi du niveau d’apprentissage coranique et de la personnalité de l’élève. En général, les aînés ont plus facilement droit à la parole que les plus jeunes. Il y a cependant quelques exceptions : si un taalibé intègre la daara à un âge avancé et qu’il ne maîtrise pas de versets, il peut se mettre en position « mineure » vis-à-vis des plus jeunes. C’est le cas de Seydi, un jeune taalibé de 15 ans, originaire de Casamance (dans le Sud du Sénégal), envoyé à Saint-Louis par ses parents. Fraîchement arrivé à la daara, il commence son apprentissage avec beaucoup de retard par rapport aux autres, qui ont déjà mémorisé des dizaines de versets aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Aucune discrimination cependant dans ce mode d’apprentissage. À l’image de la « formation continue » dans le monde occidental, chacun poursuit son apprentissage à son rythme, avec ses propres capacités, même s’il arrive parfois que le maître coranique « tire les oreilles » à l’élève trop paresseux.
85Une autre règle a cours dans la daara : les taalibés doivent tout partager équitablement, notamment la nourriture mais également les vêtements qu’ils s’échangent de temps à autre. Dans une des daaras où j’ai mené mes observations, cette valeur de partage est inculquée à tout le monde, y compris les plus jeunes, jusque dans les gestes de leur vie quotidienne. Cette valeur de partage est expliquée par Ware comme un important processus d’« incorporation » qui forme non seulement les corps des disciples, mais le corps de la communauté (Ware 2012 : 239).
86Toutefois, très souvent dans les grandes villes comme Dakar, il n’est pas rare d’assister à des bagarres entre taalibés à cause d’une pièce de monnaie ou d’un paquet de biscuits. Au fur et à mesure de mon expérience sur le terrain, je me suis rendue compte que le comportement des taalibés dépendait de la daara à laquelle ils appartenaient. J’ai même découvert que les taalibés « mal éduqués » qui se bagarrentpour une pièce de monnaie, n’étaient affiliés à aucune daara, et ne répondaient donc pas à la définition de taalibé, car ils n’étudiaient pas et n’avaient pas de cadre de vie défini. Ils sont ce qu’on appelle communément en Afrique, des enfants de la rue55. Dans certains cas observés à Dakar, le marabout n’enseigne même pas, mais profite juste de l’argent rapporté par ses élèves, à qui il offre un toit. A noter toutefois, que ce type de « mauvais maître » est rarement rencontré dans une ville comme Saint-Louis, où sa réputation serait très vite connue par les voisins et tout le quartier.
L’éthique religieuse de la « bonne souffrance » : un échange de bien moral et spirituel ?
87Mes interlocuteurs saint-louisiens m’ont souvent fait remarquer que, dans les écoles coraniques traditionnelles, les enfants se comportaient « comme des vieux ». D’où leurs viennent ces attitudes et comment les ont-ils adoptées ? Je souligne ici certaines valeurs véhiculées dans ces milieux d’enseignement islamique afin d’expliquer comment les comportements des taalibés, et dans une certaine mesure la souffrance qu’ils éprouvent dans le cadre de leur processus d’apprentissage coranique, se justifient dans ce contexte particulier.
88Un maître coranique m’a un jour confié que : « c’est Dieu qui doit juger ce qui est bon et mauvais » pour les enfants et pour les hommes de manière générale. Ainsi, ce n’est nullement du ressort des taalibés d’imposer leurs envies ou leur soif de liberté. Selon les principes de cet enseignement, les taalibés ne sont aucunement considérés comme des « enfants », dans le sens où on l’entend dans les sociétés occidentales, mais comme des « personnes » (nitt) à part entière, qui doivent être formées conformément aux préceptes religieux et aux valeurs incarnées dans la société à travers l’éducation religieuse. En langue wolof, éducation ou jàng peut avoir plusieurs significations.
89Le premier rôle de l’éducation est ce qu’on appelle en wolof, défal-nit : littéralement « faire un Homme, une personne ». Il s’agit de l’éducation morale et de la socialisation. Cette étape est capitale pour ceux qui suivent une formation dans une daara. Parmi les valeurs véhiculées à travers cet enseignement, peuvent être cités entre autres : yaar ou la discipline, le respect, l’humilité, tegin, c’est-à-dire être calme, posé, en agissant rationnellement en toutes circonstances.
90Le deuxième rôle de l’enseignement islamique est le « jàng xam-xam » : littéralement, l’apprentissage ou la recherche de la connaissance (religieuse). Cette éducation vise à transmettre aux apprenants les savoir-faire religieux (prière, jeûne), ainsi que les connaissances religieuses ou spirituelles (mémorisation du Coran, significations des versets du Livre Saint). Dans ce contexte précis d’enseignement islamique, xam-xam signifie également l’apprentissage de la Loi islamique ou shari’a et sunna (tradition du prophète).
91Le troisième élément enseigné dans la daara est la croyance et la foi. L’objectif général de l’enseignement religieux est non seulement d’apprendre les pratiques et d’acquérir les connaissances religieuses, mais aussi d’inculquer la foi (dîn).
92nitt, la personne que la daara tente de former, n’est pas « l’adulte » auquel on fait référence dans les pays occidentaux. Dans ce cas, un nitt est perçu comme une personne ayant une âme, une foi religieuse et un « bon » comportement, en accord avec les préceptes de l’enseignement religieux. La finalité de la daara est de former un bon croyant.
