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- N° 9 (2019-2020) / Issue 9 (2019-2020)
- Éloge de la fidélité. Quelques réflexions sur les contours ontologiques d’un livre… « pour enfant » ?
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Éloge de la fidélité. Quelques réflexions sur les contours ontologiques d’un livre… « pour enfant » ?
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Version PDF originale1L’un des derniers romans de Luís Sepúlveda, emporté par le Covid-19 au mois d’avril dernier, entraîne le lecteur en pays Araucan, au cœur de l’immensité boisée du sud du Chili, peuplée de multiples entités animales et végétales, habitée par les indiens Mapuche (littéralement les « Gens de la terre » en langue mapudungun) et envahie par les forestiers blancs. Le titre en espagnol du livre, littéralement « Histoire d’un chien fidèle » (Historia de un perro llamado Leal, 2016), a été légèrement modifié en français, Histoire d’un chien Mapuche (2016), peut-être pour accentuer le caractère exotique du propos, et attiser la curiosité du lecteur occidental avide de « sagesse primordiale ». Le texte est sobrement illustré de dessins en noir et blanc (signés de Joëlle Jolivet), lesquels renforcent la dimension « contée » du récit, sans toutefois se substituer à la puissance suggestive et imaginaire de l’écriture. Court, le récit est riche en rebondissements. Il est par ailleurs constellé de mots en mapudungun (repris dans un glossaire à la fin du livre), la langue des indiens mapuche, ce qui décuple le mystère d’une écriture aux allures de parole révélée.
2La plupart des articles et comptes rendus (une douzaine) accessibles en ligne sur le site internet de la maison qui l’a édité1 rangent l’ouvrage dans le genre « littérature d’enfance et de jeunesse » ou « littérature jeunesse ». Leurs auteurs n’évoquent que très brièvement les critères qui motivent leur choix de classement, laissant penser que le thème de la fidélité ou le fait de faire parler des animaux suffisent à le justifier. Certains auteurs mentionnent néanmoins trois arguments, renvoyant tous à la biographie de Luís Sepúlveda : celui-ci dédie son livre à ses petits-enfants ; il a une ascendance mapuche par l’un de ses grands-parents ; il a été « bercé de contes » durant son enfance. Ces éléments de filiation – réels, supposés et imaginaires – suffisent-ils à graver dans le marbre, à l’instar des inscriptions antiques, la connotation « enfantine » de l’œuvre ?
3Que raconte l’histoire au juste ? Le narrateur, un chien2, relate sa propre vie, depuis son enfance de chiot jusqu’à sa mort, beaucoup plus tard, au terme d’un parcours parsemé de ruptures, de violences, de captivité, de privations et finalement de retrouvailles à la fois inattendues, libératrices et funestes avec son ami d’enfance, alors petit garçon, qui l’avait recueilli à l’époque. La narration reprend le ton et le rythme des contes que le chiot-narrateur et son ami le garçonnet écoutaient attentivement lorsqu’ils vivaient chez les indiens Mapuche avant d’être séparés par les envahisseurs blancs, et de se retrouver bien plus tard pour le meilleur comme pour le pire. Ces contes étaient transmis le soir au cours d’assemblées (appelées ayekantun) qui regroupaient les enfants de la communauté sous la houlette d’un Ancien. Les ayekantun, explique Luís Sepúlveda, sont « (…) la rencontre quotidienne pour écouter des histoires drôles et des chants qui parlaient d’autres temps qui ne devaient jamais être oubliés, car dans ces histoires et ces chants transmis de père en fils palpitait l’orgueil d’être mapuches, Gens de la Terre » (p. 34).
4Le contexte dans lequel paraît le livre n’est pas anodin. C’est celui de la propagation aussi précipitée qu’inquiétante de la crise planétaire multiforme. À la fois environnementale, climatique, culturelle, sociale, politique et désormais sanitaire, elle mobilise les scientifiques du courant de l’écologie politique et suscite parallèlement, de façon inédite, de nombreuses prises de position de la part de jeunes femmes. En l’occurrence, on pense aussitôt à la figure de Greta Thunberg (militante écologiste suédoise née en 2003) ou encore de Naomi Seibt (militante climato-sceptique allemande née en 2000), les deux icônes s’affrontant par tabloïd interposé à grand coup d’arguments de toute sorte, plus ou moins confirmés par une communauté scientifique elle-même fragmentée3.
