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Anne Reverseau

Quelles pratiques de l’exposition dans la recherche en littérature ? Retour en images sur quinze ans d’expériences expographiques

(Numéro 4 — Dossier)
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Résumé

À l’heure où l’exposition est devenue un instrument de valorisation de la recherche prisé jusque dans les études littéraires, une chercheuse revient sur ses expériences expographiques : travail de veille d’expositions, conception d’accrochages en marge d’un colloque, véritables expositions développées au musée ou dans des espaces dédiés comme « vitrines de la recherche ». En plaidant pour une meilleure intégration de l’exposition dans la recherche en littérature, de ce parcours, elle tire trois conclusions : l’exposition n’est jamais une simple diffusion des recherches ; sa pratique nécessite un vrai apprentissage au contact des professionnels de musée ; la programmation associée apporte une importante valeur ajoutée aux expositions conçues par des chercheurs.

Mots-clés : Recherche littéraire, parcours personnel, murs d’images, comptes rendus d’exposition, exposition du livre

Abstract

At a time when exhibitions have become a popular means of promoting research, even in the field of literary studies, a researcher looks back on her expographic experiences, from monitoring exhibitions to designing hangings for symposia, to actual exhibitions developed in museums or dedicated spaces as “research showcases”. Arguing in favor of better integrating exhibition practices into literature research habits, she draws three conclusions from this career full of “exhibitable” objects: exhibitions are never simply a means of disseminating research; their practice requires a real apprenticeship in contact with museum professionals; and the associated programming brings significant added value to exhibitions when designed by researchers.

Keywords : Literary research, personal path, writers’ walls of images, exhibition reviews, book exhibition

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2Qu’est-ce qu’une exposition littéraire ? C’est d’abord une exposition portant sur un écrivain ou une écrivaine – les expositions monographiques dont en France la BNF (Baudelaire, Pascal) et la BPI (Duras, Echenoz), ou la Fondation Michalski en Suisse (Prévert, Nabokov) sont familières. Ce sont aussi les expositions portant sur un groupe d’écrivains ou un mouvement artistique et littéraire (la Beat Generation au Centre Pompidou en 2016, le surréalisme un peu partout en 2024). Ce sont aussi et surtout celles qui portent sur les liens entre un écrivain et un lieu, sur des écrivains dans leur époque ou face à tel ou tel événement. Nombreuses sont en effet les expositions qui font de l’écrivain un objet transitif, le support d’un regard (Apollinaire. Le regard du poète au Musée de l’Orangerie à Paris en 2016, Voltaire au Québec, à Sherbrooke en 2022 ou Nous sommes des machines à oublier, sur les écrivains pendant la Grande Guerre, à Péronne en 2016). Ajoutons les expositions qui portent sur un livre en particulier (À la recherche d’Utopia, et Utopia & More à Leuven pour l’anniversaire de l’ouvrage de Thomas More, en 2016 encore) ou sur un certain type de livres (les livres d’artistes contemporains pour Touching, Moving, Reading Books, à la Wittockiana en 2022, ou encore la bande dessinée et le roman-photo). Enfin, les expositions de portraits d’écrivains, peints, photographiés ou filmés, ainsi que les accrochages temporaires relatifs aux maisons ou aux bureaux d’écrivains font partie de ce vaste corpus1.

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4Ces expositions littéraires, où il s’agit de rendre compte d’une activité ou d’une œuvre, de présenter un enjeu ou une personne, soulèvent un certain nombre de problèmes spécifiques, que je me contente d’évoquer rapidement pour commencer, avant d’en approfondir certains dans les récits d’expériences qui vont suivre.

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  • Le premier problème est bien sûr l’exposition du livre. Même si une exposition littéraire n’est pas qu’une exposition de livres, le livre en est un des expôts centraux. Ayant perdu sa fonction première (être lu, feuilleté) lorsqu’il est exposé sous vitrine, il apparaît souvent comme un objet inerte. Sa valeur est semblable à celle d’une relique : c’est un objet mort, mais souvent un objet de culte.

  • Le second problème est qu’exposer la littérature pousse à mettre en avant les formes les plus visuelles de la littérature, à savoir les livres illustrés, les livres d’artistes ou les œuvres d’écrivains qui sont aussi artistes visuels (Dotremont, Michaux, Sophie Calle, etc.) ou qui ne sont pas seulement des écrivains (Gainsbourg, Gustave Roux, etc.). Le risque est donc que dans une logique d’invisibilisation, un grand nombre de productions soit mis de côté dans la programmation des institutions.

