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#6

Représenter pour enquêter. Une analyse des outils empiriques d’ateliers d’enquêtes de sciences sociales par des étudiants en design.

Résumé

La pratique du design, et des disciplines de la conception en général, repose sur la production de représentations comme forme d’externalisation de la pensée (Visser, 2006), et sur l’enquête comme moyen empirique de compréhension des enjeux des parties prenantes d’un projet. Cet article s’inscrit à l’intersection de ces deux éléments, en posant la question de la pratique représentationnelle pour l’enquête : comment des designers-chercheurs débutants mobilisent-ils leurs compétences d’expression graphique pour développer des dispositifs d’enquête originaux afin de comprendre les comportements, les expériences et les opinions des enquêtés. L’article présente un retour d’expérience de 4 éditions d’un atelier de recherche en sciences sociales pour le design, dans le cadre d’une formation à la recherche. Chacun des dispositifs d’enquête construits pas les 25 groupes d’étudiants est caractérisé sur différentes variables relatives aux modes de collecte de donnée, aux types de données récoltées, à leur traitement et leur usage. Nous concluons sur les enjeux liés à l’articulation d’approches sensibles et analytiques dans les enquêtes de sciences sociales dans le champ de la recherche en Design.

Plan

Texte

1. Problématique

Cet article s’inscrit dans une réflexion autour du Design et des Sciences Sociales, deux domaines intimement liés. Que ce soit dans le champ de la recherche ou en support de la construction de projets plus applicatifs, il apparaît de plus en plus nécessaire pour les designers d’articuler leurs recherches techniques et formelles avec des pratiques d’enquêtes sur les êtres humains et leurs activités, traditionnellement mobilisées par les sciences sociales. En effet, la pratique du design pose la question de la connaissance des publics, des utilisateurs, des usagers, des clients. Si cette connaissance repose souvent des démarches de l’ordre de l’empathie, qui ont certaines limites, l’enquête formelle reste un moyen privilégié pour accéder à l’information portant sur les (futurs) utilisateurs d’un dispositif à concevoir. Les enquêtes jouent un rôle essentiel dans la collecte de données qualitatives et quantitatives permettant aux designers de mieux comprendre les aspects sociaux, culturels et comportementaux des utilisateurs, ainsi que de recueillir des informations nécessaires à la prise de décisions éclairées lors de la conception.

La recherche en design repose également sur les enquêtes en sciences sociales pour approfondir la compréhension des pratiques de conception existantes et pour générer de nouvelles connaissances dans le domaine. L’enquête constitue un outil d’exploration unique de la réalité pour la sociologie et l’anthropologie notamment; des disciplines qui ont dans leur espace d’intellectualité propre des savoirs et des méthodes d’analyses dont le chercheur en design peut bénéficier pour élargir son champ de réflexion et d’action. Elle oblige notamment au terrain, à la rencontre, à la prise en compte de l’humain. Elle expose le designer au risque de l’exploratoire. En ce sens, l’enquête implique autant une part d’invention qu’un cadre maitrisé d’agir. A ce titre, l’anthropologue Tim Ingold souligne comment sa pratique répond à ce qu’il nomme « un art de l’enquête » (Ingold 2013), ne pouvant dissocier théorie et expérience. Ces méthodes permettent aux chercheurs, en articulation avec leurs productions de projet, de recueillir des données empiriques et de les analyser de manière rigoureuse afin de produire des connaissances généralisables. Nombre d’études dans le champ de la recherche en design, mais aussi en interaction humain-machine, en architecture ou en sciences de l’ingénieur reposent sur des pratiques empiriques rigoureuses et outillées.