5Mais revenons à Luís Sepúlveda et à l’Histoire d’un chien Mapuche. Les héros du conte, le chiot-narrateur devenu chien et son ami le garçonnet, devenu jeune homme, seraient-ils à leur tour les porteurs d’un message relatif à cette crise majeure ? Le récit – qui parle de la mort, des relations entre les humains et les non humains, de la surexploitation de l’environnement et des droits des minorités – offre un excellent condensé des controverses, mais aussi des imaginaires en tension qui nourrissent les prises de position et les courants d’idées dans le contexte de la crise planétaire actuelle. Je retiens plus particulièrement l’allégation qui parcourt toute l’histoire selon laquelle les populations autochtones sont susceptibles de porter des valeurs, des messages, des politiques et des actions de transformation du monde. Le fait que la « sagesse ancestrale » soit incarnée par un vieil indien, le maître du ayekantun (l’assemblée d’enfants), qu’un enfant rebelle en soit le dépositaire (le garçonnet indien pourchassé par les forestiers blancs), et que cette sagesse soit colportée à nous, lecteurs, par une entité non-humaine, le chien-narrateur, semble actualiser un lien de filiation oublié que les populations autochtones se chargent de nous rappeler : celui qui relie l’ensemble disparate des humains et des non-humains. Ce thème est l’illustration de ce que Philippe Descola (2011) appelle la « mondiation », à savoir le processus de répartition de l’identité et de la différence, de la continuité et de la discontinuité entre les existants humains et non-humains4.
6Que signifie l’implication chaque jour plus visible des jeunes générations dans les controverses sur les enjeux de la société de demain ? Le phénomène offre aux plus optimistes l’occasion inespérée d’entrevoir une authentique lueur d’espoir dans le chaos engendré par l’Anthropocène : celle de la prise de conscience des dérèglements planétaires en train de s’opérer et sur les réponses nécessairement globales qu’il faut y apporter. L’équation est simple : là où la classe politique classique s’est heurtée à de cuisants échecs, les plus jeunes vont réussir. La dynamique du changement de paradigme et de comportement exigée par la crise est amorcée, voire définitivement lancée. Mais l’équation est aussi très binaire. D’après les plus pessimistes, ces emballements immatures ne seraient que l’avatar contemporain des révolutions vertes d’antan, récupérées par des technocrates cyniques qui finissent toujours par instrumentaliser les initiatives les plus nobles et les détournent à leur profit dérisoire – médiatique, mercantile ou idéologique (ou les trois ensemble). Il est difficile de s’y retrouver dans ces prises de positions radicales qui reflètent et alimentent à la fois la volatilité de l’opinion publique. Force est de constater la place de plus en plus importante prise par les « générations futures » dans les courants de contestation et de contre-révolte qui prônent le changement. Une telle montée en puissance signe que l’analyse, la parole et l’action – qu’elle soit politique, culturelle ou autre – appartiennent désormais à celles et ceux qui incarnaient, jusqu’à il y a peu, une population vis-à-vis de laquelle les adultes se sentaient « obligés » d’offrir le meilleur avenir possible, plus par contrainte morale qu’autre chose.
7S’impose alors, dans nos représentations d’abord, puis dans les pensées et les discours, l’idée d’obligations envers ceux qui appartiennent aux « générations futures » et qui se caractérisent de manière étonnante, par le fait qu’ils n’existent pas (encore), qu’ils ne sont pas pour nous partenaires d’interaction et qu’ils ne font valoir à notre égard aucune exigence (Caron 2012)5.