  • Un autre problème est l’importance à accorder aux données biographiques dans une exposition consacrée à une personne ou à un groupe de personnes. Ce problème n’est pas spécifique aux écrivains car il se rencontre aussi dans les expositions portant sur un peintre, un cinéaste, un photographe, mais il est particulièrement aigu en littérature en raison des débats qui agitent les études littéraires sur la place du biographisme.

  • Il en est de même pour la place à ménager à l’exposition des archives. Il est bien loin le temps où Paul Valéry défendait l’exposition de manuscrits pour donner à voir une littérature en train de se faire, lorsqu’il concevait avec Julien Cain un « Musée de la littérature » pour l’Exposition internationale de 1937. Si l’exposition de vieux papiers (manuscrits, autographes) peut aujourd’hui être un repoussoir, elle n’en est pas moins au cœur de la démarche d’exposer la fabrique de la littérature.

  • Enfin, un dernier problème est la surreprésentation, dans les expositions littéraires, de la question du traitement médiatique des écrivains puisque la manière dont a été médiatisée la littérature dans l’histoire offre de beaux expôts, à travers les portraits d’écrivain, les films, la publicité, la presse, etc. Cela conduit peut-être à surreprésenter, sur les cimaises, les recherches relatives à la vie publique des écrivains par rapport au silence et aux mystères de la création littéraire.

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7Dans ma discipline, la littérature, l’exposition est devenue ces dernières années un instrument de valorisation de la recherche particulièrement prisé par les organismes de financement. Une exposition publique fait indéniablement partie des « impacts sur la société » que l’on demande aux chercheurs aujourd’hui. En Belgique, pour les commissions du FNRS comme du FWO, l’exposition se trouve souvent à la fin des calendriers prévisionnels des doctorats (4 ans) ou des post-doctorats (3 ans), au même titre que la publication d’une édition critique, d’une anthologie ou la création d’un podcast. S’il semble normal que pour des projets à fort « impact sociétal », de type « FRESH » (FNRS), on mise sur l’exposition pour toucher un public plus large que le public universitaire, il est plus surprenant que l’exposition soit aussi fréquente dans les projets de recherche fondamentale en études littéraires, notamment pour les projets européens comme les bourses Marie-Curie ou les financements ERC.

8Outre une diffusion que l’on espère large de nos objets comme de nos problématiques, qu’est-ce qu’apporte donc la pratique de l’exposition à la recherche en littérature ? Pour répondre à cette question, je propose de suivre un parcours lui-même expositionnel, à travers une dizaine d’images tirées d’une série d’expériences que j’ai connues dans ma carrière de chercheuse en littérature. À partir de ces images et de ce qu’elles racontent, en une sorte de visite commentée, je me propose de réfléchir aux liens entre la recherche en littérature et l’exposition.

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Étape 1 : un portrait d’écrivain

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Figure 1. Gisèle Freund, Léon-Paul Fargue, photographie, épreuve chromogène, 29,5 x 24 cm, 1946, Centre Pompidou Paris (AM 1992-195) © Estate Gisèle Freund/IMEC Images.

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12Léon-Paul Fargue est ici photographié par Gisèle Freund, quelques mois avant sa mort, alors qu’il est au lit, entouré de son chat, de journaux, de livres, de carnets et de tableaux au mur. Le portrait de ce poète vieillissant, qui faisait partie de mon corpus de thèse sur les rapports entre poésie moderne et photographie, symbolise les deux mouvements de mes recherches et montre leur forte exposabilité. En effet, il s’agit d’un portrait d’écrivain, qui fait ainsi partie des images qui parlent de littérature, objet idéal pour analyser les postures d’écrivains et leur médiatisation. Mais, sur l’image, on voit aussi les objets et les images dont Fargue est entouré. Ce portrait est donc aussi un objet idéal pour étudier les images à l’œuvre dans les environnements visuels des écrivains, ce qui figure à leurs murs, par exemple, et les questions de stockage, mais également les gestes avec les images matérielles. On comprend à travers ce seul exemple que lorsque l’on travaille sur les interactions concrètes entre les écrivains et les images, nos objets de recherche sont très fortement exposables, car ils sont d’emblée visuels.

