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- N° 10 (2021-2022) / Issue 10 (2021-2022)
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Défis et nuances d’une ethnographie des enfants habitants d’un lixão au Brésil
Résumé
Cet article traite des défis auxquels est confronté un psychologue utilisant la méthode ethnographique. Il part d’une enquête de terrain de quinze mois auprès des enfants vivant dans les environs de la décharge (le lixão) de Gramacho, dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro, au Brésil. Autorisations, immersions et le silence traverseront les dilemmes vécus par la chercheuse dans son travail de terrain. Cette analyse veut réfléchir aux nuances méthodologiques et éthiques d’une recherche ethnographique avec des enfants et montrer à quel point elles se distinguent de certains principes et théories du champ psychologique.
Abstract
Challenges and nuances of an ethnography of children living in a lixão in Brazil. This article discusses the challenges faced by a psychologist using the ethnographic method. It is based on a fifteen-month field survey of children living in the surroundings of the Gramacho Landfill (Lixão de Gramacho), in the metropolitan area of Rio de Janeiro, Brazil. Authorizations, immersions and silence will run through the dilemmas experienced by the researcher in her fieldwork. This analysis aims to explore the methodological and ethical nuances of ethnographic research with children and to illustrate how they differ from certain principles and theories of the psychological field.
Abstracto
Desafíos y matices de una etnografía de niños que viven en un lixão en Brasil. Este artículo analiza los desafíos a los que se enfrenta un psicólogo que utiliza el método etnográfico. Se basa en un trabajo de campo de quince meses con niños que viven en las inmediaciones del vertedero (lixão) de Gramacho, en el área metropolitana de Río de Janeiro, Brasil. Autorizaciones, inmersiones y el silencio atraviezan los dilemas experimentados por la investigadora en su trabajo de campo. Este análisis quiere reflexionar sobre los matices metodológicos y éticos de una investigación etnográfica con niños y mostrar hasta qué punto se distinguen de de algunos principios y teorías del campo de la psicología.
2022
Cet article est distribué suivant les termes et les conditions de la licence CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr)
Introduction
1Lixão c’est le nom qu’on donne aux décharges publiques au Brésil, toutes en général à ciel ouvert. Nombreuses, elles augmentent sans cesse vu la quantité de déchets qu’elles accumulent, sans compter ce qui est illégalement déposé par des grandes firmes et autres . Les différents matériaux jetés sont triés et vendus à des usines de recyclage par les adultes et les enfants qui vivent dans les agglomérations voisines. Il s’agit d’un travail informel, sans aucun contrat légal. Les matériaux déposés sont aussi source de nourriture, de vêtements ou d’ustensiles pour ces adultes et enfants, ainsi que pour leurs familles. Les agglomérations formées autour de ces décharges sont extrêmement précaires : aucune infrastructure (électricité, eau potable, assainissement), pas d’écoles, pas de transport public, pas de commerce . Leurs habitants sont les familles brésiliennes très pauvres, marquées par une « dispersion extraordinaire » (Mello 1992), ayant souvent déménagé, toujours à la recherche d’emploi et de logement.
2La première fois où je suis allée à un lixão, c’était en 2015. J’avais organisé à l’époque, comme professeure de psychologie à l’Université Fédérale Rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ), au Brésil, un sondage avec une trentaine de femmes, dans une agglomération située à côté du lixão de Gramacho.
3Le lixão de Gramacho, appelé aussi lixão de Caxias, est situé au fond de la Baie de Guanabara, dans la banlieue de Rio de Janeiro. Au début des années 2000, ce lixão était classé comme la plus grande décharge à ciel ouvert de l’Amérique latine. En 2012, il a été fermé par décret, mais le dépôt illégal d’ordures reste toujours en activité dans ses environs, contrôlé surtout par le narcotrafic qui domine dans la région.
4Le sondage à Gramacho visait à collecter des données sur la vie des enfants qui y vivaient, afin d’élaborer un programme d’intervention psychosociale qui y serait développé par les étudiants du 1er cycle de Psychologie de l’UFRRJ.
5C’est ainsi que j’ai visité Gramacho tous les jours pendant quatre semaines consécutives. Le sondage consistait en un questionnaire structuré, composé de trente questions, adressées aux mères d’enfants jusqu’à 12 ans. Le questionnaire abordait divers aspects de la vie des enfants, tels que leur vie quotidienne, la santé, l’éducation, l’alimentation, la socialisation. Les réponses des mères ont ainsi fourni un large aperçu de la vie des enfants, les données du sondage ayant effectivement servi à organiser le programme d’intervention.
