depuis le 28 août 2023 :

Visualisation(s) :

1 (0 ULiège)

Téléchargement(s) :

0 (0 ULiège)

#8

Dessine-moi une courbe : Analyse longitudinale des activités technologiques

Résumé

Cette contribution présente une méthode d'analyse de l'activité technologique, en exploitant les courbes UX comme principal outil. Conçues pour examiner longitudinalement les interactions humains-technologies, les courbes UX visent à synthétiser sous forme de graphique l'évolution de l’activité et de l’expérience au fil du temps. À travers une étude de l'utilisation des montres connectées réalisées auprès de 21 utilisateurs, cette contribution met en lumière une méthode systématique et détaillée pour analyser les courbes recueillies. La méthode appliquée permet d’évaluer la positivité ou la négativité des courbes, d’observer leurs évolutions et tendances, ainsi que d’identifier les périodes les plus significatives. Les analyses pour les montres connectées indiquent des expériences vécues majoritairement comme positives, tout en notant des variations importantes durant les phases d'adaptation à la technologie. En identifiant les fluctuations récurrentes dans les courbes, la méthode offre une analyse rétrospective approfondie des activités et des variations de l’expérience vécue. Cette méthode contribue à la conception d'interactions efficaces et satisfaisantes grâce à la visualisation des expériences technologiques.

Plan

Texte

1. Introduction

Dans un monde complexe en constante mutation, où les technologies ont intégré chaque facette de l'existence humaine, étudier les activités humaines impliquant des technologies s'avère plus pertinent que jamais. Les interactions entre les individus et les technologies forment un tissu complexe d'interdépendances, révélant des dynamiques à la fois enrichissantes et problématiques. Ainsi, l’usage de méthodes offrant une compréhension détaillée et longitudinale des activités technologiques et de leur vécu revêt une importance primordiale.

Cette publication aborde le défi associé à l'évaluation longitudinale des activités technologiques, en exploitant la méthode des courbes d'expérience utilisateur (UX) comme principal outil d'analyse. Cette méthode rétrospective permet aux utilisateurs de tracer l'évolution de leurs interactions et de leurs expériences avec les technologies au fil du temps. Son efficacité repose sur sa facilité d'application imposant peu de restrictions aux participants, et se révèle plus efficace que le simple rappel mnésique (Kujala, 2011 ; Lallemand & Gronier, 2018).

Illustrée par une étude de cas sur l'usage des montres connectées, cette contribution explore diverses stratégies d'analyse des courbes UX. Elle met en évidence de nouvelles possibilités d'exploitation des informations recueillies, tout en examinant les avantages et limites de cette approche. Ce cadre analytique ambitionne de contribuer significativement à l’appréhension des dynamiques technologiques, se positionnant ainsi au cœur des défis actuels, enrichissant le corpus existant tout en proposant des angles d'approche innovants pour affiner l'analyse des activités.

2. L’analyse longitudinale des activités par la méthode des courbes UX

2.1 Expérience utilisateur et études longitudinales

L'expérience utilisateur (UX) est une dimension centrale des activités humains-technologies. Popularisée dans les années 1990, l'UX a gagné en reconnaissance tant dans les cercles professionnels que scientifiques, incarnant une perspective holistique et centrée sur l'utilisateur (Roto, et al., 2011 ; Zarour & Alharbi, 2017).

Les recherches UX se distinguent en mettant l'accent sur les perceptions et attentes personnelles, tels que les besoins et désirs esthétiques, symboliques, et émotionnels des utilisateurs, en plus des aspects fonctionnels nécessaires pour accomplir des tâches (Hassenzahl & Tractinsky, 2006 ; Thüring & Mahlke, 2007). La littérature s'accorde à dire que l'UX (Van der Linden et al., 2019) est centrée sur le vécu subjectif de l’activité technologique réalisée ou visualisée, qu’elle vise à incorporer tous les aspects du vécu, adoptant une perspective holistique qui englobe à la fois les dimensions instrumentales (orienté vers l’activité) et non-instrumentales (orienté vers les besoins personnels), qu’elle reconnait le rôle déterminant des réponses émotionnelles générées par les activités technologiques et qu’elle est dynamique et évolutive, se transformant au fil du temps et des usages.

Bien que les recherches reconnaissent unanimement le caractère dynamique de l’UX, l’étude longitudinale est trop souvent délaissée (Roto et al., 2011). De nombreuses études se concentrent sur les premiers moments d’interaction en se focalisant sur des critères tels que l'apprenabilité, l'utilisabilité et les éléments de stimulation initiale (Vermeeren et al., 2010). Les études longitudinales, qui s'intéressent à l'adaptation, l'adoption, et l'intégration de la technologie dans la vie des utilisateurs sur une période prolongée, sont pourtant cruciales pour comprendre l'émergence de nouveaux comportements et les ajustements progressifs.