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14En effet, mes recherches portent sur les rapports entre textes et images dans la littérature française des XXe et XXIe siècles, et en particulier les rapports entre écrivains et photographie. Mes objets d’études sont donc textuels mais aussi visuels : photographies prises par les écrivains, images collectées par les auteurs, images qui les entourent, portraits photographiques, documents insérés dans les livres, livres illustrés, collections d’images de toutes sortes. Ces objets d’études sont des objets facilement exposables, qui font de moi, qui suis pourtant chercheuse en littérature, une « bonne cliente » pour les expositions.

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Étape 2 : la veille d’exposition

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Figure 2. L’Exporateur - Carnet de visites, capture d’écran, novembre 2024. https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnets/

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18« Littératures modes d’emploi » est une plateforme numérique consacrée à l’exposition du livre et de la littérature, créée par Sofiane Laghouati et David Martens en 2016. Elle comporte un « carnet de visites », appelé L’Exporateur, qui publie des comptes rendus d’expositions relatives au livre, à la littérature ou aux écrivains, rubrique dont j’ai été responsable jusqu’en 2022. C’est dans ce cadre que j’ai assuré une veille des expositions, une activité qui me tient particulièrement à cœur et que j’avais déjà pu pratiquer pour Le Magasin du XIXe siècle, pour la rubrique « Expositions » entre 2010 et 2013.

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20La veille est le fait de passer en revue les actualités des différents lieux sur un territoire donné pour inventorier les expositions qui touchent d’une manière ou d’une autre à des écrivains ou écrivaines, aux livres ou à la littérature. Restreinte à l’espace francophone, cette activité de prospection m’a permis de prendre conscience de la richesse et de la variété des pratiques, mais aussi de briser l’idée reçue qu’une exposition de littérature est forcément une exposition de livres. Elle m’a fait aiguiser mon regard critique et forger une culture expographique, en me rendant sensible, par exemple, aux questions scénographiques : les problèmes liés à la linéarité d’un parcours d’exposition, aux différents niveaux de lecture ou encore à la variété des publics en un même lieu.

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22Elle a ainsi fait apparaître ce qui me semble, encore aujourd’hui, deux enjeux centraux de l’exposition du littéraire : celui du livre « expôt », ayant perdu sa fonction première et devenu un objet montré, source à la fois d’un désir et d’une frustration ; et la question de la reconstitution, à travers le besoin d’immersion dans les intérieurs d’écrivains mais aussi d’immersion dans l’expérience de l’écriture et l’expérience de lecture.

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Étape 3 : une exposition liée à une activité scientifique

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Figure 3. Vue de l’exposition Literature as Document. Visual culture of the Thirties, Bibliothèque centrale de la KU Leuven, 5 décembre 2012-28 février 2013 © Anne Reverseau.

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26Cette exposition, dont j’ai assuré le commissariat avec Sarah Bonciarelli et Carmen Van den Bergh, portait sur les rapports entre littérature et document dans l’Europe des années 1930. L’idée initiale était de réunir les livres et les documents sur lesquels portaient les communications du colloque du même nom, que nous organisions toutes les trois en décembre 2012 à la KU Leuven. Nous souhaitions en effet rendre cette rencontre scientifique plus concrète en permettant aux collègues de découvrir les objets de recherche des uns et des autres. Comme le colloque portait sur des aires géographiques différentes, mais sur une période resserrée, il s’agissait aussi d’opérer des rapprochements, au sein de vitrines (verticales ou horizontales), entre les réalisations éditoriales françaises, italiennes ou néerlandaises par exemple, en mettant en série des couvertures. Ce principe de juxtaposition – visant à faire apparaître des liens entre l’actualité littéraire de différents pays – se retrouvait aussi dans une vitrine consacrée aux revues des années 1930 où la mise en série des sommaires montrait une forte présence du paradigme documentaire. L’exposition servait alors à mieux préparer le colloque en nous aidant à penser un objet commun.

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28Pourtant, l’exposition Literature as Document. Visual culture of the Thirties a largement passé outre son but premier. Nous avons découvert dans les collections de la bibliothèque universitaire d’autres objets documentaires – des plans, des cartes postales, des publicités – dont il n’était pas question dans le colloque, mais qui nourrissaient pleinement le propos. La construction d’un parcours d’exposition, en plusieurs sections, s’est vite éloigné des sections que nous avions pensées pour le programme de la conférence. Aucune de nous trois n’avions alors d’expérience en la matière et l’écriture expographique s’est avérée différente des opérations heuristiques auxquelles nous étions habituées dans nos vies de chercheuses. Ajoutons à cela la mise en avant, consciente et assumée, de l’aspect graphique des documents que nous souhaitions exposer, grâce aux fac-similés numériques et à certains wall papers (de taille modeste). Cette exposition a fait l’objet d’un premier article écrit à trois ébauchant des hypothèses sur ce que la mise en exposition faisait à la recherche : « La recherche en vitrines : réflexions sur une exposition », publié dans Littérature et document autour de 1930 en 2014 et repris en ligne dans Arabeschi2 en version italienne.

