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#3

La théorie de l’activité et le recadrage de la définition de projet pour une institution universitaire

Abstract

Ce papier présente les premiers résultats d’une recherche exploratoire qui vise le recadrage de la définition de projet sous l’angle de la création de valeur. Les projets majeurs se caractérisent par la variété et le nombre de parties prenantes avec des attentes multiples et souvent contradictoires. Les outils et méthodes de programmation architecturale ne sont pas adaptées pour répondre à cette complexité. Cependant, peu de recherche s’est penchée sur cette question. Cette recherche utilise une adaptation de la méthodologie de science de la conception inspirée de la théorie de l’activité dans le but de démontrer la nécessité de recadrer des pratiques actuelles de définition de projet. Les résultats confirment le besoin de revoir les pratiques actuelles de programmation architecturale par l’entremise de nouveaux outils axés sur la participation. Le papier se veut aussi un essai sur le potentiel de l’adoption de la théorie de l’activité en science de la conception afin de guider le recadrage des activités associées au projet.

Outline

Text

1. Introduction

L’écosystème de la construction, contrairement à d’autres industries centrées sur la production d’artefacts, a très peu évolué dans son organisation du travail, et ce malgré les avancées technologiques. La division du travail en mondes sociaux ou mondes d’objet indépendants inspirée des guildes du Moyen-âge s’avère peu adaptée pour répondre à la complexité et aux enjeux actuels dans le maintien et la mise en valeur du cadre bâti. La question est de savoir comment appréhender ce recadrage.

L’ingénierie de la construction est une discipline récente qui s’intéresse à l’amélioration des pratiques dans le domaine. D’abord inspirée par les sciences sociales pour les méthodes d’investigation sur le terrain, elle s’intéresse de plus en plus à la nouvelle science de la conception dérivée des travaux de Simon sur la science de l’artificiel. La recherche constructive, qui a ouvert la voie aux méthodes de recherche qui y sont associées, propose de résoudre des problèmes de la pratique à l’aide des théories les plus aptes pour en expliquer les racines et pour proposer des solutions sous forme de technologies ou cadres méthodologiques. Cependant, cette dernière se concentre sur la création de nouveaux outils ou artefacts, délaissant peu à peu la compréhension de l’activité dans laquelle sont employés ces artefacts. L’objet de cette recherche est de faire appel à la méthodologie du développement du travail associée à la théorie de l’activité afin d’investiguer et d’intervenir pour recadrer les pratiques de définition de projet autour de nouveaux artefacts centrés sur la réalisation de la valeur pour les utilisateurs finaux. Il vise à répondre à la question : comment peut-on démontrer les enjeux des pratiques actuelles et proposer des solutions pour le recadrage de l’activité de définition du projet ?

L'activité de construction peut être analysée comme un réseau de systèmes d'activité dont chacun contribue de différentes manières à la conception et à la construction d'un bâtiment (Miettinen, Paavola et Pohjola , 2012). Le bâtiment est l'objet partagé de l’activité par les parties prenantes au projet et aux utilisateurs finaux. Cependant, l'objet n'est que partiellement partagé, car chacun des acteurs se concentre sur un sous-ensemble particulier et sa perception de l'objet de la conception est en fonction de son intérêt particulier ou de sa spécialisation technique. Cette différence de "mondes d'objets" (Bucciarelli, 1988) et la fragmentation de la conception entre différentes disciplines font que la mission première du projet s’en trouve menacé. Ce problème est connu et documenté, cependant peu de recherche en ingénierie de la construction s’est penchée sur la question (Forgues, Brunet et Chbaly, 2018).

Ce papier conceptualise une démarche amorcée en recherche constructive dans une université afin d’introduire une série d’innovations visant à reconfigurer l’organisation du travail autour du concept de la valeur. Il touche la première activité d’un processus de réalisation d’un projet, soit sa définition (programmation et conceptualisation).

