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Caroline Sebilleau

Pratiquer l’exposition, une manière de penser avec1

(Numéro 4 — Dossier)
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Résumé

La soutenance d’une thèse en recherche-création s’accompagne d’une exposition des travaux artistiques réalisés et étudiés pendant la thèse. Elle peut donc prendre le format d’une recherche exposée, format qui a été au cœur des riches échanges pendant les journées d’étude à Nice en novembre 2024. Ce texte décrit ma situation de « soutenance exposée » et présente les choix curatoriaux que j’ai faits, autant qu’il expose de manière synthétique le contenu de ma recherche sur l’exposition en tant que pratique d’agencement.

Mots-clés : Pratique curatoriale, disposition située, agencement, format muséal, activation

Abstract

The defense of a thesis in research-creation is accompanied by an exhibition of the artistic works produced and studied during the thesis. It can therefore take the form of exhibited research, a format that was at the heart of the rich exchanges during the study days in Nice in November 2024. This text describes my situation of "exhibited defense" and presents the curatorial choices I made, as well as summarizing the content of my research on exhibition as a practice of arrangement.

Keywords : Curatorial practice, situated display, arrangement, exhibition format, activation

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2Pour faire suite à mon intervention lors de la journée d’étude intitulée Chercher-exposer-trouver. Logiques heuristiques de l’écriture expographique, il m’a semblé pertinent de publier le texte que j’ai lu lors de ma soutenance de thèse le 4 février 2020, à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Georges Pompidou (Paris)2. La soutenance d’une thèse en recherche-création s’accompagne d’une exposition des travaux artistiques réalisés et étudiés pendant la thèse. Elle peut donc prendre le format d’une recherche exposée, format qui a été au cœur des riches échanges pendant les journées d’étude à Nice en novembre 2024. Ce texte décrit ma situation de « soutenance exposée » et présente les choix curatoriaux que j’ai faits, autant qu’il expose de manière synthétique le contenu de ma recherche sur l’exposition en tant que pratique d’agencement.

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Présentation de la situation Soutenance

4Le format de la thèse en recherche-création à l’université requiert l’installation ou la présence du travail artistique au moment de la soutenance. J’ai souhaité que la mienne se déroule ici, à la Bibliothèque Kandinsky (BK)pour plusieurs raisons.

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6La première est que c’est une situation et un cadre de référence pour cette présentation qui me semble approprié. Cette situation est celle d’une salle de lecture au sein d’un établissement culturel qui accueille différentes formes de pratiques artistiques. Cette salle de lecture est principalement occupée par de grandes tables qui sont un support de travail ou de présentation récurrent dans ma pratique. Le cadre de référence est celui de la recherche, d’un travail avec des sources historiques et artistiques, qui donne aux éléments présentés ici une valeur documentale3, et les maintient dans un état indécis. 

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8La deuxième raison est que la Bibliothèque Kandinsky est un lieu que j’affectionne, que j’ai beaucoup fréquenté, qui est en quelque sorte l’arrière-scène de ma recherche. Y soutenir me permet de vous faire connaitre cet endroit et de partager avec vous mes sources afin qu’elles puissent prendre part à la discussion.

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10Différentes choses sont disposées sur ces tables4. Certaines sont manipulables, peuvent être déplacées, réorganisées. D’autres, pour des raisons de conservation ne le sont pas. La disposition sur chaque table est un agencement basé sur des principes formels et matériels. Les éléments ont été choisis dans deux fonds différents : celui de la bibliothèque pour les ouvrages, celui de mes archives personnelles pour le reste. Les compositions ont été réalisées ce matin, sans plan préalable, et n’ont aucune valeur définitive. Ce sont des propositions d’associations et de juxtapositions entre des matériaux de différentes natures.

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12Il y a tout d’abord ce que je considère comme des ressources et qui sont les livres ou objets imprimés appartenant à la Bibliothèque Kandinsky (figure 1). Ce sont des ouvrages que j’ai consultés pendant la recherche, même si tous ne sont pas mentionnés dans la thèse. Ce sont des points de repères, des nouveaux points de départ potentiels. Ils forment un paysage, celui de ma recherche. Mais ce sont aussi pour certains des productions artistiques de référence, des objets qui ont attiré mon attention autant par leur contenu que par leur forme.

