Introduction
Notre étude s’intéresse à la dynamique de la relation enseignant-élèves au cours d’une année scolaire. Cette relation prend une place importante dans les classes en lycée professionnel (LP) dont l’orientation est majoritairement subie (filières industrielle et tertiaire, Arrighi & Gasquet, 2010). Les enseignants d’EPS de ces classes évoquent en effet la nécessité de construire une relation de confiance et de soutien des élèves, qu’elle soit émotionnelle ou de guidage dans leurs apprentissages, afin de les engager et les maintenir dans le travail scolaire. Cette nécessité émerge de la spécificité de ce public d’élèves aux parcours scolaires « cabossés » (Jellab, 2017) et qui sont confrontés à la fois à des difficultés sociales et scolaires. De ce fait, les mondes phénoménologiques de l’enseignant et des élèves s’en retrouvent éloignés, et l’engagement des élèves dans le travail scolaire devient un véritable défi pour les enseignants d’EPS (comportements déviants, absentéisme, refus de l’autorité) (Girard & Vors, 2018). Nous aborderons cette relation entre l’enseignant et ces élèves de Lycée Professionnel à travers la notion de soutien social, élément fondateur d’une relation basée sur la bienveillance et l’empathie (Brewster & Broween, 2004). A partir de la littérature existante, nous appréhendons ici le soutien social à travers la définition minimale suivante : le soutien social est considéré comme l’action d’une personne, significative pour autrui (Streeter & Franklin, 1992), influençant ses propres actions dans une situation particulière (Breuster & Broween, 2004), à un moment précis de recherche d’aide (Tardy, 1985). Le soutien social est multidimensionnel et peut donc être soit émotionnel (manifestation de confiance, empathie), informationnel (feedbacks), matériel (remédiation), évaluatif (appréciation positive). Il relève d’une expérience personnelle, subjective, qui ne peut se mesurer qu’à travers la perception qu’en a l’individu qui reçoit ce soutien (Tardy, 1985).
Pour comprendre comment cette relation basée sur une activité de soutien se construit tout au long d’une année scolaire en EPS, nous nous référons au programme de recherche du Cours d’Action (Theureau, 2006). Cette théorie porte sur l’activité humaine qu’elle définit à travers deux postulats : l’activité comme un couplage situé acteur/environnement (héritage de l’action située, Suchman, 1987) ; le primat à l’intrinsèque considérant que toute action s’accompagne de significations (héritage de la phénoménologie, Merleau-Ponty, 1942 ; Sartre, 1960). Ce programme de recherche nous permet alors d’accéder à la façon dont la relation des élèves avec l’enseignant fait sens pour eux, lors de leçons d’EPS, dans des moments qu’ils perçoivent comme des moments d’aide de la part de l’enseignant, autrement dit de soutien. Pour comprendre la dynamique de cette activité de soutien constituante d’une relation propice à l’engagement des élèves, nous avons adopté une méthode ancrée dans les mixed-method designs (Cresswell, 1994 ; Johnson & Onwuegbuzie, 2004 ; Johnson & Turner, 2003) qui articule des données qualitatives issues de l’anthropologie cognitive permettant un accès à la conscience préréflexive, autrement dit à l’expérience vécue des élèves (via l’entretien d’autoconfrontation, Theureau, 2010), et des données quantitatives issues d’un outil de la psychologie sociale (via le questionnaire CASS-S, Malecki & Elliott, 1999) permettant de venir compléter les premières. L’intérêt de cette approche multi-sources est de mieux saisir la complexité de cette relation de soutien telle que vécue par les élèves. En ce sens, cet arrangement méthodologique nous permet, au-delà de la distinction des données qualitatives et quantitatives (Varela & Shear, 1999), de venir enrichir l’observatoire du Cours d’action en recueillant des traces multiples de l’activité des élèves permettant une meilleure compréhension de leur vécu lorsqu’ils reçoivent un soutien de l’enseignant.
Nous défendrons ici l’apport heuristique des analyses multi-sources (Adé, Ganière, & Louvet, 2018 ; Gal-Petitfaux et al., 2013 ; Vors, Cury, Marqueste & Mascret, 2019) en analysant l’activité des élèves dans les classes en lycée professionnel dont l’engagement dans le travail est difficile à obtenir pour les enseignants. Notre objectif est, à travers l’analyse de l’activité des élèves, de comprendre ce qui fait sens pour eux dans l’activité de soutien de l’enseignant au cours des leçons et de comprendre comment cette relation basée sur le soutien se construit et évolue au cours de l’année.
