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Kahina BOUAIFEL & Said MADANI

Paysage urbain et dimension sensible. le cas de la vieille ville de Béjaia, Algérie

(77 (2021/2)- Varia)
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Résumé

La richesse historique de la vieille ville de Béjaia, sa situation stratégique sur le bassin méditerranéen et la morphologie si particulière de son site physique ont engendré des paysages uniques. Des opérations de réhabilitation, restauration et réaménagement de quelques sites patrimoniaux de la ville ont été effectuées. Néanmoins ces opérations restent ponctuelles, sans réflexion globale sur la spécificité du vécu sensoriel des espaces publics et de leur dynamique.

Partant de ce constat, cet article s'intéresse à la dimension sensible oubliée de la vieille ville de Béjaia. Soucieux d’évoquer le vécu de la ville et afin de révéler les ressentis des gens en mouvement le long d’un parcours, nous avons choisi la méthode des parcours commentés.

Les premiers résultats du travail mené sur le terrain ont montré la prépondérance de sens autre que la vision dans la saisie du lieu. Ce fut le point de départ pour comprendre de quelle manière les sens se mobilisent et interagissent pour révéler la richesse multisensorielle des paysages et le sentiment d’attachement au lieu.

Index de mots-clés : paysage urbain, patrimoine, parcours commentés, sensible, multisensoriel, vieille ville de Béjaia (Algérie)

Abstract

The historical richness of the old city of Béjaia, its strategic location on the Mediterranean basin and the particular morphology of its physical site have generated unique landscapes. Operations of rehabilitation, restoration and redevelopment of some heritage sites of the city have been carried out. Nevertheless, these operations remain punctual, without a global study on the specificity of the sensory experience of public spaces and their dynamics.

Starting from this report, this article is interested in the forgotten sensitive dimension of the old city of Béjaia. Willing to evoke the lived experience of the city and reveal the feelings of the people in movement along a route, we selected the go-along method.

The first results of the work carried out on the ground showed the preponderance of senses other than vision in the grasping of the place. This was the starting point for understanding how the senses are mobilized and interact to reveal the multisensory richness of the landscapes and the feeling of attachment to the place.

Index by keyword : urban landscape, heritage, the go-along, sensitive, multisensory, old city of Béjaia (Algeria)

Table des matières


Introduction

1Nous pouvons constater actuellement que la préservation de la mémoire d’une ville se limite à préserver ses monuments historiques dans les sociétés et villes soucieuses de leurs spécificités et identités. Bien que le domaine patrimonial ait connu une importante extension durant le dernier siècle, la dimension sensible à travers le paysage de la ville est encore absente.

2La ville de Béjaia, à l’instar des villes algériennes qui ont une histoire urbaine riche, voit son patrimoine se détériorer jour après jour malgré les efforts fournis par les autorités pour le sauvegarder. En effet, la règlementation algérienne, notamment la dernière loi relative à la protection du patrimoine culturel (JORADP, 1998), évoque la catégorie des biens culturels immatériels, mais la notion de paysage urbain y est absente ainsi que ses acceptions sensibles et multisensorielles. Toutefois, le paysage apparait timidement sous sa dimension visuelle à travers le « champ de visibilité » préconisant un périmètre paysager de 200 mètres autour du monument à protéger (JORADP, 1998, art. 17).

3Plusieurs travaux de recherches se sont penchés sur la connaissance et la reconnaissance du patrimoine archéologique, architectural, urbain et paysager de la ville de Béjaia. Ces travaux retracent l’histoire urbaine des lieux et inventorient ses éléments patrimoniaux (Mahindad-Abderrahim, 2002 ; Caillart, 2004 ; Benazzouz, 2009) ; ils repèrent, sur la base d’une étude typomorphologique du tissu urbain de la vieille ville de Béjaia, la permanence, la réinterprétation ou la rupture qui ont permis de forger le paysage urbain contemporain de la ville (Bouaifel, 2011) et étudient l’usage et le rôle social des places publiques (Oussadou Lahacani, 1999). Cependant, deux articles s’intéressent à la perception urbaine au sein de la vieille ville de Béjaia. Le premier (Boumezoued et al., 2020) démontre, par une méthode qualitative et quantitative appliquée à un parcours situé en basse ville à typologie coloniale, que les gens choisissent leur itinéraire non seulement pour l’aspect visuel créé par la configuration spatiale, mais aussi pour plusieurs variables liées à l’affectivité et aux expériences multisensorielles de l’environnement urbain. Et le deuxième (Ikni et al., 2020) propose l’étude des formes temporelles du paysage sonore de la place 1er novembre 1954 (ex-place Gueydon) par une approche des usages des places publiques.