6Sauf que les résultats de ce sondage m’avaient mis la puce à l’oreille. Le témoignage des mères et ce que j’avais vu de mes propres yeux n’allaient pas du tout. Les journées rythmées par les routines de trois repas et d’aller à l’école, dont elles me parlaient à propos du quotidien de leurs enfants, contrastaient visiblement avec la présence d’enfants de huit, neuf et dix ans sur les rampes de déchets, à trier, justement à l’horaire des cours. J’avais remarqué aussi que les enfants ne cessaient de parler, de gesticuler, de chuchoter à mes côtés pendant que j’enquêtais leurs mères. Paroles, gestes et regards qui n’avaient pas été pris en compte dans mes données collectées, mais que j’avais gardés dans ma mémoire comme les traces d’un parcours pas tout à fait oublié. C’étaient certes des données non collectées, puisqu’après tout le questionnaire ne se destinait pas aux enfants. Ce n’est ainsi qu’après qu’il m’est venu à l’esprit qu’il fallait aussi une approche tenant compte des « informations » fournies par les enfants. Mais quelle approche ?
7La valeur scientifique du sondage n’a certes pas été remise en cause. Ses aspects méthodologiques et éthiques respectaient bien les recommandations de la littérature (Guay 2014 ; VanCampenhoudt & Quivy 2011). Mais ces réflexions m’ont fait revenir à Gramacho deux ans plus tard pour une autre recherche. Cette fois-ci, pour la première fois dans ma carrière de psychologue, enfance et enfants étaient le thème central.
8C’était donc pour mon doctorat en psychologie, commencé en 2016, que l’année suivante je suis revenue à Gramacho. C’était le même terrain, mais avec une autre approche méthodologique, à savoir l’ethnographie, une approche que je n’avais jamais essayée.
9Ainsi, pendant quinze mois, j’ai effectué une enquête ethnographique avec les enfants du lixão. Je voudrais connaître de près ces enfants qu’on appelle, dans les discours médiatiques mais aussi dans d’autres discours sociaux, « enfants abandonnés » ou « enfants sans enfance ».
10Cette enquête m’a fait connaître d’autres logiques et des thèmes enrichissants et m’a posé des défis qui résonnent encore dans mes réflexions. Quels défis ? Grâce à eux j’ai dû connaître les nuances de l’approche ethnographique dans les recherches avec les enfants. Cet article s’articule autour de ces deux questions.
11Je considère ces défis comme les aspects de cette enquête qui m’ont interpellée (défiée), dans la mesure où ils ont changé ma façon de penser, d’agir et de réagir face aux nouvelles situations. Ces défis, j’ai dû les surmonter aussi quand on contestait ma façon d’agir sur le terrain. Ces défis étaient bien sûr présents dans les situations où je ne me sentais pas en conditions de contester.
Autorisations
12Au début de ma recherche en 2017, j’avais des indices concernant le terrain, et une certitude, à savoir que la littérature classique la plus prévalente dans la psychologie au Brésil ne me servirait pas à grand-chose dans les réflexions stimulantes. Du point de vue développemental, sur lequel s’appuie la psychologie brésilienne depuis sa naissance en tant que profession réglementée au Brésil, et surtout la psychologie relative à l’enfance et aux enfants (Castro 2019), je risquerais d’être amenée à voir au préalable un ensemble d’inadaptations et peut-être de pathologies chez les enfants de Gramacho. Il faudrait ainsi construire la base conceptuelle de ma recherche sur d’autres théories et approches, distinctes de celles que j’avais connues dans ma formation à l’Université.
13Par contre, ma formation en architecture et mon parcours de chercheuse en psychologie environnementale ont alors joué un rôle très important de construction des bases : j’avais déjà eu contact avec la sociologie urbaine et l’ethnographie. Les écrits de Velho (1973), DaMatta (2000), Mello & Vogel (1985), Simões (2010), tous brésiliens, mais aussi les écrits de Augé (1992), Augoyard (2007), Delgado (2007) ont bien inspiré mes recherches.
14Dans ces études, a toujours retenu mon attention la dynamique expérimentale et labyrinthique dans laquelle petit à petit le chercheur se situe, connaît et participe à l’espace social où « vit » l’objet de son enquête. Il me semblait intéressant et surtout cohérent avec la recherche que j’envisageais de me présenter comme chercheuse sur terrain inconnu ou peu connu – précepte épistémologique plus ou moins explicite dans ces études – où les chemins à suivre ne sont pas clairs, parfois inaccessibles aux non-initiés – et en ce sens je pense à l’image du labyrinthe. Je revenais ainsi à Gramacho, cohérente avec mon intention, mais cette fois-ci impliquée, voulant être plus proche des enfants et plus « flâneuse » (Benjamin 1979, 2002), de façon à pouvoir les observer dans leur quotidien, à voir comment se tissent leurs liens sociaux et affectifs, à connaître leurs jeux, leur « culture ».