93« La souffrance physique ou morale est importante pour dépasser l’envie d’ici-bas. Une fois dépassés ces moments de solitude, de faim, mais aussi les contraintes de la vie en communauté, les enfants deviennent forts, ils peuvent s’adapter à toutes les situations de la vie, et faire face aux difficultés. Ils apprennent à apprécier ce qu’ils ont. Ils apprennent également que la vie ne s’arrête pas ici-bas et que leur effort sera récompensé, si ce n’est pas dans ce monde, plus tard dans l’au-delà. Tout ce qu’ils traversent, c’est pour connaître ce qu’est la vraie vie » (Ousmane, ancien taalibé, gardien d’un hôtel à Saint-Louis, 25 ans, 2013).
94En se basant sur les exemples des daaras dans les milieux confrériques sénégalais, Chehami cite l’un de ces principaux informateurs qui insiste sur le rôle des daaras de former des « bons êtres humains » et « bons citoyens » dans le même d’ordre d’idée que ce que j’ai expliqué ici à travers l’expression « defal nitt »56.
95Ainsi se relève une autre dimension symbolique importante des « souffrances » physique ou morale. La souffrance des taalibés est considérée comme bénéfique et récompensée à travers la baraka ou grâce divine. Comme j’ai déjà souligné, l’une des activités majeures des taalibés est la mendicité ou yarwan. Un échange symbolique au cours duquel celui qui donne et celui qui reçoit sont récompensés par Dieu57. Le taalibé incarne ici, pour les croyants qui donnent, l’image d’un être spirituel, détaché des préoccupations matérielles.
96Je voudrais souligner ici que dans les villes où la culture musulmane est inculquée depuis des générations, comme à Pire, Koki ou Saint-Louis, la mendicité est non seulement acceptée, mais aussi soutenue par la communauté. Les taalibés viennent mendier dans le quartier à une heure bien précise, souvent à la fin de chaque repas, et toujours en groupe. Un taalibé de 15 ans, m’a parlé de cette expérience comme d’un moment très douloureux, surtout quand il était petit : il avait souvent très faim et il devait se lever tôt, marcher pied nu pendant longtemps, afin d’acquérir une seule poignée de « tcheb (riz)». Mais, à travers cette expérience, il a appris à supporter puis surmonter les difficultés. Il m’a aussi confirmé que n’importe quel taalibé, que ses parents soient riches ou pauvres, était obligé d’effectuer les mêmes tâches que ses condisciples, ce qui renforçait l’amitié et la solidarité dans le groupe.
97À Saint-Louis, beaucoup de personnes ont encore eu cette expérience de « souffrance ». Les habitants respectent les taalibés, car ils ressentent une certaine « commisération » (Ware 2014 : 238)58 à leur égard. Ainsi, les voisins des daaras cherchent à les aider financièrement, matériellement ou physiquement. Ce n’est pas le cas pour les enfants de la rue à Dakar où, non seulement les conditions des « faux daaras » ne sont pas conformes à celles d’un lieu de l’enseignement traditionnel digne de ce nom, mais peu de personne dans l’entourage a eu l’expérience de la « tarbiya ».À Dakar, l’éthique et les valeurs de l’enseignement traditionnel sont souvent méconnues aussi bien par les acteurs que par les observateurs.
98Une autre remarque importante : dans une ville comme Saint-Louis, il existe un échange au niveau symbolique et spirituel entre les taalibés et leur entourage. L’aumône est considérée comme bénéfique non seulement pour les taalibés, mais aussi pour ceux qui donnent. Un habitant d’un quartier populaire de Saint-Louis me l’a expliqué dans ces termes : « Le don (salax) aux taalibés éloigne des mauvais esprits. (…). Pour les taalibés, même s’ils n’arrivent pas à gagner un franc, en faisant le yarwan, ils gagnent le salut de Dieu, la bénédiction ». (Bamba, habitant du quartier Guett Ndar, Saint-Louis, 2013)
99C’est ainsi qu’il arrive souvent que la personne qui donne l’aumône demande aux taalibés de prier pour elle. Les taalibés contribuent ainsi à cet échange de « bien symbolique » entre les habitants de la ville et Dieu, avec ou sans l’intermédiaire des marabouts.
Le taalibé est-il un enfant ?
100À travers ces expériences et analyses, je me suis rendu compte du très grand décalage existant entre ce qui se dit sur les taalibés dans les milieux académiques ou humanitaires, et ce que ces mêmes taalibés, leurs marabouts et leur entourage immédiat, vivent réellement. Pourquoi de nombreux experts occidentaux travaillant dans l’humanitaire considèrent-ils que les taalibés sont des « enfants maltraités », des « enfants de la rue », « victimes » de l’enseignement traditionnel qui écrase la personnalité de ces jeunes ? Comme beaucoup d’anthropologues et sociologues l’ont déjà souligné, la place occupée par les enfants dans la communauté est très différente selon qu’ils sont éduqués dans les sociétés occidentales ou les sociétés dites « traditionnelles ».