Pour autant, à l’exception de certains champs comme l’UX design, la formation initiale des designers ne comprend pas toujours des enseignements portant sur l’enquête en sciences sociales, et ceux-ci ne sont pas toujours en articulation directe avec une pratique du design. Les moyens traditionnels que sont les entretiens (semi-) directifs et les observations directes sont complexes à appréhender, notamment dans les empans temporels généralement limités qui leurs sont dédiés dans les formations en design. Par ailleurs, ces méthodes classiques ne tirent pas parti des compétences spécifiques développés par les designers, notamment les capacités de représentation et la maîtrise des outils d’expression graphique. Les praticiens et chercheurs en design ont développé un certain nombre de dispositifs et méthodes appropriées à la pratique du design, comme les personas (des représentations scénaristes et illustrées des catégories d’utilisateurs, Cooper, 1999), ou les cultural probes (dispositifs d’enquêtes tangibles permettant aux participants d’exprimer des éléments de leur expérience sensible en situation, Gaver et al. 1999). L’intérêt de ces méthodes est qu’elles tirent parti des compétences créatives et des capacités de représentations des designers et qu’elles permettent de combiner des approches « sensibles » (ou sensitives) et « analytiques » (Bationo-Tillon,2013) que ce soit afin de soutenir la collecte d’information, comme pour les cultural probes, ou la restitution des enquêtes, comme les personas.

Dans cette étude, nous nous reposons sur un dispositif pédagogique existant depuis six ans. Il s’agit d’un atelier de recherche en design portant sur la réalisation d’enquêtes empiriques portant sur des activités humaines. Les étudiants sont invités à développer leurs propres dispositifs d’enquêtes sur un terrain donné, et à restituer publiquement les résultats de leurs investigations. . Nous proposons aux étudiants d’y développer une réflexion sur leur position de designer-enquêteur, et de prendre la mesure de ce que ce croisement disciplinaire peut apporter à leur activité de chercheurs et de praticiens, à partir de la catégorie d’exploration de Dewey (1938). Cette étude vise à documenter les dispositifs construits par les étudiants, par le prisme des représentations qu’ils construisent et mobilisent. En effet, l’activité représentationnelle est centrale dans le champ du design et en est une de ses spécificités (Visser, 2006; Safin, 2011). Si l’expression graphique est évidemment primordiale s’agissant d’activités de conception d’artefact, nous interrogeons ici son rôle dans des pratiques de recherches empiriques

Nous cartographions les différents modes de représentations mobilisés pour les enquêtes, et analysons leur usage : à quoi sont-ils utilisés, quelles types d’informations ils permettent de récolter, quels défis l’analyse des données collectées soulèvent-ils ? Dans un premier temps, nous décrivons le dispositif pédagogique, puis détaillons notre méthodologie d’analyse. Nous analysons l’usage des représentations utilisées dans les différents projets, et illustrons le propos par une description de deux dispositifs d’enquête. Nous concluons sur l’intérêt de la démarche et les défis qu’elle soulève.

2. Contexte et questions de recherche

Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un atelier de recherche en sciences humaines et sociales pour le design, dispensés aux étudiants de Master 2 en Recherche en Design de l’Université Paris Saclay/ Institut Polytechnique de Paris / ENSCI Les ateliers. Il s’agit d’une formation généraliste de recherche en design, dans laquelle les étudiants ont des profils variés (design industriel, aménagement, textile, graphisme, etc.). Chaque année, les étudiants sont invités à mener dans le cadre de cet atelier une recherche empirique « flash », en passant par (presque) toutes les étapes d’une recherche. Partant d’une demande exprimée par des interlocuteurs et ancrée sur un terrain, les étudiants sont invités à mener, en équipes de 2 à 4 étudiants, des observations dites « ouvertes » puis à formuler une problématique de recherche circonstanciée. Ils ont ensuite pour mission de développer des dispositifs d’enquête, de collecter des données empiriques et les analyser, pour répondre à leur question de recherche. L’atelier se clôture par une restitution publique, devant notamment les interlocuteurs ayant fourni la demande initiale. L’ensemble du dispositif s’étale sur cinq à six jours de travail, parfois complétés par du travail hors séance, notamment pour la collecte de données. Il est ponctué de courtes séquences de cours magistraux portant sur les méthodes de recherche en science sociales, sur l’analyse de données, sur la formulation d’une problématique de recherche, sur des explorations en recherche-création. Les étudiants sont accompagnés par plusieurs enseignants, essentiellement pour les aider à formaliser leurs questions de recherche, s’assurer que les données collectées sont de bonne qualité, et pour les accompagner pour l’analyse.