15C’est donc sur cette ligne réflexive et intuitive que j’ai choisi de suivre les pas des ethnographes, et dans un premier temps je me suis plongée dans les études menées auprès des enfants en Amérique du Sud (Calaf 2008 ; Chaves 2003 ; Codonho 2007 ; Corsaro 2005 ; Frasco- Zuker 2016 ; Palacios 2012 ; Milstein 2016 ; Pimentel 2015 ; Pires 2007 ; Sherry 2013 ; Sousa 2004 ; Szluc 2013). Dans cette littérature, les témoignages des chercheurs m’ont fourni la base principale pour que je m’autorise à démarrer l’enquête ethnographique à Gramacho.
16L’autorisation est une question familière aux psychologues, venue de la psychanalyse. La formulation « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même », lancée en 1967 par Jacques Lacan, mettait justement en cause les moyens, les conditions et les agents qui permettaient à quelqu’un d’assumer le rôle de psychanalyste, dans la mesure où il n’y a pas d’acte formel qui garantit une telle autorisation, comme il arrive dans d’autres professions dont la formation a lieu dans les écoles ou les universités. Une formulation qui pose évidemment une question du champ de l’éthique et qui porte elle-même la réponse, à savoir que le psychanalyste, son corps et son inconscient sont le moyen et la condition de la relation transférentielle, ce qui fait que le psychanalyste est ainsi celui qui peut et doit « assumer » son autorisation, et personne d’autre.
17Une formulation impactant pour les psychologues à orientation psychanalytique, un groupe expressif en Amérique du Sud, surtout au Brésil et en Argentine. Pour eux, et pour moi aussi, la question de l’autorisation dans le sens lacanien est ainsi récurrente. Et ce dans toutes leurs démarches professionnelles, y compris scientifiques, ce qui implique de leur part s’interroger sur les désirs à l’origine de leurs choix quant à ces recherches (thèmes, objets, méthodes). Le chercheur devrait ainsi analyser ses propres motivations et ses actions sur le terrain qui risqueraient d’ignorer les règles et les valeurs des choses, bref tout ce qui fait partie de l’univers du terrain.
18J’avais donc les compétences pour l’enquête à Gramacho dans la mesure où j’avais les qualifications pour le faire du point de vue académique et institutionnel en tant que doctorante en psychologie. Je me sentais prête à le faire aussi grâce aux enseignements et aux conseils ethnographiques que j’avais puisés dans la littérature ; je m’étais engagée également vis-à-vis de moi-même, afin de tenir toujours compte des conditions émotionnelles, morales et cognitives dans le respect de l’enfance et des enfants que j’allais rencontrer. Il fallait donc une auto-analyse avant tout attentive aux effets et aux impacts résultant de cette rencontre avec une enfance inconnue, dans la mesure où elle n’avait jamais été l’objet de mes études et de mes réflexions scientifiques ; une auto-analyse attentive aussi, vu le difficile exercice d’appréhension de la pauvreté (Duvoux 2014), si éloignée des conditions de vie que j’ai personnellement connues, liée aux inégalités et aux injustices sociales du Brésil.
19J’avais donc les autorisations cruciales pour mener à bien l’enquête, à l’exception de celle qui devait provenir des personnes directement concernées par mes interventions sur le terrain et qui était néanmoins fondamentale à la lumière des directives éthiques qui guident la recherche en science de la santé au Brésil .
20Contrairement au sondage de 2015 et à d’autres approches scientifiques que j’avais essayés, cette fois-ci à Gramacho, je ne savais pas d’avance qui allait participer à mon enquête. Devais-je demander l’autorisation à quelqu’un ? Or l’idée de traîner au hasard dans les rues et de me faire peu à peu « inviter » par les locaux pour participer à leur vie – une image que je m’étais imaginée comme la posture d’un ethnographe sur terrain et qui a en effet orienté la mienne lors l’enquête – était incompatible avec l’autorisation au niveau des exigences normatives dans le domaine de ma recherche, à savoir la psychologie.
21Contrairement à mes expériences précédentes, mes rencontres avec les gens du lixão de Gramacho, surtout avec les enfants, n’ont pas eu lieu dans un setting conçu pour utiliser une méthode spécifique, que ce soit une entrevue, une activité graphique ou théâtrale, une dynamique de groupe ou autres. Dans ces settings, les autorisations font partie intégrante de la méthodologie, elles s’encadrent de manière assez logique et même organique et fluide dans les relations entre le chercheur et les sujets de recherche .