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Étape 4 : une exposition en ligne

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Figure 4. La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930. Exposition en ligne sous la direction de Sarah Bonciarelli, Anne Reverseau et Carmen Van den Bergh. Mise en ligne en décembre 2014 sur la plateforme litteraturesmodesdemploi.org, capture d’écran, novembre 2024.

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32Intéressées par l’expérience de la mise en exposition d’une recherche collective en cours, initialement liée à un colloque, nous (Sarah Bonciarelli, Anne Reverseau et Carmen Van den Bergh, directrices et commissaires) avons décidé de travailler à une adaptation numérique de l’exposition de livres et de documents qui avait été présentée à la Bibliothèque centrale de notre université, la KU Leuven3.

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34L’idée était de sélectionner une quarantaine d’expôts et de faire écrire un commentaire de ces objets, un court texte de recherche, par les spécialistes qui avaient participé au colloque de 2012 et par nos collègues. Nous pensions initialement reprendre l’introduction de l’exposition telle quelle et construire le parcours numérique sur le modèle du parcours physique, mais, très vite, il nous est apparu qu’il était plus intéressant de faire évoluer le format de l’exposition en fonction du support numérique. La Littérature comme document. Les Écrivains et la culture visuelle autour de 1930 est devenu, au fil des deux années de travail collectif consacrées à ce projet, un objet éditorial original, basé sur une exposition. De son origine expositionnelle, il restait à cette collection de textes la volonté de partir d’un objet concret – livre, image ou imprimé – (nous en avons finalement sélectionné 37). Il restait aussi le fait d’avoir des textes courts, qui, à la manière d’un cartel, donnaient tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension d’un objet, mais se développaient en diverses directions, évoquant d’autres enjeux plus propres à la recherche : les liens entre propagande et publicité, la dimension politique des innovations graphiques, l’importance de l’énonciation éditoriale, à travers par exemple la création de nouvelles collections d’essais ou de littérature dans les années 1930.

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36Enfin, nous avons découvert et expérimenté les pouvoirs des hyperliens qui permettent de créer des parcours parallèles au sein de pages web que nous concevions encore comme des expôts. L’introduction s’est dès lors considérablement développée, prenant la forme d’un texte de recherche qui fait le point, de manière structurée et référencée, sur les enjeux théoriques de cette période historique. Dans cette introduction4, nous nous sommes attachées à évoquer chacun des textes, des livres et des auteurs figurant au sommaire de la publication. Il s’agissait de prendre le rôle d’un chef d’orchestre – relevant du commissariat d’exposition comme de la direction d’ouvrage – organisateur d’une parole collective qui se trouvait dans notre cas reliée par des hyperliens. Bien que le lien avec le format exposition ne soit plus ici que métaphorique, cette expérience montre que le projet d’exposition peut constituer un point de départ à une écriture collective, pour aboutir à un objet éditorial non standard. On voit bien comment l’exposition n’est, une fois de plus, pas qu’une étape post-recherche : travailler à partir de ce format devient une méthode de travail – qui plus est collaborative.

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38J’aimerais maintenant examiner deux autres cas d’expositions réalisées dans des contextes de recherche en littérature. Ces exemples marquent une étape importante pour moi : le passage au musée. Il ne s’agit plus d’accompagner une activité de recherche, comme dans le cas d’un accrochage réalisé en marge d’un colloque et dans une bibliothèque universitaire, mais bien de présenter, en contexte muséal, et avec des moyens plus importants (en termes de budget mais aussi de ressources humaines) des expositions considérées comme les « aboutissements » d’une activité de recherche, qu’elle soit individuelle ou collective.

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Étape 5 : exposer des livres au Musée de la Photographie

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Figure 5. Vues de l’exposition Pays de papier, les livres de voyages, Musée de la Photographie à Charleroi. Commissariat : David Martens et Anne Reverseau, 25 mai-22 septembre 2019 © Anne Reverseau.

