View(s): 6 (1 ULiège)
Download(s): 3 (0 ULiège)
Exposer et s’exposer sur le terrain

Attached document(s)
original pdf fileRésumé
L’exposition, loin d’être une simple restitution des matériaux ethnographiques, peut constituer un moment central de l’enquête, où de nouveaux savoirs émergent. À travers cinq dispositifs expographiques issus de terrains en Colombie et en France, j'explore différentes facettes de l’exposition, comprise comme une pratique heuristique de co-production de sens et de remise en question de la posture de l'anthropologue sur le terrain. En interrogeant les formes narratives, matérielles et scénographiques des expositions issues de recherches ethnographiques, cet article plaide en faveur d'une multimodalité critique et située.
Abstract
Far from being a mere restitution or feedback of ethnographic materials, the exhibition represents a central moment in the field, where new knowledge can emerge. Drawing on five expographic case studies from field sites in Colombia and France, this article explores various dimensions of exhibitions as heuristic practices for co-producing meaning and critically rethinking the anthropologist’s positionality in the field. By examining the narrative, material, and scenographic forms of ethnographic exhibitions, it advocates for a critical and situated multimodal approach in anthropology.
1
2Si l’exposition est souvent perçue comme l’étape finale d’une recherche, un moyen de valorisation ou parfois même une forme de restitution, elle est rarement envisagée comme une partie intégrante du processus de recherche ethnographique. Pourtant, l’exposition est à la fois un objet, un processus et une pratique qui permettent de faire émerger de nouveaux savoirs, des informations inédites et des expériences qu’il serait impossible de révéler sans le recours à ce moyen de partage.
3
4Cette série photographique présente cinq expériences d’exposition qui constituent à la fois des formes d’expression des connaissances co-produites au cours de l’enquête et des espaces d’émergence de nouveaux savoirs issus des interactions entre l’anthropologue, les personnes rencontrées lors de l’enquête et des publics plus larges. Exposer constitue un moyen de se confronter au regard de la communauté étudiée et de susciter de nouveaux échanges autour du sujet photographié. C’est également une opportunité de questionner sa propre pratique de recherche et, de manière réflexive, de repenser la place de sa production visuelle en tant que chercheur·euse·s sur le terrain.
5
6Exposer, c’est aussi accepter de se dévoiler, de réfléchir à ce que l’on choisit de montrer ou non, et d’interroger les motivations qui sous-tendent ces choix. Par conséquent, l’exposition constitue un moment de réflexion, de rencontre et de retour critique pour l’anthropologue. Exposer, c’est aussi s’exposer soi-même, accepter de se rendre vulnérable et admettre que certaines informations, propositions et affirmations peuvent être contestées par le public et par la communauté concernée. En ce sens, l’exposition devient une pratique heuristique qui permet de questionner les rapports de pouvoir qui façonnent ce que l’on produit, ce que l’on montre et, surtout, la manière dont on le montre.
7
8Cette dimension réflexive, portant sur les formes de monstration des travaux photographiques issus d’ethnographies, a pourtant suscité relativement peu de discussions en anthropologie. Bien que des chercheur·euse·s se soient intéressé·e·s à ce sujet dans divers domaines1, l’exposition photographique issue d’ethnographies reste souvent cantonnée à des formats scénographiques et narratifs classiques (tels que la traditionnelle série de 20 photographies de terrain 30x45 cm exposées sur une cimaise d’université ou de laboratoire).
9
10Or, interroger le choix des matériaux, le séquençage des objets, ainsi que la spatialisation et la mise en scène des images joue un rôle crucial dans la manière dont les recherches ethnographiques sont perçues, conçues et partagées. Il est donc essentiel de prendre en compte les enjeux formels, sensoriels et multimodaux des pratiques d’exposition visuelle, sonore et textuelle afin de situer de manière critique la façon dont nous créons et partageons les savoirs.
11
12La réflexion que je développe autour des « bonnes images » en anthropologie permet d’inscrire les productions expographiques dans une histoire critique des représentations des sujets photographiés sur le terrain2. Ce questionnement matériel, éditorial, narratif et scénographique constitue l’un des enjeux centraux de l’ethnographie visuelle actuellement3 : en quoi les choix matériels, narratifs et scénographiques influencent-ils notre compréhension critique du sujet photographié ? Et comment peuvent-ils contribuer à l’élaboration d’un récit réflexif qui interroge à la fois les formes d’engagement public de l’enquête et les nouvelles dynamiques de dialogue avec des publics variés ?
13
14Ces interrogations ouvrent des perspectives pour la production de récits multimodaux, à la fois critiques et ancrés dans une démarche de science participative et ouverte. C’est en accordant une attention particulière aux choix et aux pratiques expographiques que l’anthropologie pourra faire émerger de nouveaux récits, porteurs d’une réflexion renouvelée sur la représentation et la diffusion des enquêtes ethnographiques.
15
16Les images qui suivent témoignent de diverses pratiques expographiques, élaborées au fil d’un long processus de recherche où la photographie est envisagée à la fois comme objet d’étude et comme méthode d’exploration. Cinq formes d’expographies se dégagent de cette démarche : l’exposition participative, l’exposition comme prolongement de l’enquête, celle conçue par les personnes de l’enquête, l’exposition comme mise en espace de la recherche, et enfin, l’exposition comme restitution au sein de la communauté d’enquête.
17
18Chacune de ces formes mobilise des acteurs, investit des lieux et active des dispositifs selon des modalités variées, avec pour objectif de produire des savoirs sensibles et situés, ancrés dans la matérialité du récit photographique.
19

