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- La perception du risque d’inondations dans les zones inondables du bassin versant de Manouba-Essijoumi (Tunisie nord-orientale) : sensibilité au risque et aux actions de prévention
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La perception du risque d’inondations dans les zones inondables du bassin versant de Manouba-Essijoumi (Tunisie nord-orientale) : sensibilité au risque et aux actions de prévention
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En se basant sur une enquête par questionnaire auprès des habitants et d’entretiens (interview) auprès des responsables de la gestion du risque d’inondations, cet article traite la sensibilité et les actions de prévention contre ce risque dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi (Tunisie Nord-orientale). La perception du risque traduit la position de chacun des acteurs, leur degré de conscience, leur réaction potentielle et leur responsabilité en cas de crise… L’enquête a montré qu’il s’agit d’un risque dont l’existence est rappelée chaque jour par les médias et les conversations avec l’entourage. Mais, elle a révélé également des fortes disparités dans la sensibilité et la connaissance du risque d’inondations selon le « profil » de l’habitant (son âge, son expérience et son « espace vécu »). Ce risque s’avère redouté par les habitants, et donc apparaît bien réel et dont on ne peut jamais se sentir totalement à l’abri dans ce bassin versant. Bien que les enquêtés accusent en particulier l’urbanisme d’être indirectement responsable des inondations, les responsables de la gestion des risques pensent qu’il est nécessaire de mieux s’adapter aux futures inondations, en agissant simultanément sur les deux composantes du risque que sont l’aléa et la vulnérabilité.
Abstract
Based on an investigation by questionnaire with inhabitants and interviews with the authorities, responsible for the management of the risk of flooding, this article discusses the sensitivity and the preventive actions against this risk in the watershed of Manouba-Essijoumi. The perception of the risk reflects the position of each of actors, their degree of conscience, their potential reaction and their responsibility during the crisis. The survey shows that this risk is pointed everyday by the media and in the conversations. According to the "profile" of the inhabitant (age, experience and "lived space"), the survey reveals also strong disparities in sensitivity concerning risk of flooding. This risk is feared by inhabitants and therefore appears tangible, they can never feel totally safe in this watershed. Although people accuse, especially, urban planning to be indirectly responsible for floods, the authorities interviewed believe that it is necessary to better adapt to future floods, by acting simultaneously on both the hazard and the vulnerability.
Inhoudstafel
1
Introduction
2Dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi, l’inondation est le risque naturel qui fait le plus de victimes et de dégâts. Les crues rapides de l’oued Guériana sont dangereuses, car elles frappent des cibles difficiles à protéger tels que l’habitat et les usagers de la route… Celles de 2003, 2007, 2011, 2012 et 2016 (Chouari, 2013 et 2016) ont surpris par leur violence et par leur rapidité et nous ont rappelé que la nature reprend toujours ses droits, malgré les actions de protection. En septembre 2003, le bassin versant a enregistré quatre morts, une circulation paralysée, une détérioration d’équipements ménagers et de locaux de commerce, des chaussées défoncées, des voitures emportées, des pannes prolongées d’électricité et des bâtiments partiellement endommagés. Les inondations successives issues de ces crues, de débordement de la sebkha d’Essijoumi et de l’élévation du niveau de la nappe phréatique dans les secteurs les plus bas du bassin versant concernent un nombre d’enjeux qui n’a cessé de s’accroître depuis plusieurs décades (vies humaines, biens publics et privés, activités économiques et environnement). Cela est principalement le résultat d’une urbanisation massive et d’une forte pression foncière en zone inondable surtout à partir des années 1970 (Figure 1). L’extension urbaine est soutenue par des vagues d’exode rural inhérent à la crise qu’a subie l’agriculture tunisienne, la détérioration des structures sociales paysannes et l’élévation du taux de chômage. Les nouveaux arrivants à Tunis n'avaient d'autres choix que de s'installer sur des sites impropres à l'urbanisation (Chouari, 2013). L’importance et la densité de la population (> 1000 hab/km2) habitant dans les zones inondables du bassin versant de la Manouba-Essijoumi amènent donc à s’interroger sur sa prise en compte dans la prévention du risque d’inondations. Ainsi, en milieu urbain tunisois, et afin d’étudier l’implication des citoyens dans les problèmes inhérents aux inondations et leur prévention, nous avons mené une enquête auprès des riverains et des responsables impliqués dans le processus de gestion de ce risque. L’enquête auprès des habitants s’est déroulée sur deux sites fréquemment inondés : les rives nord, ouest et sud de la sebkha Essijoumi et de part et d’autre des rives de l’oued Guériana. Nous voulons éclairer la manière dont les « gestionnaires du risque » ont appréhendé et appréhendent le phénomène du risque d’inondations, formulent leurs solutions et pensent le rôle et la place des populations riveraines. Puis, nous avons resserré notre recherche sur les dispositifs d’implication des populations riveraines mis en œuvre.
I. Rappel essentiel sur des notions polysémiques et méthodologie de l’enquête
3Un foisonnement de littérature existe sur les concepts de vulnérabilité, résilience, perception et représentation du risque, pourtant ces notions restent polysémiques et partagées par de nombreuses disciplines. Ces concepts sont discutés en détail dans la première partie de cet article.