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42L’exposition que nous avons conçue, David Martens et moi-même, en collaboration avec Xavier Canonne, directeur du Musée de la Photographie à Charleroi, est une étape importante dans ce parcours d’expériences expographiques. Il s’agissait en effet de prendre le problème du livre à bras le corps puisque notre projet était de montrer l’âge d’or d’un genre éditorial que nous avions identifié comme « le portrait de pays ». Concrètement, nous souhaitions donc exposer des ouvrages et des articles de périodiques illustrés, publiés en Europe entre l’entre-deux-guerres et la fin des Trente Glorieuses. Certaines collections de « portraits de pays » s’étaient déjà fait un nom dans l’histoire de la photographie (les productions suisses La Guilde du Livre et Rencontre) ; de même, quelques-unes des réalisations majeures du genre étaient aussi des chefs d’œuvre de la photographie, comme les fameux Paris de nuit de Brassaï ou Les Américains de Robert Frank, La Banlieue de Paris de Cendrars et Doisneau ou encore les livres de William Klein. Néanmoins, nous voulions aussi exposer une forme de tout-venant de la production éditoriale qui a accompagné l’essor du tourisme de masse, de façon à faire ressortir les lieux communs et les stéréotypes, véhiculés tant par l’image photographique que par les textes.

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44C’était donc la première fois que le Musée de la Photographie accueillait une exposition composée presque uniquement d’imprimés. Cela a nécessité de réfléchir attentivement à la scénographie, en collaboration avec des étudiants de l’École supérieure des Arts de Mons, ARTS2. Nous avons ainsi fait le choix de larges vitrines et de supports verticaux sur mesure où des livres pouvaient être présentés sous plexiglas. Nous avons aussi décidé de laisser un grand nombre d’ouvrages à disposition des visiteurs pour pallier la frustration de ne pouvoir feuilleter les objets exposés. Dans la même perspective, des étudiants ont réalisé des capsules vidéo de moins d’une minute où chaque livre était filmé en train d’être feuilleté, en zoomant sur telle ou telle image, avec une lecture des légendes ou extraits de textes en voix off.

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46Cette exposition a, selon moi, réussi à montrer que le livre avait pleinement sa place dans un musée de photographie et gagnait à être exposé de manière consciente et originale. Elle a aussi permis de justifier que des chercheurs en littérature, habitués à réfléchir au livre, s’emparent de ces objets icono-textuels, et que le texte, agrandi par des wallpapers ou isolé par des astuces scénographiques, puisse être pleinement un expôt.

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48Ajoutons enfin que cette exposition était conçue comme un accomplissement. Elle venait couronner les recherches menées collectivement, au sein du groupe MDRN de la KU Leuven, et celles menées individuellement dans mon contrat post-doctoral. Même si nous avons continué, l’un et l’autre commissaire, à approfondir le sujet, il me semble que l’exposition venait clore un chapitre, notamment parce qu’elle était accompagnée d’un catalogue5, qui, même s’il se voulait grand public, regroupait tout de même la somme de nos recherches sur les livres considérés comme des portraits de pays de cette époque.

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Étape 6 : reconstituer des murs d’images au Musée L

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Figure 6. Affiche de l’exposition Murs d’images d’écrivains, Musée L, Louvain-la-Neuve. Commissariat : Jessica Desclaux et Anne Reverseau, 2 février-19 mai 2024.

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52Murs d’images d’écrivains venait également clore un projet de recherche, le projet HANDLING que j’ai porté pendant 5 ans, entre 2019 et 2024, grâce à une bourse ERC6. Ce financement européen important a permis de prévoir un grand nombre d’activités de recherche, comme de classiques colloques et conférences, mais aussi des dispositifs moins attendus, comme des résidences d’artistes-écrivains-chercheurs et des expositions. En 5 ans et demi, j’ai réalisé, avec mon équipe, cinq expositions sur site (en Belgique et en France) et quatre en ligne. Cette forte présence des expositions était prévue dès la rédaction du projet qui portait sur le maniement des images concrètes par les écrivains de la fin du XIXe siècle à nos jours. La question de la collecte et des collections d’images était au centre et fournissait, j’en avais alors pleinement conscience, une superbe matière à expositions. J’avais même choisi de thématiser cela dans le projet théorique en faisant de la question de la « visibilisation de la littérature » l’un des axes de la recherche.