Figure 1. Exposition publique des cartographies photographiques sur les rapports de genre dans le district de Belén à la mairie de Medellín (Colombie), avril 2015 © Camilo Leon-Quijano.
20
21La présentation de ces récits photographiques a été réalisée par les participantes d'une série d'ateliers photographiques que nous avions animés autour du « genre urbain ». La création de ces cartes et leur exposition dans des lieux de pouvoir constituaient un moyen d’engager de nouveaux dialogues et de proposer des formes d'expression des savoirs co-construits au cours des ateliers. Deux articles publiés par Les Annales de la recherche urbaine et Visual Anthropology montrent les coulisses de ces expériences expographiques4.
22

Figure 2. Exposition Les Rugbywomen, collège Chantereine de Sarcelles, 2017 © Camilo Leon-Quijano.
23
24L'exposition Les Rugbywomen a eu lieu en 2017 au collège Chantereine de Sarcelles, où je menais une enquête ethnographique dans le cadre de ma recherche doctorale sur la communauté imagée sarcelloise. Cette exposition était à la fois un moyen de partager les images produites au cours de l'enquête et une occasion d'explorer les échanges, productions narratives et retours critiques qui ont émergé de cette pratique d'exposition en très grand format avec les habitant·e·s5.
25

Figure 3. Exposition à la Maison de Quartier Watteau, Sarcelles, 2017 © Camilo Leon-Quijano.
26
27À la Maison de quartier Watteau (figure 3), les photographies, récits et matériaux pédagogiques exposés ont été réalisés collectivement lors d'un atelier photographique mené avec des élèves de l'école primaire Pauline Kergomard. Contrairement à l'exposition des Rugbywomen, le dispositif expographique a été entièrement conçu par les participant·e·s. Les échanges autour de la conception, de la réalisation et de la diffusion de cette exposition constituent des moments importants pour appréhender la manière dont les personnes de l'enquête souhaitent montrer et mettre en scène leurs lieux de vie.
28
29Le cas suivant – l’exposition La cité : une anthropologie photographique – est un projet issu de ma recherche doctorale. Il consiste en un livre6, un site web (www.lacite.org) et une exposition itinérante. Cette dernière a été produite en partenariat avec la Fabrique des Écritures Ethnographiques (financée par la Fejos Fellowship de la Wenner Gren Foundation) à la Maison de l'Architecture et de la Ville à Marseille en 2022 (figure 4), et à la Médiathèque Municipale de Sarcelles en 2023 (figures 5 et 6). Le commissariat de l’exposition a été assuré par Jeff Silva, anthropologue et réalisateur. Dans le cadre de cette expérience, qui mettait en lumière les résultats de ma recherche, nous avons collaboré étroitement pour accorder une attention particulière à la spatialisation de l’enquête. Nous avons également soigné les choix scénographiques, narratifs et matériels, afin de rendre perceptibles certaines conclusions de ma recherche à travers un dispositif narratif multimodal.
30