8La lecture de ce livre a fait resurgir un vieux souvenir de mes années passées en Amérique du sud. En 1999, je participais au congrès de l’Association latino-américaine de sociologie (ALAS) qui avait lieu dans la ville de Concepción, au Chili, laquelle fait partie du territoire ancestral Mapuche. Pendant quelques jours, des centaines d’indiens ont investi et paralysé les grandes artères et les principaux ponts de la localité au motif de dénoncer la énième spoliation foncière qu’ils venaient de subir. À cette dénonciation majeure, s’ajoutait celle, récurrente, de la discrimination culturelle et « raciale » dont ils faisaient l’objet depuis 500 ans. Je me souviens bien de l’armée de cavaliers, de leurs femmes qui marchaient en portant les plus jeunes, tous vêtus en costume traditionnel. Je me rappelle en particulier d’un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, qui maîtrisait parfaitement sa monture lourdement harnachée. Il circulait paisiblement sous le regard ébahi de ses pairs citadins qui le regardaient passer à travers les vitres embuées des véhicules immobilisés. Aucun coup de klaxon ; aucune sommation de déguerpir de la part de la police. La manifestation et le « blocage » (bloqueo) s’éternisaient dans le silence tandis que le couvre-feu s’abattait sur la ville. Le soir, une fois celle-ci désertée de ses citadins ordinaires, des feux s’allumaient un peu partout sur les trottoirs et les chaussées. Tandis que la viande grillait, résonnaient un peu partout les flûtes, tambours, clochettes, sifflets, cormes, calebasses, cors (ou trompettes) et autres guimbardes des musiciens mapuche. Des groupes se constituaient. Je vis alors des enfants former un cercle autour d’un Ancien qui prit la parole en mapudungun. Sans que je le sache, et bien avant que la lecture du livre de Luís Sepúlveda ne m’en révèle l’existence, se déroulait devant moi un ayekantun ! Avec le recul, je pense qu’il s’agit de l’un de ces moments privilégiés où le terrain offre à l’ethnologue l’inestimable privilège de voir « la transmission en train s’opérer ».
9Quelle part prennent le chien-narrateur et son compagnon dans ces controverses ? C’est là une question qui intéresse tout particulièrement l’anthropologie de l’enfance. Le vieillard indien du livre, habité par la sagesse primordiale dont les populations autochtones seraient les détentrices, parle non seulement à de « vrais enfants » mapuche, mais aussi à l’enfant qui est enfoui en nous : c’est-à-dire à la petite étincelle intérieure de nous-même qui est encore capable de s’embraser parce qu’elle reconnaît, presqu’instinctivement (justement parce qu’elle est enfantine), la filiation qui relie les existants entre eux. Seul « l’enfant intérieur » peut s’indigner du sort des populations autochtones décimées par la colonisation ; lui seul sait, par son ressenti, que le sort des indiens est consubstantiel à celui des autres existants ; lui seul est susceptible d’appréhender la mondiation, dont l’immense diversité n’a d’égale que la fragilité, et de la défendre avec la détermination sans modération dont les plus jeunes sont capables.