22Tout au long de l’enquête à Gramacho, j’ai rarement proposé des interventions. Mais il y en avait, par exemple l’activité menée par des étudiants en architecture, où j’étais la principale intermédiaire. Il s’agissait de la construction collective d’une carte affective du lieu. Pour cela, j’ai invité dix enfants à qui j’ai donné un document, très simple à remplir, dirigé à leurs parents, où on leur demandait d’autoriser leurs enfants à participer à l’activité. Comme il se passe à chaque fois que des « étrangers » – autrement dit des inconnus – arrivent à Gramacho, les enfants forment tout de suite un groupe autour de la nouveauté. Cette fois-ci, ce qu’il y avait de nouveau c’étaient les étudiants et les matériaux (cartons, photos, ciseaux, etc.) qu’ils avaient apportés. Du coup, au lieu des dix enfants invités – dont six seulement étaient présents à l’activité, dont deux seuls avait présenté l’autorisation remplie –, plus de vingt enfants ont effectivement participé à l’activité, de façon spontanée, inattendue et, évidemment, désorganisée. Ce qui a quand même créé une situation assez intéressante quant aux objectifs de l’activité, mais trop chaotique pour une éventuelle identification nominale de tous les enfants, et par conséquent absolument en dehors des paramètres éthiques plus normatifs en psychologie.
23Mes rencontres avec les enfants dans la rue étaient en général assez irrégulières, inattendues, voire accidentelles. Parfois, elles pouvaient durer dix ou cinq minutes, quand j’allais quelque part là-bas et que je rencontrais un enfant qui interagissait d’une manière ou d’une autre avec moi. Dans ces rencontres, sans questionnaire à répondre, sans dessin à faire, sans avis à donner, je ne savais pas comment demander l’autorisation de l’enfant ou, si c’était le cas, de ses parents ou personnes responsables.
24Or c’est justement dans ces rencontres que j’ai eu mes meilleurs résultats. Les enfants m’ont alors donné leurs témoignages les plus puissants, qui m’ont fait mieux réfléchir et arriver à mes conclusions dans le cadre de ma thèse de doctorat, sans aucune autorisation de leur part. C’étaient des témoignages plusieurs fois donnés au cours de brèves conversations, avec des dialogues courts, mais aussi avec des gestes et des moments de silence ; des rencontres comme celle-ci, avec Jonathan et ses copains, que j’ai enregistrée dans mon cahier de terrain.
25Jonathan a 4 ans et est né à Gramacho. Il a trois frères de la part de sa mère, âgés de 5, 8 et 12 ans. Il ne va pas à l’école, il n’y est jamais allé. Un jour, je me promenais dans les ruelles et j’ai rencontré Jonathan qui faisait le même chemin que moi. Il était avec deux autres garçons, âgés d’environ 9 ans : l’un poussait un chariot en bois avec Jonathan, l’autre était dedans. Il faisait chaud, le soleil tapait fort. Jonathan est un garçon mince, il a la peau très bronzée, les yeux vert clair et les cheveux blonds, bouclés, longs sur les épaules. Il portait un short et des tongues. J’ai demandé ce qu’ils allaient faire, ils m’ont montré un gros sac plein de bouteilles en plastique dans le chariot. C’est la pesée aujourd’hui ! – m’a répondu l’un d’eux. Il m’explique que les bouteilles qui allaient peser ce jour-là étaient à Jonathan qui les vendait pour acheter, un jour, un vrai camion poubelle. L’autre garçon affirme que Jonathan est celui qui vend le plus, que c’est lui qui parvient à ramasser le plus de bouteilles et qu’il va souvent les vendre seul à la pesée. Il est fort ! – ajoute le garçon. À ce stade, j’ai demandé à Jonathan s’il aimait ce qu’il faisait. Il m’a répondu oui en hochant la tête.
26Je n’ai plus revu Jonathan et ses amis. Les maigres informations que j’ai sur lui (l’âge, etc.), je les ai obtenues le jour même, de quelqu’un qui travaillait pour une ONG qui opérait là où il habitait. J’aurais pu aller plus tard chez eux, leur expliquer que notre rencontre n’était pas exactement un hasard, que j’étais chercheuse, etc., et que j’utiliserais peut-être leurs témoignages dans mes études et publications ; c’aurait été plus en accord avec les orientations normatives en matière d’autorisation et conforme aussi au contexte de l’enquête. Ce n’est en fait que plusieurs mois après cette journée chaude et ensoleillée à Gramacho que, résidant déjà en Belgique , je me suis rendu compte, en revenant à mon cahier de terrain, de l’importance de cette rencontre pour ma thèse. Une rencontre qui m’a mise sur les pistes du monde de ces enfants des rues à Gramacho, et qui sont venues résonner de manière nodulaire dans l’écriture de ma thèse.