Figure 4. Exposition La cité : une anthropologie photographique, Maison de l’Architecture et de la Ville de Marseille, 2022 © Camilo Leon-Quijano.
31

Figure 5. Exposition La cité : une anthropologie photographique, Médiathèque municipale de Sarcelles, 2023 © Camilo Leon-Quijano.
32
33Une partie importante du dispositif scénographique de l’exposition La cité : une anthropologie photographique à Sarcelles consistait à concevoir l'agencement expographique de manière à attirer vers les photographies en grand format placées autour de la salle d’exposition (située au cœur du Grand Ensemble) les personnes qui n’ont pas l’habitude de fréquenter cet espace (figure 5).
34

Figure 6. Inauguration de l’exposition La cité : une anthropologie photographique à la Médiathèque Anna Langfus de Sarcelles, par le collectif d’habitant·e·s Made in Sarcelles, 2023 © Camilo Leon-Quijano.
35
36Bien que la notion de « restitution » soit souvent remise en question par le courant phénoménologique7, l’exposition demeure un moment privilégié pour présenter les travaux de l’anthropologue en collaboration avec la communauté d’enquête. Réalisée à la médiathèque de Sarcelles, cette exposition était une façon de partager mes travaux avec les personnes ayant participé à la recherche, tout en offrant un nouvel espace d’expression et d’échange, huit ans après le début de mon enquête (figure 6). Plutôt que de constituer un simple moment de « restitution », l’exposition représente un espace inédit d’échange où des points de vue critiques sur la recherche peuvent émerger. Exposer et s’exposer peuvent ainsi devenir des moyens de nourrir de nouveaux dialogues en situant la production de l’anthropologue de manière réflexive et critique au sein de la communauté d’enquête.
37
Date de réception : 20 février 2025.
Date de publication : 10 décembre 2025.
38
Bibliographie
COX Rupert, IRVING Andrew et WHITE Christopher Wright, Beyond Text: Critical Practices and Sensory Anthropology, Manchester, Manchester University Press, 2015.
DEANGELO Darcie et DOUGLAS Lee, « The Death of the Page: Image-Driven Scholarship, Image Ethics, and Rethinking Publishing Futures », Visual Anthropology Review, n° 39 (2), 2023, p. 289-96. Disponible sur : https://doi.org/10.1111/var.12314 (consulté le 12 juin 2025).
EDWARDS Elizabeth, Chris GOSDEN et Ruth B. PHILIPPS (éds), Sensible Objects: Colonialism, Museums, and Material Culture, English ed. Wenner-Gren International Symposium Series, Oxford, New York, Berg, 2006.
KRATZ Corinne Ann, The Ones That Are Wanted: Communication and the Politics of Representation in a Photographic Exhibition, Berkeley, University of California Press, 2002.
LEON-QUIJANO Camilo, « Photographie et pratiques urbaines : une ethnographie visuelle du genre à Medellín », Les Annales de la recherche urbaine, n° 112, 2017, p. 116-125. Disponible sur : https://doi.org/10.3406/aru.2017.3245 (consulté le 12 juin 2025).
LEON-QUIJANO Camilo, « Photographier, ethnographier et exposer dans la cité. Jeunes rugbywomen à Sarcelles », Métropolitiques, mai 2018. Disponible sur : https://www.metropolitiques.eu/Photographier-ethnographier-et-exposer-dans-la-cite-Jeunes-rugbywomen-a.html (consulté le 12 juin 2025).