Image 10000001000000D6000000E7C37FACEC.png

Figure 1 - Modèle des phases temporelles de l’expérience influencée par la familiarité, la dépendance fonctionnelle et l’attachement émotionnel (Karapanos, et al., 2009)

Le modèle proposé par Karapanos et al., 2009 (Figure 1), développé à partir d'une étude ethnographique avec des nouveaux utilisateurs de smartphones, trace le parcours de l'évolution des besoins et motivations au travers de 4 phases de l'adoption technologique. Il met en lumière la façon dont les aspects instrumentaux, non-instrumentaux, et émotionnels gagnent ou perdent en importance. Quatre phases clés sont identifiées : anticipation, orientation, incorporation, et identification, chacune marquée par une évolution des attentes, de la familiarité, de la dépendance fonctionnelle, et de l'attachement émotionnel envers la technologie. Ce modèle souligne ainsi l'importance d'observer les activités et l’expérience comme un processus dynamique et évolutif, où les interactions initiales ne sont que le début d'un parcours utilisateur riche et complexe.

En définitive, l'intégration d'une démarche d'évaluation des fluctuations temporelles est essentielle pour soutenir l'activité humaine dans des contextes technologiques en évolution. Elle permet de concevoir des activités durables, adaptées aux besoins des utilisateurs, en aidant chercheurs et concepteurs à anticiper les évolutions comportementales et expériencielles.

2.2 L’approche rétrospective pour l’évaluation des fluctuations temporelles

Les méthodes d’évaluation des fluctuations temporelles mettent en évidence les changements dans les vécus et les comportements des utilisateurs, mais aussi les facteurs sous-jacents qui influencent ces changements, ainsi que sur la manière dont ces éléments interagissent avec les modifications des systèmes et des contextes d'utilisation. Plusieurs méthodes permettent d'examiner ces changements : les méthodes à mesures répétées, les méthodes longitudinales, et les méthodes rétrospectives (Karapanos et al., 2009 ; Lallemand & Gronier, 2018). Cette contribution se penche particulièrement sur l’approche rétrospective car elle permet d’observer des changements subtils et progressifs qui peuvent ne pas être identifiables via les méthodes à mesurées répétées ou longitudinales.

Les méthodes rétrospectives privilégient une compréhension basée sur la reconstruction subjective des événements (Karapanos, et al., 2009). En s'appuyant sur le paradigme constructiviste, elles reconnaissent que la mémoire des activités n'est pas un simple enregistrement fidèle, mais fait l'objet d'une reconstruction active lors de son rappel (Robinson & Clore, 2002). Cette reconstruction intègre l'interprétation et la réinterprétation des activités passées, influencée par les connaissances, les croyances, et les émotions actuelles des individus.

L'approche dite "value-account", mise en avant par Betsch et al. (2001), suggère que cette reconstruction considère la fréquence et l'intensité des expériences, favorisant un récit basé sur une évaluation globale plutôt que sur des souvenirs isolés. En parallèle, l'approche des incidents critiques (Flanagan, 1954 ; Butterfield et al., 2005) se concentre sur la collecte de témoignages détaillés sur des événements marquants, qu'ils soient positifs ou négatifs, pour déceler les aspects cruciaux ayant impacté significativement l’activité et l’expérience. Cette méthode, initiée de Flanagan (1954) a été abondamment utilisée dans les études des activités professionnelles, les incidents critiques agissant en tant qu’évènements déclencheurs ou régulateurs des formes d’activités ou d’usages. En somme, les méthodes rétrospectives facilitent une compréhension holistique de l’activité façonnée par des facteurs contextuels et personnels. Elles permettent d’une part d'accéder à des évaluations globales, et d’autre part, mettent l'accent sur les souvenirs saillants au lieu d'un agglomérat de détails mineurs.

Par ailleurs, par rapport aux méthodes à mesures répétées les méthodes rétrospectives offrent des avantages pratiques non négligeables. Elles réduisent les contraintes temporelles, logistiques et financières associées aux autres méthodes impliquant la collecte de données répétées ou continues (Lallemand & Gronier, 2018). Elles permettent d'explorer des périodes étendues sans interaction constante avec les participants, évitant les problèmes de rétention et d'engagement souvent rencontrés dans les études de longue durée.

2.3 Les courbes UX

La méthode des courbes UX constitue une technique rétrospective qui permet aux individus de représenter graphiquement l'évolution de leurs activités et expériences au cours du temps.