2. La définition du projet

La construction se distingue d’autres industries par le fait que le client achète un produit, le bâtiment, qui doit être progressivement défini et réalisé. Cette activité invite des interactions entre deux domaines, celui du client et celui de la chaîne d’approvisionnement – cette dernière sera temporairement mobilisé pour concevoir et réaliser l’œuvre. Dans les projets complexes et d’envergure comme celui dont il sera question, le projet peut avoir un impact majeur pour l’institution et présenter une opportunité de revoir ses pratiques d’affaires. L’enjeu ici est la gestion de l’interaction entre deux écosystèmes qu’il faut mettre au diapason.

L’activité de définition du projet est la partie la plus importante et la moins bien documentée de l’initiative de construction (Forgues, Brunet et Chbaly, 2018). Elle consiste à capturer les besoins, à les traduire en exigences fonctionnelles et techniques et à interpréter ces exigences sous forme d’une configuration spatiale. En d’autres termes, elle conduit à l’énoncé du problème architectural et des exigences à satisfaire (Jallow, Demian, Baldwin et Anumba, 2010). Des auteurs estiment que cette étape est largement ignorée, et surtout sous-estimée en tant que principale contributrice à la valeur dans le cycle de vie du projet (Kagioglou, Cooper, Aouad et Sexton, 2000).

Des auteurs tels que Barrett & Stanley (1999) attribuent ces inefficacités au manque d’implication du client et à une mauvaise conceptualisation de l’étape de définition de projet. Winch, Usmani et Edkins (1998) soutiennent ce point en affirmant que l’approche de conception traditionnelle est intrinsèquement fragmentée et orientée vers les besoins techniques du projet plutôt que vers le client. Kiviniemi et Fischer (2004) affirment que les exigences des clients et leurs modifications ne sont pas bien documentées. Par conséquent, de nombreux écarts sont perçus, notamment entre les attentes (besoins) des clients et la perception et la traduction de ces attentes en spécifications de qualité de service par l’équipe de conception. Concrètement, dans l’approche traditionnelle, seuls les concepteurs sont mobilisés pour définir un projet. Or ces derniers sont mal équipés pour comprendre et gérer les exigences des clients (Forgues, Brunet et Chbaly, 2018) et sur la façon dont les utilisateurs finaux utilisent les ouvrages (Caixeta, Bross, Tzortzopoulos et Fabricio , 2013). Ceci est d’autant plus vrai que les ouvrages deviennent de plus en plus compliqués et difficiles à comprendre. Cette approche obsolète conduit alors les concepteurs à s’appuyer sur des besoins esthétiques et des aspects techniques du projet, plutôt que sur les besoins du client (Kamara, Anumba et Evbuomwan, 2000).

La réalisation d’un bâtiment universitaire ne déroge pas à cette règle : une mauvaise définition du projet conduit à des bâtiments non fonctionnels, ce qui nuit aux conditions d’études et de travail (Spiten, Haddadi, Støre-Valen et Lohne, 2016). Un bâtiment universitaire est un écosystème dans lequel évoluent des groupes d’utilisateurs différents, et pour lequel diverses installations aux objectifs variés sont prévues (Kärnä, Julin et Nenonen , 2013). Et puisqu’il s’agit d’un écosystème, au-delà de l’adaptabilité technique intrinsèque aux spécialités, il y a également un besoin d’adaptabilité temporelle. En effet, les activités qui s’y déroulent, les technologies et le paysage d’apprentissage évoluent rapidement (Spiten, Haddadi, Støre-Valen et Lohne, 2016). Les installations doivent alors être dynamiques et s'adapter à ces changements. Les professionnels de la conception doivent comprendre ces écosystèmes afin de proposer des solutions efficaces. Dans cette optique, plusieurs auteurs suggèrent l’abandon du mode de conception traditionnel au profit des approches basées sur l’implication des parties prenantes, notamment la participation des utilisateurs dès l’étape de définition du projet (Caixeta, Bross, Tzortzopoulos et Fabricio , 2013). La conception participative est une solution qui met l’utilisateur au centre de l’activité. Elle fait référence à un processus de conception dans lequel différentes parties prenantes sont impliquées, notamment l’utilisateur final qui joue un rôle actif dans la définition des exigences pour l’amélioration du processus de conception ou du résultat final de l’activité (Reijula,J Ruohomäki, Lahtinen et Reijula.K, 2020). De nombreuses méthodes ont été proposées, mais leur adoption par l’industrie demeure limitée.