101Dans les sociétés occidentales, à partir de la fin du XVIIème siècle s’amorce un changement de mentalité, à savoir une découverte de l’enfance et la naissance de l’amour maternel. La nucléarisation de la famille autour d’un seul enfant a également privilégié la place de l’enfant dans la famille (Ariès 2014). Les critères et des valeurs adoptés dans les pays occidentaux définissent l’enfant comme un sujet qui incarne la dignité, l’individualité et la liberté (Dupeyron 2010). De même, le processus de socialisation est défini par le terme « vivre ensemble », qui n’est « (…) pas simplement apprendre à vivre comme la société l’ordonne, mais apprendre à vivre avec les autres en dessinant collectivement les traits communs de la société ainsi élaborée ». C’est notamment le cas en France, où les programmes d’enseignement primaire sont conçus sur la base de cette image d’« enfant-individu libre » ayant une dignité et le droit à la fraternité familiale, qui doit être intégré dans la société d’une manière douce, pour qu’il puisse s’épanouir dans la collectivité.
102Contrairement à ces valeurs où l’enfant a désormais « le droit d’être ce qu’il est » (Janusz Korczak 1879-1942), dans la société dite traditionnelle, l’enfant appartient à la société59. Dans les daaras, les taalibés n’ont pas de place, ni même de droits à l’inverse des enfants occidentaux. Dans ces lieux d’apprentissage, personne ne demande si l’enfant est à l’aise ou « heureux », « aimé » voire « épanoui ». Ceci ne signifie pas forcément que le concept de bien-être soitabsent dans ce milieu. « Le bonheur est temporaire ici-bas mais éternel dans l’au-delà », selon le jeune taalibé Amadou, dix-sept ans, que j’ai décrit en introduction.« L’effort sera récompensé par Dieu et le sacrifice sera sans doute ‘payé’’ » dit-il. « Tout cela nécessite souffrance et patience », poursuit-il. Ainsi, les valeurs religieuses et morales que j’ai précédemment citées (yarou - modestie, tégin -calme, muñ -patience) sont des comportements dignes, reconnus et respectés par tous les membres de la communauté, qu’ils soient éduqués ou non dans les daaras. Comme l’a si bien expliqué Amadou Hampaté Bâ, la discipline stricte enseignée et appliquée dans les milieux traditionnels, souvent accompagnée de châtiments corporels, « ne visait nullement à torturer inutilement l’enfant, mais à lui enseigner un art de vivre » (Bâ 1992 : 249).
103Comment alors décrire et définir les taalibés, ces élèves qui sont en grande majorité des enfants, mais qui ne se comportent pas comme tels ? L’enfant, ou mineur, peut être défini à partir de son âge, mais aussi à partir de son niveau de maturité, de ses attitudes et de son niveau d’adaptation à la vie sociale. Le rôle et le statut de l’enfant est très relatif et dépend de chaque contexte socioculturel et de son genre60. Les taalibés ne sont considérés ni par les acteurs « adultes »(maîtres coraniques, parents, entourage) ni par eux-mêmes comme des « enfants » dans le même contexte socioculturel que dans les pays occidentaux61 où les « enfants » jouissant de beaucoup de libertés et de droits62.
104Dans le monde occidental, les parents ont des devoirs vis-à-vis des leurs enfants. Dans l’école coranique, ce sont les taalibés qui ont le devoir d’obéir aux maîtres. Ils ont scrupuleusement surveillés par l’ensemble de la communauté, et au lieu de se laisser abattre et de se faire écraser par les difficultés, très vite ils développent un sens des responsabilités vis-à-vis d’eux-mêmes et de la communauté à laquelle ils appartiennent. Bien évidemment, les taalibés « ne sont pas des machines »63. Car même s’ils semblent résistants et indifférents aux souffrances et aux très nombreuses règles de vie, ils éprouvent aussi douleur et joie, et ont parfois envie d’exprimer pleinement leurs émotions, d’éclater de rire, de pleurer. Lorsqu’ils sont libres, ils peuvent jouer au football, s’amuser, rigoler ou danser. Toutefois, dès qu’ils se mettent dans le contexte d’apprentissage coranique sous la tutelle du marabout, ils adoptent une autre attitude, un autre statut : celui des taalibés.
105Les taalibés ne sont pas de simples enfants : ils incarnent aussi des valeurs symboliques et spirituelles. Ils représentent un corps « saint » qui tient les versets coraniques et incarne ses valeurs et ses effets mystiques. Dans ce sens, un taalibé est, comme l’avait noté Ware (2014), le « Coran qui marche » (Ware 2014 : 237). Enfin, j’ai souligné la présence de taalibés adultes dans les daaras. En réalité, le mot taalibé ne renvoie pas à une catégorie d’âge particulière ou à une réalité socioculturelle, l’enfance, telle qu’elle est ainsi décrite dans la société occidentale. Il conviendrait de distinguer les deux concepts : celui de taalibé et celui d’enfant (et par extension d’enfant de la rue) qui sont trop souvent employés comme synonymesdans l’aide humanitaire64.
Conclusion
106Cet article met en lumière la nécessité d’adopter une autre approche face aux taalibés, en soulignant l’important décalage entre le concept d’« enfant » et celui de taalibé, lequel présente une réalité socioculturelle spécifique. Après avoir retracé l’historique des daaras au Sénégal, puis évoqué les différentes critiques ainsi que les principales réformes politiques les concernant,j’ai tenté de décrire plusieurs éléments de la vie et de l’enseignement dans les daaras, en tenant compte du point de vue des différents acteurs (disciples et enseignants). Cette démarche m’a conduit à dégager une double problématique sur l’éthique des recherches en sciences sociales dans les milieux d’enseignement traditionnel.