Méthodologie
Contexte d’étude
L’étude a été conduite au cours de l’année scolaire 2018-2019 dans deux lycées professionnels français accueillant des classes de 3ème « Préparation aux métiers » et des 2nde Baccalauréat Professionnel dans les domaines industriels peu convoités par les élèves. Trois classes (65 élèves) ont donc été suivies tout au long de l’année pendant leurs leçons d’EPS (2h/semaine). Douze élèves ont été suivis d’un point de vue qualitatif. Les élèves manifestaient des difficultés scolaires et sociales, et un refus de l’autorité de l’enseignant, ce qui rendaient difficile leur engagement dans le travail.
Recueil de données
Le recueil de données s’est organisé en trois étapes:
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Recueil de traces de l’activité en classe de l’enseignant et des élèves, à l’aide d’enregistrements audiovisuels de trois leçons d’EPS au cours de l’année scolaire. L’année scolaire a été découpée en trois périodes du fait des périodes de stage en milieu professionnel des élèves (P1 : Septembre – Octobre ; P2 : Novembre – Janvier ; P3 : Février – Mai) qui correspondent à un cycle d’enseignement d’une activité physique et sportive. Pour chaque période, chaque classe a été filmée avec plan large au cours de la quatrième leçon de chaque cycle (54h d’enregistrement audiovisuel au total).
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Recueil des données quantitatives à l’aide d’un questionnaire de mesure de la perception des élèves du Soutien Social donné par l’enseignant traduit en français pour l’étude selon la méthode de rétrotraduction : Child ans Adolescent Social Support Scale (CASS-S, Malecki & Elliott, 1999). Afin de réaliser cette étude, nous avons ciblé un échantillon élargi de 245 élèves de lycées professionnels tertiaires et industriels. A la fin de chacune des leçons filmées, les élèves sont invités à renseigner ce questionnaire qui évalue quatre composantes de la perception du soutien social (Tardy, 1985) : emotional support, informational support, apraisal support et instrumental support, à travers 12 items (3 par composante). Pour chaque item, il est demandé à l’élève d’évaluer, d’une part, la fréquence perçue du soutien de l’enseignant au cours de la leçon sur une échelle de Likert de 1 à 6 (de Jamais à Toujours) et d’autre part, l’importance qu’il accorde à cet item sur une échelle de Likert de 1 à 3 (Pas important, Important, Très important). Le questionnaire a été présenté à l’élève en lui indiquant qu’il allait porter sur la leçon qui venait d’être vécue. La consigne donnée était la suivante : « Rappelle-toi, ce questionnaire est sur la leçon d’EPS que tu viens de faire avec ton professeur Monsieur X ». Il a été demandé à l’élève de renseigner le questionnaire aux trois périodes (P1, P2, P3). La comparaison des questionnaires entre les périodes a permis de relever les variations de perception pour un même élève.
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Recueil des données qualitatives à l’aide d’entretiens d’autoconfrontation « enrichis » (Huet, 2020). Des entretiens d’autoconfrontation (Theureau, 2010) ont été réalisés avec les élèves dont les réponses au questionnaire CASS-S présentaient de fortes variations de perception entre la première et la troisième période. Ces entretiens ont porté sur les enregistrements audiovisuels de chacune des leçons. Ces enregistrements audiovisuels ont permis de recueillir des traces de l’activité des élèves au cours de la leçon, permettant ainsi une remise en situation propice à l’accès à la conscience préréflexive de l’élève, et donc à son expérience vécue. Ils ont permis de renseigner les composantes du cours d’expérience (Préoccupation (O), Perception (R), Connaissance (I)) de l’élève à travers un questionnement spécifique ciblé sur les moments d’interaction verbale ou non avec son enseignant. L’entretien a été enrichi du rappel des items du questionnaire. Le chercheur incitait l’élève à choisir un des items venant confirmer l’explicitation de son expérience vécue. Le choix de cet item permettait alors au chercheur de relancer l’entretien pour accéder à une explicitation plus fine de l’expérience de l’élève. Les traces de l’activité des élèves recueillies par les items du questionnaire CASS-S ont donc été utilisées pour aider le chercheur à conduire l’entretien, notamment (1) aider les élèves à verbaliser un moment vécu en classe qu’ils n’arrivaient pas à décrire spontanément ; (2) à documenter les variations de leurs réponses d’une période à l’autre ; (3) à valider et invalider les réponses aux questionnaires en explicitant leur expérience vécue.
Traitement des données
Pour l’analyse statistique des données quantitatives provenant des questionnaires CASS-S des différentes classes, le score obtenu par chaque élève, pour chaque composante du soutien social (soutien émotionnel, soutien matériel, soutien évaluatif, soutien informationnel), a été calculé. Les scores des trois items correspondant à une composante ont été additionnés. Cela nous a permis de déterminer s’il existait des variations de perception du soutien social d’une période à l’autre dans chacune des classes. Les résultats n’étant pas probants, nous avons procédé à une analyse intragroupe (groupe ayant une augmentation ou une diminution du score obtenu au questionnaire entre deux périodes) afin d’identifier les éventuelles variations entre les périodes. L’analyse statistique s’est déroulée en trois étapes : (1) vérification de la cohérence interne des données (Alpha de Crombach) ; (2) analyse des variances par item sur les trois périodes (test ANOVA à mesures répétées) ; (3) identification des points de variations significatifs par item (test post-hoc Newman-Keuls).