Cette étude sevcentre sur les quatre dernières éditions de l’atelier, dont le terrain se focalisait sur l’expérience des utilisateurs d’un lieu particulier, à savoir le campus de de l’Institut Polytechnique de Paris (et le Plateau de Saclay englobant ce campus). Les enquêtes ont porté sur le bâtiment de Télécom Paris, sur l’expérience des usagers des espaces publics, sur les problématiques d’inclusion sur le campus. A chaque édition, partant d’une problématique générale proposée par les services de soutien à la vie étudiante, les responsables transition sociale et écologique de Télécom Paris, ou les services de planification d’aménagement du campus, les étudiants ont construit des questions de recherche très diversifiées : les pratiques de socialisation spontanées dans les espaces publics, les activités nocturnes sur le campus, les imaginaires suscitées par le bâtiment, entre autres thématiques.

Au total, nous analysons la production de 25 équipes d’étudiants, afin de répondre aux questions suivantes.

  1. Quels modes de représentation sont spontanément construits par les étudiants pour effectuer les enquêtes ? Quels sont les objectifs liés à la construction des différents dispositifs ? Comment les participants sont mobilisés au travers de ces dispositifs d’enquête ?

  2. Quels types de données permettent-ils de collecter ? Quels modes d’analyse sont privilégiés pour travailler sur ces données ?

L’objectif est d’identifier si certains types de représentations sont plus accessibles aux étudiants en design, et plus propices à soutenir certaines problématiques de recherche.

Dans une première partie, nous cartographions les méthodes d’enquête, en nous basant sur plusieurs variables d’analyse, que nous détaillons à la section suivante. Une seconde partie proposera de se focaliser sur certaines productions remarquables des étudiants. Dans une troisième section, nous tenterons d’analyser les effets produits par ces méthodes, tant du point de vue des données qu’elles permettent de recueillir, que des difficultés d’analyse qu’elles posent.

3. Méthodologie d’analyse

Pour adresser nos questions de recherche, nous nous focalisons sur les dispositifs d’enquête, au sens large, sans omettre de reconnaître qu’à travers cette élaboration, nous nommons un ensemble de « praxis, de savoirs, de mesures et d’institutions » (Agamben, 2014). Chaque groupe réalise une enquête qui mobilise plusieurs dispositifs. Par exemple, un groupe peut être amené à tourner des vidéos d’activités (dispositif 1), à prendre des photos d’espace (dispositif 2) à mener des entretiens de confrontation avec des usagers sur ces vidéos et photos (dispositif 3) et à restituer les résultats de leurs enquêtes sur base d’un montage vidéo (dispositif 4). De même, les dispositifs peuvent être inter-reliés. Par exemple, si lors d’un entretien des participants sont amenés à répondre à un questionnaire tangible et à faire des dessins pour exprimer leur vécu, nous considérons deux dispositifs distincts.

Nous collectons l’ensemble des dispositifs construits par les groupes. Nous excluons de l’analyse les dispositifs classiques de collecte de données en sciences sociales que sont les entretiens non outillés ou l’observation directe. De même, nous ne prenons pas en compte les moyens classiques de restitution des enquêtes (diaporamas et présentations orales), ou celles imposées par le cadrage pédagogique (ex : poster, courtes vidéos de présentation) pour nous concentrer sur des dispositifs originaux, développés à l’initiative des étudiants.

Nous nommons et décrivons chacun des dispositifs, puis les caractérisons sur différentes dimensions, avec un codage libre. Au terme du premier codage, nous identifions pour chacune des dimensions des catégories récurrentes avec un niveau de granularité approprié, permettant un regroupement des données par catégorisation, tout en assurant une finesse des distinctions se prêtant à l’analyse. Nous re-codons l’ensemble du corpus sur les dimensions et catégories stabilisées. Cette approche quantitative des productions des étudiants n’a pas vocation à faire des inférences, mais à cartographier de manière précise les productions des étudiants et d’identifier des liens entre les caractéristiques des dispositifs et leur utilisation. Les variables d’analyse sont les suivantes.

Variables d’identification : nom du groupe, année de l’atelier, brève description du dispositif.

Mode de représentation : il s’agit du type de média mobilisé dans le dispositif. Nous en identifions et distinguons de nombreux types : les dessins à main levée, la vidéo, la photo, la peinture, les illustrations, les modèles 3D, l’impression sur textile, les schémas, les plans, les dispositifs de physicalisation de données (dispositifs tangibles de questionnaires ou de restitution, basés sur l’utilisation de matériaux divers, voir figure 1), les questionnaires, les textes à trous, les images générées par IA, les cartographies sensibles (cartes à échelle opportuniste visant à déformer le réel pour mettre en avant certains éléments, voir figure 2)

Usage : nous distinguons deux catégories, les dispositifs de collecte de données, qui visent en priorité à recueillir des informations sur le terrain empirique, et les dispositifs de restitution, qui sont mobilisés pour présenter des données analysées, collectées par ailleurs, dans les supports de restitution finale.