Plusieurs méthodes utilisant des courbes UX, telles que l'Analytic scale et l'Entretien CORPUS, illustrent la richesse des courbes pour examiner comment les comportements et les expériences évoluent avec le temps (Lallemand & Gronier, 2018). L'Analytic scale (Karapanos, et al., 2010) propose aux utilisateurs de choisir parmi une série de courbes préconçues celle qui représente le mieux l'évolution de leur expérience au fil du temps. L'Entretien CORPUS (von Wilamowitz-Moellendorff, et al., 2006) invite les utilisateurs à créer leurs propres courbes sur un diagramme vierge, équipé d'une échelle de 0 (indiquant 'pas du tout') à 10 ('extrêmement') et propose d’évaluer l'évolution de l'interaction avec la technologie sur plusieurs dimensions, comme l'utilité, l'esthétique, et la stimulation. Les utilisateurs sont ainsi guidés pour quantifier les variations dans leur relation avec la technologie, rendant possible une analyse quantitative des différents aspects de cette interaction.

Dans l'ensemble, les méthodes qui encouragent les individus à dessiner des courbes suivent des principes de réalisation relativement similaires. La procédure décrite ci-après s'inspire des méthodes et recommandations présentées par Lallemand et Gronier (2018) et Kujala et al. (2011). Cette procédure ayant déjà mis en évidence des modifications significatives de l’expérience chez plusieurs groupes d’utilisateurs (Kujala et al., 2019).

L’élaboration des courbes UX est typiquement réalisée en présence d'un facilitateur de recherche. Elle débute par une démarche introspective, sollicitant les participants à réfléchir à l'intégralité de leurs interactions avec une technologie depuis les premiers instants d’utilisation jusqu'au jour actuel. Armés d'un support papier ou numérique (Figure 2), les sujets sont ensuite conviés à dessiner la courbe narrative de leur activité et expérience technologique. La schématisation débute par l’explicitation de la date de la première utilisation de la technologie. Cette date correspond à l'intersection des axes du graphique. Par la suite, les participants jalonnent leur parcours expérientiel en plaçant des points sur une échelle qui va de très négative à très positive. Ces points correspondent à des moments clés ou des réactions à des événements spécifiques. Ces points sont ensuite reliés, engendrant une représentation graphique sous forme de courbe qui illustre les fluctuations et les tendances au sein de l'expérience utilisateur. À chaque marque ou point d'inflexion sur la courbe, les participants sont incités à expliciter au facilitateur les événements spécifiques qui ont exercé une influence, qu'elle soit favorable ou défavorable, sur leurs perceptions et interactions avec la technologie.

Image 100000010000030B00000191553B1178.png

Figure 2 – Support pour les courbes UX (Kujala, et al., 2011 : Lallemand & Gronier, 2018)

Plusieurs variantes de cette procédure existent, certaines se focalisent uniquement sur la réalisation d’une courbe d’utilisation générale, tandis que d'autres intègrent des dimensions plus spécifiques. Le chercheur sélectionnant les dimensions qui lui semble les plus pertinentes dans le cadre de son étude. Par exemple, Kujala et al. (2011) proposent d'évaluer l'expérience utilisateur en se fondant sur cinq dimensions distinctes : l'expérience générale, l'attrait, l'utilité, la facilité d'utilisation et la fréquence d'utilisation. L'expérience générale capture le sentiment global de l'utilisateur, reflétant une évaluation holistique de l'interaction avec le produit. L’utilité et la facilité d’utilisation mettent en évidence la composante instrumentale et l’attrait met en évidence la composante non instrumentale de l’expérience. Tandis que la courbe de la fréquence d'utilisation fournit des données sur l’usage et l'engagement de l'utilisateur avec la technologie au fil du temps. Chaque courbe crée ainsi une chronologie visuelle spécifique.

Dans l’ensemble, cette procédure permet une représentation réfléchie et détaillée des facteurs déterminants de l’expérience utilisateur, offrant ainsi une perspective d’analyse riche pour caractériser le vécu et l’activité de l'utilisateur au fil du temps.

Toutefois, il convient de noter que les recommandations actuelles pour analyser les données issues de ces courbes UX sont peu élaborées ou perfectibles. Certaines études identifient les patterns ascendants, descendants ou stables et la collection d’évènements influençant positivement ou négativement les courbes (Kujala et al, 2011 ; Lallemand & Gronier, 2018). Tandis que d’autres études semblent appliquer des méthodes d’analyse de contenus telles qu’utilisées par l’analyse d’entretien. Face à cette situation, la méthode d'analyse proposée cherche à améliorer cette étape en offrant une approche à la fois systématique et détaillée. L’objectif est de fournir un cadre d’analyse approfondi, afin d'offrir une compréhension enrichie et nuancée des dynamiques d'interaction sur la durée.