27En raison des questions liées au contrôle du territoire à Gramacho et aux autorisations exigées pour y entrer, ainsi que la prolongation de mon séjour en Belgique, je ne suis jamais retournée là-bas une fois terminée l’enquête. Toujours est-il que Jonathan et ses amis sont devenus, sans aucune autorisation, des interlocuteurs très présents dans ma thèse et mes publications, et cet article en est un exemple. Une situation, parmi d’autres que j’aurais pu montrer ici , qui illustre les questions d’autorisation auxquelles j’ai dû faire face pendant ma recherche. Les enjeux éthiques, comme le souligne Razy (2014), se présentent au chercheur au-delà de la durée chronologique du travail de terrain, y compris le post-terrain, notamment dans les étapes de rédaction et de diffusion.
28Si, d’une part, cette prise de témoignages non autorisée se heurtait à la condition qui fondait mon (auto)autorisation pour conduire la recherche à Gramacho – respecter ceux qui sont concernés par mes intérêts et « volontés de savoir » (Foucault 2008) – d’une autre, elle était conforme à ce que j’avais compris comme une nuance marquante et riche d’une ethnographie, à savoir la dimension de l’imprévisibilité des rencontres entre enquêteur et inquiété (Pétonnet 1982).
29Les autorisations font certes partie de la problématique des recherches avec les êtres humains, mais, pour moi, c’était tout de même grâce à cette incursion ethnographique à Gramacho que cette problématique s’était présentée à moi comme un défi : elle m’a poussée à faire de substantiels déplacements dans ma posture de chercheuse et à m’autoriser à rester dans la posture gênante d’une (im)posture quant aux normatives.
30Une imposture contrebalancée du fait que j’étais sûre de ne pas avoir causé de préjudice physique, moral ou émotionnel à Jonathan ou à ses amis, dans le respect des principes éthiques d’une recherche, comme le dit Kellet (2010). Un déconfort supportable par l’espoir que le récit de leur parcours jusqu’à la pesée – et tout ce qui se passe entre eux en termes d’aide, d’effort et de rêves – puisse avoir des effets transformateurs qui leur soient favorables (Veale 2010), à eux, Jonathan et ses amis. Je pense ici aux effets d’une déconstruction de certains discours sociaux où l’enfance qu’ils vivent est niée et disqualifiée.
Immersion
31Au Brésil, l’accès des « étrangers » aux zones contrôlées par le narcotrafic passe par l’autorisation des bandits. Ainsi, pour faire mon enquête à Gramacho, j’ai dû compter sur l’intermédiaire d’une ONG y installée depuis un certain temps, laquelle m’a obtenu cette autorisation me permettant de circuler là-bas, à condition d’être toujours en compagnie de ses membres. C’était par exemple convenu que je ne pouvais y aller que les mercredis, entre 10 et 16 heures.
32Une situation certes loin d’être idéale, surtout si l’on tient compte du principe fondamental de l’ethnographie, celui de l’immersion longue du chercheur sur terrain, d’autant plus qu’il s’agit d’un terrain complexe, aux diverses dynamiques (Emond 2009 ; Peatrik 2009). Les enfants vivaient, jouaient et travaillaient à Gramacho. Une seule journée de six heures par semaine pour mener l’enquête contrariait mes attentes d’établir des relations de long terme avec les habitants et, en particulier, avec les enfants, et ces relations sont fondamentales au regard de la méthode ethnographique (Razy 2014). Qui plus est, je savais bien que négocier ma condition de chercheure était un processus continu (Jodelet 2003), que la possibilité d’avoir une autorisation me permettant d’y rester plus longtemps et de manière non intermittente ne viendrait qu’au fur et à mesure de l’évolution de la recherche.
33Cependant, au lieu d’aller dans le sens d’une telle possibilité, j’ai fini par me plier. L’enquête a certes eu lieu à différents jours de la semaine, en fonction de la disponibilité des membres de l’ONG, mais je n’ai jamais passé plus de 6 heures dans la même semaine à Gramacho.
34En fait, ne pas avoir avancé dans la négociation des conditions de mon accès était aussi une stratégie de ma part pour contourner les « coûts subjectifs de l’enquête » (Badimon 2017 : 211). Même s’il y avait une configuration sociale objective qui me dépassait, une immersion intermittente était le moyen d’éviter ou du moins d’atténuer mes difficultés face à certaines situations de la vie quotidienne au lixão.
35Une fois, un enfant m’a invitée à partager avec lui un morceau de viande pourrie que lui et son frère avaient trouvé sur les rampes. C’était le jour où les supermarchés déversent au lixão leurs produits déjà interdits à la vente. C’est d’habitude un jour très attendu par les habitants de la décharge. Il est rare quand même de trouver de la viande parmi ces produits et, par la réaction de l’enfant, c’était évident qu’il était heureux de l’avoir trouvée. Et face à cette situation, à la fois banale là-bas et spéciale pour cet enfant, j’ai vomi devant lui.