Type de données collectées : les dispositifs de collecte permettent de recueillir différents types de données sur les utilisateurs des lieux sur lesquels portent les enquêtes. Nous les catégorisons en 5 types (1) les comportements sont des actions observables des usagers sans interprétation de leur part (ex : déplacements observés ou mesurés) (2) les informations sont des connaissances factuelles demandées aux participants (ex : âge, localisation des restaurants) ou des caractéristiques objectivante du lieu (ex. caractéristiques des espaces naturels). (3) les données d’expérience sont relatives à l’expression de vécus singuliers dans le lieu, par le prisme du ressenti des participants, de manière plus ou moins imagée (ex : identification du degré de bien-être ressenti dans divers lieux) (4) les opinions sont des données déclaratives concernant le lieu (ex : mots-clés pour décrire un lieu) ou des jugements d’éléments proposés par les étudiants (ex : commenter des affiches) ; (5) enfin, la catégorie projection vise non plus à décrire un élément passé mais à explorer le futur en créant des propositions à un problème donné. Ces cinq catégories couvrent les dimensions comportementales, affectives, cognitives et projectives de l’expérience.

Les modes de recueil de données : ici il s’agit de comprendre comment les participants aux études sont mobilisés dans la construction des données. Ces catégories sont triées graduellement en fonction du degré d’implication des participants. Ces derniers peuvent être sujets d’observation s’ils ne sont pas directement sollicités; ils peuvent faire l’objet de consultation cadrée s’ils sont amenés à répondre à des questions précises et structurées (ex : questionnaires) ou de consultation ouverte dans le cas où les dispositifs les invitent à répondre à des questions ouvertes (ex : identifier des anecdotes de vie quotidienne); enfin, ils peuvent être mis en situation de participation cadrée s’ils sont amenés à produire un contenu original dans un cadre très structuré (ex: texte à trou), participation ouverte si l’espace d’expression qui leur est proposé est très libre (ex : dessiner à l’aquarelle une illustration portant sur « les couleurs du campus »).

Caractéristiques de l’analyse : Il s’agit d’identifier l’évolution entre les données recueillies et les données restituées. Les données récoltées par le dispositif peuvent être (1) non-restituées (si, par exemple, elles servent uniquement de source d’inspiration pour les étudiants), (2) elles peuvent être livrées brutes, si elles ne font l’objet d’aucun traitement mais servent à illustrer un propos ou à donner à voir un élément directement, (3) elles peuvent être agrégées si les données issues de plusieurs participants font l’objet d’un regroupement pour tirer des conclusions (comme les réponses à un questionnaires) ou (4) croisées si des données de plusieurs dispositifs sont mises en regard les unes des autres pour faire émerger une analyse originale.

A noter que les trois dernières variables ne sont pas codées pour les dispositifs de restitution. Dans le cas ou plusieurs dispositifs sont imbriqués les uns dans les autres, nous les considérons séparément, dès lors qu’ils diffèrent sur l’une ou l’autre des variables. Les dispositifs présentés aux figures 1 et 2 ci-dessous illustrent le codage.

Figure 1 : dispositifs de donnés physiques (data physicalisation)

Figure 1 : dispositifs de donnés physiques (data physicalisation)

Le dispositif de donnés physiques (figure 1) permet de collecter des informations factuelles sur les personnes interrogées (âge, horaires de travail, etc.) et de les afficher sur un tableau à l’aide de fils de couleur, permettant d’appréhender d’un coup d’œil l’ensemble des réponses. Il est codé de la manière suivante : représentation – données physiques / Usage - collecte / Type de données - informations / Recueil - consultation cadrée / Analyse - non restitué. En effet, ces éléments n’apparaîtront pas lors de la présentation des étudiants et ne servent pas de cadre de compréhension des autres informations recueillies.