3, Evaluation de la méthode d’analyse des courbes UX

L'analyse des données recueillies à partir des courbes UX implique un examen minutieux des tendances et des motifs révélés par les trajectoires expérientielles des utilisateurs. Afin d’évaluer la pertinence de la méthode d’analyse des courbes UX qui est proposée, une étude sur le vécu des utilisateurs de montres connectées est mobilisée. Elle avait pour objectif d’appréhender les fluctuations temporelles de différentes dimensions de l’activité et de l’expérience utilisateur de technologies mobiles et personnelles.

3.1 Participants, matériels et procédure

L’étude a été réalisée auprès de 21 utilisateurs d’une Apple Watch. Les participants ont été recrutés via des annonces sur les réseaux sociaux, avec un processus de sélection incluant un questionnaire pour vérifier leur éligibilité, les critères principaux étant de disposer personnellement d’une Apple Watch, de maîtriser la langue française, et d’être majeur.

Les entretiens ont été réalisés à distance par le biais de logiciels de vidéoconférence. Lors des entretiens, il a été demandé à chaque participant de dessiner cinq courbes permettant de mesurer différents aspects de l’expérience utilisateur. Conformément à l’étude de Kujala et al. (2011), l’étude s’est focalisée sur cinq courbes : expérience générale, attractivité, facilité d’utilisation, utilité, et fréquence d’utilisation. Un modèle électronique et des instructions verbales étaient fournis pour guider les participants dans la création de chaque courbe. Les participants ont réalisé les courbes sur leur ordinateur, sous la supervision du chercheur via webcam, en utilisant les logiciels PowerPoint ou Keynote. Pour assurer une plus grande précision, les participants étaient encouragés à utiliser une souris et à partager leur écran, permettant ainsi au chercheur de suivre le processus de création et de discuter avec le participant.

3.2 Analyse des données

Dans le cadre de cette étude, les analyses des courbes ont été structurées en quatre étapes afin d’appréhender de manière systématique et le plus exhaustivement possible la richesse des données recueillies. Les étapes suivies sont :

  • L’observation de la positivité ou la négativité des évaluations, c’est-à-dire l’identification des vécus positifs et négatifs ;

  • L’observation générale de l’évolution, c’est-à-dire l’identification d’une l’évolution positive, négative ou stable, entre le point de départ et le point final des courbes ;

  • L’analyse de la linéarité et des inflexions, c’est-à-dire recensions d’inflexions ou de plateaux (droites horizontales dans la courbe) au début, au milieu ou à la fin des courbes

  • L’analyse intra-individuelle, c’est-à-dire l’identification des relations entre les courbes dessinées par une même personne

3.2.1 Analyse 1 : observation de la positivité ou négativité des évaluations

La première étape de l'analyse consiste à analyser la valence des évaluations : positives, négatives, ou mixtes. Une évaluation est jugée positive lorsque la courbe est au-dessus de l'axe horizontal sur toute sa longueur. Inversement, une courbe est considérée négative si elle se situe entièrement sous cet axe. Une courbe traversant l'axe horizontal à un ou plusieurs points indique une évaluation mixte, reflétant des vécus variés.

Cette première analyse permet d'identifier l’évaluation globale des différentes dimensions étudiées, offrant un premier aperçu des points forts et des zones d'amélioration potentielles de l’activité technologique. En d’autres mots, les analyses mettent en lumière les aspects qui contribuent à une expérience positive ou négative et ceux qui requièrent une attention particulière pour optimiser l’engagement de l’individu dans son activité.

Image 1000000000000244000000DAA6B34199.jpg

Tableau 1 – Résultats de la positivité ou négativité pour chaque dimension UX évaluée

Les résultats (Tableau 1) révèlent que 95.2% des courbes présentent exclusivement des évaluations positives, tandis qu'aucune courbe n'est entièrement négative. Cependant, 4.8% des courbes affichent des évaluations mixtes. Elles sont observées pour les courbes Expérience générale, Attractivité, Facilité d'utilisation, et Utilité. C’est-à-dire là où des évaluations négatives temporaires sont possibles. La courbe de fréquence d'utilisation ne pouvant pas présenter de valeurs négatives, par définition. Précisons que l’observation plus précise des courbes révèle que les variations observées sont momentanées, avec des évaluations passant brièvement de positives à négatives. En synthèse, cette première étape d’analyse montre que l’évaluation des différentes dimensions de l’expérience est positive, démontrant la capacité des montres connectées – Apple Watch à satisfaire les attentes et besoins des utilisateurs.