A. La caractérisation de la vulnérabilité est un exercice délicat
4La vulnérabilité est un concept central de l’analyse des risques urbains en lien avec les inondations, néanmoins ce terme ne fait son apparition que très tardivement dans les études (D’Ercole et Thouret, 1996 ; Veyret, 2004 ; Veyret et Laganier, 2013 ; Renard et Soto, 2015). Il se substitue à des notions aussi diverses que fragilité, sensibilité et susceptibilité (Veyret et Reghezza, 2006). D’Ercole et Thouret (1996) pensent que, la vulnérabilité lato sensu s’inscrit dans un système qui englobe les préjudices corporels et moraux aux individus et l’endommagement potentiel des éléments exposés (activités socio-économiques, biens de production et patrimoine). Ainsi, l’élément vulnérable correspond aux populations, aux propriétés, aux activités économiques, incluant les services publics, qui sont susceptibles de subir un risque dans une zone particulière. Selon Veyret (2004), « il n’y a risque que parce que le groupe social ou l’individu se perçoit comme fragile, vulnérable face à un processus qui peut être un processus naturel. La vulnérabilité a donc une composante objective liée au processus qui peut survenir et une composante subjective liée à la perception du danger ». Néanmoins, un évènement qualifié de « faible » intensité peut avoir un impact considérable sur un groupe social, tandis qu’un évènement de forte intensité peut n’avoir que peu d’effets sur d’autres individus mieux préparés. La vulnérabilité est perçue par Gleyze, et Reghezza (2007) comme « la propension d’un enjeu humain, matériel, environnemental... à subir un dommage ». La vulnérabilité est indépendante de l’aléa au sens où elle préexiste à ce dernier. Elle pourrait intégrer la valeur des enjeux et correspond ainsi aux dommages potentiels liés à l’occurrence du phénomène. Leone et Vinet (2006) définissent la vulnérabilité comme un « système dynamique », articulé autour d’une multitude de facteurs directs et indirects, en interaction souvent complexe. La vulnérabilité est un phénomène complexe avec des dimensions sociales, économiques, sanitaires, environnementales et culturelles. Néanmoins, la plupart des études se limitent, généralement, à la prise en compte de la densité résidentielle et les enjeux matériels et environnementaux sont généralement exclus de ces évaluations (Renard et Soto, 2015).
5Nous avons adopté une typologie associant les trois principales catégories d’enjeux (humains, environnementaux et matériels) et leurs facteurs de vulnérabilité. Pour les enjeux matériels, les caractéristiques des constructions modulent la vulnérabilité de l’habitat. La précarité des infrastructures amplifie l’impact des crises sur la population, surtout sur les personnes les plus vulnérables et dans les zones soumises à des aléas forts. Pour les enjeux environnementaux, les facteurs de sensibilité peuvent prendre en compte le niveau d’eau de la sebkha et de la nappe phréatique. L’analyse des caractéristiques de la population résidente est affinée par des facteurs de sensibilité. Ces mêmes facteurs permettent d’affiner, par exemple, le recours à la densité résidentielle. Ainsi, les populations âgées de moins de dix ans et celle de plus de 60 ans sont considérées les plus sensibles et les plus délicates à évacuer en cas de nécessité. Le niveau d’études a aussi été employé comme indicateur de la capacité à trouver des solutions face au danger, capacité proportionnelle au degré de formation.
B. La résilience comme réponse au risque inondation en ville
6Depuis la fin des années 1990, la notion de résilience est apparue dans les recherches anglo-saxonnes portant sur la vulnérabilité aux conséquences du changement climatique (Reghezza, 2006). La Convention Cadre de Nations Unies sur les Changements Climatiques et le Protocole de Kyoto traitent de l’urgente nécessité à mettre en œuvre des stratégies d’adaptation aux changements climatiques et de réduction des risques, et de renforcer les « capacités » et la faculté de « résilience » au niveau local (GIEC, 2007).
7Malgré la polysémie du concept, la résilience peut faire l’objet de deux lectures. Certains chercheurs pensent que la résilience est un concept considéré comme l’opposé de la vulnérabilité et en même temps, la résilience est un facteur permettant de réduire la vulnérabilité. Pour ces chercheurs, pour augmenter la résilience, il faut diminuer la vulnérabilité. Selon Pasche et Geisler (2005), la résilience est définie comme une politique de gestion intégrée des risques. Il s’agit de ne plus seulement lutter contre l’aléa, mais de vivre avec celui-ci afin d’en réduire les impacts négatifs. D’autres chercheurs voient que la vulnérabilité a deux facettes : le degré d’exposition aux crises (sensibilité) et la capacité pour une société ou une communauté de faire face ou de se rétablir des conséquences de la catastrophe (résilience). Ainsi, dans la littérature, on associe souvent « capacité » et « résilience ». Une communauté résiliente à un aléa est une collectivité qui a des capacités qui l’aident à faire face à une catastrophe et à s’en relever (Razafindrakoto, 2014). La résilience est alors souvent définie comme une capacité de rebond des sociétés (Godschalk, 2003). L’approche par la résilience intègre par conséquent les dommages, puisque cette notion correspond à une capacité de récupération consécutive à ces dommages, et ainsi la résilience reconnait l’impossibilité de réduire les vulnérabilités à zéro (Serre, 2011). La vision tendant à opposer résilience et vulnérabilité est alors remise en cause.
8Selon Razafindrakoto (2014), la résilience d’une société possède trois facettes. Elle correspond à la capacité de la société à absorber le choc par la résistance ou l’adaptation, à la capacité de gestion ou de maintien de certaines fonctions ou structures de base et à la capacité à récupérer ou « rebondir » après un choc. Néanmoins, cette définition partage la communauté scientifique, avec d’un côté ceux qui considèrent que la résilience est la capacité d’une communauté à se préparer « avant » le choc et à se relever « après » (D’Ercole et Metzger, 2009). De l’autre côté, des chercheurs pensent qu’il faut d’abord un choc pour déterminer la résilience d’une communauté face à celui-ci (Razafindrakoto, 2014).
9En croisant ces approches, notre recherche recourt au concept de résilience pour évaluer la perception et la gestion des risques d’inondations urbaines, d’autant plus que le bassin versant de Manouba-Essijoumi n’est pas à l’abri d’événements catastrophiques. La résilience n’est plus seulement ici un concept lié au temps de la crise et de l’après crise, mais un concept résultant d’un « processus d’apprentissage » (Serre, 2011). Il s’agit d’un concept à partir duquel il est possible de réduire les conséquences d’une perturbation, de retrouver un fonctionnement « normal », et même de considérer cette perturbation comme une occasion pour l’aménagement urbain (Pasche et Geisler, 2005 ; Serre, 2011).