107Pour le premier point, j’ai exposé mes propres expériences en matière de méthode participative. Comment faire des recherches en tant qu’outsider et insider pour décrire et comprendre le quotidien des taalibés dans les écoles coraniques ? Comme l’écrit à juste titre Maurice Godelier : « les Autres sont tes maîtres. Il faut accepter d’être un élève lorsque nous sommes sur le terrain »65. Il s’agit de s’immerger, de se former, d’apprendre le langage des acteurs, afin de rendre leur monde intelligible66. Grâce à cette approche empirique du terrain, j’ai pu entrevoir une partie de ce que ressentent les taalibés. Cette approche m’a également permis de construire ma propre place dans la daara et d’avoir une autre vision que celles des observateurs extérieurs. C’est à ce titre que j’étais non seulement une observatrice, mais également une actrice essayant de s’intégrer, de s’immerger dans un univers doté d’un sens nouveau et ce, jusqu’à la révélation d’un monde autre, la métamorphose, comme projetée sur une scène où je pourrais enfin écrire mon propre rôle, un personnage essentiel à cet équilibre entrevu.Toutefois, il m’a toujours paru « étrange » de sentir que, dans une certaine mesure, je faisais moi-même partie des objets que j’étais en train d’observer. Jour après jour, j’effectuais sans cesse des « aller-retour » entre mon statut de Maryam, la taalibé, et celui d’anthropologue. Ce processus de va-et-vient m’a permis de comprendre et d’identifier le décalage entre les discours scientifiques et le vécu des acteurs sur le terrain.
108Dans le deuxième temps, j’ai alors évoqué les valeurs éthiques véhiculées dans ces lieux d’enseignement traditionnels que j’ai moi-même appris et appliqué au cours de mon apprentissage coranique. À travers ces expériences, j’ai cherché à savoir en quoi consistait une « bonne souffrance » dans la daara. En effet, ce qui est « bon » ou « mauvais » est déterminé par l’éthique morale et religieuse qu’incarnent les milieux d’enseignement. Très souvent, la formation prodiguée aux élèves dans les daaras va à l’encontre des méthodes d’enseignements des pays du Nord. Contrairement aux analyses critiques, mes différentes expériences sur le terrain m’ont permis de constater que les daaras ne servent pas uniquement à la mémorisation du Coran ou encore à la mendicité ou à la maltraitance des enfants. Elles constituent un cadre de vie dans lequel les taalibés apprennent un certain art de vivre.
109Je terminerai ce texte par le témoignage d’un taalibé de quatorze ans qui, ayant réussi à mémoriser l’intégralité du Coran, a commencé à apprendre les différents textes expliquant la Sharia, la loi musulmane :
110« Je suis une personne de la daara (nitt daara). Je n’ai rien appris en dehors de ce que l’on m’a enseigné à la daara. J’ai appris le Coran auprès de mon oncle qui est le maître coranique. Je sais ce que d’autres enfants de mon âge sont en train de faire : s’amuser, aller à l’école (laïque), regarder la télé… Je pense que chacun a son destin. (…) Le plus difficile, c’était quand je quémandais très tôt le matin, le sol était froid et je n’avais pas de sandales. J’avais la nostalgie de ma mère. (…). Maintenant, j’ai plus de responsabilités, je garde d’autres taalibés quand mon oncle n’est pas là. Mais il y a beaucoup de choses que je n’ai pas encore apprises, et que je ne peux pas encore apprendre. Par exemple, comment soigner les personnes qui sont possédées par les djinns (les esprits). Ce sont des techniques dangereuses. (…). Le moment où je me suis senti le plus heureux, c’est quand j’ai fini la mémorisation du Coran pour la première fois (Wacci Quran). Ma mère et mon père étaient venus du village. Je ne les avais pas vus depuis longtemps… Ils étaient tellement fiers de moi ».
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Notes
1 Étymologiquement, taalibé désigne « celui qui est en quête de savoir » en langue arabe.
2 Je tiens à remercier les maîtres coraniques et leurs élèves grâce auxquels l’observation et la collecte de données a été rendue possible, ainsi que toutes les familles au sein desquelles j’ai mené mes enquêtes. Ma sincère gratitude envers Samba Tall qui a joué le rôle de « père de substitution » au Sénégal depuis 2003 jusqu’à son décès en 2014. Cet article n’aurait pu voir le jour sans la précieuse collaboration et les conseils des chercheurs et étudiants : un très grand remerciement à Élodie Razy, François Ndour, Jean-Pierre Dozon et Shimizu Takao.
3 Daara ou école coranique est un lieu d’apprentissage du Coran. En 1951, l’orientaliste Alphonse Gouilly (1952 : 222) écrivait : « À la base du système d’enseignement traditionnel, se trouve l’école coranique proprement dite (M’Hadra des maures, Dâra des Wolof, Kara des Mandingues, Dyanginté des Toucouleurs). (…).À six ans, garçons et filles fréquentent régulièrement l’école coranique du campement où ils apprennent l’orthographe, la vocalisation, l’écriture et le Coran. Les filles sont retirées de l’école à dix ans ; elles achèvent quelquefois l’étude du Coran et des pratiques religieuses sous la tente. Les garçons poussent les études jusqu’à douze, treize ou quatorze ans ».