LEON-QUIJANO Camilo, « Gender, Photography and Visual Participatory Methods: An Ethnographic Research Project between Colombia and France », Visual Anthropology, n° 32 (1), 2019, p. 1-32. Disponible sur : https://doi.org/10.1080/08949468.2019.1568111 (consulté le 12 juin 2025).
LEON-QUIJANO Camilo, « Why Do "Good" Pictures Matter in Anthropology? », Cultural Anthropology, n° 37 (3), 2022, p. 572-98. Disponible sur : https://doi.org/10.14506/ca37.3.11 (consulté le 12 juin 2025).
LEON-QUIJANO Camilo, La cité : une anthropologie photographique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2023.
NAKASHIMA DEGARROD Lydia, « Pauses and Flow in Art Making and Ethnographic Research », HAU: Journal of Ethnographic Theory, n° 11 (3), 2021, p. 1101-1115. Disponible sur : https://doi.org/10.1086/718376 (consulté le 12 juin 2025).
OSSMAN Susan Marie, « An Exhibition in Fieldwork Form », HAU: Journal of Ethnographic Theory, n° 11 (3), 2021, p. 1070-1084. Disponible sur : https://doi.org/10.1086/718335 (consulté le 12 juin 2025).
PINK Sarah, Doing Visual Ethnography, Los Angeles, SAGE, 2001.
Notes
1 KRATZ Corinne Ann, The Ones That Are Wanted: Communication and the Politics of Representation in a Photographic Exhibition, Berkeley, University of California Press, 2002 ; OSSMAN Susan Marie, « An Exhibition in Fieldwork Form », HAU: Journal of Ethnographic Theory, n° 11 (3), 2021, p. 1070-1084 ; EDWARDS Elizabeth, Chris GOSDEN et Ruth B. PHILIPPS (éd.), Sensible Objects: Colonialism, Museums, and Material Culture, English ed. Wenner-Gren International Symposium Series, Oxford, New York, Berg, 2006 ; NAKASHIMA DEGARROD Lydia, « Pauses and Flow in Art Making and Ethnographic Research », HAU: Journal of Ethnographic Theory, n° 11 (3), 2021, p. 1101–1115.
2 LEON-QUIJANO Camilo, « Why Do "Good" Pictures Matter in Anthropology? », Cultural Anthropology, n° 37 (3), 2022, p. 572-98.
3 COX Rupert, IRVING Andrew et WHITE Christopher Wright, Beyond Text : Critical Practices and Sensory Anthropology, Manchester, Manchester University Press, 2015 ; DEANGELO Darcie et DOUGLAS Lee, « The Death of the Page: Image-Driven Scholarship, Image Ethics, and Rethinking Publishing Futures », Visual Anthropology Review, n° 39 (2), 2023, p. 289-96 ; NAKASHIMA DEGARROD Lydia, op. cit.
4 LEON-QUIJANO Camilo, « Photographie et pratiques urbaines : une ethnographie visuelle du genre à Medellín », Les Annales de la recherche urbaine, n° 112, 2017, p. 116-125 ; LEON-QUIJANO Camilo, « Gender, Photography and Visual Participatory Methods: An Ethnographic Research Project between Colombia and France », Visual Anthropology, n° 32 (1), 2019, p. 1-32.
5 LEON-QUIJANO Camilo, « Photographier, ethnographier et exposer dans la cité. Jeunes rugbywomen à Sarcelles », Métropolitiques, mai 2018.
6 LEON-QUIJANO Camilo, La cité : une anthropologie photographique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2023.
7 Par exemple : PINK Sarah, Doing Visual Ethnography, Los Angeles, SAGE, 2001.