10À l’image de la vulnérabilité, le caractère multidimensionnel (social, culturel, économique, institutionnel, organisationnel et environnemental) de la résilience rend sa définition complexe. En ce qui nous concerne, un ménage informé et sensibilisé, même s’il ne suit pas les textes et les réglementations, est déjà plus résilient qu’un ménage qui ignore tout de ces textes et lois. Cette revue de littérature sur la résilience montre que la disponibilité de l’information préventive et des outils de protection constitue un facteur important de résilience. Cette recherche vise à évaluer la capacité de la ville à fonctionner pendant et après une crise d’inondation et au-delà à préparer la ville et l’adapter aux inondations. De cette manière, la gestion du risque inondation au sens large qui est intersectée par le concept de résilience (Serre, 2011).
C. La perception et la représentation du risque inondation
11La « perception » et la « représentation » du risque, sont deux concepts souvent utilisés de manière indistincte malgré leur différente sémantique (Ruin, 2007). Les études géographiques qui analysent les perceptions et les représentations des risques et tentent d’expliquer les sources de leur imprécision et de leur variabilité sont nombreuses (Ruin, 2007 ; Hellequin et al., 2013). L’hypothèse couramment admise aujourd’hui est qu’une bonne connaissance des risques favorise une bonne adaptation des populations et donc une diminution de leur vulnérabilité (Giec, 2007). Selon I. Ruin (2007), l’image mentale (la représentation) est un prérequis à la perception d’un risque. Toutefois, cette image que nous construisons n’est pas qu’une somme de connaissances « produit » de notre éducation et de notre culture, elle est aussi le produit de nos expériences perceptives, elles-mêmes plus ou moins défigurées par nos représentations préalables. Les représentations sont nourries par les pratiques quotidiennes et concourent à la construction d’une réalité commune à un ensemble social (Ruin, 2007 ; Paulet, 2002).
12Quant à la perception du risque d’inondation est défini comme le degré et les formes de conscience du risque par la population. Percevoir un risque revient à estimer sa probabilité de survenue, l’ampleur et l’étendue des dommages qu’il pourrait entraîner (Hellequin et al., 2013). Cette perception diffère notablement d’un habitant à l’autre, d’un groupe social à l’autre, puisque chacun possède une vision différente du risque. La perception s’établit en fonction de plusieurs variables comme l’expérience directe ou indirecte du risque, mais aussi du niveau d’acceptation du risque par les individus (Meschinet de Richemond, 2003 ; Defossez, 2009). Ainsi, l’habitant du territoire à risque, qui détient un savoir typiquement local, peut quelquefois apprécier mieux que l’expert, certains aspects particuliers du risque. Toutefois, son approche, presque toujours fragmentaire et liée à l’émotion et à ses intérêts privés, peut également l’éloigner de la « réalité » (Hellequin et al., 2013). En effet, il existe des disparités spatiales et sociales importantes en matière de perception du risque, dépendantes de l’environnement social, culturel, économique et politique. Le risque peut être alors, selon la perception de l’acteur (individu, expert, responsable…), surestimé ou au contraire sous-estimé (Defossez, 2009).
13Ainsi, les perceptions et donc les représentations sont ainsi attachées à la position de l’individu dans l’espace, à son activité, à sa mobilité et aux objectifs qui le guident. L’analyse des représentations donne une image d’ensemble de la manière dont les individus envisagent le risque, mais elle ne permet pas d’appréhender avec précision les sources d’information qui sont à l’origine de cette image mentale. Alors que la perception possède, à notre sens, un caractère plus subjectif résultant d’une observation vécue et immédiate (Paulet, 2002). Néanmoins, la perception des risques naturels est obligatoirement contrebalancée par la perception des autres risques de la vie courante, qui peuvent s’avérer souvent plus prépondérants car ancrés dans les besoins quotidiens des individus. Ainsi, la perception du risque peut être envisagée comme un facteur parmi d’autres dans l’évaluation de la vulnérabilité des populations (Ruin, 2007 ; Peretti-Watel, 2003).
14Les bases théoriques et méthodologiques posées ci-dessus constituent le fondement des résultats présentés aux paragraphes suivants. À ce stade de notre développement, nous essayerons de comprendre la perception du risque d’inondation et analyser les réalités sur le terrain en se basant sur une enquête auprès de la population du bassin versant de Manouba-Essijoumi et des entretiens auprès des responsables de la gestion des risques. En outre, nous utiliserons les conclusions d’autres études similaires en région méditerranéenne pour discuter de nos propres résultats.
D. La population interrogée et la méthodologie de l’enquête
15L’enquête de terrain a débuté le 15 juin 2017 par la réalisation des entretiens semi-directifs avec les responsables de la gestion du risque d’inondation. C’était le lendemain de l’évènement pluviométrique du 5 juin 2017, provoquant des inondations dans la zone d’étude, mais également, après les inondations successives de l’hiver 2016-2017 qui ont fait la une des médias et ont amené sur le devant de la scène la question de l’urbanisation en zone inondable. La méthode d’entretien a permis aux responsables de s’exprimer individuellement et spontanément. Cet entretien semi-directif a l’avantage, contrairement à l’entretien non-directif, d’orienter la conversation vers les thèmes clés du sujet, tout en privilégiant la spontanéité de la parole chez l’enquêté. Les entretiens semi-directifs ont été suivis par une enquête par questionnaire auprès des habitants afin de mieux comprendre la perception du risque dans un bassin versant traditionnellement exposé aux inondations.