2.1. La perspective de la théorie de l’activité

La théorie de l'activité est issue de la psychologie, d'où elle a été étendue au cours des dernières décennies aux domaines de l'éducation, de l'apprentissage au travail, du développement des systèmes d'information et, plus récemment, à l'étude de la collaboration en matière de conception (Hartmann & Bresnen, 2011). L'un des concepts fondamentaux est celui de la médiation culturelle (Vygotsky, 2012). Engeström, (2014) a formulé un modèle de système d'activité composé de six éléments interactifs de base (Figure 1). Dans le modèle, la relation entre (1) un sujet ou un agent et (2) un objet d'activité est médiatisé par (3) des outils ou artefacts. Les sujets font partie d'une (4) communauté et leurs interactions sont médiatisées par une (5) division du travail et par des (6) règles. Les contradictions évolutives au sein de ces éléments et entre eux constituent un point de départ central pour le changement et l'apprentissage.

L'interaction entre l'agent humain et le monde est médiatisée par des moyens culturels, dont les types de base sont les outils et les signes. Au cours de la socialisation, l'individu, lorsqu’il s’implique dans des activités communes avec d'autres humains, intériorise non seulement les artefacts de la culture (langage, théories, artefacts techniques), mais aussi des normes et des modes d'action. L'apprentissage comprend toujours une remédiation, c'est-à-dire l'adoption et le développement de nouveaux artefacts de médiation. Les actions individuelles font partie d'une activité collective commune basée sur la division du travail (Leont'ev 1978). Un objet d'activité (un but, une valeur d'usage à construire) maintient les racines d'actions ensemble et motive l'activité. Par conséquent, l'unité d'analyse générique dans l'étude de l'activité humaine est un "système d'activité", une communauté d'acteurs avec un objet commun.

L’intérêt de cette approche théorique dans la méthodologie de science de la conception est qu’elle est de nature interventionniste (Engeström, 2014). Une approche de « développement du travail » a été développée pour analyser l'histoire de l’activité et pour définir ses contradictions et organiser les interventions. De nouveaux outils et solutions organisationnelles sont alors proposés pour résoudre les contradictions (Miettinen & Virkkunen, 2005). La méthodologie adoptée pour cette recherche s’inspire des travaux de ces deux chercheurs. Elle consiste dans un premier temps dans une investigation de nature ethnographique pour déceler les contradictions inhérentes au(x) système(s) d’activité. La phase d’intervention consiste en des ateliers d’exposition et de prise de conscience de ces contradictions, suivi d’un accompagnement pour définir et mettre en place les solutions.

2.2. La valeur comme nouvel objet de l’activité de construction

Jusqu’à tout récemment, l’objet du projet était de livrer un bâtiment dans les coûts, l’échéancier et la qualité (conformité aux exigences techniques). Un mouvement au niveau de l’industrie a été amorcé dans les années 1990 pour recentrer l’objet du projet autour du concept de la valeur. Bien que ce concept soit le sujet de nombreuses discussions scientifiques, son caractère abstrait et les particularités de chaque domaine de connaissance ont empêché l'obtention d'une définition consensuelle (Sánchez-Fernández et Iniesta-Bonillo, 2007). On réfère encore aujourd’hui en architecture à aux trois dimensions de la valeur de Vitruve (Solidité, commodité, utilité). Pasquire & Salvatierra-Garrido (2011) y greffent les concepts d’harmonie avec l’environnement, aux problèmes environnementaux et à la constructibilité ». En gestion de projet de construction, la valeur est souvent exprimée en termes de coût. Par exemple, Burt (1975) se réfère aux composantes de la valeur comme étant la qualité et le coût, tandis que Best & Valence (1999) font référence à la qualité, au coût et au temps. Kelly (2007) définit la valeur comme le besoin lié à la capacité de satisfaire divisé par le coût : Valeur = besoin* capacité à satisfaire le besoin/coût.