4 La tijâniyya a été fondée vers 1781 en Algérie par Ahmad al-Tijânî (1737-1815). Elle s’est développée en Afrique pendant les XIXème et XXème siècles.En Afrique subsaharienne, elle est associée au jihad d’al-Hadjj ‘Umar al-Fûtî (m. 1864).Au Sénégal, cette confrérie a connu un grand succès grâce au marabout El Hadj Malik Sy (1855-1922). Aujourd’hui, c’est l’une des deux plus grandes confréries au Sénégal, avec la mouridiyya (Robinson & Triaud 2000).
5 La mouridiyya est une confrérie soufie fondée au Sénégal par Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927).
6 La qadiriyya est fondée au XIème siècle à Bagdad par Cheikh Abd al Qadir al-Jilani (-1166). En Afrique subsaharienne, cette confrérie a été connue à l’époque coloniale grâce aux marabouts maures, tels que Saad Buh, Bu Kunta et Sidiyya Baba, principaux collaborateurs des colonisateurs français. Aujourd’hui, les disciples de cette confrérie sont minoritaires au Sénégal (Robinson 2004 : 285).
7 Le terme ibadou en wolof désigne souvent les musulmans issus des courants réformistes ou islamistes (salafistes). L’origine de ce mot est une association réformiste Jamatou Ibadou Rahmane créée par Cheikh Touré en 1978 à Dakar. Aujourd’hui, ce mot est communément utilisé pour désigner aussi d’autres musulmans tout simplement « voilés » ou « barbus » qui n’appartiennent ni aux confréries, ni aux associations réformistes. Les ibadous sont souvent identifiés par leur appartenance religieuse ou idéologique et leur code vestimentaire. La plupart des ibadous n’aiment pas cette appellation et s’appellent « sunnites ». Cela amène une confusion car la grande majorité des musulmans en Afrique de l’Ouest, dont les disciples des confréries religieuses, sont issus des courants sunnites et malikites transmis en Afrique subsaharienne à partir du XIIème et XIIIème siècle. (Fasi M. El. 1990: 92).
8 Les associations islamiques de tendance réformiste ont été fondées au Sénégal dans les années 1950. Citons ici, quelques noms d’associations importantes : l’Union culturelle musulmane (UCM), le mouvement Al-Falah (le Bonheur) pour la culture islamique salafiyya (des « pieux anciens »), la Jamaa-tou Ibadou Rahman (l’Association des serviteurs de Dieu), Études islamiques, Djamra (la Braise), Wal Fadjri (l’Aurore), le Cercle d'Études et de Recherches Islam et Développement (CERID), l’Association des Étudiants musulmans de Dakar (AEMD).
9 La collaboration des marabouts avec les coopérants arabes a créé une importante dynamique éducationnelle au Sénégal. L’institut Al-Azhar de Touba en constitue une bonne illustration.
10 Ce projet s’appuie sur la loi no 91-22 du 30 janvier 1991 portant loi d’Orientation de l’Éducation et la Lettre de Politique Général du secteur Education-Formation » pour la période 2000-2017. Ministère de l’éducation (mai 2006). Projet Education de Qualité pour Tous phase 2 (PEQT2) du programme de développement de l’éducation (Villalón & Bodian : 2012 : 19).
11 L’expérimentation du trilinguisme et de la formation professionnelle qui cible 25 daaras dont 10 dans le département de Diourbel, 6 dans celui de Bambey et 9 dans celui de Mbacké, avec un effectif global de 4 026 taalibés (parmi lesquels 1 341 filles) encadrés par 99 maîtres coraniques, a été mis en œuvre (Diagne et al. 2007 : 27).
12 Wolof, Sérère, Peul, Mandingue, Soninké, Diola, Hassaniyya, Balante, Mancagne, Noon, Manjaque, Saafi, Bassari.
13 Le critique qui se trouve dans la littérature humanitaire d’aujourd’hui n’est pas très éloignée de celui de Marty & Salenc (1914 : 85) sur ce sujet.
14 Voir sa thèse, Chehami J. 2013. Les ‘talibés’ du Sénégal : une catégorie de la rue, prise entre réseaux religieux et politiques d’action humanitaire. Thèse de doctorat en sociologie, Université de Grenoble.
15 En général, cette activité est réservée aux taalibés masculins. Le yarwan n’est pas uniquement le fait de quémander de l’argent ou de la nourriture, mais il comprend aussi une part d’entraînement spirituel.
16 Avant de commencer cette étude, j’avais eu déjà certains contacts et expériences les communautés confrériques, aussi bien qu’avec les enfants de différents milieux socioculturels. Entre 2003 et 2006, j’ai mené mes enquêtes sur les groupes de Baye-Fall (sous-groupe de la confrérie mouride), dans le cadre de mes recherches en licence à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et j’ai voyagé souvent à Touba et à Saint-Louis. Puis, entre 2006 et 2008, j’ai fondé un groupe de musique à Dakar afin d’organiser les concerts et les ateliers musicaux au sein des centres culturels. Ces expériences m’ont permis de rencontrer les enfants de différents milieux sociaux et d’appartenances religieuses ou ethniques diverses.