Figure 1. Extension urbaine et zones inondables dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi
16Dans la zone inondable (champs d’extension d’inondations de 2003), nous avons interrogé 500 personnes démarchés en porte à porte : 300 personnes ont été interrogées sur les rives de la sebkha et 200 personnes tout au long de l’oued Guériana (Figure 1). Ainsi, une segmentation de l’échantillon en deux secteurs géographiques a été appliquée pour permettre une analyse des résultats tenant compte de la diversité du territoire. La méthode d’échantillonnage a été choisie en fonction de la population concernée. À l’intérieur de chaque secteur, la représentativité était assurée sur trois variables : l’âge de l'interrogé, la catégorie socio-professionnelle, le statut d’occupation du logement (propriétaire ou locataire).
II. Évaluer la sensibilisation au problème d’inondations
17Au lendemain de la crise, les enquêtés pensent que la responsabilité des inondations incombe plus à l’État qu’aux citoyens. Ils dénoncent une mauvaise organisation de la gestion de l’eau et accusent en particulier l’urbanisme d’être responsable d’inondations. Leur perception du risque évolue au fil des temps. La répétition des évènements dommageables et l’expérience directe ou indirecte du risque construisent leur perception.
A. L’inondation entre la causalité naturelle et la responsabilité anthropique
18Parmi ceux qui déclarent que les risques d’inondations sont plus importants que par le passé dans le bassin versant, 36 % l’expliquent par un aléa météorologique. La perception météorologique est centrale, mais elle ne permet pas d'expliquer les variations spatiales du phénomène vécu, puisque 22 % pensent que l’inondation est raccordée au débordement de cours de l’oued Guériana en crue. Il est vrai que depuis septembre 2003, le bassin versant a été confronté à une succession d’inondations consécutives à une période de calme hydrologique, ce qui a vraisemblablement contribué à construire cette perception d’intensification des évènements plus violents. En se basant sur une enquête auprès des habitants du bassin versant de l’Aude en France méditerranéenne, Defossez (2009) a montré que l’ampleur de l’aléa influence bien évidemment les perceptions du risque mais c’est plus encore la répétition des évènements sur un laps de temps court qui forge ces perceptions.
19Après l’évènement catastrophique de 2003 apparaît également, notamment dans les médias, l'implication du changement climatique dans l’aggravation du risque. Une dynamique qui trouve un écho auprès de la population, puisque 6 % des enquêtés expliquent ces risques par un éventuel changement climatique. De surcroît, la surmédiatisation des phénomènes pluviométriques a tendance à amplifier la fréquence et l'impact des inondations, et favorise l'impression de dérèglement climatique. La perception de l'ampleur et du caractère exceptionnel de certains évènements pluviométriques s’avère relativement subjective. Les informations provenant des médias devront donc être manipulées avec circonspection et de préférence croisées avec d'autres données.
20Par ailleurs, de nombreuses causes anthropiques, directes ou indirectes (l’urbanisation des zones inondables, aménagements hydrauliques inadaptés…), sont mis en avant pour expliquer, non pas forcément la survenue de l’inondation, mais plutôt sa localisation, son intensité ou sa fréquence. L’urbanisation aurait augmenté la fréquence du fléau. Quant à l’intensité, elle est expliquée par une imperméabilisation de plus en plus importante des sols (Figure 2).
Figure 2. Les raisons mises en avant pour expliquer l’intensité et la fréquence de plus en plus importantes des inondations (n=500)
21En matière de responsabilité, ce sont les collectivités locales qui sont jugées les plus impliquées dans les projets visant à réduire les risques d’inondations. La municipalité est en tête avec plus des trois quarts des personnes interrogées la jugeant « assez » ou « beaucoup » impliquée. Notons que la municipalité est aussi pointée du doigt parce qu’elle est le niveau administratif auquel les populations sont le plus souvent en contact. Néanmoins, nous savons qu’ en Tunisie, les cours d’eau urbains sont sous le contrôle de la Direction de l’Hydraulique Urbaine (DHU). Il apparaît clairement que la tendance générale est à la sous-estimation du rôle joué de l’État et ses services dans le processus de gestion des risques d’inondations.
B. Des risques d’inondations de plus en plus présents dans les esprits
22Les évènements de 2003 et 2007 ont été beaucoup mentionné au cours des entretiens semi-directifs avec les responsables. Cela apparaît aussi dans les réponses des enquêtés à la question « Pouvez-vous citer trois inondations et les dater ? » (Tableau 1). 92 % des habitants interrogés le long de l’oued Guériana citent la crue de septembre 2003. 79 % des habitants étaient capables même d’en préciser certaines circonstances (dates, noms des lieux touchés, nombre de victimes…). À l’opposé, 5 % seulement ont entendu parler d’inondations historiques de septembre 1969 et mars 1979. Nous pouvons donc supposer que l’évènement de 2003 a surpris les habitants alors que leur conscience du risque était en phase de dormance et conséquemment leurs réactions manquaient de préparation. Les évènements pluviométriques importants de dernières années ont contribué largement à cette prise de conscience et ont sensibilisé les décideurs et la population locale à ce problème d’inondations et à ses conséquences économiques et sociales. C’est ainsi que, les dommages, les inconvénients et les risques découlant des inondations sont devenus beaucoup moins tolérés par les Tunisois (Tableau 1).