Toutefois, la valeur peut être mieux comprise en tant que phénomène intersubjectif : bien que le but d’un projet soit de générer une valeur économique, la spécification et la livraison de valeur sont quant à elles régies par des valeurs sociologiques (principes, lignes directrices). Cela conduit à remettre au centre du questionnement l’utilisateur et le client. Womack & Jones (1996) avancent que la valeur d’un bâtiment ne peut être définie que par l’utilisateur. La valeur est alors exprimée différemment selon l’utilisateur : par exemple, pour une université, elle peut inclure une combinaison de l'expérience des étudiants et du corps enseignant et la flexibilité pour permettre des changements dans les projets de recherche et les technologies (Mossman, Pasquire et Ballard, 2010). Elle doit s’appuyer sur le point de vue des utilisateurs finaux et identifier leurs critères et leurs besoins, pour définir les intrants dans l’activité (Tillmann & Miron, 2020).

Les deux principales initiatives pour l’instanciation de ce concept relèvent des deux écosystèmes : du côté de la chaîne d’approvisionnement avec le mouvement du Lean construction et du côté du client par le gouvernement britannique qui a adopté le concept de valeur pour l’argent (Value for Money). Les tenants du Lean Construction ont proposé deux cadres pour un recadrage de l’activité de construction, basée sur les travaux de Ballard et la théorie du système de production en construction. Dans sa théorie, Koskela (2000) subdivise le système de production en trois domaines : la transformation, le flux et la valeur.

Les travaux de Ballard et Koskela s’inscrivent dans la démarche du Lean Construction Institute (LCI) qui vise à encourager l’industrie dans la migration du cadre de la gestion de projet traditionnelle vers des cadres inspirés du système Toyota. Le premier cadre proposé, Le Lean Project Delivery Framework (LPDS), comprenait un volet de définition du projet. Il a évolué vers un cadre qualifié de Target Value Delivery (TVD) qui a simplifié la prise en compte de la valeur sous la forme de deux outils, soit la matrice de la valeur et les critères de satisfaction. Il y a trois enjeux autour du LPDS et du TVD, soit (1) que ces deux outils sont le fruit de l’interprétation du gestionnaire du projet; (2) les utilisateurs finaux ne sont pas invités à poursuivre dans les phases de conception et de réalisation; (3) tout le volet de gestion des actifs n’est pas considéré.

Procure 21, qui vise la construction de bâtiments dans le domaine hospitalier, s’insère à l’intérieur d’un cadre de gouvernance imposée par le trésor britannique qualifiée de « Gateway ». Ce cadre exige au départ d’un projet de préciser quelles en sont les retombées attendues et comment elles seront mesurées (Forgues et Koskela, 2009). C’est le référentiel pour mesurer le succès du projet. Procure 21 s’appuie sur la présélection de chaînes d’approvisionnement intégrées. Contrairement aux cadres du LCI, les utilisateurs finaux participent à l’ensemble de l’activité et sont dotés de nouveaux moyens et outils pour faciliter leur participation : (1) le choix de la chaîne se fait par les utilisateurs finaux en fonction de critères que ces derniers ont établis ; (2) un nouvel outil, le AEDET, est introduit comme « objet-frontière » pour ces derniers, un cadre de référence qui permet l’évaluation de solutions architecturales proposées par les professionnel; (3) la gouvernance du projet se fait en consensus par un triumvirat composé par le directeur du projet (Senior Responsible Officer), le représentant des utilisateurs et le directeur de la chaîne d’approvisionnement .

Dans les deux cas, l’artefact pivot entre la définition de projet et sa réalisation est le coût cible. L’objectif ici est d’abord de maximiser les retombées de l’investissement avec une conception qui vient agir comme catalyseur dans l’amélioration des pratiques d’affaires à l’intérieur d’un cadre financier acceptable. On s’attaque ensuite lors de la phase de la réalisation à l’optimisation les solutions techniques pour réduire les coûts.

