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Un demi-siècle de recherches en géographie du commerce : éditorial
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Version PDF originale1Présenter le sujet de ce numéro consacré à un demi-siècle de recherches en Géographie du commerce nécessite, tout d’abord, d’en exposer brièvement la genèse.
2Tout a commencé en 2013, par un anniversaire : celui de la Commission Commerce du Comité National Français de Géographie (CNFG) à laquelle collaborent régulièrement tous les auteurs de ce numéro. Cette commission constitue aujourd’hui un réseau de chercheurs en Géographie du commerce, de près de 90 membres, principalement géographes (mais aussi : urbanistes, sociologues, économistes etc.), répartis dans une vingtaine d’universités majoritairement francophones (françaises pour la plupart, mais également : belges, togolaises, algériennes, mexicaines, etc.). Ce Groupe de travail du CNFG fut en effet créé par Jacqueline Beaujeu-Garnier en 1973 et a tenu sa 1ère réunion aux Journées Géographiques de Saint-Mandé le samedi 24 février 1973 où il avait rassemblé 36 participants1. On y retrouvait des géographes, souvent impliqués dans des organismes d’aménagement, qui se sont progressivement rapprochés pour travailler de concert sur le commerce de détail, autour de Jacqueline Beaujeu-Garnier et d’Annie Delobez en France mais aussi, de José A. Sporck, en Belgique, qui avait initié, dès le début des années 1960 des travaux sur le commerce en géographie appliquée. Dans ce réseau, tous étaient convaincus de l’intérêt de fonder une Géographie du commerce2 pour pouvoir contribuer à la fois, à un renouvellement de la géographie économique et, surtout – dans la perspective d’une Recherche-Action – à la compréhension des mutations sociales, économiques et urbaines créées par le développement des grandes surfaces des années 1960 (Sporck, 1964, Beaujeu-Garnier & Delobez, 1977).
3Certes, certains géographes avaient déjà travaillé au préalable sur le commerce et plus particulièrement sur les zones d’influence des villes dès la fin des années 1950 et début des années 1960. La plupart ont été dirigés ou inspirés par un des maîtres de la géographie humaine de l’époque, Georges Chabot. En effet, dans la définition de ces zones, le commerce tenait une place éminente, aux côtés certes d’autres fonctions et critères, la « chalandise » tant du commerce de gros que de détail, étant considérée comme une des principales formes des « relations villes-campagnes » dans l’acception de l’époque. Des thèses d’État fondamentales ont alors été dirigées soit par Georges Chabot soit par Pierre George qui faisaient la part belle à cette thématique commerciale, entre autres celles de Michel Rochefort, d’Yves Babonaux, de Bernard Barbier, etc. Toutefois, ces collègues qui ont soutenu leur doctorat d’État dans les années 1960 ont été ensuite bien plus présents dans la Commission de géographie urbaine que dans celle du commerce, mais leur pierre à l’édifice est suffisamment importante pour en faire écho… en dépit des orientations générales de la Commission qui ont peu tourné sur cette question des zones de chalandise !
4La Commission qui s’est toujours réunie régulièrement (une à deux fois par an) s’est progressivement agrandie et a été misE au cœur de ses pRoductions des travaux collectifs aboutissant la plupart de temps à des publications notamment dans les Cahiers du laboratoire « Analyse de l’Espace » que dirigeait Jacqueline Beaujeu Garnier. C’était pour ses membres l’occasion de confronter leurs méthodes de recherches et aussi les résultats de leurs investigations.
5À la fin des années 1980, à l’initiative d’Alain Metton, la Commission devint groupe de travail CNRS et surtout groupe d’étude au sein de l’Union Géographique Internationale (UGI), impulsant alors des collaborations avec des représentants de 45 pays différents en Géographie du commerce, avec des présidences et vice-présidences d’une dizaine de membres (dont Alain Metton pour la France et Bernadette Mérenne-Schoumaker pour la Belgique).
6Ainsi s’apprêtant en 2013, à entrer dans un second demi-siècle de travaux collectifs en Géographie du commerce, la Commission Commerce CNFG cherchait le moyen de fêter dignement cet anniversaire.