Évènements pluviométriques |
Rives de la sebkha (300 enquêtés) |
Tout au long du cours d’eau (200 enquêtés) |
Total du bassin versant (500 enquêtés) |
|||
Nb |
% |
Nb |
% |
Nb |
% |
|
1969 |
42 |
14 |
8 |
4 |
50 |
10 |
1973 |
21 |
7 |
6 |
3 |
27 |
5,4 |
1979 |
3 |
1 |
2 |
1 |
5 |
1 |
2003 |
294 |
98 |
184 |
92 |
478 |
95,6 |
2007 |
192 |
64 |
164 |
82 |
356 |
71,2 |
2011 |
141 |
47 |
70 |
35 |
211 |
42,2 |
2012 |
84 |
28 |
20 |
10 |
104 |
20,2 |
2016 |
36 |
12 |
40 |
20 |
76 |
15,2 |
2017 |
75 |
25 |
74 |
37 |
149 |
29,8 |
Tableau 1. Les évènements pluviométriques les plus cités par les enquêtés
23Plus de la moitié des personnes interrogées se déclarent « inquiètes » voire « très inquiètes » vis-à-vis du risque d’inondations de leur habitation. La proportion de personnes « très inquiètes » habite essentiellement en zone où s’accumulent des risques d’épandage des eaux, de remontée de la nappe phréatique et de débordement de la sebkha. Le niveau d’inquiétude de la population augmente de façon très significative avec le degré de vulnérabilité au risque de la zone d’habitation. Ce degré de vulnérabilité est déterminé aussi en fonction de l’expérience des inondations. D’autres écarts moins marqués sont observés selon que le répondant est locataire ou propriétaire de son logement, puisque les locataires « inquiets » sont plus nombreux que la moyenne. Les locataires qui représentent 37 % des interrogés, contrairement aux propriétaires, sont significativement plus nombreux à percevoir une dégradation de la situation en termes de fréquence d’inondations. On peut supposer que l’attachement (l’appartenance) des locataires au lieu de résidence est relativement faible. Ils se considèrent plus « vulnérables » puisqu’ils sont dans une quête permanente pour plus des privilèges contre un meilleur coût de loyer. En outre, nous constatons qu’aucune précision n’est apportée sur la récurrence, l’ampleur ou l’intensité du risque d’inondations. En cela, la perception des locataires est assez lointaine de la réalité (Tableau 2).
Tout au long du cours d’eau (200 enquêtés) |
Rives de la sebkha (300 enquêtés) |
Total du bassin versant (500 enquêtés) |
|||||
Nb |
% |
Nb |
% |
Nb |
% |
||
En ce qui concerne le risque d'inondations dans votre zone, vous diriez que vous êtes ? |
Très inquiet |
14 |
7 |
63 |
21 |
77 |
15,4 |
Inquiet |
94 |
47 |
105 |
35 |
199 |
39,8 |
|
Moyennement inquiet |
38 |
19 |
75 |
25 |
113 |
22,6 |
|
Pas du tout inquiet |
54 |
27 |
57 |
19 |
111 |
22,2 |
|
Le risque dans votre zone est-il ? |
Très important |
66 |
33 |
93 |
31 |
159 |
31,8 |
Assez important |
86 |
43 |
189 |
63 |
275 |
55 |
|
Peu important |
32 |
16 |
12 |
4 |
44 |
8,8 |
|
Pas du tout important |
16 |
8 |
6 |
2 |
22 |
4,4 |
Tableau 2. Le niveau de conscience du risque d’inondations dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi (500 enquêtes)
24Dans le bassin versant, nous pouvons noter aussi une certaine perte de mémoire à la fois individuelle mais aussi collective des événements pluviométriques, malgré une connaissance du passé par quelques anciens. L’inondation en tant que phénomène physique est peu mémorisée et/ou transmise. Il s’agit en fait de la question de la mémoire du risque, qui s’estompe d’année en année. Defossez (2009) a montré que dans l’Aude en France, si la mémoire ou le vécu d’évènement important sont présents chez certaines personnes, les enjeux bien moindres lors des catastrophes passées n’ont pas laissé transparaître l’ampleur des dommages potentiels sur les enjeux actuels. Dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi, les évènements mémorisés et faisant l’objet d’une transmission sont ceux qui ont des répercussions sur les individus. La mémorisation de l’événement correspond alors à sa retombée au niveau local pour l’ensemble des habitants.
25Il existe une disparité spatiale de perception dans le bassin versant et une forte proportion des enquêtés semble ignorer totalement l’ordre de grandeur des inondations. Dans le département du Gard en France, Ruin (2007) a montré que les personnes n’ayant jamais fait l’expérience d’une crue rapide se sentent en sécurité. Cette mise à distance du risque pourrait s’expliquer par une forme d’adaptation psychologique et généralement, l’expérience des sujets avec les crues et les inondations est un facteur de connaissance de l’aléa et non de prudence.
26En revanche, l’analogie des réponses sur le changement des inondations (plus importantes) entre les différentes zones du bassin versant rejoint notre réflexion que l’expérience n’est pas le seul facteur forgeant la perception et la conscience du risque. La perception du risque est influencée par plusieurs facteurs dépendants du risque lui-même ainsi qu’à la nature des relations entre le risque et les populations. Elle est considérée comme une véritable construction sociale (Peretti-Watel, 2003). La perception est en effet « un processus d’apprentissage ». Elle est liée aux caractéristiques de l’aléa (fréquence, vitesse du courant, hauteur de la lame d’eau écoulée), à l’expérience directe ou indirecte du risque, à la transmission du vécu par la famille, les voisins ou encore par les médias et à l’acceptabilité (ou non) du risque. La perception évolue au fil des temps et d’une société à l’autre (Meschinet de Richemond, 2003 ; Defossez, 2009).
27Bien que ces inondations soient perçues négativement par les populations, elles affichent des effets positifs d’un point de vue préventif. Les inondations fréquentes, l’information et la communication viennent alimenter la conscience du risque et entretiennent la mémoire collective.
III. Résilience des habitants aux inondations
28En Tunisie, la pluralité des acteurs rend difficile les tâches de concertation nécessaires à une gestion intégrée du risque d’inondations. La transmission de l’information de l'État et ses services vers les citoyens est insuffisante. Pourtant, les habitants semblent conscients de la nécessité de la protection, la prévision et la prévention des risques, mais qui manque de connaissances, d’informations, de moyens ou de confiance dans les mesures institutionnelles.