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14Il y a ensuite des matières premières et secondes générées par ma pratique artistique tout au long de ces années (figure 2). Vous y trouverez des images photographiques, des impressions en sérigraphie, des matériaux résiduels de certains processus analysés dans la thèse, ainsi que des objets éditoriaux, dont certains archivent tout ou partie de ce que je nomme trajets artistiques.

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16Il y a enfin certaines des éditions réalisées avec ExposerPublier et conservées ici à la BK comme celles réalisées lors du cycle Table as a curator, ou encore Carte(s) Mémoire(s), édition performative que je présente accompagnée d’instruments pour l’activer et la lire (figure 3).

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Contexte de la recherche et problématique

18Je suis arrivée à la notion d’exposition par la photographie, et à celle d’agencement par la sculpture. Cette recherche est celle d’une artiste partie en quête des relations entre une pratique et sa mise en vue, entre une opération de disposition et sa mise en œuvre située. Pour pouvoir évaluer le rôle de cet événement qu’est l’exposition dans mon processus de travail, il m’a fallu tout d’abord réussir à cerner ce qu’est l’exposition, comment elle opère et ce qu’elle produit. En tant qu’artiste, une exposition représente avant tout un moyen d’exister, de rendre publique une pratique, d’énoncer une position dans le champ de l’art et dans la société. Le CV d’une artiste est composé par la liste des expositions auxquelles elle a participé, tout comme celui d’une chercheuse est composé de la liste de ses publications ou prises de parole lors de colloques. Le nombre compte, mais aussi la renommée de l’institution qui accueille l’événement, et légitime une appartenance à une profession, à une communauté.

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Figure 1. Situation soutenance, livres issus du fonds de la bibliothèque Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, février 2020 © Caroline Sebilleau.

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Figure 2. Situation soutenance, matières premières et secondes générées tout au long de mes trajets artistiques et agencées pour l’occasion, Bibliothèque Kandinsky, février 2020 © Caroline Sebilleau.

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Figure 3. Situation soutenance, éditions réalisées avec ExposerPublier, Bibliothèque Kandinsky, février 2020 © Caroline Sebilleau.

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25En tant qu’artiste, l’exposition est un enjeu de visibilité et d’existence, un enjeu économique aussi, puisque montrer son travail permet parfois de le vendre, à défaut d’être rémunérée pour cette prestation. En tant qu’artiste, l’exposition est donc un passage obligé, un prérequis, voire un lieu commun intimement lié au travail artistique et aux lieux dans lesquels l’art est montré, diffusé, tels les musées, galeries, centre d’art, ou espaces auto-gérés.

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27Cependant, il est des pratiques artistiques pour lesquelles l’exposition est un enjeu qui est autre que celui de la légitimité professionnelle ou d’une économie. Il est des pratiques artistiques qui, sans exposition, sans ce passage par cette opération de disposition située dans un temps et un lieu précis, ne prendraient pas formes, ne deviendraient pas œuvres. Il est des pratiques qui, telles des surfaces photosensibles, doivent être exposées pour que quelque chose émerge de la rencontre entre un milieu, un support et des agents actifs.

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29Dans cette enquête sur la notion d’exposition, j’ai beaucoup tourné en rond, ramenée en permanence vers le musée, vers l’institution pour qui l’exposition est le format privilégié de mise en vue et de diffusion. Mais le musée, dans mon expérience quotidienne de l’art, ne joue pas un rôle décisif. Je vais y voir des expositions, j’y gagne un peu d’argent, mais je n’y expose pas. Alors comment se fait-il que mon rapport à l’exposition soit aussi problématique, que sans elle, rien, ou peu n’existe?

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31Je pourrais dessiner, peindre, sculpter dans mon atelier, puis montrer dans un second temps le résultat de ces activités. Mais non. Je bricole, je collecte, je lis, je créé des liens, je tends des fils, je ramasse des choses, je prends des notes.

32J’observe, j’analyse, je connecte, j’associe. Sur un coin de table, sur des bouts d’étagère, dans des boites ou dans des dossiers. Jusqu’à ce que… Jusqu’à ce qu’une occasion se présente, une occasion de travailler avec une situation précise, de mettre en vue et en dialogue une sélection de ces éléments. Ce qui était auparavant épars devient, par le passage par l’exposition, un agencement situé, c’est-à-dire localisable, et faisant sens en relation à un lieu et une temporalité donnée. Cet agencement est impermanent, non réitérable à l’identique, événementiel.