L’analyse des données qualitatives (verbatim d’entretiens d’autoconfrontation) a comporté cinq étapes : (1) description des actions et communications filmées suivie d’une retranscription des verbatim d’entretiens ; (2) construction d’un tableau à double volet mettant en correspondance temporelle la description des actions et communications filmées du participant, et ses verbatim d’entretien à chaque instant du déroulement de la leçon ; (3) identification des composantes de l’expérience correspondant aux préoccupations, perceptions, connaissances mobilisées dans l’action ; (4) identification des expériences typiques individuelles, pour chaque élève, repérées à partir de significations récurrentes ; (5) identification des expériences typiques inter-individuelles, repérées à partir de significations typiques communes aux différents participants.
Résultats
Nous ne présenterons ici qu’une partie des résultats de l’étude afin d’illustrer notre approche multi-sources. Les résultats de l’analyse de l’activité individuelle-sociale des élèves au cours des leçons d’EPS montrent l’importance pour les élèves de l’activité de soutien de l’enseignant. L’analyse des composantes du cours d’expérience des élèves nous permet d’identifier des connaissances typiques que ces derniers ont mobilisées. Ces connaissances typiques révèlent que, pour eux, l’activité de soutien de l’enseignant permet le maintien de leur engagement, grâce à des interpellations des élèves par leur prénom, des discussions avec eux avant le cours, une proximité avec eux pendant l’exercice. Ces premiers résultats nous ont amenés à investiguer de manière plus approfondie cette relation particulière basée sur un soutien de l’enseignant avec ces élèves.
Afin de saisir la dynamique sur une année de cette relation basée sur le soutien social de l’enseignant, nous avons ciblé un échantillon élargi de 245 élèves de lycées professionnels tertiaires et industriels. Cet échantillon a subi une érosion importante et seuls 65 élèves ont rempli les trois questionnaires sur toute l’année, soit un taux d’attrition de 26%. Les résultats de l’analyse statistique montrent que 80% des élèves ont une évolution significative de leur perception du soutien de l’enseignant au cours de l’année. En effet, pour ces élèves, la perception de soutien de l’enseignant augmente au cours de l’année. Ils révèlent également que la fréquence de la perception d’un soutien émotionnel (p=0,02), évaluatif (p<0.001) et matériel (p=0.01) varie significativement entre la première et la troisième période.
Pour comprendre ce résultat illustrant une variation de la perception du soutien par les élèves, nous avons étudié qualitativement l’activité de ceux présentant les plus fortes variations. L’analyse de l’activité des élèves au cours des leçons pour lesquelles le questionnaire a été rempli, montre un soutien favorisant leur engagement ou le maintien de leur engagement dans la tâche. Ce soutien vécu par les élèves correspond à des moments typiques où l’enseignant manifeste son soutien aux élèves : e.g., il prend le temps d’expliquer individuellement les consignes ; il emploie l’humour pour « chambrer » ses élèves ; il pratique avec les élèves ; il félicite ou souligne le fait qu’ils ont réussi. Les élèves expriment leur expérience de ce soutien en disant que « ça met en confiance », « ça donne envie de faire », ou encore « ça te fait plus travailler ».
Conclusion
Cette étude multi-sources, basée sur l’enrichissement de l’observatoire du Cours d’action par le questionnaire CASS-S, nous a permis d’appréhender la dynamique de la relation de soutien en classes de lycée professionnel où l’engagement des élèves est problématique pour les enseignants. En effet, l’observatoire initial du Cours d’action ne permettant pas d’accéder à une temporalité aussi longue sur une année, ni à l’ensemble de la classe (Theureau, 2006), notre méthode a permis d’élargir l’analyse au groupe classe et à différentes périodes de l’année. Il a permis de montrer que la perception du soutien de l’enseignant varie pour une majorité d’entre eux au cours d’une année scolaire, de comprendre ce qui fait sens pour les élèves dans l’activité de soutien de l’enseignant à chaque leçon et ce qui, in fine, leur permet de s’engager dans la leçon. Néanmoins, des pistes restent à envisager quant à une articulation plus fine des différentes données qualitatives et quantitatives. Les différentes composantes préexistantes du soutien social (Tardy, 1985) pourraient être croisées avec les données expérientielles dans le but d’affiner la compréhension de cette relation enseignant-élèves dans les classes difficiles de lycée professionnel.