4Dans cette sphère scientifique, le présent article fait partie d’une recherche en cours consacrée aux paysages urbains et aux valeurs sensibles qu’ils véhiculent dans un contexte patrimonial qui est celui de la vieille ville de Béjaia. Découlant d’une approche multisensorielle mobile (parcours commentés), ce travail de recherche s’intéresse plus particulièrement à la manière dont ces paysages sont perçus et ressentis quotidiennement par les usagers de la vieille ville et les représentations qu’ils en font. Dans ce cas de figure, nous mobilisons des parcours typomorphologiques variés au niveau de la basse ville (quartiers coloniaux) et de la haute ville (quartiers traditionnels). En effet, comment les habitants expriment-ils par la parole leurs rapports sensibles à leurs territoires de vie ? Quelle définition en font-ils ? Quel processus méthodologique adopter pour en rendre compte ? En quoi la configuration physique des lieux influe-t-elle sur les phénomènes sensibles ? Et, enfin, quel est son apport dans le domaine de la protection du patrimoine ?

5Nous avons donc posé l’hypothèse, étayant ce travail de recherche, que la richesse patrimoniale de la ville de Béjaia réside dans la matérialité d’un patrimoine architectural et urbain dont les valeurs historiques et esthétiques sont connues et reconnues, mais aussi et surtout dans l’expérience quotidienne et sensible de ses lieux patrimoniaux et des ambiances qui en découlent.

6La méthode des parcours commentés a été retenue et appliquée dans cette recherche. Il s’agit d’accompagner un individu le long d’un parcours familier et au milieu des acteurs et des objets afin d’explorer le vécu de ses sens en mouvement. Cette méthode est précédée par des observations in situ et par un questionnaire exploratoire visant à récolter les premières appréciations sensibles et multisensorielles des enquêtés et à rendre compte du regard subjectif des habitants découlant des trois grandes dimensions « esthétique, identitaire et mnémonique » (Coudray et al., 1995).

7À travers le cas de la vieille ville de Béjaia, ce travail est donc une réflexion sur les valeurs sensibles d’un site patrimonial avec comme objectif de mieux saisir les rapports des habitants à leur patrimoine (architectural, urbain et paysager).

I. Pour une approche sensible du paysage urbain

8La convention européenne du paysage, élaborée en 2000 par le conseil de l’Europe, définit le paysage comme étant une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. En effet, dans l’étymologie du mot paysage, la partie « pays » signifierait donc « un territoire marqué par une action fondatrice de la main de l’homme » (Jakob, 2008).

9Ce qui caractérise un paysage, c’est la façon dont ses formes physiques interagissent pour composer et structurer un espace ; c’est aussi le regard déployé qui accompagne ce paysage (Lynch, 1976 ; Mallard, 1993). Dans l’évaluation paysagère, cette appréciation visuelle est importante, mais insuffisante, car l’homme charge l’espace de significations et d’émotions (Corbin, 2001 ; Arefi et Triantafillou, 2005 ; Jakob, 2008), par conséquent, le paysage ne peut échapper à l’appréciation esthétique. Ainsi, l’appréciation paysagère mobilise tous les sens et les facteurs sensibles (Sanson, 2007 ; Scott et al., 2009) qui peuvent contribuer à la formation de l’image mentale. D’où l’importance d’une approche humaine et subjective du paysage (Bailly, 1977 ; Brunet, 1992), reconsidérant ainsi toute action d’aménagement paysager par l’entremise de la perception (Roger, 1995).

10De ce fait, associer le paysage à l’urbain pourrait éclairer les questions urbaines liées à la perception, aux pratiques quotidiennes des lieux et aux nouveaux rapports des citadins avec leur corps (Di Méo, 2020), ainsi que la redécouverte de l’importance des sens, des ambiances et des approches mono et multisensorielles des lieux (Zardini, 2005 ; Thibaud, 2012).