36Certes, il m’arrivait souvent d’avoir des inconforts physiques au cours de l’enquête, causés par la forte chaleur et la puanteur, aussi par la déshydratation due à ma décision de ne pas boire d’eau sur le terrain par respect à la réalité locale . Tout cela était évidemment désagréable, mais tout à fait supportable pour moi. Or, dans cette situation-là, le vomissement était un acting-out de ma part, au sens psychanalytique du terme. Face à l’innommable, à une « réalité (presque) inimaginable » (Pereira 2013 : 51), à l’insupportable, mon corps « hurlait » (Dejours 1995). Quelques jours plus tard, je suis allée voir l’enfant pour m’excuser et lui dire que, chez nous, on ne mangeait pas de la nourriture venant des rampes, et que c’était pour cela que j’avais vomi.
37Après de longues réflexions et une auto-analyse de l’épisode, je me rendais compte que si ce dialogue avec l’enfant avait certes resserré notre relation, j’avais quand même manqué de respect aux modes de vie de Gramacho et choqué cet enfant.
38Une situation très difficile pour moi, qui me forçait à respecter les personnes concernées par ma recherche et que je devais aussi pouvoir supporter. Une situation comme tant d’autres en fait, qui m’ont énormément défiée, qui m’ont fait comprendre que, pour bien réaliser mon immersion là-bas, je devais avoir des pauses, ne pas m’y attarder trop longtemps. Et cela, avant tout, à cause de mes (im)possibilités subjectives. Pour préserver les relations d’empathie, de confiance et d’échanges que j’avais construites avec certains enfants à Gramacho, je devais passer moins de temps avec eux, surtout en raison de mon intérêt à les respecter.
39Or ces paradoxes m’ont apparu au cours de l’enquête ; grâce à eux, j’avais compris la relativité de l’impératif de la durée longue d’une enquête ethnographique, ce dont la littérature m’avait déjà avertie.
40L’enquête ethnographique m’a permis de me rapprocher des enfants de Gramacho, ce qui ne m’était pas arrivé au cours du sondage deux ans plus tôt, même si ces deux expériences de terrain avaient duré presque aussi longtemps en nombre d’heures et que les enfants étaient toujours là, tout le temps à mes côtés.
41En suivant ce que j’avais appris des récits des ethnographes sur leurs expériences de terrain, j’ai commencé à voir les enfants de Gramacho autrement, surtout parce que j’ai passé à jouer un autre rôle auprès d’eux, de même que mon corps sur le terrain. Ce nouveau rôle a donné à l’enquête de quinze mois son caractère immersif, ce qui aurait pu se faire en deux mois, la durée de l’enquête précédente.
42Les enfants de Gramacho passent la journée dans la rue, où ils jouent, travaillent – à ramasser, trier et vendre ce qu’ils collectent sur les rampes –, mangent, se lavent, se disputent et font la paix, prennent soin les uns des autres . C’est donc dans les rues du lixão que j’ai travaillé comme enquêteuse. Je traînais ainsi dans les rues pendant les six heures qui m’étaient concédées. J’y circulais sans aucune intervention programmée, sans rien à leur donner , sans questions spécifiques à poser, ni aux enfants ni aux adultes, outre celles qui émergeaient des rencontres fortuites, à l’exemple de celle de Jonathan. En faisant ainsi, j’arrivais à me mettre plus près d’eux, de manière plus spontanée. En traînant dans les rues, là où les enfants sont les « protagonistes parmi tant d’autres dans le roman de l’espace « (Mboukou 2015 : 14), j’ai pris la position de l’adulte intéressé et disponible à visiter leurs territoires multiples et dynamiques. C’est cette position qui m’a permis de créer avec eux ces liens, certains très intenses en termes d’empathie et d’affection, la majorité venant de rencontres de très courte durée.
Silences
43Dans mes premières semaines à Gramacho, chaque enfant que je rencontrais était pour moi un inconnu, ce qui m’a causé une certaine anxiété. Ils étaient nombreux à traîner dans les rues. Comme je savais que mon temps avec eux était limité, j’ai voulu retenir le plus d’informations possibles pour pouvoir citer au moins ceux que je mentionnais dans mon cahier de terrain. Je leur posais alors des questions et, contrairement à mes attentes, assez souvent ils ne répondaient rien. Ils restaient silencieux. Sans réaction. Ce qui m’a posé un défi. Un silence qui m’imposait un temps d’attente, déterminant pour ma vitesse sur le terrain : de plus en plus lente.