Figure 2 : cartographie sensible du campus

Figure 2 : cartographie sensible du campus

Le dispositif de cartographie sensible (figure 2) est une production originale du groupe, imprimée et distribuée lors de la restitution finale. Il s’agit d’une cartographie dite sensible, ou des éléments sont volontairement déformés pour mettre en avant le message. L’échelle est opportuniste et seuls certains éléments choisis sont placées sur la carte et annotés. Ce dispositif est codé de la manière suivante : représentation – plan (cartographie sensible) / Usage - restitution / Pas de codage sur Type de données/ Recueil / Analyse. En effet, le dispositif est une agrégation conclusive de l’ensemble des données acquises lors de l’enquête.

Pour calculer les liens entre variables, nous n’utilisons pas de statistiques inférentielles, notre étude n’ayant pas vocation à établir de généralisation. Nous calculons en revanche un indice descriptif, le V² de Cramer, qui permet de mesurer l’intensité de la relation entre deux variables nominales, afin d’évaluer la force d’association entre deux variables.  Le V²est une mesure dérivée du Khi2, qui se situe entre 0 et 1. De manière conventionnelle, la force du lien entre deux variables est considérée comme faible pour V²<0.05, intermédiaire pour 0.05< V²<0.15, et forte quand V²>0.15 (Corroyer & Rouanet, 1994).

4. Résultats

Au total, nous comptons 79 dispositifs représentationnels mobilisés pour les enquêtes, pour 25 équipes d’étudiants (1 à 7 dispositifs par équipe) sur les quatre éditions de l’atelier considérées. Ils sont toujours accompagnés par des méthodes d’entretien et d’observations. Parmi ceux-ci 29 (36%) sont mobilisés pour la restitution uniquement, la majorité sert à collecter des données (et parfois à les présenter). A noter que nous n’avons pas comptabilisé les supports de présentation (vidéos, rapports et diaporamas) dès lors qu’ils sont des formats imposés dans le cadre pédagogique.

Les modes de représentation sont très diversifiés, mais on peut les regrouper en grandes catégories : on trouve des plans (21), des photos (14), des schémas (10) de la vidéo (9), des questionnaires de formats variés (9), des dessins à main levés (6) et des illustrations faites par les étudiants (5), et de divers autres dispositifs (5). Dans la catégorie « autres », on trouve des dispositifs utilisés une seule fois durant l’ensemble des éditions de l’atelier, à savoir un dispositif de data physicalisation, de l’aquarelle, l’édition d’un livre, de la peinture sur textile, et des modèles 3D en photogrammétrie. La prédominance des plans est explicable par l’échelle du projet et du terrain, qui concernent des lieux, bâtiment et campus, mais aussi potentiellement par les compétences et préférences des étudiants en design. Cependant, au sein d’une même catégorie, on trouve des dispositifs très diversifiés. La figure 3 montre plusieurs exemples de plans, qui ont des usages, des échelles, et des formes très différents.

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(a)

Image 10000001000002A900000147AF69B6A6.png(b)

Image 1000000100000312000001CFADAE5D1F.png

(c)

Image 10000001000001B4000001B5FC12F1AF.png

(d)

Figure 3 : exemples de plans : (a) trajets sur le campus; (b) carte du territoire du campus, utilisée comme questionnaire (c) plan d’un espace intérieur, comme support d’observation (4) heatmap des lieux de sociabilité sur une place publique.

S’agissant des types de données récoltées, on constate que, sur les 50 dispositifs dédiés au recueil de données, 20 sont principalement centrés sur les comportements, 16 sur l’expérience subjective des usagers, 6 sur des informations factuelles sur les caractéristiques des lieux et des usagers, 4 visent à susciter des opinions et des jugements des participants, et 4 portent sur la projection d’un futur possible au lieu. Ainsi, si l’atelier porte sur l’expérience et les usages du lieu, les étudiants s’autorisent à collecter d’autres types d’informations. 13 équipes sur les 25 collectent conjointement plusieurs dimensions de l’activité des participants.

Le tableau 1 montre les données collectées avec les différents modes de représentation. Le lien entre représentations et le type de données est important (V²= 0,22)

Comportements

Expérience

Information

Opinions

Projection

Restitution

TOT

Plans

7

3

2

1

8

21

Dessin

1

3

1

1

6

Illustration

1

4

5

Questionnaires

1

4

2

1

1

9

Photo

6

2

2

1

3

14

Schéma

1

1

1

7

10

Video

5

4

9

Autre

3

1

1

5

TOTAL

20

16

6

4

4

29

79

Table 1 : usage des différents types de représentation pour la collecte et restitution des données.