10Rien d’étonnant, finalement, à ce que le livre soit construit, en filigrane, autour de la question de la transmission de la fidélité comme valeur cardinale, ce que suggère d’emblée la dédicace que l’auteur adresse à ses petits-enfants. Mais il ne s’agit pas d’une simple transmission verticale depuis un émetteur adulte vers un récepteur enfant et passif. Le chien-narrateur et son compagnon, le garçonnet indien, ne surmontent en effet les pires épreuves – la privation, la violence, la spoliation… – que parce qu’ils mobilisent la fidélité, laquelle s’érige comme un vrai phare dans la nuit. La fidélité, qui a été transmise aux deux héros lors des longues soirées passées auprès du « vieux sage indien », se ravive avec les tempêtes de la vie : elle les éclaire et les guide tout au long de leur sombre périple. Ce qui ressort du chemin de croix des héros est que la fidélité n’est ni innée ni spontanée, mais qu’elle s’acquiert par le truchement de la transmission, au cours de l’ayekantun. Quoi de plus éloquent, pour l’enfant qui sommeille en nous, que le souvenir (et/ou l’image plus ou moins fantasmée) apaisant de la veillée contée qui évoque à la fois la protection du cocon familial et la présence rassurante de ses pairs ? Nostalgie quand tu nous tient6…
11Histoire d’un chien mapuche est-il finalement un livre « pour enfant » ? De quel enfant s’agit-il alors : d’un enfant militant, d’un enfant qui porte en lui la sagesse primordiale, partagée avec les Anciens, voire avec les ancêtres ? Après lecture du livre, on se demande aussi s’il y a des sujets spécialement réservés aux enfants et, si oui, lesquels, ou encore s’il existe une manière spécifique d’aborder des thèmes sérieux avec les enfants. Le livre montre qu’il est difficile de vouloir trancher ces questions complexes. Quoiqu’il en soit, sa lecture a suscité chez moi plusieurs interrogations concernant la place qu’occupent l’enfance, et plus largement les enfants, non seulement dans les créations littéraire et artistiques – mais aussi dans les divertissements – qui abordent des débats très contemporains, à la fois ardus, violents et polémiques. Je pense plus particulièrement à la mort7, aux relations entre les humains et les non humains, à la surexploitation de l’environnement ou aux droits des minorités. À cet égard, il me semble que l’anthropologie est bien placée pour explorer l’épineuse question des contours ontologiques des livres pour enfants, qu’ils en soient les lecteurs ou les héros, et accompagner les adultes, comme les enfants, dans leur réflexion sur « les » sens inédits de la transmission. Elle montre en particulier comment se profile une tendance à l’inversion du mouvement adulto-centré de la transmission au profit de celui qui place les enfants et les jeunes, les « générations futures », non seulement au cœur des débats théoriques mais également comme pivots de l’action politique.
Notes
1 Les éditions Métailié : https://editions-metailie.com/?s=mapuche ; en espagnol, l’ouvrage est édité chez Tusquets Editores S.A.
2 Luís Sepúlveda est coutumier de ce que l’on pourrait appeler le « ventriloquisme analogique » : il parle, ou fait parler, les non-humains, lesquels débutent souvent l’histoire en tant que non-adultes. Plus qu’une astuce littéraire, le procédé évoque la proximité et la réceptivité des enfants aux grandes questions existentielles. Cf. en particulier Histoire d’une baleine blanche, 2019, Paris, Éditions Métailié.
3 Ces figures emblématiques ne doivent pas faire oublier les nombreux enfants d’Afrique ou d’Inde qui s’investissent également, mais de manière moins médiatique, pour la cause environnementale.
4 Cf. Philippe Descola, 2011, « Cognition, perception et mondiation », Cahiers philosophiques 4(127) : 97-104 et https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2011-4-page-97.htm
5 Cf. Jean Caron, 2012, « Générations futures, sans voix ni droits ? », Revue Projet 330(5) : 5-13 et https://www.cairn.info/revue-projet-2012-5-page-5.htm. Sur le concept de « droits intergénérationnels », cf. Edith Brown-Weiss : https://www.franceculture.fr/conferences/maison-de-la-recherche-en-sciences-humaines/penser-le-droit-des-generations-futures-un-changement-de-paradigme
6 Un dessin animé chilien, qui raconte la journée d’une petite fille mapuche par elle-même, montre bien l’importance de l’ayekantun dans la vie ordinaire : https://www.youtube.com/watch?v=bKgIoFzbrKg (à partir de 4’34 jusqu’à la fin).
7 À partir de l’analyse du dessin animé Coco, j’ai expliqué comment le traitement de la mort était travaillé par la grande industrie culturelle, montrant qu’une superproduction planétaire pour enfants renvoyait aussi à des interrogations universelles pour adultes (Suremain 2018). Cf. Charles-Édouard de Suremain, 2018, « Coco, l’‘enfant du patrimoine’ ? Sur les représentations de la fête des morts au Mexique à partir d’un ‘dessin animé patrimonial’ », AnthropoChidren 8 : https://popups.uliege.be/2034-8517/index.php?id=3135