44Un temps d’attente qui a fini par me faire taire, moi aussi, qui a fini par moduler considérablement ma façon de marcher lentement dans les rues, en silence. Voilà comment je rencontrais les enfants, je les accompagnais dans leurs petits trajets dans le quartier, je participais à leurs jeux et à leurs activités, à nourrir les animaux, à ramasser du matériau sur les rampes, à donner à manger aux autres enfants et à tant d’autres. Ces rencontres ne duraient pas longtemps, je l’ai déjà dit, l’absence de questions-réponses faisait partie des relations entre les enfants et moi. Et j’estime que c’est grâce à cette absence que le silence avait sa place dans nos rencontres.
45Lorsqu’un membre d’une ONG s’approchait d’un enfant dans les rues de Gramacho, on dirait qu’une sorte d’interrogatoire allait commencer : « T’es pas allé à l’école aujourd’hui ? Pourquoi ? Ta mère est à la maison ? T’as mangé aujourd’hui ? Quoi ? ». Et pareil, lorsqu’un adulte venait faire un don et trouvait un enfant dans la rue. En comparant ces circonstances que j’avais assistées en tant qu’observateur dans nos rencontres, entre les enfants et moi, le silence était évidemment une marque dans celles-ci.
46Ce silence ne venait pas de l’incompréhension entre eux et moi ; je pensais toujours à m’assurer qu’ils comprenaient ce que je disais et vice versa, je savais bien qu’une bonne communication entre enquêteur et enquêté dans les recherches sur les enfants est un aspect auquel le regard du chercheur doit être toujours attentif (Milstein 2016 ; Razy 2014).
47Il y avait bien sûr des dialogues lors de nos rencontres, dans lesquels j’étais toujours impliquée dans une conversation claire et honnête avec les enfants (Pedroso & Souza 2014). Ce dialogue entre Gabriel, 11 ans, et moi illustre bien cela :
48Gabriel -Tu viens toujours ici et je ne connais toujours pas ton nom.
49Moi – C’est Paula.
50Gabriel – Tu viens d’où ?
51Moi – J’habite à Rio de Janeiro, mais je suis née dans le sud [du Brésil].
52Gabriel – Il faut prendre l’avion pour y aller ?
53Moi – On peut y aller en bus, mais c’est assez loin.
54Gabriel – T’as déjà pris l’avion ?
55Moi – Oui.
56Gabriel – C’est comment ?
57Moi – C’est rien de spécial pour moi. Tu veux prendre l’avion ?
58Gabriel (en riant) – Je n’en ai aucun espoir.
59Dans ce dialogue, c’est plutôt Gabriel qui me pose les questions et pas l’inverse. C’est une différence significative par rapport aux autres rencontres que j’avais observées entre adultes et enfants à Gramacho. C’est aussi un déplacement des positions, si l’on considère le rôle du psychologue dans une certaine tradition du champ psychologique, autrement dit celui qui met en question et prend chaque réponse comme matière à interpréter, y compris le silence.
60Au cours des quinze mois d’immersion, je me suis alors progressivement installée dans cette posture d’attente, familiarisée avec les rencontres marquées par le silence des enfants. Mais, de temps en temps, ce silence me surprenait. Là où j’imaginais une parole, un geste, un cri d’un enfant, le silence venait, défiant un savoir que je croyais avoir sur ces enfants et leur enfance. Le récit ci-dessous est un exemple de ces rencontres, où joue l’effet d’étrangeté provoqué par le silence des enfants de Gramacho.
61Quand je me suis approchée de la table (sur la cour de l’ONG qui m’accueillait il y avait une grande table autour de laquelle se réunissaient les enfants), il y avait Valéria (9 ans) et les deux filles qui sont toujours avec elle : Laura (18 mois) et Darlene (1 an), sa sœur et sa cousine respectivement. Elles jouaient avec d’autres enfants autour de la table, à l’exception de Darlene, assise sur la table. Je me suis assise pour mettre à jour mon cahier de terrain. Au bout d’un quart d’heure, les enfants commencent à se disperser et, petit à petit, tout le monde s’en va, sauf Darlene et moi. Darlene, assise sur la table, mais qui me tournait le dos. Elle restait où elle était tantôt. Je ne pouvais pas voir son visage depuis ma position. J’ai imaginé qu’elle allait se mettre à pleurer, abandonnée toute seule, mais pas du tout. J’ai attendu qu’elle se tourne pour me chercher du regard. Rien. Je me suis levée, un peu inquiète. Est-ce qu’elle sait que je suis ici ? Est-ce qu’elle sait qu’ils sont tous partis ? Ces questions me sont tout de suite venues à l’esprit. Je me suis approchée doucement. Elle s’est peut-être endormie assise ? Pourquoi elle ne bouge pas ? Pourquoi elle ne s’est pas mise à pleurer ? Quand j’ai enfin vu son visage, elle avait l’air triste, mais elle restait silencieuse. Alors, elle sait que je suis là. Pourquoi elle ne me tend pas les bras pour que je la prenne ? Je me demandais tout cela en silence. Darlene, je suis ici avec toi – j’ai dit. Aucune réaction. Je me suis assise alors à son côté et ai mis mon bras autour de sa taille. Nous sommes restées ainsi quelques minutes, jusqu’à ce que Valéria revienne la chercher. Cette rencontre avec Darlene a durée plus ou moins 15 minutes, mais pour moi ce fut une éternité.