3. Constats sur le recadrage de l’activité de définition de projet

Le projet universitaire amorcé en 2016 consiste en la construction en trois phases de nouveaux espaces d’enseignement et recherche qui vont doubler la superficie actuelle du campus. Le projet de recherche, entériné en 2021, propose un exercice de recadrage qui vise à placer les utilisateurs finaux et la communauté au cœur de l’activité de définition du projet. Pour ce faire, il se greffe deux innovations au mode de réalisation inspiré du cadre TVD, soient la conception participative et l’ingénierie des exigences (gestion de la configuration).

Ce volet de la recherche vise à identifier et démontrer les écueils de l’outil de programmation fonctionnelle. L’adaptation de la méthodologie de développement du travail proposée par Miettinen & Virkkunen, (2005) s’est fait en reprenant une démarche participative qui s’inspire de l’approche qualifiée de « Lean-Led Design » (LLD) adoptée récemment aux États-Unis pour la conception d’hôpitaux. Dans le LLD, une panoplie d’outils dérivés des systèmes qualité comme les Kaizens sont utilisés pour favoriser la visualisation et la cartographie des processus d’affaires selon les flux d’activité. Le LLD, une démarche ayant fait ses preuves en construction, a en quelque sorte été utilisé comme cheval de Troie pour conduire l’investigation et proposer un recadrage de la démarche de définition du projet.

L’unité d’analyse est l’activité de recherche du département d’informatique qui doit être relocalisé dans le nouveau bâtiment. Le programme fonctionnel (PF) élaboré en 2019 a servi de base pour la demande d’approbation de la portée du projet. Il a été suivi en 2023 par la réalisation d’un concept, d’un blocage d’espace et de fiches techniques pour circonscrire la portée, le coût et l’échéancier du projet et obtenir l’autorisation de procéder avec la conception. Les Kaizens associés au LLD ont été conduits en parallèle de 2021 à 2023.

Engeström (2014) considère qu’un système d’activité, pour évoluer vers un nouvel état, doit prendre conscience des contradictions qui émergent dans ses interactions avec son environnement. Il propose un cycle de recadrage (apprentissage expansif) qui s’amorce par la prise de conscience de la contradiction primaire, duquel découle des analyses historique et actuelle d’une activité menant pas la suite à la recherche de solutions, la création d’un nouveau modèle et la résolution des contradictions engendrées par le nouveau modèle. Dans le cas présent, le premier niveau de contradiction se retrouve ici au niveau de l’objet ou la fin du système d’activité (Figure 1).

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Figure 1 : Illustration du premier niveau de contradiction entre les deux systèmes d’activité

Pour le client, l’activité vise le cadre physique et symbolique le plus propice dans lequel se déroulent la création et l’acquisition de savoirs. Pour la chaîne d’approvisionnement, elle est de livrer un bâtiment dans les coûts, dans les délais et conformément aux exigences techniques. Ce cadrage de l’activité du client est réduit à une interprétation de l’objet du projet sous forme de fonctions et de liens entre ces fonctions. Un second niveau est dans l’organisation de l’activité de définition du projet. Cette activité, de par les cadres ou corpus de connaissances de l’architecture et de la gestion de projet, se divise en une série d’étapes balisées selon une séquence de livrables ou (artefacts de médiation) : la liste des besoins, le programme fonctionnel et sa résolution graphique sous forme d’un concept. Le but de ces actions est de fixer la portée sur laquelle sera construite la planification et le contrôle du projet. Ce cadre s’appuie sur les hypothèses que les fonctions et leurs liens reflètent l’objet de l’activité et que l’interprétation des besoins est conforme à la réalité et n’évoluera pas dans le temps.

La préparation du PF a suivi une démarche classique pour ce projet. Elle a d’abord consisté en des rencontres avec les directeurs des départements et des techniciens supportant les laboratoires de recherche, suivi de la distribution aux professeurs d’une fiche à remplir pour fournir l’information sur leurs besoins futurs en laboratoire. Chacun devait préciser son appartenance ou non à une unité de recherche ou à un laboratoire ainsi que certains détails sur ses besoins techniques. Deux ans plus tard, des professionnels ont été mandatés pour valider ce programme, ajouter les exigences techniques pour les locaux, proposer une implantation sur le site et un blocage des espaces.