A. Une information préventive qui fait défaut
29Pour les habitants qui étaient conscients de leur vulnérabilité au risque d’inondations, l’expérience personnelle est de loin la source d’information la plus courante. L’information circule, grâce surtout au « bouche-à-oreille » par le réseau d’amis, mais aussi à la presse nationale. Les documents officiels tels le Plan d’Aménagement Urbain (PAU), les bulletins météorologiques et la délimitation du Domaine Public Hydraulique (DPH) ne constituent pas des sources d’information. Le croisement entre cette connaissance de la réglementation et le niveau d’études des individus enquêtés montre un intérêt moindre pour les personnes non diplômées. 91 % ne connaissent pas le Code de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme et le PAU, par opposition à la catégorie licence et plus où seulement 45 % affirment ne pas connaître ces documents réglementaires.
30Ces résultats ne sont pas surprenants car la politique de gestion du risque inondation dans le bassin versant, comme d’ailleurs en Tunisie, se structure autour des aménagements structurels et est loin d’une véritable politique de gestion globale (de protection, de prévision et de prévention) ou d’aménagement du territoire. Pourtant, les documents d’urbanisme essayent d’intégrer des mesures de prévention liées à l’occupation des sols. Ils exigent aussi des restrictions sur de nouvelles constructions. Cependant, en Tunisie, les constats de l’application et de maniement de ces réglementations montrent une sous-utilisation et un manque de responsabilités relatif à la prise en compte du risque dans l’usage des sols (Chouari et al., 2016).
31La transmission de l’information des collectivités territoriales vers les habitants n’est pas satisfaisante. La prévention par l’intermédiaire de mesures de mitigation via l’information préventive (l’éducation au risque, l’entretien de la mémoire pour la réduction de la vulnérabilité…) représente des moyens supplémentaires et complémentaires qu’il faut développer de manière à faire émerger une démarche participative suffisante. Or, les activités de prévention et de gestion des risques d’inondations en Tunisie font appel à l’articulation des actions d’un grand nombre d’organismes et en l’absence de protocoles spécifiques sur la transmission de l’information liée au risque d’inondations au grand public, cette information demeure inaccessible ou pas assez rapidement accessible. Elle empêche « l’autoprotection » des populations concernées, démarche d’efficacité prouvée contre les risques majeurs, indépendamment de la qualité et de la capillarité du système de sécurité civile mis en œuvre. En France, ces mêmes mesures préventives sont renforcées par des réglementations. Des lois réaffirment l’obligation d’information aux populations et/ou imposent les usages des sols. Néanmoins, Defossez (2009) a pu montrer qu’en France la réduction des enjeux par la réglementation est difficile. L’efficacité d’une réglementation dépend de la conscience du risque (connaissance et entretien de la mémoire du risque) de la population exposée aux inondations. Cette conscience doit être assurée en partie de manière formelle par les institutions, c'est-à-dire la volonté politique est obligatoire pour le succès de la prévention. À défaut de connaissance et de conscience du risque, ce sont les représentations du risque qui constituent ou non la volonté des populations de s’impliquer à la prévention contre les risques d’inondations (Peretti-Watel, 2003 ; Defossez, 2009).
B. Les habitants face au risque : peu d’outils sont à leur disposition
32Après avoir vécu une crise liée aux inondations, 67 % des personnes sinistrées ont pris des mesures afin de protéger leurs logements, tous âges et niveaux de vulnérabilité au risque confondus. À l’opposé, les locataires étaient moins vigilants en comparaison avec les propriétaires. Les techniques individuelles adoptées pour la lutte contre les inondations sont diverses et dépendent le plus souvent du niveau socio-économique de la famille, de l’environnement immédiat (milieu urbain ou périurbain), de la culture du risque et du vrai rôle de contrôle des services municipaux (Figure 3).
Figure 3. Les mesures préventives individuelles à prendre pour réduire le risque d'inondations
33Nous pensons que dans les milieux présentant des enjeux plus ou moins importants, la population locale intervient souvent et si l’organisation de la population s’est faite spontanément, c’est que celle-ci manque de confiance envers l’efficacité des services officiels et dans les modes collectifs de gestion. Dans les basses plaines de l’Aude, les mesures de gestion des risques ne se cantonnent pas aussi aux politiques publiques. En effet, l’engagement des citoyens en matière de gestion individuelle existe. Les mesures de prévention effectuées à une échelle individuelle (habiter uniquement à l’étage de son habitation) ou de protection (construire un muret de protection autour de son habitation) répondent à deux logiques. Soit ces mesures sont réalisées en réponse aux recommandations et/ou obligations institutionnelles, soit elles découlent d’une volonté individuelle de se mettre à l’abri du danger. Cette dernière supposition laisse à penser que les populations n’accordent pas une confiance totale dans les modes collectifs de gestion (Defossez, 2009) ; (Tableau 3).
Tout au long du cours d’eau (200 enquêtés) |
Rives de la sebkha (300 enquêtés) |
Total (500 enquêtés) |
||||
Nb |
% |
Nb |
% |
Nb |
% |
|
Limiter les dégâts en prévision d’une inondation |
170 |
85 |
276 |
92 |
446 |
89,2 |
Faciliter la vente ou la location, augmenter la valeur du bien |
28 |
14 |
27 |
9 |
55 |
11 |
Répondre à une demande de la municipalité |
42 |
24 |
18 |
6 |
60 |
12 |
Répondre à une demande de PAU |
12 |
6 |
0 |
0 |
12 |
2,4 |
Autre raison |
8 |
4 |
36 |
12 |
44 |
8,8 |
Tableau 3. Raisons de la réalisation d’aménagements individuels (Pour quelles raisons avez-vous réalisé des travaux dans votre habitation ? Plusieurs réponses étaient possibles.)
34La montée de l’individualisme est toutefois à ne pas exclure puisque 11 % argumentent leur refus de faire des travaux en soulignant que c’est au propriétaire et non à eux, locataires, de payer. Par ailleurs, l’expérience des inondations participe à l’investissement des populations dans la prévention du risque directement après un évènement. Néanmoins, en l’absence d’évènement, aucune corrélation ne s’est révélée entre l’habitation conçue au risque et l’expérience du risque.