7Une seconde étape a alors été franchie lorsque l’idée s’est fait jour de marquer l’événement en réalisant une bibliographie thématique sur la Géographie du commerce, grâce à un logiciel bibliographique (ZOTERO) qui faciliterait l’utilisation et l’actualisation de la base dans les années ultérieures. Non seulement, ce projet s’inscrivait bien dans la continuité des travaux de la Commission, visant à proposer à un large public (de chercheurs, étudiants, professionnels du commerce, géographes ou non) des outils de travail et de réflexion sur le commerce3 ; en particulier, il élargissait, tout en l’affinant, un premier recensement bibliographique des travaux des membres de la Commission qui avait été réalisé collectivement entre 2008 et 2012, sous l’impulsion de René-Paul Desse et Nathalie Lemarchand, et qui rassemblait déjà près de 600 références. En outre, en fournissant un matériau de références, enrichi et nuancé par l’approche thématique, cet outil bibliographique permettait d’entamer une réflexion sur le bilan de la Géographie du commerce, l’évolution de ses champs d’investigation depuis un demi-siècle, ses principaux résultats et pistes de recherche se dessinant pour l’avenir.
8C’est alors que l’idée du numéro actuel a pris forme : un recueil de textes proposant, chacun, une réflexion sur l’évolution d’une thématique abordée en Géographie du commerce devait permettre, tout à la fois, d’éclairer la lecture de la bibliographie thématique, mais aussi d’apporter des éléments d’analyse affinés sur l’évolution de la Géographie du commerce durant son demi-siècle d’existence.
9De fait, par-delà ces circonstances particulières liées à la Commission Commerce CNFG, ce numéro thématique tire plus fondamentalement, son origine de toute une série de questionnements de nature épistémologique, concernant la Géographie du commerce.
10Ces questionnements s’organisent autour de trois constats sur la Géographie du commerce actuelle.
11En premier lieu, si de nombreuses analyses convergent sur l’idée que la Géographie du commerce s’est profondément renouvelée au tournant des XX et XXIème siècles (Mérenne-Schoumaker, 1996, Bondue, 2000, Crank, 2001, Desse, 2009, Lemarchand, 2011), il reste que les contours et plus encore, les mécanismes, de ce renouvellement restent encore relativement flous.
12En effet, l’évolution de la Géographie du commerce fait apparaître deux étapes principales (Lemarchand, Mérenne-Schoumaker & Soumagne, 2014). La première débute aux alentours des années 1950 et est marquée par deux orientations de recherche majeures chez les géographes du commerce : l’une est fortement liée à la Géographie urbaine et plus ou moins influencée par le courant des Sciences Régionales, né parmi les économistes et géographes américains des années 1950. Elle vise à analyser l’organisation urbaine de régions sur la base de la hiérarchie des centres et des aires de marché des polarités ; la hiérarchie repose sur le nombre et la diversité des commerces et des services, caractères qui expliquent aussi des aires d’influence plus ou moins étendues. Les travaux sont alors empiriques ou plus théoriques, notamment sous l’influence de certains auteurs anglophones comme Brian J.L. Berry (1971). Le commerce de détail n’est toutefois pas la préoccupation majeure de cette première orientation de recherche, au contraire de la seconde qui se focalise entièrement sur les appareils commerciaux, à différentes échelles – du pays, de la région, à la ville ou au quartier – et vise à mettre en évidence l’organisation spatiale des différents pôles commerciaux, à décrypter leurs structures spatiales, leurs spécialisations et/ou leurs mutations. Les travaux précurseurs en langue française, inscrits dans cette seconde orientation, sont réalisés à partir des années 1960 en Belgique (Sporck, 1964) puis en France (J. Beaujeu-Garnier, M. Coquery, A. Metton). Leur dimension appliquée se développe rapidement, d’abord au Royaume-Uni (R. Davies) et en Belgique (J.A. Sporck) puis en France (J. Beaujeu-Garnier), sous une dénomination spécifique l’« urbanisme commercial », ce nouveau champ visant à placer la compréhension et l’aide à la conception, l’adaptation ou la restructuration d’équipements commerciaux, dans des objectifs d’intérêt général, socio-économiques et spatiaux.
13La seconde période d’évolution de la Géographie du commerce quant à elle, apparaît au tournant des XX et XXIème siècles et est marquée par un élargissement considérable des axes de recherche, tant du point de vue des objets et terrains commerciaux étudiés, que des méthodes utilisées, et plus encore, des questionnements déployés. Parallèlement, plusieurs tournants épistémologiques traversent l’ensemble de la discipline, aussi bien dans les mondes anglo-saxon que francophone : des années 1970 avec le courant behaviouriste anglo-saxon et la notion d’espace vécu en France, au début des années 2000 avec la Géographie de la consommation de la New Cultural Geography, en passant par les années 1980 et le tournant culturel, ou encore, les années 1990 et la Géographie des acteurs ainsi que l’approfondissement de la notion de territoire.