Image 10000001000001C3000000D8C04FB8F0.png

Figure 3 – Évaluation mixte de l’attractivité d’une Apple Watch série 5 en possession depuis 6 mois

Des résultats plus qualitatifs recueillis lors de l’entretien peuvent être également être associés à cette analyse. Par exemple, la figure 3 présente une courbe ayant une évaluation mixte. Celle-ci a été dessinée par un utilisateur d’une Apple Watch série 5 depuis 6 mois. Initialement, l'utilisateur rapporte une satisfaction élevée, soulignant que la montre répondait pleinement à ses attentes initiales. Cependant, après quelques semaines d'utilisation, il découvre l'absence de certaines fonctionnalités et qualités qu'il jugeait essentielles, ce qui entraîne une période de remise en question de la valeur de son achat. Cette phase est caractérisée par une perception négative de la montre, perçue alors comme un investissement coûteux ne répondant pas à ses désirs. Finalement, l'utilisateur mentionne un renouvellement de son appréciation pour la montre, motivé par la reconnaissance de la qualité globale du dispositif et la découverte de fonctionnalités utiles non anticipées initialement. Cette évolution suggère une adaptation de l'utilisateur à la montre, accompagnée d'une réévaluation positive de son attractivité.

3.2.2 Analyse 2 : observation générale de l’évolution

La seconde étape consiste à étudier l’évolution de l’évaluation entre le point de départ et le point final d’une courbe UX en fonction de 3 critères : augmentation – stabilité – ou diminution de l’évaluation. Une évolution positive de l’évaluation est caractérisée par une courbe dont le point de début est situé en dessous du point de fin sur l’axe vertical. Une évaluation négative est caractérisée par un point de début situé en dessous du point de fin. Tandis qu’une évaluation stable est caractérisée par un point de début situé à la même hauteur sur l’axe vertical.

Analyser ces trajectoires permet de mieux cerner l'attitude des utilisateurs et de l'adoption de la technologie dans le temps. Cette étape met en lumière non seulement la progression dans le temps, mais fournit aussi des indications précieuses sur la durabilité de l’activité technologique. Ainsi, cette approche permet d'anticiper les ajustements nécessaires pour maintenir l'engagement des utilisateurs, en veillant à ce que les solutions technologiques restent pertinentes et bénéfiques tout au long de leur cycle de vie.

Image 10000000000001E1000001E0828F2EA3.jpg

Tableau 2 – Évolution de l’évaluation entre le point de départ et le point final

La seconde étape d’analyse (Tableau 2) révèle que pour tous les types de courbes UX, 36.2% des courbes présentent des évolutions positives, 36.2% des évolutions relativement stables, et 21.9% des évolutions négatives. 5.7% des courbes présentent une évolution ne permettant pas de comparer les points de départ et finaux. Cette difficulté est liée au fait que pour certains participants, leurs expériences sont fort instables dans le temps ou que certains évènements ont modifié la nature même de leur expérience. Les résultats indiquent que l’expérience générale évolue positivement ou négativement, entre les premiers et derniers moments d’utilisation, pour 81,0% des participants. Cette analyse offre ainsi des insights précieux sur l'évolution de l'engagement des utilisateurs avec la technologie au fil du temps.

La Figure 4 illustre une évolution négative. Le participant, possédant une Apple Watch série 4 depuis 24 mois, estime que l’attractivité de son Apple Watch a diminuée au cours du temps, mais que celle-ci est restée positive. Ici, le degré d’attractivité est caractérisé par une première période d’enthousiasme vis-à-vis de sa montre qui diminue après quelques mois pour se stabiliser quelques mois plus tard à un niveau d’attractivité moindre.

Image 10000001000002BB00000158A448E23A.png

Figure 4 – Diminution de l’attractivité au cours du temps pour une Apple Watch série 4 en possession depuis 24 mois

3.2.3 Analyse 3 : Observation des inflexions de la linéarité et des inflexions

La troisième étape d’analyse implique le recensement et la localisation des points d'inflexion ou des phases de stabilité (représentées par des segments horizontaux sur la courbe) à différents moments : au début, milieu, ou fin des courbes. Cette démarche vise à évaluer la linéarité ou la variabilité des courbes, reflétant ainsi la continuité ou les changements dans les expériences et interactions des utilisateurs avec la technologie.

Image 100000000000023C0000010D82FE809D.jpg

Tableau 3 – Relevé des inflexions et plateaux

En identifiant ces moments clés, l’analyse fournit des indications pour cibler les moments opportuns pour toutes interventions visant l’amélioration des activités technologiques. Elle aide également à comprendre les facteurs qui stimulent l'engagement des utilisateurs ou, à l'inverse, ceux qui posent des obstacles, offrant ainsi des pistes précieuses pour l'élaboration et l'optimisation d’activités plus en adéquation avec les attentes et les habitudes des utilisateurs.