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54L’exposition la plus importante, en termes de nombre d’expôts comme de budget, Murs d’images d’écrivains, portée par un double commissariat, a eu lieu dans un musée universitaire, au sein d’un nouvel espace de taille modeste baptisé « Vitrine de la recherche », mais avec des moyens muséaux (scénographie, construction, graphisme, communication…). Il s’agissait de diffuser les recherches menées depuis 2019 par l’ensemble de l’équipe HANDLING et notamment de transformer en exposition le livre collectif Murs d’images d’écrivains, publié un an avant en 20237. L’idée était que ce livre soit le soubassement de l’exposition, pensé non comme un catalogue mais comme un moyen d’accompagner ou de prolonger la visite.

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56Ma volonté première était donc de faire connaître les résultats des recherches menées collectivement en faisant comprendre l’importance des dispositifs d’agencement vertical d’images pour la création littéraire, mais aussi les différentes fonctions que ces murs d’images avaient pu prendre à travers une histoire relativement longue. Nous comptions, par exemple, reprendre, pour le parcours, la structure du livre, construit selon ces fonctions (esthétique, rituelle, médiatique, mémorielle, etc.). Mais, là aussi, le projet a outre-passé sa fonction première car nous nous sommes trouvées, Jessica Desclaux et moi-même, devant deux réalités qui ont orienté la conception de l’exposition : la nécessité de choisir, parmi les cas que nous avions déjà étudiés, ceux qui étaient les plus spectaculaires, mais aussi exposables, ce qui excluait par exemple de nombreux murs d’images détruits ou non transportables. Cela nous a amené à réaliser des captations numériques de certains murs d’images (pour Roger Martin du Gard), mais aussi à poursuivre nos recherches de bons candidats à l’exposition. C’est ainsi que nous avons choisi de faire la part belle à la littérature belge et de développer l’exposition en partenariat avec les AML (Archives et Musée de la Littérature, à Bruxelles), qui nous proposaient d’exposer une partie du cabinet d’Émile Verhaeren et le « moodboard » de Christian Dotremont, jusque-là inédit. Voilà qui a fortement orienté notre réflexion sur la question de la reconstitution, qui n’occupait dans le livre qu’une partie du dernier chapitre, et nous a incitées à faire comprendre aux visiteurs que tout mur d’images était nécessairement une reconstitution, un instant arraché à une temporalité plus large, et souvent arrangé pour être vu ou photographié. Les reconstitutions impliquaient une chaîne d’acteurs divers : les épouses, les enfants, les responsables de lieux patrimoniaux, mais aussi les chercheurs.

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58Cette exposition qui était censée clore un projet de recherche s’est ainsi trouvée dans la position d’ouvrir encore le propos, en apportant de nouveaux cas et de nouveaux acteurs à l’objet que nous avions circonscrit. Mais ce sont surtout les nombreuses activités que Jessica Desclaux et moi-même avons proposées comme programmation associée (visites commentées, conférences, entretiens avec écrivains, performances, etc.) qui ont ouvert le corpus. De même, la médiatisation (interviews télé et radio, presse écrite) nous a permis d’approfondir certains des enjeux de notre sujet comme la patrimonialisation.

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Quels enseignements en tirer ?

Premier enseignement

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Figure 7. Article en ligne d’Anne Reverseau, avec la collaboration de Pauline Basso, « Littérature et culture visuelle : l’exposition au cœur de la recherche », Entre-temps [en ligne], rubrique « Façonner », le 7 novembre 2023, capture d’écran.

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62La première leçon à tirer de ces diverses expériences est que l’exposition n’est jamais une simple diffusion des recherches. Trop souvent pensée comme un délivrable, c’est-à-dire un accomplissement dans l’écosystème des projets de recherche, l’exposition devrait plutôt être placée, me semble-t-il, au cœur des recherches. Dans mon domaine en particulier, la pratique de l’exposition permet d’élargir les corpus, en explorant de nouveaux fonds ou les productions de nouveaux auteurs. À ce titre, elle gagnerait à être placée à mi-parcours d’un projet de recherche pour que le travail de prospection coïncide avec la phase exploratoire de la première année. Le propos développé dans l’exposition correspondrait ainsi aux premières hypothèses de recherche que l’on pourrait ainsi tester, sur nous-mêmes comme chercheurs, autant que sur un premier public. La phase de consolidation d’une recherche, correspondant à l’écriture d’une monographie ou d’une série d’articles, viendrait alors après l’exposition. Les hypothèses s’en trouveraient affermies parce que l’exposition aurait permis de mieux structurer un sujet, ses lignes de force, ses grandes étapes, ses cas exemplaires et de prendre de la distance par rapport à un état de l’art. J’ai déjà développé certaines de ces propositions dans un article de 2023 (figure 7), mais je crois qu’il importe de faire, dans les études littéraires, des propositions concrètes pour mieux intégrer la pratique de l’exposition à nos habitudes de recherche.