11Le paysage devient, dans ce cas, un levier de réflexion sur la qualité de vie des usagers d’un espace en général et la qualité multisensorielle de celui-ci en particulier. Pour comprendre ce qui fait le sens des lieux (Gustafson, 2001), la notion de paysage multisensoriel peut être le médiateur potentiel entre les acteurs professionnels de la ville et les habitants (Paquette et al., 2009 ; Manola, 2012 ; Faburel et al., 2014 ; Gamal Said, 2014).

12Aujourd'hui, cette nouvelle approche sensible des lieux ou de l’espace public vise à revoir la pratique de la ville en général et le processus de fabrique des projets urbains par de nouvelles méthodes qualitatives. Elle s’appuie sur les notions de paysage, de multisensorialité et des ambiances pour saisir le rapport sensible de l’usager au monde. Ici, la notion d’ambiance n’est pas vue sous son angle normatif, technique et révélateur d’une réalité matérielle de l’environnement, mais elle nous interpelle plutôt dans sa capacité à générer des réflexions sur le rôle de la sensibilité du sujet percevant dans la pratique urbaine. D’ailleurs, Amphoux (2003) remet en cause cette approche réductrice des ambiances mesurables (maîtrise des ambiances) et prône l’idée d’une ambiance au sens large du terme qui engagerait les rapports sensibles des hommes au territoire. L’ambiance architecturale et urbaine pourrait, dès lors, être définie comme « la situation d’interaction sensible (sensorielle et signifiante) entre la réalité matérielle architecturale et urbaine et sa représentation sociale, technique et/ou esthétique » (Lévy et Lussault, 2003, p.60).

II. Les parcours commentés : une démarche méthodologique qualitative pour saisir les rapports sensibles des usagers à leur espace public

13Critiquant une sociologie classique qui s’est appuyée sur les données statistiques pour révéler les causes du malaise urbain, les chercheurs et les professionnels de la ville s’intéressent depuis quelques années aux approches qualitatives de la vie urbaine quotidienne et à la manière d’être en communauté (Augoyard, 1979).

14La démarche méthodologique qualitative qui correspond à nos objectifs de recherche et au contexte d’étude est la méthode des « parcours commentés » (Thibaud, 2001) ou « the go-along method » (Bergeron et al., 2014). Cette méthode mobile a le potentiel de révéler le paysage sensible et les valeurs locales dans la ville à travers les récits de ses utilisateurs (Evans et Jones, 2011 ; Kusenbach, 2003 ; Thibaud, 2001, pp. 79-99). En plus des entretiens courts exploratoires qui introduiront l’enquête, les promenades commentées en ville sont reprises dans cette recherche. La méthode des parcours commentés consiste à « déambuler dans les espaces publics, laisser venir à soi les sensations diverses… une mine d’informations visuelles, auditives, olfactives, tactiles et dynamiques qui se superposent, laissant entrevoir la richesse des lieux qui s’offrent au sens du passant réceptif. Comment décrire cette richesse et en rendre compte ? » (Moser et Weiss, 2003).

15L’accumulation des corps en ville et leur circulation dans un espace spécifique n’ont pas été vues comme étant des facteurs essentiels qui pèsent sur l’évolution des villes et leur raison d’être (Mons, 2013, p.123). Le principe de perception motrice s’effectue ici par l’individu passant en milieu public et en interaction avec les autres passants et l’environnement (climat, architecture, mobilier urbain, trafic routier). Accompagné du chercheur, le passant livre, tout au long du parcours, ses expériences sensibles à travers des mots, des gestes, des expressions du visage et des états d’âme.

16Cette méthode, basée sur l’observation-description, apporte un autre point important qui consiste à rechercher le caractère contextuel des conduites sociales observées sur le site. Il conviendrait alors de dire qu’« une expression ne trouve de sens que si on la rapporte aux conditions de son apparition : à ses circonstances, à sa localisation, à son rapport avec d’autres modalités d’expression, aux actions en cours et aux expressions d’autrui. » (Thibaud et Grosjean, 2001).