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34L’objet principal de cette thèse est de considérer les relations entre une pratique artistique et sa monstration, autrement dit entre ce que l’exposition, en tant qu’occasion de mise en vue, active et met en œuvre, et ce que l’œuvre, en tant que processus exposé, produit comme formes de vie.

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36Elle est organisée en deux parties. La première est consacrée à une analyse de la notion d’exposition afin de mieux en cerner le fonctionnement. La seconde partie est une analyse de mes productions artistiques et de celles d’autres artistes visant à évaluer le potentiel d’activation de l’exposition.

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À la rencontre de l’exposition et de sa polysémie

38Le premier chapitre est une introduction à la notion d’exposition. J’ai souhaité commencer par un tour d’horizon de l’espace sémantique du terme exposition. Il en ressort une variété d’usages communs dont le champ de l’art ne fait pas immédiatement partie. L’exposition est avant tout une action, exposer, dont la finalité est de mettre quelque chose en vue. On peut exposer les choses différemment, par exemple en les montrant d’un geste, en les énonçant verbalement, ou en les organisant physiquement. Le but de cette action varie selon les contextes. Vendre, démontrer, se positionner, initier quelque chose ou l’abandonner, la mise en vue est affaire d’intentionnalités.

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40Je me suis ensuite intéressée à la définition de l’exposition, ici synthétisée en une formule : exposition = {X dispose Y à la vue de Z}. Cette équation de l’exposition m’a servi à poser un regard analytique sur les multiples situations que j’ai rencontrées et à en mesurer les variations. J’ai ainsi pu remarquer que le processus curatorial reconfigure parfois autrement les relations entre ces entités, X étant un feuilletage d’agents – institution, artiste, curateur – à l’origine de l’opération d’exposition, Y étant l’œuvre ou l’agencement composé, et Z le destinataire de la mise en vue. Je termine ce premier chapitre en proposant que l’exposition soit un laboratoire du désœuvrement, c’est-à-dire l’espace-temps dans lequel inventer et éprouver de multiples manières de faire œuvre.

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L’exposition, entre fonction étalagiste, format muséal et processus curatorial

42Le second chapitre présente trois caractéristiques de l’exposition que je considère comme déterminantes. En premier se trouve la fonction de mise en vue. C’est afin de rendre quelque chose visible qu’on l’expose, mais il existe différents degrés de visibilité. Pour que les choses visibles aient une chance d’être vues, la mise en vue fait l’objet d’un dispositif que l’on appelle aussi display. Ce dispositif est autant mobilier que spatial, il organise ce qui est montré et dirige le regard. La relation entre exposition et œuvre débute par cette fonction de monstration, ancrée dans une tradition chrétienne de la relique qu’on ne peut toucher, et dans une histoire de l’étalage qui traverse aussi bien les Expositions Universelles que les Materials Shows.

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44La deuxième caractéristique de l’exposition est son format muséal. Bien qu’il ne soit pas limité au musée, il provient cependant de l’histoire intime entre musées et œuvres, depuis que ce lieu public architectural est devenu l’endroit principal dans lequel aller voir des œuvres d’art. Même si les techniques et tendances d’accrochage ont évoluées depuis le XIXe siècle, véritable moment de ferveur muséale en Europe, certaines manières de faire se sont propagées aux autres institutions artistiques, produisant ainsi un ensemble de normes. Ces normes forment aujourd’hui un cadre de référence qui rendent ce format muséal performatif5 et lui permettent d’influencer notre regard, nous demandant ainsi où et quand commence ou se termine l’œuvre.

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46Troisième caractéristique, le processus curatorial est la part réflexive de l’exposition, celle qui lui permet de se penser, et d’expérimenter des procédés visant à mettre les choses au présent plutôt qu’à représenter un point de vue. Ce processus définit les opérations spécifiques liées à une activité de mise en vue dans, ou hors du format muséal : choisir des éléments, les rassembler et les organiser dans un format sont autant d’opérations qui appartiennent au processus curatorial, comparé ici au processus éditorial. De l’opération de sélection à celle de composition, c’est la disposition qui ressort comme étant un véritable langage dialectique permettant de travailler les relations entre les choses en les associant, les juxtaposant ou les hiérarchisant, inventant par cette organisation un nouvel ordre cosmique.