35Un pourcentage non-négligeable des répondants révèle une réaction « fataliste », laquelle peut être attribuée à la nature de l’aléa caractérisée par des précipitations importantes et des hauteurs d’eau élevées atteintes rapidement. Les habitants semblent conscients de la nécessité des travaux, mais qui manque d’informations, de moyens ou de confiance dans les mesures. La responsabilité est rejetée sur l’État. En Tunisie, la prévention du risque d’inondations accorde une place quasi-exclusive à l’approche institutionnelle menée par les services de l’État, sans harmonisation avec les connaissances locales du risque. Cela ne manque pas d’engendrer une certaine dissonance dans la mise en œuvre de la politique publique de prévention des risques. Ce constat nous rappelle également la situation dans des pays voisins à l’image du Maroc ou la France, où la gestion des inondations est organisée autour d’un acteur central qu’est l’État et dans un même temps, elle apparaît trop éparpillée auprès d’une multitude d’acteurs institutionnels (Vinet, 2007 ; Chouari et al., 2016). On peut ainsi remarquer que la responsabilité des inondations, qui incombe plus à l’État qu’aux citoyens, reste une mission d’intérêt public.
C. Une vision paradoxale de l’avenir du territoire enquêté
36Nous sommes partis de l’hypothèse que les projections résidentielles des enquêtés sont en rapport avec leur perception des risques. Or, l’inquiétude s’expliquerait par une volonté de changement de logement. Alors que la confiance dans l’avenir se traduirait par une volonté de stabilité résidentielle. 59 % des habitants interrogés pensent qu’ils habiteront dans la même habitation dans vingt ans. Ce taux remonte à 96 % parmi les propriétaires qui pensent que la valeur marchande de leur habitation va augmenter ou rester stable. Ces pourcentages élevés reflètent une projection de vie future, géographiquement stable dans la banlieue ouest de Tunis et marquée par la confiance en l’environnement immédiat. Nous pouvons certainement le mettre en relation avec la moins bonne connaissance des inondations et la perte de mémoire précédemment évoquées ou avec une faible dynamique liée au niveau socio-économique qualifié de moyen à faible de la majorité des enquêtés. Pour le reste de la population interrogée, cette confiance en l’avenir et la faible prise en compte personnelle du risque d’inondations s’accompagnent, il est vrai, d’une très faible expérience de l’inondation, puisque seules 52 % des personnes enquêtées ont déjà été inondées dans leur logement. Sur les rives nord de la sebkha, zone la plus à risque, ceux qui considèrent qu’un risque faible existe et qu’il n’y a pas une raison convaincante pour déménager pensent que ce risque menace uniquement les biens matériels et pas les personnes. L’intention de déménager est plus forte pour les personnes locataires et pensant être en zone à risque fort. Pourtant, très peu d’habitants expriment le souhait de vouloir déménager par peur des crues.
37Néanmoins, 88 % des enquêtés envisagent des dommages importants liés aux risques d’inondations, sur le bâti et les infrastructures dans les vingt ans à venir. Ainsi, lorsque nous leur avons demandé « quel(s) effet(s) pourrait avoir l’inondation dans le bassin versant ? », plus des trois quarts des personnes interrogées ont évoqué les écoulements torrentiels et la stagnation des grandes quantités d’eau entre les blocs des habitations. 45 % pensent même que des quartiers entiers seront inhabitables. Les réponses à ces questions sur les conséquences des inondations montrent que les interrogés s’attendent à de très sérieux dommages dans les vingt prochaines années. Cette vision plutôt pessimiste est probablement à mettre en relation avec la forte médiatisation de la problématique d’inondations et l’accélération ressentie des phénomènes redoutables. Ainsi, ces constatations apparaissent anormales au regard des projections personnelles dans l’avenir qui, nous l’avons vu plus haut, sont plutôt caractérisées relativement par la stabilité résidentielle et la confiance dans l’avenir. Ce décalage découle probablement de la tendance à la minimisation du risque pour soi et à l’illusion de l’invulnérabilité personnelle.
38Par ailleurs, nous avons remarqué que les personnels des services de l’État et des collectivités territoriales ne parlent plus de gestion du « risque inondation ». Ce concept est actuellement controversé et s’applique plutôt à la crise elle-même (Chouari et al., 2016). En ce qui concerne la prévention du risque, les acteurs s’accordent pour parler en matière de « réduction de la vulnérabilité ». Or, dans le cadre de la mitigation (réduction de la vulnérabilité), s’inscrivent une volonté et une nécessité d’impliquer les populations. Cependant, même en France, le financement des mesures de réduction de la vulnérabilité reste encore en partie à la charge des populations, et l'investissement dans ces mesures ne correspond pas toujours à la priorité des citoyens propriétaires (Thouret, 1996). En effet, les politiques de réduction de la vulnérabilité sont difficiles à mettre en place, faute de méthode, de personnel et de budget. Selon Defossez (2009), l’analyse des marchés fonciers et immobiliers en France a prouvé que le Plan de Prévention des Risques (PPR) ne semblait avoir que peu d’incidences sur la réduction des enjeux et des vulnérabilités. Ainsi, il apparaît qu’au quotidien, en France mais aussi en Tunisie, le risque ne se conçoit pas comme une priorité dans les enjeux du développement local.
Conclusion
39Dans le bassin versant de Manouba-Essijoumi, et afin d’étudier la perception des citoyens des problèmes inhérents aux inondations, nous avons mené une enquête auprès des habitants et un entretien auprès des responsables de la gestion des risques d’inondations. L’analyse des résultats de l’enquête montre que la principale source d’information sur le risque local est le « bouche-à-oreille » avant l’emménagement, alors que la « mise à l’épreuve » directe avec l’inondation informe ceux qui ne l’étaient pas encore après l'installation.