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Deuxième enseignement

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Figure 8. Montage du moodboard de Christian Dotremont par l’équipe du Musée L.

Collections des Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles © Anne Reverseau.

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66Le second enseignement que je tire de cette expérience est que la « pratique de l’exposition » est avant tout une pratique, c’est-à-dire que les chercheurs apprennent en faisant, et en particulier au contact des professionnels de musée. Avec les responsables des collections, on explore différents fonds. Avec les responsables des expositions, on affine le propos et on le transforme en parcours. Avec les scénographes, on apprend à dramatiser ce parcours, à ménager des surprises, à travailler sur l’émotion… Avec les régisseurs, on se rend compte que les questions techniques ont des implications fortes : faire le choix d’une douche sonore ou d’un fonds sonore diffus, par exemple, implique de mettre l’accent sur les ruptures ou les continuités des éléments exposés, comme ce fut le cas pour l’exposition Murs d’images d’écrivains. Pour cette même exposition, le dialogue avec la graphiste a profondément nourri notre réflexion sur la reconstitution : une stylisation minimaliste des meubles du cabinet de Verhaeren a ainsi permis d’abstraire le mur d’images d’un environnement visuel chargé, et donc de l’établir comme objet du regard, en le dissociant radicalement des cabinets d’écrivains que le public avait davantage l’habitude de voir. On pourrait continuer cette liste d’interactions avec les restauratrices papier ou encore les services de communication et de médiation, qui souvent apportent un éclairage complètement neuf sur une recherche.

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Troisième enseignement

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Figure 9.  « Autour de l’expo », programmation associée à l’exposition Murs d’images d’écrivains, dépliant du Musée L, 2024.

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70Enfin, je voudrais insister sur l’importance de la programmation associée dans les expositions proposées et/ou réalisées par des chercheurs. L’exposition permet de faire dialoguer la recherche la plus pointue avec le grand public, car ce qu’on a sous les yeux va servir de support, lors de visites guidées, mais aussi lors de conférences dans les murs du musée.

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72Dans mon cas, j’ai particulièrement aimé inviter des écrivains et écrivaines à dialoguer entre eux, avec le public ou avec des collègues chercheurs dans les expositions que j’ai organisées : Caroline Lamarche, Cécile Portier, Antoine Boute, Philippe De Jonckheere, Hélène Giannecchini et François Durif sont ainsi intervenus dans le cadre de Murs d’images d’écrivains ou de mon exposition précédente Images à l’œuvre, Métamorphoses des bureaux d’écriture, à La Maison du Livre de Saint-Gilles. Cela a été une façon de montrer comment la création contemporaine interagit avec la recherche historique, et comment celle-ci, souvent vue comme absconse ou confidentielle, peut influer, influencer, parler, trouver un écho chez les artistes actuels.

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74Du point de vue du musée, la programmation associée est vraiment un moyen de faire vivre une exposition et c’est là qu’en tant que chercheurs, nous pouvons le plus apporter nos compétences et nos savoir-faire. C’est aussi une façon de montrer que les chercheurs ne sont pas hors-sol. En la matière, l’une des surprises de Murs d’images d’écrivains a été, pour Jessica Desclaux et moi-même, de nous rendre compte, lors des nombreuses visites guidées que nous avons faites, que les publics non-universitaires s’intéressaient (aussi) aux aléas des archives, si ceux-ci étaient mis en récit. Ce que l’on croyait ici difficile à transmettre était au contraire l’un des éléments les plus utiles dans les discours de médiation. Alors que je voyais dans cette exposition, comme dans les autres, un moyen de  visibiliser la littérature, en réalité, ce qui a surtout été visibilisé, ce sont nos recherches, notre métier et notre méthodologie.

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En conclusion

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Figure 10. Page présentant l’atelier de « valorisation de la recherche par l’exposition », entendue dans son sens le plus large. Direction Sofiane Laghouati et Anne Reverseau, 2023-2024, capture d’écran.