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L’exposition entre occasion, événement et processus, entre mémoire, site et temporalité

48Le troisième et dernier chapitre de cette rencontre avec l’exposition s’organise selon trois modalités: le mode d’occasion, le mode d’existence événementiel et le mode d’émergence. Ils m’ont permis d’évaluer les manières dont l’exposition co-détermine les conditions matérielles et logicielles d’existence d’une œuvre, ainsi que son mode de vie et de fonctionnement. Je définis ainsi l’exposition comme une occasion de mise en vue qui déclenche un processus de mise en œuvre, visant à faire exister un agencement en relation avec l’événement-exposition qui l’accueille.

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50Le mode d’occasion de l’exposition appelle à formuler une réponse pertinente, adaptée, en mobilisant une mémoire constituée d’affects. Il déclenche une puissance d’agir, et active un processus de travail lié aux circonstances de la mise en vue. Ce processus de travail est ce qui met, littéralement, en œuvre. C’est un mode d’émergence qui permet de faire exister une forme relationnelle, puisque composée dans le temps et l’espace de sa mise en vue, et en dialogue avec ce milieu spécifique. L’exposition devient ainsi un mode d’existence événementiel, un support de composition éphémère et ancré, un terrain de rencontre et de collaboration entre des opérations, des individus, des matériaux, une situation, des connaissances et des intuitions. 

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52C’est ainsi que les circonstances de la mise en vue activent un point d’intérêt qui peut se loger dans un outil visuel déjà existant telle l’image photographique, dans une caractéristique de la situation d’exposition comme son espace et les usages que l’on peut en avoir, ou dans le processus de mise en œuvre lui-même et le répertoire de gestes et de matériaux qu’il implique.

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54Il est cependant des processus de mise en œuvre qui excèdent l’unité de temps et de lieu de l’événement-exposition et deviennent de véritables trajets tout au long desquels s’inscrivent de multiples compositions. Ces trajets génèrent des moments de visibilité de la séquence d’opérations en pleine effectuation autant que de ce qu’elle produit. L’œuvre est alors fragmentée, dispersée en plusieurs morceaux qu’il est parfois impossible de rassembler.

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Activer une disposition située

56Le rôle que joue l’exposition est celui d’un embrayeur et d’un catalyseur. Elle a pour effet d’activer un ensemble de procédures et de matériaux, qui, d’occasions en occasions s’affinent, s’affirment, se répètent, faisant émerger à chaque fois de nouvelles dispositions qui sont autant de propositions temporaires. Mettre à l’épreuve cette aptitude d’activation est ce à quoi je me suis employée. La seconde partie de la thèse présente ainsi des récits de mise en œuvre et de mises en vues, des histoires de processus situés ou de situations activées.

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58J’ai réparti mes productions artistiques en trois catégories selon ce que l’occasion d’exposition active : une ou plusieurs images photographiques, un espace ou une situation, un répertoire de processus et de matériaux.

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60Les choses ne sont pourtant pas aussi cloisonnées que pourrait le laisser penser cette organisation par médium (image, espace, répertoire). Il y a de l’image dans chacun de mes processus comme il y a de la spatialité dans chacun de mes gestes que je ne conçois qu’en relation à un environnement en trois dimensions.

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Activer une multiplicité d’images photographiques

62Le quatrième chapitre est consacré à l’image photographique, qui tient un rôle aussi important dans ma pratique que dans la relation entre œuvre et exposition. C’est en travaillant sa nature versatile, multiple, a-matérielle que ma manière de faire, ma méthode de travail, s’est constituée, et que l’acte d’exposition a acquis ce rôle fondateur. L’étude de pratiques contemporaines montre que cette importance de la photographie est largement partagée. L’image photographique est une matière de nature informationnelle lorsqu’elle est utilisée comme archive ou document, mais aussi artistique si l’on agit sur ses potentielles manières d’exister. Chaque mise en vue est ainsi une occasion de reconsidérer et d’actualiser sa matérialité, son format, son usage. Sa plasticité permet de la décliner sur de nombreux supports, de la fragmenter, de la spatialiser, de l’adapter à chaque situation. Elle permet une mise en abime de la mise en vue dans la mise en œuvre, de l’image activée à la documentation de l’activation, jouant avec les strates d’espaces, de temporalités et de supports.

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64Activer une image photographique oblige à un double positionnement, celui relatif à la matérialisation de l’image mais aussi celui relatif au point de vue qu’elle rend visible, car elle est aussi ce qui fait exposition malgré soi, qui désigne ce qui, à peine visible, se retrouve déjà mis en vue, exposé, diffusé. Alors que l’événement-exposition est temporaire et nécessite de se déplacer là où il a lieu pour aller à la rencontre de ce qui est présenté, la photographie-exposition se met entre ce qui a eu lieu et le regardeur. Elle représente, traduit et fige en une seule composition la multitude de moments et de points de vue possibles.