Les résultats (Tableau 3) indiquent que, globalement, 61.9% des courbes présentent des inflexions, celles-ci sont principalement présentes dans les premiers moments d’utilisation : 37.1% des courbes présentent des inflexions au début, 35.2% au milieu et 14.3% dans les moments les plus proches de l’interview. Des plateaux sont présents dans 63.0% des courbes. Ces plateaux sont plus présents dans les moments les plus récents. 32.4% des courbes présentent des plateaux au début, 33.3% au milieu et 48.6% dans les moments les plus récents. Par conséquent, il se dégage de ces analyses que l’activité et l’expérience avec les montres connectées est plus susceptible d’évoluer, plus sensible lors des premiers instants d’utilisation, et qu’elle a ensuite tendance à se stabiliser au cours du temps. Dès lors, toute intervention destinée à optimiser la perception de l'activité technologique aurait davantage de chances de succès si elle est mise en place durant les premières étapes d'utilisation de la technologie.

Image 10000001000002BB00000164E8F79A85.png

La Figure 5 représente la courbe Expérience générale d‘un utilisateur possédant une Apple Watch série 4 depuis 15 mois. Pour cet utilisateur, l'expérience générale avec l'Apple Watch est positive, bien que marquée par des fluctuations initiales. Cette phase d'enthousiasme initial, caractérisée par une exploration active et une mise à l’épreuve des limites de l'appareil, n'était pas encore accompagnée d'une opinion définitive sur son utilité technologique. Par la suite, l'utilisateur rapporte que la montre connectée a trouvé sa place dans sa routine quotidienne, entraînant une normalisation de l'usage. Cela se traduit par une réduction de l'intensité de l'expérience initiale et par une stabilisation de son appréciation générale de la montre.

3.2.4 Analyse 4 : Comparaisons intra-individuelles

La quatrième étape vise à identifier des relations entre les courbes dessinées par une même personne. Deux courbes qui présentent un pattern similaire supposent la présence d’un lien qui unit ces courbes. Afin d’améliorer la validité des analyses et des résultats de cette dernière étape, une procédure d’analyse interjuge a été mise en œuvre. Après l’analyse indépendante par deux chercheurs, les convergences et divergences ont été identifiées et débattues afin d’obtenir un accord interjuge des catégorisations.

L’analyse intra-individuelle offre une perspective détaillée sur la manière dont des modifications ciblées peuvent influencer d’autres dimensions de l’expérience.

Image 1000000000000244000000F4C341268F.jpg

Le Tableau 4 répertorie le nombre de paires de courbes qui présentent des patterns similaires (+), partiellement similaires (+-), c’est‑à-dire similaires uniquement sur une certaine période, ou des patterns totalement différents (0). Les analyses montrent que les courbes similaires concernent le plus souvent le critère d’utilité. Une forte similarité a été retrouvée chez 7 utilisateurs pour la paire Utilité - Fréquence d’utilisation, chez 6 utilisateurs pour la paire Expérience générale – Utilité, chez 5 utilisateurs pour la paire Attractivité – Utilité, et chez 5 utilisateurs pour la paire Facilité d’utilisation – Utilité. Ces résultats témoignent que l’utilité est une dimension importante de l’UX, et indiquent que celle-ci est au centre du vécu subjectif des participantes aux différents stades d’utilisation de la technologie. Toute intervention sur l’utilité est donc susceptible d’avoir un impact fort sur l’ensemble de l’appréciation de l’activité technologique.

Image 100000010000028F000001462D3AA396.pngImage 100000010000029700000146ACCB16C6.png

Figure 6 – Par de courbes similaires - Utilité (à droite) et Fréquence d’utilisation (à gauche) – pour une Apple Watch série 3 en possession depuis 36 mois

La Figure 6 représente, la paire Utilité - Fréquence d’utilisation du sujet 5 qui dispose d’une Apple Watch Série 3 depuis 36 mois. Elle indique que les deux courbes débutent par un plateau stable, que ces plateaux sont suivis par une inflexion, et que les courbes retrouvent leurs niveaux initiaux pour redevenir stables ensuite. Concernant ces courbes, le participant précise que cette similarité est liée au fait qu’il a considéré sa montre comme utile pendant la première année d’utilisation, mais qu’avec le temps il y a eu une baisse d’attention et d’intérêt pour les fonctionnalités offertes qui l’ont amené à moins porter sa montre. Toutefois, sans qu’il y ait eu un évènement important, après quelques mois, il s’est remis à mettre sa montre comme avant et a donc retrouvé son sentiment initial d’utilité. Ce témoignage montre le lien fort qui existe entre utilité et fréquence d’utilisation.

4. Discussion

Cette contribution s'inscrit dans une démarche visant à enrichir l’arsenal méthodologique pour naviguer et interpréter l'écologie complexe des activités humaines à l'ère du numérique. En introduisant une méthode d'analyse des courbes UX originale, cette contribution offre de nouvelles perspectives pour une exploration approfondie des activités technologiques.