17 J’ai fréquenté quatre daaras à Saint-Louis et j’ai visité, moins fréquemment toutefois, d’autres daaras dans les mêmes quartiers que ces dernières.Au total, je me suis rendue dans une quinzaine de daaras dans les différents quartiers de Saint-Louis. Dans les autres régions du Sénégal, j’ai mené mes enquêtes à Dakar et à Touba.ÀDakar, j’ai fréquenté trois daaras situées à Médina, à Pikine et à Guédiawaye, trois quartiers populaires de la capitale.Les conditions de vie dans ces daaras sont très différentes de celles de Saint-Louis.La daara de Médina ne possède pas de locaux et les enfants se regroupent dans la rue,tandis que les daaras de Saint-Louis disposent quasiment toutes d’un lieu de vie, souvent dans la maison du maitre coranique.A Touba, j’ai visité trois daaras.Comme à Saint-Louis, les taalibés bénéficient non seulement d’une reconnaissance sociale, mais aussi d’un certain confort matériel (nourriture, vêtements, argent).
18 Nous pouvons faire remonter la genèse de l’islamisation en Afrique de l’Ouest à la « guerre sainte » des Almoravides (XI-XIIème siècles).Notons également,l’apparition, à la fin du XVIIIème siècle, des « marabouts guerriers ». Les musulmans et les savants initiés au Livre saint étaient des précurseurs des savoirs religieux et des pouvoirs politiques en même temps. (Gouilly 1952 ; Coulon 1981 ; Gérard 1997 ; Robinson & Triaud [ed.] 2012).
19 Le terme zâwiya signifie littéralement « coin ». C’est aussi le lieu de résidence d’un fondateur de confrérie où se trouve souvent son mausolée. Il est devenu « un lieu de vie, d’études et d’enseignement dirigé par un shaykh (le plus souvent investigateur ou représentant d’une confrérie soufie et vers lequel convergent des disciples) » (Grémont 2010 : 215). La zâwiya loge en son sein les daaras.
20 Pire est une ville où de nombreux savants ont été formés dans les sciences islamiques. L’enseignement y était essentiellement oral, en Arabe et en langues locales (Kane 2003).
21 Cf. Kâ (2002). Sur les sources historiques concernant les États musulmans de l’Afrique de l’Ouest médiévale (Cuoq 1975 ; Boulègue 2013).
22 L’image de l’islam jihadiste était construite par l’autorité coloniale à partir de ses préjugés sur les groupes spécifiques. Pour elle, l’appartenance à la fois à la tidjanniya et au groupe ethnique tokolor était considéré comme l’adhésion à unetendance « fanatique » et dangereuse. (Robinson 2004 :143).
23 La commission de surveillance des écoles coranique est instituée par l’arrêté local du 15 janvier 1889 (Ndiaye1982 : 79).
24 Entre la publication en juin 1857 de l’arrêté Faidherbe et celle de l’arrêté de septembre 1903, l’administration coloniale a publié quatre arrêtés organisant ou réorganisant les écoles coraniques (Bouche 1975).
25 Par exemple, Article 2 de l’arrêté du 22 juin 1857 par Faidherbe : « Tous les marabouts qui désireront tenir école musulmane devront en adresser la demande au gouverneur. Ils devront : 1ère – Être de Saint-Louis ou l’habiter depuis sept ans : 2ème – Faire preuve du savoir nécessaire devant un jury d’examen ; 3ème – Obtenir un certificat de bonnes vie et mœurs du maire de la ville ». Bulletin Administratif du Sénégal, n° 82 octobre 1857, p. 445-446. Cité par Ndiaye (1982 : 77) et Bouche (1975 : 290).
26 Par exemple, Article 5 de l’arrêté du 22 juin 1857 par Faidherbe qui exige des maîtres coraniques d’envoyer les enfants aux cours du soir. Cf. Bulletin Administratif du Sénégal n° 82 octobre 1857 : 445-446, cité par Ndiaye (1982 : 77). Cette exigence est encore durcie avec l’Article 10 de l’arrêté publié le 9 mai 1896 : « Les écoles privées musulmanes ne pourront recevoir d’enfants de six à quinze ans pendant les heures de classe de l’école publique. (…)». Bulletin Administratif du Sénégal, mai 1896 pp. 474-475, cité par Ndiaye (1982 : 78).
27 Même en dehors de ces heures, les jeunes élèves étaient tenus de se munir d’un certificat attestant qu’ils suivaient les cours d’une école française (Bouche 1975 ; Ndiaye 1982).
28 En 1886, Lat Dior, le dernier roi du royaume wolof, est tué par l’armée française. Les paysans et les guerriers wolofs, qui ont perdu leur roi, se convertissent alors massivement à l’islam soufi, dirigé par le guide charismatique, Cheikh Ahmadou Bamba.
29 Sur ce sujet, cf. Marty (1917) ; Cruise O’Brien (1971) ; Copans (1980); Coulon (1981).
30 Cette relation maitre-disciple est observéedans les deux cadres d’apprentissages au sein des confréries communément appelés la daara et la dahira. Le premier désigne en général les écoles pour les élèves mineurs au sein desquelles l’âge des disciples varie entre quatre et quinze. Le deuxième terme, daara désigne, en général, les groupements des fidèles adultes.