La démarche LLD s’est déroulée en deux temps, soit au niveau de l’institution en 2021 et 2022 pour définir la vision et les principes directeurs devant guider la conception Kaizens 1 et 2, puis au niveau du département d’informatique de juin à décembre 2023 pour valider le programme et le blocage d’espace proposé par les professionnels. La démarche d’investigation comprenait d’abord un sondage auprès des professeurs pour recueillir les données sur le type de recherche, l’affiliation à un laboratoire, les collaborations et autres données. Deux ateliers virtuels, auxquels ont participé 40% des professeurs du département, ont ensuite été conduits en 8 juin et le 19 juillet 2023.

Le premier atelier a porté sur l’identification des aménagements actuels et leurs forces et faiblesses ainsi que l’identification de liens attendus. Ceci a permis aux professeurs et techniciens de prendre conscience de la contradiction entre les exigences du PF et la vision et critères établis au Kaizen 2. Les principes directeurs pour la recherche et l’enseignement demandaient un milieu catalyseur de collaboration et de créativité, des espaces polyvalents et adaptables, ainsi qu’une mutualisation des équipements de recherche (en opposition avec l’environnement physique actuel sur lequel s’appuie le PF). L’enjeu principal de l’organisation actuelle des espaces est la séparation des différentes activités du chercheur et de son équipe entre les espaces administratifs regroupés dans un département, les laboratoires attachés à un chercheur ou un projet précis et les espaces pour les étudiants impliqués dans la recherche. Un autre enjeu est dans la définition des besoins pour le PF. Le département étant en forte croissance, il est prévu de doubler le nombre de professeurs d’ici le moment que le nouveau bâtiment sera prêt pour l’occupation. Plusieurs professeurs ont été engagés depuis la production du PF et leurs besoins en recherche n’a pas été pris en compte. Enfin, plusieurs professeurs qui ont participé au PF auront pris leur retraite quand le projet sera complété. Un autre facteur d’incertitude est le fait que la recherche dépend des subventions de recherche obtenues, ce qui rend l’exercice de prévision du PF en termes de laboratoires futile. En résumé, si le processus traditionnel de définition du projet avait été maintenu, la conséquence aurait été des écarts majeurs entre ce qui est prescrit dans le PF et la réalité des besoins lorsque le bâtiment aurait été livré.

Une résolution spatiale a pris forme à l’intérieur de la discussion dans le premier atelier, soit un regroupement par grappes de recherche selon diverses thématiques, ceci afin de valoriser la création de communautés de recherche et ainsi encourager l’innovation. De telles grappes de recherche doivent pouvoir facilement évoluer dans le temps et donc être flexibles. Cependant, peu d’information est compilée et disponible pour la transformation de l’organisation du travail sous forme de grappes. Aussi la croissance souhaitée sera à clarifier afin de bien planifier les espaces en conséquence. Enfin, l’arrivée du télétravail amène à revoir l’utilisation des espaces de bureau (besoins variés selon les clientèles) et des espaces nécessaires aux visioconférences. À la fin de cet atelier a été présenté le blocage d’espace proposé par les architectes. À la lumière de cet exercice, les professeurs ont pu constater que cette proposition ne répondait pas du tout à leurs besoins.

Le second atelier a porté sur la confirmation des laboratoires d’expérimentation à déménager et la création de grappes de recherche basées sur les relations actuelles et projetées. 5 grappes ont été proposées par les participants et 100% des chercheurs ont été positionnés à l’intérieur de ces dernières. 2 aménagements d’une grappe standard ont été réalisés afin de dégager des apprentissages et divers concepts structurants à communiquer aux professionnels.

L’information recueillie au niveau des besoins a été comparée aux exigences du PF. La comparaison a fait ressortir les écueils majeurs dans le processus traditionnel de cueillette et analyse des données programmatiques :

  • 16 labos sont requis et non 30 comme indiqué dans le PF.