Conclusion
62Dans le champ ethnographique, qui repose sur la complexité, l’implication « incarnée » et la subjectivité, il est difficile d’anticiper tous les dilemmes (Razy & Campigotto 2014). Dans l’enquête ethnographique à Gramacho, les permissions, l’immersion et le silence sont à l’origine de dilemmes imprévus, types différents de dilemmes ayant conduit à des réflexions et des apprentissages importants sur l’ethnographie, ses nuances et ses particularités en tant que méthode de recherche sur les enfants.
63En faisant un exercice de comparaison, quoique bref et partiel, entre le sondage mené à Gramacho en 2015 et l’enquête ethnographique en 2017, nous voyons que ce sont des recherches où la façon de concevoir le processus de construction des savoirs n’est pas la même. Ce sont non seulement des méthodes distinctes, mais des perspectives épistémologiques aussi. En 2015, nous avions déjà défini d’avance comment serait le travail de terrain à Gramacho, à savoir que nous devions d’abord nous adresser aux mères pour apprendre sur leurs enfants. Une fois ce chemin tracé, un questionnaire a été conçu pour conduire aux résultats attendus : informations fiables et représentatives. En 2017, l’ethnographie a été adoptée comme méthode. Elle implique un certain corpus d’attitudes de la part du chercheur, notamment une disposition cognitive à l’ouverture. Avec cette posture, un chemin a été trouvé, celui de marcher dans les rues, lentement et silencieusement, à côté et avec les enfants. Ce chemin, d’immersion, a conduit à des résultats inattendus, qui n’auraient pas pu être différents compte tenu de la position de « non savoir » du chercheur, implicite dans sa disposition à être ouvert.
64Ce tour épistémologique n’était pas évident pour moi quand j’ai choisi l’ethnographie comme base méthodologique de ma recherche. Un tour qui a déstabilisé certains préceptes qui avaient jusque-là guidé mon travail de chercheuse, que ce soit dans le domaine de la psychologie ou de l’architecture, et qui, par conséquent, m’a énormément interpellée, mais qui m’a aussi amenée à voir des horizons plus larges.
65L’enquête à Gramacho entre 2017 et 2018 m’a permis d’être très proche des enfants du lixão. Et ce fut, à mon avis, le plus grand impact que l’ethnographie a apporté à cette recherche. Une proximité qui a eu pour moi des coûts subjectifs élevés, principalement parce qu’elle m’a amenée à créer des liens émotionnels avec ces enfants quotidiennement confrontés à la misère et à la violence.
66C’est cette proximité qui m’a permis de (re)connaître une enfance, sans doute particulière, où de nombreux discours s’accordent à voir des enfants sans enfance. Je suis sûre que cela n’aurait pas été possible avec des perspectives paramétrant l’enfance et plaidant pour la construction d’un imaginaire social où il y aurait de bonnes (et uniques) manières d’être enfant.
67Les écrits des ethnographes ont été la principale source à m’avoir autorisée à faire cette expérience méthodologique, même si je n’avais pas la formation pour le faire, ni une expérience précédente connue des ethnographes. Dans cet apprentissage, j’ai compris l’importance accordée à ces récits dans le domaine ethnographique. Une tradition dans laquelle la pratique de terrain, que le chercheur raconte à la première personne, est un dispositif majeur de réflexion, mais aussi d’enseignement et de transmission du champ disciplinaire ; une tradition pas tout à fait familière à la psychologique, surtout dans les approches plus liées aux normes scientifiques.
68La conduite de l’enquête ethnographique à Gramacho a été assez difficile, en grande partie parce qu’elle n’a jamais cessé d’être un exercice d’interdisciplinarité, de mise en relation de domaines et d’expériences avec différentes traditions et racines. Un exercice plein de dilemmes et peut-être même d’erreurs, mais qui a voulu, en tout cas, lier savoirs et logiques pour une coexistence (Morin 2000) de regards attentifs et critiques aux différentes enfances vécues dans ce monde.
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