Les courbes UX en tant que méthode rétrospective de l’activité facilitent une compréhension approfondie des interactions humains-technologies sur le long terme. Elles se distinguent par l’usage de courbes qui soutiennent la collecte de données. Les courbes UX offrent une visualisation synthétique et ininterrompue de l’activité et de l’expérience vécue, offrant une fenêtre sur les tendances, les fluctuations, ainsi que les moments d'engagement intense ou de frustration. Cette capacité à représenter l’activité et de l’expérience dans le temps fait que les courbes UX sont des méthodes singulières et complémentaires à d’autres techniques de l'analyse de l'activité.

Toutefois, les méthodes décrites pour analyser les données recueillies par les courbes UX étaient peu décrites ou perfectibles. C’est par une démarche d’analyse systématique et approfondie des courbes UX que l’étude sur les montres connectées a pour effet d’enrichir la compréhension des activités technologiques sur la durée. Les analyses proposées offrent une évaluation qualitative, identifiant les expériences comme positives, négatives ou mixtes. Elles permettent de suivre l'évolution des évaluations dans le temps, soulignant leur linéarité ou volatilité, ainsi que les facteurs influençant l'activité et l'expérience des individus de manière positive ou négative. De plus, par la comparaison des différentes courbes par un individu, les analyses permettent l’identification d’interactions entre les différentes dimensions de l’expérience et de l’activité technologique. Dans l’ensemble, ces analyses fournissent de nouvelles perspectives sur la durabilité des activités technologiques. Elles identifient les facteurs clés, les motifs récurrents et les moments opportuns pour des interventions visant à améliorer les activités technologiques et l’expérience des individus.

A partir des méthodes d’analyse réalisées, plusieurs perspectives d’amélioration peuvent être envisagées. L'introduction de critères quantitatifs pour évaluer la positivité ou la négativité des courbes, ainsi que pour mesurer l'évolution positive ou négative, pourrait s'avérer bénéfique. Similairement à la méthode entretien CORPUS (von Wilamowitz-Moellendorff et al., 2006), une solution consisterait à intégrer une échelle d’évaluation de 1 à 10 lors de l'élaboration des courbes. De même, introduire une graduation sur l'axe du temps pourrait garantir que l'utilisateur utilise la même échelle d'une dimension à l'autre, réduisant ainsi les distorsions (comme la perception d'un temps plus long ou plus court) causées par des événements marquants. L’affinement des analyses temporelles représente une autre source potentielle d'amélioration. La méthode actuelle préconise de distinguer trois moments dans les courbes (au début, au milieu et à la fin des courbes). L’affinement temporel permettrait d’augmenter la précision dans l'identification des phases critiques de l'expérience utilisateur. Toutefois, il serait impératif de réaliser des études préliminaires pour s’assurer de la capacité des participants à situer précisément leurs expériences sur une ligne du temps. Par ailleurs, l'examen du nombre de points d'inflexion dans les courbes UX pourrait offrir des indices précieux sur la volatilité de l'expérience et des activités. Le nombre de ces inflexions pourrait servir d'indicateur pour évaluer la stabilité de l'interaction utilisateur-technologie. Ensuite, l'intégration d'un recensement systématique des événements influençant les trajectoires des courbes enrichirait également les analyses. Similairement à la technique des incidents critiques, qui souligne l'importance d'événements significatifs pour leurs impacts notables sur les activités et les usages, le recensement systématique envisagé permettrait des analyses détaillées de la nature (positive ou négative) des événements et de leur impact sur l'activité étudiée. Cette approche favoriserait une compréhension plus fine des dynamiques en jeu et l'identification de leviers d'action stratégiques, contribuant ainsi à l'optimisation de l'activité. Encore, l’application de méthodes statistiques aux données portant sur la similarité des courbes permettrait d’attester la dépendance et l’indépendance des dimensions étudiées. Enfin, coupler les courbes obtenues avec des données issues par un suivi en temps réel de l’activité permettrait de contextualiser plus finement les variations perçues dans l'expérience utilisateur (UX). Cette approche permettrait de lier directement les fluctuations des courbes UX à des événements spécifiques ou à des interactions déterminées avec la technologie. En employant des techniques de suivi des comportements d’usage, telle que l'analyse des logs d'utilisation ou le tracking oculaire, il serait possible d’associer des évènements comportementaux aux expériences vécues et de cerner les changements comportementaux et leurs effets sur les dimensions de l’UX.