  • Le PF indique un besoin pour 42 bureaux de professeurs. Il y a présentement 49 professeurs dans le département et si la tendance se maintient, il y aura 79 professeurs à la mise en service du nouveau bâtiment.

  • Les besoins en espace identifiés dans le PF sont 10% plus élevés que ceux relevés dans le Kaizen.

  • Les besoins non identifiés dans le PF représentent 17% de la superficie totale planifiée.

Une première expérimentation de la démarche avait été réalisée avec deux autres départements. Les constats similaires sur les écueils du PF par rapport aux besoins se sont aussi avérés, cependant avec quelques différences. Le PF inclue un réaménagement des laboratoires de ces départements dans les espaces libérés par la relocalisation du département d’informatique et de certains services dans le nouveau bâtiment. Dans ces deux cas, en plus des écarts importants en allocation d’espace, le PF ne tenait pas compte des enjeux actuels de fragmentation des espaces de laboratoires dus au manque d’espace, ni de certaines contraintes relatives aux accès et aux capacités portantes pour les laboratoires lourds.

4. Discussion

L’industrie de la construction, de par la nature de son produit à la fois unique et géographiquement localisé, a adopté une structure d’organisation du travail fragmentée et linéaire qui rend très difficile toute évolution de la chaîne d’approvisionnement. La nature variée, temporaire et contextuelle des projets représente aussi un défi pour la recherche en sciences sociales. De plus, les méthodes de recherche en science de la conception s’intéressent à la création d’artefacts, mais peu sur le volet social des interactions avec ces artefacts. D’où l’intérêt de la théorie de l’activité avec sa nature interventionniste et son volet de développement du travail dans lequel l’outil ou l’artefact agit comme médiateur pour la réalisation de l’activité.

La recherche en ingénierie de construction, annonçait avec l’avènement du BIM comme technologie de rupture, une transformation radicale de l’industrie. 25 ans plus tard, force est de constater que cette transformation n’a pas eu lieu. Selon Engeström (2014) ce nouvel artefact de médiation de nature configurationnelle peut servir d’amorce du recadrage car son déploiement fait ressortir les contradictions secondaires du système d’activité actuel de la réalisation du projet. Cependant, il faut créer du sens au niveau de ce nouvel artefact et revoir l’ensemble des artefacts associés à l’activité. Dans le cadre de la définition de projet, les artefacts utilisés ne permettent pas de faire une lecture et une proposition appropriée de la mission de l’institution et de l’objet de l’intervention. Les artefacts de médiation introduits dans le système d’activité du client dans le cadre des ateliers de LLD ont permis aux utilisateurs finaux de prendre conscience des contradictions inhérentes à leurs pratiques actuelles et de construire du sens par rapport à l’objet de leur activité et sa résolution spatiale. L’enjeu se situe dans le système d’activité de la chaîne d’approvisionnement. La division du travail sous forme de disciplines ou modes sociaux crée une barrière pragmatique dans le recadrage des artefacts de médiation utilisés par les concepteurs. Le meilleur exemple est le peu d’enthousiasme des professionnels à adopter les plateformes BIM pour la planification de projet (Trelligence, Dprofiler…). Cependant, l’initiative britannique Procure 21 a démontré la capacité d’un donneur d’ouvrage majeur de forcer ce recadrage en imposant une nouvelle division du travail et de nouvelles règles ainsi que de nouveaux artefacts pour assurer une prise de conscience agile entre les deux systèmes d’activité. (Forgues et Koskela, 2009).