40En outre, quels que soient les périodes d'étude et le type d'acteurs, l'inondation est perçue essentiellement comme le résultat d'un événement météorologique particulier expliquant en tout ou partie l'importance du phénomène vécu. Pour d’autres, l’inondation traduit soit, l’absence de maîtrise par les hommes de l’écoulement de l’eau (cours d’eau mal entretenus, empiètement aux dépens du DPH…) soit, une mauvaise organisation plus générale de la gestion de la crise.
41Depuis l’évènement pluviométrique catastrophique de 2003, la succession rapide d'événements dommageables a engendré une mise en mémoire seulement de l'événement le plus important à l'échelle locale. D’ailleurs, une minorité des enquêtés pense qu’il existe des lois ou des règlements pour contrôler les zones soumises à des risques naturels tels que les inondations. Néanmoins, dans les zones présentant des enjeux plus ou moins importants dans le bassin versant, la population locale intervient souvent et si l’organisation de la population s’est faite spontanément, c’est que celle-ci manque de confiance envers la rapidité et l’efficacité des services de secours officiels et doute dans la capacité de l’administration en matière d’aménagement local. Or, des mesures de gestion techniques ou législatives visant à réduire les aléas ou les enjeux peuvent se révéler inopérantes si elles sont mal comprises et/ou mal acceptées par la population. Ainsi, l’optimisation de la gestion du risque résiduel passe aujourd’hui par l’amélioration de la connaissance de l’aléa, de vulnérabilité et du risque associé par tous les acteurs concernés. La gestion du risque d’inondations nécessite la mise en œuvre de démarches plus « intégrées », de prévention et d’adaptation des activités présentes dans les zones inondables.. Par ailleurs, il est particulièrement intéressant de procéder par une approche systémique afin de « raisonner » et de travailler à l'échelle du bassin versant. Cette stratégie met en question les modes d’occupation des zones inondables et nous amène à nous interroger sur le rôle et sur la place donnés aux populations riveraines. Cette étude a montré que parfois l’interrogé sous-estime ou surestime le déroulement ou l’impact de certains évènements pluviométriques ou qu’il a tendance à surestimer la valeur de son environnement proche, même s’il est à risque, et à se déclarer très attachées à celui-ci.
Bibliographie
42Chouari, W. (2013). Problèmes d'environnement liés à l’urbanisation contemporaine dans le système endoréique d'Essijoumi (Tunisie nord-orientale). Physio-Géo [En ligne], 7, 111-138. http://physio-geo.revues.org/signaler3493
43Chouari, W., Suarez, R. & Raynal, J.-C. (2016). La gestion du risque d’inondations en Tunisie : de la gouvernance de l’information géographique à la production et la diffusion des cartes. Revue GéoDév.ma, 4, http://revues.imist.ma/?journal=geodev
44D’Ercole, R. & Metzger, P. (2009). La vulnérabilité territoriale : une nouvelle approche des risques en milieu urbain. Cybergeo, Vulnérabilités urbaines au sud, article 447, http://cybergeo.revues.org/index22022.html
45D’Ercole, R. & Thouret, J.-C. (1996). Vulnérabilité aux risques naturels en milieu urbain : effets, acteurs et réponses sociales. Cahier des Sciences Humaines, 32(2), 407-422.
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47GIEC (2007). Bilan 2007 des changements climatiques. Contribution des Groupes de travail I, II et III au quatrième, rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [Équipe de rédaction principale, Pachauri, R.K. et Reisinger, A. (publié sous la direction de)], Genève, 103 p.
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53Pasche, E. & Geisler, T.R. (2005). New strategies of damage reduction in urban areas proned to flood. In Urban flood management, London: Taylor and Francis Group, pp. 101-117.
54Paulet, J-P. (2002). Les représentations mentales en géographie. Anthropos, Paris, 152 p.
55Peretti-Watel, P. (2003). Sociologie du risque. Collection U, Armand Colin, Paris, 286 p.
56Razafindrakoto, J.-L. (2014). Résilience des habitations aux inondations en milieu urbain : le cas d’Andohatapenaka, un quartier de la ville d’Antananarivo. Éthique et économique, 11(1), 96-108.
57Reghezza, M. (2006). La vulnérabilité : un concept problématique. In La vulnérabilité des sociétés et des territoires face aux menaces naturelles, Collection « Géorisques » n° 1, 35-39.
58Renard, F. & Soto, D. (2015). Une représentation du risque à l’intersection de l’aléa et de la vulnérabilité : cartographies des inondations lyonnaises. Geographica Helvetica, Association Suisse de Géographie, 70, 333-348.
59Ruin, I. (2007). Conduite à contre-courant. Les pratiques de mobilité dans le Gard : facteur de vulnérabilité aux crues rapides, Thèse de l’Université Joseph Fourier, 352 p.
60Serre, D. (2011). La ville résiliente aux inondations méthodes et outils d'évaluation. Architecture, aménagement de l'espace. HDR. Université Paris-Est, 173 p.
61Thouret, J-C. (1996). Géographie physique appliquée, risques naturels. In Derruau M. Composantes et concepts de la géographie physique. Collection U, Armand Colin, Masson, Paris, 167-180.
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63Veyret, Y. & Laganier, R. (2013). Atlas des risques en France. Prévenir les catastrophes naturelles et technologiques, Autrement, 96 pp.
64Veyret, Y. & Reghezza, M. (2006). Vulnérabilité et risques. L’approche récente de la vulnérabilité. Ann. Mines, 7, 9-14.
65Vinet, F. (2007). Approche institutionnelle et contraintes locales de la gestion du risque. L’exemple des crues torrentielles en Languedoc-Roussillon. HDR, Université Paul-Valéry, Montpellier III, volume 3, 270 p.
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Over : Walid CHOUARI
Laboratoire SYFACTE