La méthode des courbes s’est développée dans les approches UX des interactions technologiques. L’utilisation des courbes et ses méthodes d’analyse pourraient être transposées à d’autres types d’activités technologiques, tels que l’usage de documents numériques, de logiciels, de réseaux sociaux, ou encore d’étendre cette méthode pour la compréhension d’activités de communication et de collaboration interpersonnelle sur le long terme. Cette application dans d’autres contextes pourrait révéler des tendances inattendues, améliorer la compréhension des dynamiques de groupe, et identifier des leviers d'optimisation pour renforcer l'efficacité et la satisfaction dans les environnements de travail. En définitive, la démarche d’analyse des courbes UX présentée constitue une avancée significative pour l'analyse des activités humaines. L'originalité et l'innovation de la démarche résident dans sa capacité à exploiter de manière systématique et approfondie les données issues des courbes expérientielles, permettant d’appréhender la complexité des activités humaines et des interactions avec les technologies.

Bibliographie

Betsch, T., Plessner, H., Schwieren, C., & Gütig, R. (2001). I like it but I don’t know why: A value-account approach to implicit attitude formation. Personality and social psychology bulletin, 27(2), 242-253.

Butterfield, L. D., Borgen, W. A., Amundson, N. E., & Maglio, A. S. T. (2005). Fifty years of the critical incident technique: 1954-2004 and beyond. Qualitative research, 5(4), 475-497.

Flanagan, J. C. (1954). The critical incident technique. Psychological bulletin, 51(4), 327-358.

Hassenzahl, M., & Tractinsky, N. (2006). User experience-a research agenda. Behaviour & information technology, 25(2), 91-97.

Karapanos, E., Zimmerman, J., Forlizzi, J., & Martens, J. B. (2010). Measuring the dynamics of remembered experience over time. Interacting with computers, 22(5), 328-335

Karapanos, E., Zimmerman, J., Forlizzi, J., & Martens, J. B. (2009, April). User experience over time: an initial framework. In Proceedings of the SIGCHI conference on human factors in computing systems (pp. 729-738).

Kujala, S., Miron-Shatz, T., & Jokinen, J. J. (2019). The Cross-Sequential Approach: A Short-Term Method for Studying Long-Term User Experience. Journal of Usability Studies, 14(2), 105-116.

Kujala, S., Roto, V., Väänänen-Vainio-Mattila, K., Karapanos, E., & Sinnelä, A. (2011). UX Curve: A method for evaluating long-term user experience. Interacting with computers, 23(5), 473-483.

Lallemand, C., & Gronier, G. (2018). Méthodes de design UX: 30 méthodes fondamentales pour concevoir des expériences optimales. Editions Eyrolles.

Robinson, M. D., & Clore, G. L. (2002). Belief and feeling: evidence for an accessibility model of emotional self-report. Psychological bulletin, 128(6), 934-960.

Roto, V., Law, E., Vermeeren, A. P. O. S., & Hoonhout, J. (2011). User experience white paper. Bringing clarity to the concept of user experience. Result from Dagstuhl Seminar on Demarcating User Experience, September 15-18 (2010). Disponible en ligne le, 22, 06-15.

Thüring, M., & Mahlke, S. (2007). Usability, aesthetics and emotions in human–technology interaction. International journal of psychology, 42(4), 253-264.

Van Der Linden, J., Amadieu, F., Vayre, E., & Van De Leemput, C. (2019). User experience and social influence: A new perspective for UX theory. In Design, User Experience, and Usability. Design Philosophy and Theory: 8th International Conference, DUXU 2019, Held as Part of the 21st HCI International Conference, HCII 2019, Orlando, FL, USA, July 26–31, 2019, Proceedings, Part I 21 (pp. 98-112). Springer International Publishing.

Vermeeren, A. P., Law, E. L. C., Roto, V., Obrist, M., Hoonhout, J., & Väänänen-Vainio-Mattila, K. (2010). User experience evaluation methods: current state and development needs. In Proceedings of the 6th Nordic conference on human-computer interaction: Extending boundaries (pp. 521-530).

von Wilamowitz-Moellendorff, M., Hassenzahl, M., & Platz, A. (2006, October). Dynamics of user experience: How the perceived quality of mobile phones changes over time. In User Experience-Towards a unified view, Workshop at the 4th Nordic Conference on Human-Computer Interaction (pp. 74-78).

Zarour, M., & Alharbi, M. (2017). User experience framework that combines aspects, dimensions, and measurement methods. Cogent Engineering, 4(1), 1421006.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jan Van der Linden et Cécile van de Leemput, « Dessine-moi une courbe : Analyse longitudinale des activités technologiques », ModACT [En ligne],  | 2024, document 8, mis en ligne le 12 septembre 2024, consulté le 23 février 2025. URL : http://popups.uliege.be/3041-4687/index.php?id=190

Auteurs

Jan Van der Linden

Centre de Recherche en Psychologie du Travail et de la Consommation, Université libre de Bruxelles

Cécile van de Leemput