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78Une conclusion s’impose à l’issue de ce parcours personnel, qui ne se veut ni exemplaire ni exhaustif. C’est que la pratique de l’exposition doit se trouver au cœur de la recherche, au cœur des projets de recherche, tant dans leurs temporalités que dans leur structuration et leurs budgets. Mais elle doit aussi se trouver au cœur en tant qu’objet de recherche. Il est en effet essentiel que les chercheurs et chercheuses en littérature s’intéressent à la façon dont leurs objets d’étude ont été montrés, transmis au public au cours de l’histoire comme dans la période contemporaine.

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80Il me semble dès lors important de développer aussi la réflexion critique sur nos propres pratiques expositionnelles, sur un plan à la fois méthodologique et théorique. À la suite des deux articles mentionnés ci-dessus, datant de 2014 et de 2024, c’est en ce sens que j’ai mis sur pied, avec Sofiane Laghouati, un atelier de réflexion sur la valorisation de la recherche par l’exposition (figure 10). De taille modeste, cette structure a permis de dresser un premier état des lieux dans nos disciplines, à l’échelle de mon université, l’UCLouvain, à travers le partage d’expériences, la mise en commun des besoins et des difficultés. Cet atelier entend dans les années à venir développer de nouvelles expériences expositionnelles en littérature, dépassant la simple « valorisation » mais servant aussi d’objets de recherche.

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Date de réception : 10 mars 2025.

Date de publication : 10 décembre 2025.

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Bibliographie

BONCIARELLI Sarah, REVERSEAU Anne et VAN DEN BERGH Carmen, « La recherche en vitrines : réflexions sur une exposition », dans Littérature et document autour de 1930 - Hétérogénéité et hybridation générique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », n° 109, 2014, p. 233-245.

 

MARTENS David, REVERSEAU Anne et CANONNE Xavier, Pays de papier. Les livres de voyage, catalogue d’exposition, Charleroi, Musée de la Photographie, 22 mai-22 septembre 2019.

 

REVERSEAU Anne, DESCLAUX Jessica, LAHOUSTE Corentin et SCIBIORSKA Marcela, Murs d’images d’écrivains : Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2023.

 

REVERSEAU Anne (avec la collaboration de BASSO Pauline), « Littérature et culture visuelle : l’exposition au cœur de la recherche », Entre-temps [en ligne], 7 novembre 2023. Disponible sur : https://entre-temps.net/litterature-et-culture-visuelle-lexposition-au-coeur-de-la-recherche/(consulté le 2 juin 2025).

Notes

1 Corpus dont l’ensemble des comptes rendus publiés dans le « Carnet de visites » L’Exporateur depuis 2016 donne un bon aperçu : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/carnets/ (consulté le 11 juillet 2025). La thèse en cours de Camille Van Vyve, aspirante FNRS à l’Université libre de Bruxelles et aux RIMELL porte sur ce corpus d’expositions littéraires.

2 Disponible sur : http://www.arabeschi.it/la-ricerca-in-vetrina-riflessioni-su-un-esposizione/ (consulté le 26 juin 2025).

3 Disponible sur : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/exposition/la-litterature-comme-document/ (consulté le 2 juin 2025).

4 Disponible sur : https://www.litteraturesmodesdemploi.org/catalogue_expo/2246/ (consulté le 2 juin 2025).

5 MARTENS David, REVERSEAU Anne et CANONNE Xavier, Pays de papier. Les livres de voyage, catalogue d’exposition, Charleroi, Musée de la Photographie, 22 mai-22 septembre 2019.

6 Disponible sur : https://projethandling.be/ (consulté le 2 juin 2025).

7 REVERSEAU Anne, DESCLAUX Jessica, SCIBIORSKA Marcela et LAHOUSTE Corentin, Murs d’images d’écrivains : Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2023.

Pour citer cet article

Anne Reverseau, «Quelles pratiques de l’exposition dans la recherche en littérature ? Retour en images sur quinze ans d’expériences expographiques», Les Cahiers de muséologie [En ligne], Numéro 4, Dossier, p. 15-30. URL : https://popups.uliege.be/2406-7202/index.php?id=1871.

A propos de : Anne Reverseau

Anne Reverseau est Chercheuse qualifiée FNRS et Professeure de Littérature française à l’UCLouvain. Elle a dirigé le programme ERC HANDLING sur la manipulation des images par les écrivains entre 2019 et 2024 (projethandling.be). Spécialiste des rapports entre textes et images, elle a publié Le Sens de la vue. Le regard photographique de la poésie moderne et de nombreux ouvrages collectifs portant sur le portrait photographique, les cartes postales ou les murs d’images d’écrivains. Elle est aussi commissaire d’exposition. Contact : anne.reverseau@uclouvain.be