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Activer un espace et une situation

66Le cinquième chapitre aborde les spécificités des espaces et des situations expositionnelles. Prendre l’espace ou la situation d’exposition comme point d’intérêt active une référence au format muséal et aux normes qu’il véhicule. Même si ces normes sont régulièrement contestées, ou déplacées, remises en jeu par des propositions curatoriales, elles existent toujours. L’atelier est synonyme d’états transitoires, d’improvisation, mais aussi de fabrication, de savoir-faire, de manutention et de manipulation. Mettre en vue ou exposer une situation d’atelier n’est pas une mise en scène consistant à montrer des individus en bleu de travail penchés sur un établi, mais c’est laisser transparaître une précarité dans la disposition, laisser ouverte la possibilité à des variations ou des évolutions. Prendre pour point de focale une situation d’atelier permet notamment d’activer un temps public de co-création en rendant visible et accessible ce qui est en jeu dans l’élaboration de l’œuvre.

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68Activer un espace ou une situation met en place un dialogue avec ses qualités physiques et sculpturales, conceptuelles ou contextuelles. Critiquées pour leur absence d’autonomie, les interventions réalisées en relation avec un contexte actualisent avant tout une manière de faire œuvre. Il ne s’agit alors pas tant de produire une intervention spécifique pour un lieu, que de s’engager dans une pratique et une pensée de l’agencement, dans un véritable travail curatorial et relationnel, en collaboration avec une situation et celles et ceux qui y sont impliqués. L’exposition ne sert plus de temps de dévoilement de l’intention de l’artiste par la mise en vue de l’œuvre, mais de terrain partagé d’une mise en œuvre dont la teneur peut alors être décidée collectivement.

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Activer un répertoire de matériaux, l’exposition aux limites de la performance

70Enfin, le sixième chapitre ouvre cette recherche à l’activation d’un processus comme point de focale et à la production d’un nouveau régime de visibilité – ou sous-exposition – des formes générées spontanément par l’interprétation de ce processus. Ce qui est activé est un répertoire, un ensemble de matériaux, de gestes, une stratification de moments et de traces, d’archives visuelles et sonores. L’interprétation est occasion d’invention dans le temps de la mise en œuvre, rendant visible ce qui en émerge au moment de l’activation, et à ceux et celles qui sont présentes. L’enjeu est ici de pouvoir transmettre un processus en le traduisant sous forme de script ou de partition et d’ouvrir l’unicité de l’œuvre à la multiplicité de potentielles versions s’additionnant les unes aux autres à chaque nouvelle interprétation.

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72Activer un processus permet de le performer, d’improviser et d’inventer des manières de jouer avec, l’opération de disposition évoluant d’une forme sculpturale éclatée dans l’espace vers une forme performantielle éclatée dans le temps. Activer un répertoire de matériaux et de gestes dans la durée d’un processus démultiplie les moments et les formes d’exposition, faisant ainsi varier l’intensité de la mise en vue. L’exposition devient un état d’attention et de focalisation constante sur ce qui est en train de se faire, que l’attention soit celle de l’interprète qui performe le processus, ou d’un public invité ou fortuit. L’exposition est alors occasion d’écriture singulière et performantielle de l’œuvre en train de se faire, puis dans un temps second et dans un autre format, restitution de ce qui a eu lieu.

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Conclusion

74Pour conclure, je dirais que travailler l’exposition a changé mon rapport à l’œuvre. Ma pratique s’est déplacée d’une mise en vue formelle employant un outil visuel photographique à une mise en œuvre relationnelle. Alors que l’exposition a commencé par être une occasion permettant que {je (X) dispose spatialement une image photographique (Y) dans un espace pour que je (Z) puisse en évaluer l’effet et affirmer une position réflexive quant à un usage de la photographie à un public assez restreint (Z)}, l’exposition est aujourd’hui une occasion {de mise en œuvre d’un processus (Y) que je réalise en dialogue avec d’autres (X et Z) et qui rend visibles une ou plusieurs dispositions (Y)}.