Plusieurs constats peuvent être faits sur base de ces données. Premièrement, on constate que certains modes de représentation se prêtent peu à la collecte de données : les illustrations et schémas sont essentiellement mobilisés pour restituer les enquêtes. Ils nécessitent du travail de traitement de l’information et sont en effet plutôt difficile à construire en temps réel, au sein de la collecte de données. Deuxièmement, certains modes de représentation se prêtent mieux à la collecte de types de données spécifiques. Ainsi, les vidéos - et dans une moindre mesure les photos - ne parviennent à capter que des comportements objectivables et observables, là où le dessin est un support préférentiellement mobilisé pour collecter des expériences singulières (expérience et projection). Troisièmement, la question de l’expérience, centrale dans l’atelier, a pu être adressée par les étudiants par de multiples modes de représentation.

Il y a un lien fort entre le type de données récoltées et leur mode de recueil (V²= 0,31). Les comportements sont majoritairement collectés sans consultation des participants (les participants sont des sujets d’observations, principalement par l’intermédiaire de photos et de vidéos). Les comportements et informations font aussi l’objet de consultations cadrées, ou sont documentées sans aucun participant (des traces d’activités par exemple). Les projections se font toujours par l’intermédiaire d’approches participatives, plus ou moins cadrées, c’est-à-dire que les réflexions sur le futur du lieu sollicitent toujours l’imaginaire des usagers. L’expérience des usagers est appréhendée de manière très diversifiée, autant par des consultations très cadrées (par des questionnaires par exemple) que par de la participation ouverte. Pour autant, les expressions de l’expérience font toujours appel à des sollicitations directes des usagers du lieu, et ne sont pas directement inférées de comportements, par exemple.

Les modes d’analyse des données sont aussi diversifiés. Les données de 16 dispositifs sont livrées « bruts » dans les restitutions, essentiellement pour illustrer les propos. 17 dispositifs permettent une agrégation des données pour livrer des descriptions globales du corpus. Les données de 14 dispositifs sont croisées pour livrer des analyses plus approfondies. Enfin, la collecte de 3 dispositifs ne fait l’objet d’aucune analyse. Les modes d’analyse ont un lien important des types de données connectées (V² = 0,15) : les comportements sont plutôt livrés bruts, les expériences sont majoritairement agrégées, et les opinions et jugements font l’objet d’analyses croisées. Ils ont aussi un lien important avec les modes de représentation (V² = 0,29): essentiellement, on constate que les vidéos sont exclusivement livrées brutes. On peut penser que la structure de l’atelier ne laisse pas le temps aux étudiants d’effectuer des analyses des vidéos, assez chronophages. De manière plus surprenante, les photos font assez peu l’objet d’analyses, et sont aussi majoritairement livrées brutes. Les réponses aux questionnaires sont généralement agrégées. Les dessins, illustrations et graphiques font l’objet d’analyses plus croisées, ce qui montre sans doute une appétence de la part des étudiants – et une certaine aisance – à traiter ce type de données.

5. Deux exemples de projets

Dans cette section nous présentons succinctement deux projets réalisés par les étudiants, qui illustrent la diversité des approches.

Figure 4 : dispositif d’enquête : carte du campus à compléter

Figure 4 : dispositif d’enquête : carte du campus à compléter

Ce premier projet (figure 4) vise à explorer les représentations que se font les usagers du Plateau de Saclay, notamment du point de vue de leur appréhension en tant que territoire personnel. Les participants sont invités à compléter une carte du campus en y indiquant les lieux qu’ils fréquentent couramment, les lieux qui fréquentes ponctuellement, une identification des limites du Plateau et quelques informations personnelles. Le remplissage de la carte est complété d’un entretien. Les données issues des 43 cartes sont croisées, et permettent de mieux identifier ce qui fait sens pour les usagers du lieu, en termes d’appropriation territoriale. Les étudiants parviennent par exemple à tirer des conclusions sur la place des trajets et de la pratique sportive dans l’appréhension subjective d’un territoire. L’étude montre aussi la grande variabilité dans la définition d’un territoire commun.