14Dès lors, plusieurs interrogations restent en suspens pour comprendre le renouvellement en cours de la Géographie du commerce : entre continuité et rupture, comment s’ajustent plus précisément ces deux grandes phases d’évolution ? Comment la Géographie du commerce s’est-elle construite ? Faut-il considérer que ce champ d’étude n’est qu’une caisse de résonnance d’évolutions épistémologiques qui se déclenchent ailleurs, dans d’autres domaines de la Géographie, dans d’autres disciplines, voire dans d’autres géographies nationales que francophone ? Dans quelle mesure, pourquoi et comment les courants d’origine anglo-saxonne influencent-ils plus particulièrement la Géographie du commerce ? Les contextes commerciaux aussi bien qu’épistémologiques ont-ils un impact sur la façon de « faire » de la Géographie du commerce ? Autrement dit, existe-t-il une, ou des, Géographie(s) du commerce à l’échelle internationale ?
15Un autre constat, sans doute lié au précédent, est que la Géographie du commerce traverse aujourd’hui une zone de turbulences assez paradoxales.
16D’un côté, ce champ suscite un intérêt croissant aussi bien parmi les géographes – dont les thèses centrées sur le commerce ou utilisant le prisme du commerce pour décrypter des phénomènes de société, se multiplient – que parmi les autres disciplines des Sciences Sociales4, ou encore, parmi les acteurs publics et privés du commerce, que ce soit par le biais de l’urbanisme commercial pour les premiers, ou au travers du géomarketing pour les seconds.
17D’un autre côté cependant, cet intérêt croissant s’accompagne d’un tel élargissement thématique, méthodologique et théorique que de nombreuses questions, voire doutes, émergent : comment appréhender, voire désigner, les axes de recherche actuels de la géographie du commerce ? Qu’est-ce qui fonde la spécificité de l’approche géographique dans l’étude du commerce ? Quels sont les outils, démarches et bases théoriques de ce domaine d’étude spécifique de la Géographie ? Comment ont-ils évolué et sous l’effet de quels ressorts ?
18Enfin, un dernier constat concernant la Géographie du commerce est qu’elle présente, aujourd’hui comme à ses origines, quelques traits spécifiques, tous liés à son objet d’analyse : le commerce. Ainsi, la Géographie du commerce est à la croisée de plusieurs champs de la Géographie : la Géographie économique, bien sûr, mais aussi la Géographie urbaine, rurale, sociale, culturelle etc. Elle est, en outre, en interrelations avec plusieurs autres disciplines des Sciences Sociales, notamment : l’Économie, la Sociologie, l’Anthropologie, l’Urbanisme et l’Architecture. Enfin, la Géographie du commerce comporte une forte dimension opérationnelle, que ce soit par le biais de l’urbanisme commercial, des années 1960 à aujourd’hui, ou plus récemment, celui du géomarketing. D’ailleurs, ces différents traits expliquent, sans doute, que la Commission Commerce CNFG rassemble depuis ses origines, des géographes issus de diverses branches de la Géographie ainsi que plusieurs spécialistes d’autres champs disciplinaires5. Mais ces caractéristiques suscitent aussi plusieurs interrogations : comment ont-elles évolué au cours de ces cinq dernières décennies de profondes mutations commerciales aussi bien qu’épistémologiques ? Dans quelle mesure sont-elles liées entre elles, et ont-elles contribué à façonner l’évolution de ce champ de la Géographie ? Quelle place la Recherche-Action occupe-t-elle dans la construction de la Géographie du commerce, son évolution, ses débats ?
19Entre création d’une bibliographie thématique et questionnements épistémologiques sur la Géographie du commerce, le numéro actuel est donc à la rencontre de préoccupations d’ordres sensiblement différents. Il vise, tout à la fois, à proposer un outil bibliographique pour ce champ d’étude de la Géographie, mais aussi, à fournir un matériau de réflexion sur ce qu’est la Géographie du commerce, la façon dont elle a évolué et s’est construite depuis un demi-siècle, en contribuant ainsi sans doute également, aux réflexions épistémologiques sur l’ensemble de la discipline géographique.
20L’organisation du volume, de même que la méthode de travail utilisée, reflètent ces objectifs.
21Ainsi, le numéro s’organise autour d’une grille de lecture de l’évolution de la Géographie du commerce, composée de 15 items, pris en charge par une équipe de 18 auteurs, et correspondant tous à des entrées dans une bibliographie thématique électronique réalisée sur la Géographie du commerce6. Certes, ces 15 items renvoient à des champs thématiques d’inégales profondeur et ancienneté en Géographie du commerce et présentent aussi, souvent, plusieurs lignes de recouvrement. Cependant, outre la possibilité de s’appuyer sur un matériau conséquent de travaux référencés7, ces 15 thèmes présentent divers avantages : ils offrent une lecture relativement large de la Géographie du commerce d’hier à aujourd’hui ; ils permettent de suivre, justement par le biais de leurs lignes de recouvrement (indiquées dans une liste de corrélats à la fin de chaque texte) les cheminements qui ont pu avoir lieu d’un thème vers d’autres ; enfin, ils facilitent la lecture du foisonnement des thématiques abordées par la Géographie du commerce, en se répartissant dans cinq principaux domaines explorés par ce champ de la Géographie: 1) l’épistémologie et la méthodologie dans l’étude du commerce, 2) les lieux et espaces du commerce ainsi que leurs dynamiques, 3) les acteurs et formes du commerce et de la distribution, 4) la consommation et les consommateurs, 5) le commerce et l’aménagement.