31 Dès 1850, les Français inaugurèrent cinq écoles primaires musulmanes à Alger, Constantine, Oran, Blida et Mostaganem. Voir, CARAN (Centre d’Accueil et de Recherche des Archives Nationales) 200Mi 1184 série J91 pièces 24/27 bob. 43, Doc.26, « Enseignement supérieur Musulman » ; M. Weiler, « Les Médersas d’Algérie », CHEAM (Centre des Hautes Études Administratives sur l’Afrique et l’Asie Moderne), 1940 : 2, cités dans Kavas (2003 : 70).
32 À la médersa étaient enseignés l’arabe et l’islam, ainsi que le français et d’autres notions nécessaires à la formation d’une élite bilingue qui pouvait constituer une nouvelle identité culturelle. « Un enseignement encyclopédique franco-arabe » (Froelich 1962: 169) a été dispensé dans les médersas créées en Afrique de l’Ouest, à St. Louis et Diourbel au Sénégal ; à Djenné et Tombouctou, au Soudan Français (actuel Mali) ; à Boutilimit, Atar, Kiffa et Timberda en Mauritanie ; à Porto Novo au Dahomey (actuel Bénin) et à Abéché au Tchad (Kavas 2003 : 68).
33 L’administration coloniale a essayé de réduire l’influence des écoles coraniques, en se chargeant de former les enseignants de medersa. Ces enseignants étaient, en effet, des « marabouts-fonctionnaires », « francisés et modernisés » : « secrétaires des tribunaux musulmans, interprètes et traducteurs, écrivains dans les bureaux administratifs » (Pondopoulo 2007).
34 Alphonse note, en 1952, cinq médersas à travers tous les territoires de l’AOF, celles de Boutilimit (1912), Atar (1936), Kiffa (1931), Timbedra (1933) et Tombouctou (1910) (Gouilly 1952 : 223). Au Mali et en Mauritanie, médersas ou madrasas sont toujours les institutions d’enseignement secondaire ou supérieur important. Cf. Brenner (2001) ; Tamari (2009).
35 La présence française en Afrique occidentale est officialisée en 1895, mais la forme définitive de l’AOF n’est établie qu’en 1902-1904.Le Gouverneur Général commande les lieutenants-généraux des différentes colonies subordonnées. L’Afrique Equatoriale Française (AEF), née en 1910, est calquée sur le modèle de l’AOF (Le Pautremat 2003 : 26).
36 Enquêtes réalisés entre 2012-2014 dans les quartiers de Dakar. J’y reviendrai plus loin.
37 Les écoles « franco-arabes », soutenues et financées par l’Arabie Saoudite, l’Égypte ou la Lybie, ont développé leurs réseaux d’enseignement dans le but d’étendre la da’wa (prédication) islamique. Certains marabouts ont intégré ces dynamiques pour développer leurs établissements. La plupart des associations réformistes fondées au Sénégal sont axées sur l’éducation. Elles font référence au discours réformiste du monde arabe et y introduisent de nouveaux comportements et codes vestimentaires (le voile pour les filles par exemple).
38 Témoignage de Saliou, ancien taalibé aujourd’hui doctorant à l’Université Gaston Berger à Saint-Louis (entretien, décembre 2013).
39 La langue maternelle des marabouts et de la majorité des taalibés des daaras que j’ai fréquenté à Saint-Louis était le poulaar, l’une des langues nationales et la langue du groupe Peul. Toutefois, nombre d’entre eux parlent le wolof, la langue nationale la plus utilisée au Sénégal. Mes enquêtes ont été menées le plus souvent en wolof.
40 Explication donnée par Saliou (entretien, décembre 2013) et confirmée par d’autres éducateurs et anciens élèves des écoles coraniques.
41 Bien que je ne sois ni occidentale ni chinoise, les enfants me taquinaient souvent avec ces termes.
42 Plusieurs marabouts m’ont confié avoir reçu la visite de Français qui leur avaient proposé une aide financière et matérielle, à condition toutefois d’envoyer les taalibés dans les écoles publiques. Une proposition catégoriquement et systématiquement refusée.
43 Propos du maître coranique, M.S. (enquête réalisé à Saint-Louis Sud, février 2012).
44 Cet usage des versets est souligné par exemple par Loimeier (2002 : 122).
45 Unité de base de la prière islamique. Chaque prière rituelle est composée de deux à quatre Rakat. Une Raka commence par une série de prosternations.
46 Cité également par Diagne et al. (2007).
47 Chaque taalibé dispose de sa propre planchette en bois qu’il n’échange pas avec les autres.
48 Sur l’enseignement islamique traditionnel au niveau supérieur en Afrique de l’Ouest, cf. Tamari (2002).
49 « La tarbiyya représente une sorte de phase d’initiation qui consiste à orienter et encadrer l’enfant, et qui dure normalement jusqu’à la fin de son adolescence. C’est dans ce cadre que le travail du taalibe pour son sëriñ, notamment dans les grandes exploitations agricoles qui se développent à cette époque, prendra une valeur formatrice indispensable, en sus de l’apprentissage coranique, dans le rapport d’alliance mutuelle entre ces deux partenaires » Chehami (2013 : 185). D’après nos observations auprès des deux confréries (mourides et tidjanes) ce terme est aussi utilisé pour les adultes.
50 Sur les lieux d’enseignement traditionnel musulman au niveau supérieur en Afrique de l’Ouest (appelé majlis au Mali) et sur l’usage des langues locales dans ces milieux, cf. Tamari (2002) et Wright (2015).