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Figure 5: dispositif d’enquête (haut); échantillon de données collectées (bas).

Figure 5: dispositif d’enquête (haut); échantillon de données collectées (bas).

Ce second projet s’intéresse à l’expérience sensible du Plateau Saclay de de ses campus par ses usagers, par le prisme de la couleur. Les participants à l’enquête sont invités à peindre, à l’aide d’aquarelle, sur des cartels, en deux temps : le premier exercice de peinture porte sur « les couleurs du Plateau » telles que perçues par ses usagers, et le second porte sur les couleurs d’un « futur souhaitable » pour leur campus. Ce dispositif est motivé par une controverse portant sur le Plateau : un lieu comportant de nombreux espaces naturels, mais majoritairement perçu comme très artificialisé, très « bétonné ». La motivation des étudiantes est donc de questionner la place du « vert » dans les représentations du campus.

Les étudiantes ont récolté 44 aquarelles sur cartons. Elles ont ensuite analysé - de manière relativement descriptive - les incidences du lieu d’étude/de travail sur les représentations générées, les formes d’expression des participants, et les différences entre les deux peintures produites par les participants. L’approche d’analyse vie essentiellement à tenter de dégager quelques tendances : le lien entre les production et l’institution d’étude/de travail des participants / constantes formelles dans les productions / des différences entre les deux productions de chaque participant.

Ici c’est l’expérience sensible qui est poussée à l’extrême, par un dispositif engageant et original, mobilisant la créativité des personnes. Les analyses du matériau récolté sont relativement sommaires, mais les données présentées lors de la restitution fournissant un matériau inspirant pour les récepteurs. A cet égard, c’est l’inspiration, voire la déambulation dans les données sensibles qui est visée, plutôt qu’une analyse quantitative ou exhaustive.

6. Discussion

Globalement, au fil des éditions de l’atelier, les étudiants ont produit de nombreux dispositifs de natures très variées. La question de la représentation s’impose comme évidente pour ce qui est de la restitution des enquêtes. Mais la représentation est aussi un formidable outil d’intersubjectivité. L’acte de représenter peut ainsi être convoqué pour comprendre les activités, à la fois dans leurs dimensions comportementales et subjectives. Cet acte de représenter peut être fait par l’enquêteur, qui peut ainsi, par le prisme du dessin par exemple, déformer la réalité pour mettre en avant des points saillants (Gras Gentiletti et al., 2019). L’expression graphique par l’enquêté permet de faire émerger des données sensibles, de l’ordre de l’expérience singulière, de la divagation créative et des émotions, qui sont difficilement accessibles par les moyens classiques de l’enquête. Cet apport original s’arrime également à l’idée non moins spécifique que la recherche et la mise à jour d’une représentation sociale est innovante lorsqu’elle intègre ce processus d’idéation, de production inventive et d’accès à des informations brutes, à ordonner dans un second temps (Becker, 2009). En cela, les approches représentationnelles du design peuvent véritablement ouvrir un espace nouveau dans les méthodologies des sciences sociales.

Pour autant, l’analyse des données récoltées peut s’avérer ardue, notamment lorsque le matériau collecté est très singulier. Les données sont souvent livrées brutes ou avec des analyses minimales. Il y a très peu d’analyses statistiques et de tentative de construire des preuves par des faisceaux diversifiés de données. Ceci s’explique sans doute par la durée réduite de l’atelier, et par son ancrage sur un lieu bien précis, qui contraint les réflexions des étudiants dans un cas particulier, limitant sans doute leur volonté de générer des connaissances plus générales. Cela s’explique aussi par le manque de maîtrise des méthodes d’analyse rigoureuse, qui sont précisément la force des sciences sociales dans les approches de design. Néanmoins quelques groupes s’essaient à des interprétations qui dépassent le cadre du Plateau de Saclay, par exemple sur les modes de sociabilités des étudiants en général, sur des réflexions plus théoriques sur la notion d’inclusion, ou encore sur les mécanismes de la représentation territoriale chez les usagers d’un lieu.