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76On peut se demander en quoi il y a encore exposition ou pourquoi est-ce important qu’il y ait toujours exposition? S’il n’y a plus exposition, alors les caractéristiques que j’ai présentées ici deviennent inopérantes, ainsi que la proposition d’un laboratoire du désœuvrement. Décréter un état d’exposition, l’instituer, signale une attention d’une part à ce que l’exposition produit, et d’autre part à la manière dont cet état particulier réorganise ou réarticule ce que l’on sait, ou attend, de l’exposition, de l’œuvre, de l’artiste, de l’institution, du public. L’exposition est un outil qui met au travail les relations entre des personnes, des choses, des connaissances, des idées, dans un processus qui les impliquent respectivement. L’exposition peut être le lieu d’un engagement dans une pratique artistique exigeant que la question de départ à toute situation soit celle de sa pertinence et de sa manière d’être. L’exposition devient alors «un mode d’interaction avec le monde qui cherche à avoir un impact tout en étant prêt à être impacté en retour»6, une interface, un terrain de rencontre entre individuEs, pratiques et matériaux, la constitution d’un milieu singulier et co-élaboré.

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78Merci pour votre [écoute] lecture.

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Figure 4. Situation soutenance, fac-similé de fiches d’emprunt de la Bibliothèque Kandinsky, février 2020 © Caroline Sebilleau.

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Tableau 1. Liste des ouvrages exposés pendant la soutenance et provenant du fonds de la Bibliothèque Kandinsky7.

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Date de réception : 20 avril 2025.

Date de publication : 10 décembre 2025.

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Bibliographie

AUSTIN John Langshaw, Quand dire c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, [1962] 1991.

 

AZOULAY Ariella Aïsha, « Imagine Going on Strike: Museum Workers and Historians », e-flux journal, n° 104, novembre 2019, p. 50-55. Disponible sur : https://www.e-flux.com/journal/104/299944/imagine-going-on-strike-museumworkers-and-historians/ (consulté le 20 avril 2025).

 

HARAWAY Donna J., Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, [2016] 2020.

 

INGOLD Tim, : Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, [2013] 2017.

 

LEIBOVICI franck, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Paris, Questions théoriques, 2020.

 

LEIBOVICI franck, low intensity conflitcs. un opéra pour non-musiciens, Paris, Éditions MF, 2019.

Notes

1 Penser avec et faire avec sont des manières de se relationner au monde qui proviennent de Donna Haraway (Vivre avec le trouble, 2020) et Tim Ingold (Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, 2017).

2 Thèse intitulée L’exposition, une pratique d’agencement entre mise en vue & mise en œuvre. Disponible en ligne : https://hal.science/tel-03573047/ (consulté le 20 avril 2025).

3 Je renvoie ici aux ouvrages et pratiques de franck leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Paris, Questions théoriques, 2020, et low intensity conflitcs. un opéra pour non-musiciens, Paris, Éditions MF, 2019 (l’auteur n’utilise jamais de lettre capitale, je respecte ici sa manière de faire).

4 La liste des ouvrages présentés se trouve en fin d’article (tableau 1).

5 J’utilise le terme performatif au sens de J. L. Austin – quand dire c’est faire – qui pourrait ici être remplacé par quand exposer c’est instaurer, ou instituer.

6 AZOULAY Ariella Aïsha, «Imagine Going on Strike: Museum Workers and Historians», e-flux journal, n° 104, 2019. Traduction personnelle : «A mode of engaging with the world that seeks to impact it while being ready to be impacted in return.»

7 Les informations bibliographiques se limitent à celles à renseigner sur les fiches de demande de consultation à la bibliothèque (côte du document, nom de l’auteur, titre et année). Chaque livre présenté pendant la soutenance avait à côté de lui un fac-similé de la fiche de consultation avec les informations bibliographiques afférentes.

To cite this article

Caroline Sebilleau, «Pratiquer l’exposition, une manière de penser avec1», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Numéro 4, Dossier, p. 31-45. URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1681.

About: Caroline Sebilleau

Caroline Sebilleau se définit comme travailleuse de l’art – artiste plasticienne, enseignante chercheuse, militante – afin de faire coexister les différentes pratiques et activités qui composent sa vie professionnelle, et ce sans les hiérarchiser. Que ce soit dans ses activités artistiques, pédagogiques, de transmission ou de médiation, elle attache autant d’importance aux manières de faire, qu’à ce qui est fait, à ce qui émerge qu’à ce qui est déjà là. Contact  : sebilleaucaro@gmail.com