Ce recadrage peut aussi toucher l’activité de recherche. L’objet de cette activité de recherche est d’engager un secteur de l’industrie dans une réorganisation du travail autour de nouveaux artefacts. Nous rejoignons Lewin, célèbre psychologue social, qui a constaté que la meilleure façon d'étudier un phénomène social est d'essayer de le changer. La démarche du chercheur principal est dès lors de nature activiste, soit dans le cas présent de convaincre une université reconnue en recherche en ingénierie de construction et son mandataire – le donneur d’ouvrage responsable de tous les projets publics d’importance – de leur devoir de leadership en construction en faisant de ce projet une vitrine de l’innovation et du savoir-faire. Suite à leur accord, l’action subséquente est de documenter la performance de chacune des innovations proposées et les artefacts qui leur sont associés en fonction des gains et bénéfices par rapport aux pratiques traditionnelles. Le modèle de système d'activité vient appuyer cette démarche en permettant d’identifier, d’interpréter et de rendre visibles les contradictions inhérentes au réseau de systèmes d'activité du projet de construction. Les volets de développement du travail et de laboratoire du changement peuvent ensuite être intégrés à cette démarche de recadrage des activités de définition et de réalisation du projet.

5. Conclusion

Les outils utilisés dans la reconfiguration de l’activité de définition du projet amorcée avec les professeurs et étudiants du département informatique ont permis de répondre à notre question en mettant en lumière les contradictions (1) entre ce qui était proposé dans le programme fonctionnel, leurs besoins et leurs aspirations ainsi que (2) entre la configuration spatiale dérivée de l’atelier LLD et le blocage d’espace basé sur le PF. La recherche, de nature exploratoire, a aussi démontré que les hypothèses sur lequel s’appuient les principes de la programmation fonctionnelle ne sont pas avérées. Elle a de plus mis en lumière le potentiel de l’application de la théorie de l’activité en ingénierie de la construction, non seulement pour gérer l’intervention, mais aussi sur l’aspect de l’investigation, c’est-à-dire dans l’exercice d’identifier les contradictions, de faire du sens de leur nature et d’identifier les outils ou solutions pouvant les réduire ou les éliminer. Elle s’est avérée utile pour explorer les retombées d’un recadrage de l’activité de définition du projet pour en maximiser les retombées. L’opportunité ici était de démontrer de façon empirique les failles de l’approche traditionnelle de définition de projet et d’en exposer les principales contradictions en prenant comme perspective le point de vue d’un système d’activité spécifique.

L’exercice de LLD visant à instancier les méthodes associées à la théorie de l’activité a amorcé l’éveil et la prise de conscience de la valeur d’une démarche centrée sur les utilisateurs finaux. En parallèle, l’accord de l’institution et du mandataire d’adopter un mode d’approvisionnement de nature relationnelle ouvre la voie pour revoir la division du travail de l’équipe de projet afin de faciliter le processus de prise de conscience et d’adaptation entre les deux systèmes d’activité. Pour ce faire, sera introduit dans la prochaine étape un nouvel artefact, objet-frontière d’information entre les deux systèmes d’activité. Dérivées de l’ingénierie des systèmes et du développement logiciel, les plateformes de gestion de configuration/exigences visent à donner aux utilisateurs finaux la capacité de valider l’adéquation des exigences fonctionnelles, techniques et les soutions spatiales avec les critères ou caractéristiques énoncées dans les ateliers LLD. Le but est d’offrir une traçabilité dans le suivi de l’adéquation de la réponse aux critères énoncés par les unités d’affaires dans l’exercice de la conception participative. Ce qui a été observé dans deux projets ayant utilisé le LLD, c’est la pratique des concepteurs d’interpréter plutôt que de respecter les critères et exigences issus de cet exercice. L’hypothèse est que la cartographie des liens entre besoins, critères, exigences et résolution spatiale fournira aux utilisateurs finaux un nouvel outil pour s’assurer que ce qui sera livré correspondra à ce qui est attendu. Elle ouvrira aussi la voie à une plus grande agilité dans l’ajustement du programme à l’évolution des besoins.

Bibliography

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Illustrations

References

Electronic reference

Daniel FORGUES and Kamilia REMILA, « La théorie de l’activité et le recadrage de la définition de projet pour une institution universitaire », ModACT [Online],  | 2024, document 3, Online since 28 October 2024, connection on 24 February 2025. URL : http://popups.uliege.be/3041-4687/index.php?id=158

Authors

Daniel FORGUES

École de technologie supérieure

Kamilia REMILA

École de technologie supérieure