Ainsi, certains groupes d’étudiants font le choix de livrer des données brutes, quasiment sans filtre, lors des restitutions. Loin de constituer une faiblesse, cette approche permet de fournir un matériau pour l’inspiration, plutôt que viser la détermination de preuves. A la manière des cultural probes, les designers-chercheurs sélectionnent les informations à livrer, mais ne les quantifient pas pour conserver leur force d’évocation (Perry et al. 2018, Celikoglu et al., 2017). Les données ainsi proposées portent souvent en elle une dimension sensible voire poétique, qui transforme le rapport à la donnée. Celle-ci n’est plus un matériau « froid » sujet à analyses distantes, mais ouvre un espace d’interprétation, d’inter subjectivité, d’ambiguïté et de débat lors des restitutions, laissant une part active aux récepteurs des analyses dans leur interprétation. Ceci constitue aussi une force des dispositifs envisagés : les moments de communication, de restitution des enquêtes, deviennent aussi des moments de construction collective de la connaissance, ce qui est particulièrement apprécié par les partenaires « commanditaires » des études.

L’atelier est en effet construit, en termes d’objectifs pédagogiques, autour de l’articulation d’approches sensibles et analytiques de la recherche, qui est aussi une spécificité de la recherche en design. Impliquer les étudiants dans une recherche en sciences sociales leur permet de mieux appréhender l’importance de la dimension analytique du travail de recherche : la délimitation de données, la définition de méthodologies précises et explicites pour les collecter, l’analyse outillée de ces données. Mais construire cet atelier sous un format de projet, en encourageant la prise de risque, l’originalité des dispositifs et la collecte de données subjective leur permet aussi d’articuler ces méthodes analytiques avec des approches sensibles. L’objectif est de s’autoriser à s’aventurer sur des terrains ambigus, sans sacrifier à la rigueur de l’analyse, ce qui nous semble être primordial à maîtriser pour des chercheurs en design en devenir. Compte tenu du cadre pédagogique, et notamment de la durée limitée des études, cet objectif nous apparaît en grande partie réussi.

Enfin, notre étude soulève de manière plus générale la question de la place de la recherche et de l'analyse des données dans l'enseignement de la conception. Étant donné la tendance croissante dans les activités de conception à s'appuyer sur des données, qu’elles soient collectées directement par les designers, par leurs collègues ou simplement trouvées, il est important de donner aux concepteurs une meilleure compréhension de la manière dont ces données sont collectées et analysées pour leur permettre d’exercer un regard critique sur la qualité de l'information et de choisir les méthodes le plus appropriées dans leur travail futur et leurs pratiques de conception. Les résultats présentés ici donnent un aperçu de la manière dont la formation à la recherche, et la mise en place de démarches concrète de recherche, peuvent avoir un rôle dans la prise de conscience de ces enjeux et le développement d’une nouvelle sensibilité à ces questions. Cependant, on pourrait craindre que l'introduction de méthodes de recherche dans le programme d'études en design "réduise" l'espace d'exploration créative des étudiants. Néanmoins, notre étude montre que ce "data turn" ne diminue en rien la capacité des étudiants en design à transformer des méthodes d'enquête rigoureuses en conceptions originales, caractérisées par une utilisation créative, artistique et même poétique des différents médias.

7. Remerciements

Cette recherche a pris pas dans le cadre du Master de Recherche en Design, à. Nous remercions l’ensemble des étudiantes et des étudiants qui se sont investis dans ce dispositif, ainsi que tous les intervenants et enseignants ayant permis de le mettre en place, d’en renouveler les approches et d’en faire un objet de réflexion sur nos pratiques de recherche : Gaelle Baudoux, Valérie Beaudouin, Annie Gentès. Cet atelier mobilise aussi l’Obsevation Lab du projet EquipEx+ CONTINUUM (PIA4).

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Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Stéphane Safin, Panos MAVROS et Isabelle GARRON, « Représenter pour enquêter. Une analyse des outils empiriques d’ateliers d’enquêtes de sciences sociales par des étudiants en design. », ModACT [En ligne],  | 2024, document 6, mis en ligne le 30 août 2024, consulté le 23 février 2025. URL : http://popups.uliege.be/3041-4687/index.php?id=165

Auteurs

Stéphane Safin

i3 UMR 9217 - CNRS - Institut Interdisciplinaire de l’Innovation - Télécom Paris – Institut Polytechnique de Paris

Panos MAVROS

Isabelle GARRON