51 La Tabaski ou Aïd al-Adha est l’une des plus grandes fêtes de l’islam. Elle célèbre la soumission d’Abraham à Dieu. Pour commémorer ce jour, les familles musulmanes sacrifient un animal, un mouton le plus souvent.
52 L’importance de la mère, et sa valeur symbolique dans la famille ouest-africaine, a été soulignée par nombre d’auteurs dont Riesman (1992).
53 Le maître coranique qui traite sévèrement Samba Diallo, son taalibé, l’« admire » malgré tout. « Quelle pureté et quel miracle ! Cet enfant, véritablement, était un don de Dieu » (Kane 1971 : 15).
54 Témoignage de M.S.Au sein de sa daara. Il accueille le fils d’un marabout de Casamance. Le père de ce dernier entretient une relation d’amitié avec M.S. et n’a pas hésité à lui confier son fils. Quant à M.S., il a éduqué ses propres fils lui-même, avec son petit frère, qui est également maître coranique et enseigne avec lui dans sa daara (entretien réalisé en 2013).
55 Selon le P.A.U Éducation-Unesco (2006 : 8) : « (…) les enfants de la rue sont les garçons et les filles pour qui la rue est devenue leur lieu d’habitation (…) ». Il est également question des enfants travailleurs. « C’est ainsi qu’a été considéré comme enfant de la rue, tout enfant de 6-18 ans qui exerce une activité économique ou une stratégie de survie dans la rue». (Diop & Faye 1997 : 158) ; cité également par Chehami (2013 : 292). Shimizu explique que si « les enfants de la rue » habitent dans les rues, les « enfants dans la rue » sont ceux qui mènent leurs activités dans les rues, souvent le travail dans le secteur informel (Takao Shimizu 2015). Ainsi, « (…) l’enfant de la rue est défini par deux dimensions : la dimension physique et la dimension sociale » Lucchini (1998 : 348).
56 Chehami (2013 : 182) note ainsi que les pratiques au sein des daaras, tels que la mendicité ou les tâches physiques représentent comme « (…) une certaine forme d’éducation, un ensemble d’acquisitions morales et culturelles d’origine confrérique et basées sur une mystique soufie sénégalaise ».
57 Comme le soulignent plusieurs auteurs, il s’agit d’une « pratique traditionnellement codifiée et socialement encadrée » (Launay & Ware 2009 ; Chehami 2013). Le yarwan se révèle avoir des fondements relevant en partie de l’« entrainement à la vie ». Il vise non seulement à amasser l’argent ou la nourriture, mais aussi à faire acquérir aux taalibés un ensemble de comportements d’un « bon être humain ». (Chehami 2013 : 21).
58 Ware (2014 : 238) explique bien la différence entre la « compassion » et la « commisération ». Il analyse que les aides apportéespar l’entourage des taalibés sont dus traditionnellement à la « commisération » ou à l’empathie et non à la « compassion » ou à la sympathie, car les adultes qui entourent les taalibés ont également vécu la même expérience durant leur enfance. Au contraire, le soutien proposé par les acteurs « externes », tels que les agents des organismes internationaux ou les experts sénégalais formés à l’occidentalese focalisent trop sur les taalibés seuls et négligent souvent l’ensemble des environnements sociaux et culturels. Ils s’appuient sur la « compassion » sans être basés sur les vécus réels.
59 « Dans les sociétés communautaires de l’Afrique traditionnelle, l’éducation est à la fois un acte collectif et démocratique (…). L’école, c’est la société elle-même. C’est la vie de tous les jours. Et la vie n’inculque pas seulement des savoirs et des savoir-faire, mais un savoir-être que l’enfant, devenu homme, devra, à son tour et avec la participation de la communauté tout entière, transmettre aux générations suivantes » (Unesco 1982). Cette idéalisation de la société traditionnelle est toutefois remise en cause par certains chercheurs.
60 Souvent, les filles passent plus vite à l’étape d’adulte que les garçons. Elles peuvent se marier et devenir mère de famille à l’âge de 16 ans. Au Sénégal, selon l’article 111 du Code de la famille, « le mariage ne peut être contracté qu’entre un homme âgé de plus de 18 ans et une femme âgée de plus de 16 ans (…) ».
61 Dans la société occidentale, les enfants sont considérés comme des porteurs d’un droit universel, protégés par les parents dans une famille nucléaire. « Les parents (…) sont des individus chargés de décrypter, d’interpréter les besoins des enfants afin d’aider ces derniers à devenir eux-mêmes.» (De Singly 2004 :20).
62 « Ébauchée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1978, cette prise de conscience s’exprime à part entière le 20 nov. 1959 dans la Déclaration des droits de l’enfant et s’impose progressivement jusqu’à l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant le 20 novembre 1989» (Rapoport 2004 : 90).
63 Terme utilisé par Tamsir, ancien taalibé et étudiant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, 20 ans, 2013.
64 Voir aussi Chehami (2013 : 294).
65 Maurice Godelier, communication lors du séminaire des doctorants de l’IMAf, site Raspail, le 7 février, 2014.
66 L’apprentissage du Coran et des différentes doctrines de l’islam (fiqh, tawhid), des techniques du corps lors des rituels (prières, jeûnes, zhikr) fait aussi partie de notre démarche principale sur le terrain.