22Par ailleurs, l’organisation du volume actuel relève de méthodes de travail collaboratives, plus encore que collectives, qui se sont inscrites dans le cadre des activités de la Commission Commerce CNFG, durant trois ans8. Si ce cadre marqué par la francophonie et un mode de fonctionnement spécifique – fondé sur le bénévolat et rythmé par des séminaires, colloques, réunions selon les opportunités de personnes, lieux et préoccupations collectives du moment – a sans nul doute orienté les résultats qui vont être exposés, il a aussi permis d’établir en concertation avec l’équipe des 18 auteurs, plusieurs cadres communs de travail qui confèrent une cohésion d’ensemble aux textes présentés, tout en les ayant alimentés par de nombreux échanges. Parmi ces cadres de travail établis en concertation, trois d’entre eux doivent plus particulièrement, être soulignés.
23- Tout d’abord, chaque auteur (ou groupe d’auteurs) d’un texte sur l’évolution d’une thématique en Géographie du commerce, a participé à la définition de la grille thématique et est, aussi, le concepteur de la collection de références proposée dans la bibliographie thématique.
24- Ensuite, parmi les sources utilisées pour collecter des travaux sur une thématique donnée, chaque auteur (ou groupe d’auteurs) a exploité, parallèlement à sa recherche individuelle, deux « fonds » de la Commission Commerce (composés, l’un, des 27 Actes de colloque de la Commission et, pour l’autre, du répertoire bibliographique de ses membres de 2012), ainsi qu’une enquête effectuée par mail en 2015, auprès des 90 membres de la liste de diffusion de la Commission, concernant leur liste de publications.
25- Enfin, le travail individuel de chacun a été guidé par diverses recommandations communes, notamment : 1) ouvrir la réflexion aux travaux des géographes mais aussi, des non-géographes ayant particulièrement influencés la Géographie du commerce, ainsi qu’à la production géographique internationale portant sur le commerce 2) identifier les principales périodes d’évolution d’une thématique, ses origines, modalités et centres d’intérêt actuels 3) proposer des pistes de compréhension sur les ressorts de ces évolutions, en explorant plus particulièrement, les rôles éventuels des échanges avec les autres domaines de la Géographie, les autres disciplines, les Géographies extra-hexagonales, et les grands tournants épistémologiques de la discipline.
26Au total, ce volume propose donc un regard relativement large sur la Géographie du commerce, au prisme des évolutions de ses principaux champs d’investigation. Ainsi, après une étude sur les outils et méthodes (B. Mérenne-Shoumaker & S. Deprez), quatre contributions traitent des lieux et espaces étudiés par la Géographie du commerce : les espaces urbains (C. Renard-Grandmontagne), ruraux (M. Pouzenc), les territoires d’échelle nationale (B. Wayens) ainsi que la mondialisation (A. Gasnier). Les six articles suivants abordent le vaste champ des acteurs et formes de commerce, qui a retenu l’attention des géographes du commerce : opérateurs du commerce (R.-P. Desse, P. Madry & B. Wayens), grande distribution (S. Lestrade), commerce ambulant (C. Nordin & M. Chaze), informel (S. Stamm, K. Zinzou-Klassou, R.-P. Desse), puis commerce à distance et e.commerce (S. Deprez & A. Gasnier), et enfin, commerce de gros et logistique (P. Dugot). Trois textes analysent ensuite les évolutions dans le traitement de thèmes liés à la consommation : les mobilités (L. Guillemot), les perceptions et représentations du commerce (M. Pouzenc), la géographie de la consommation anglophone (A.-C. Mermet). Enfin, deux contributions sur l’action publique et l’aménagement commercial (J. Soumagne) puis sur l’urbanisme commercial (P. Dugot) clôturent le volume.
27Un vieil adage rappelle qu’il faut connaître d’où l’on vient pour savoir où aller. C’est bien à une rétrospective pour mieux regarder l’avenir de la Géographie du commerce à laquelle invite ce numéro, tout en souhaitant contribuer ainsi aux réflexions de l’ensemble des géographes sur leur discipline.