17La méthode des parcours commentés, dont les étapes seront présentées ultérieurement, est précédée par des phases préliminaires d’investigation sur le terrain (Figure 1) :

18• L’observation en mouvement et préliminaire des lieux nous a permis d’introduire le travail de l’enquête sociologique et d’explorer les lieux pour pouvoir entamer l’enquête auprès des usagers. Effectués au mois d’août de l’année 2017 à différentes heures de la journée, nos récits d’observation ont été enregistrés avec un dictaphone ;

19• Les enquêtes sociologiques à travers des entretiens auprès d’acteurs publics locaux (au niveau de la direction de la culture de la wilaya de Béjaia en charge de la maîtrise d’ouvrage du PPSMVSS de la ville de Béjaia) sont effectuées pour comprendre les politiques patrimoniales locales. Des entretiens courts exploratoires auprès des usagers de la vieille ville sont réalisés sur trois thèmes : des questions liées à l’enquête elle-même, des questions en rapport avec la valeur patrimoniale du lieu et les pratiques des habitants au sein de celui-ci et enfin des questions liées à la qualité sensible et multisensorielle du parcours ainsi que ses ambiances ;

20• Une collecte documentaire a été effectuée pour mobiliser une base de données (archives, cartes, images satellites "Google Earth") ainsi que des prises de photos et l’élaboration des croquis sur le terrain pour accompagner les récits des usagers lors du parcours.

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Figure 1. Schéma combinant les modalités méthodologiques qualitatives appliquées sur le terrain d’investigation. Source : Auteur, 2021

III. La vieille ville de Béjaia comme terrain d’investigation

A. Présentation de la vieille ville de Béjaia

21Illustrée sur la Figure 2, la ville de Béjaia est située sur le rivage sud de la mer Méditerranée, au centre de la frange littorale de l’Afrique du Nord. Considérée comme étant la porte de l’Afrique et l’ouverture vers l’Occident, Béjaia a toujours été l’objet de convoitise de différentes civilisations : les Phéniciens, les Vandales, les Byzantins, les Romains, les Hammadites, les Espagnols, les Turques et les Français).

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Figure 2. Carte illustrant la situation de la vieille ville de Béjaia au sein de la ville de Béjaia. Source : carte d’archive modifiée par l’auteur, 2020

22Le paysage urbain de la vieille ville de Béjaia doit sa spécificité aux éléments déployés comme suit :

23Un site physique qui a comme particularité une morphologie accidentée plongeant dans la mer Méditerranée et qui est surplombé par le mont et le fort de Lalla Gouraya situé au sein du parc national de Gouraya (PNG) (Figure 3) ;

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Figure 3. Le paysage de la ville de Béjaia vu à partir d’un point de la plage Djoua à Tichy. Source : Auteur, 2017

24Un noyau historique communément appelé la vieille ville de Béjaia riche en patrimoines architectural, urbain et archéologique (Figure 4). Le phénomène de stratification d’éléments physiques, opéré au fil des siècles, engendre la permanence de lieux patrimoniaux qui apportent une empreinte et un cachet particulier à ce bout de la ville (Bouaifel, 2011) ;

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Figure 4. Cliché illustrant de gauche à droite : La Zawiya et la mosquée Sidi-Soufi, l’ancien tribunal, porte Fouka, fort Abd-el Kader, l’ex-sous-préfecture, fort Moussa, la Casbah, la porte Sarrasine et enfin le mont et le fort de Gouraya. Source : Auteur (2017)

25Une urbanité spécifique grâce à la Méditerranée connue sous le nom mater urbanitas, la mer des urbanités (Bernié-Boissard et al., 2017). Les pratiques urbaines sont le résultat d’une longue cohabitation des occupants qui ont investi la vieille ville à travers le temps. Ces valeurs sociales et urbaines spécifiques sont propres à quelques occupants seulement qui tiennent encore aux mœurs bougeottes (Yazid et Sion, 2006).

B. Les politiques patrimoniales au sein de la vieille ville de Béjaia et leurs portées paysagère et sensible

26Dans le cadre de la loi algérienne n° 98-04 (JORADP, 1998), sur la protection du patrimoine culturel, un plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur du secteur sauvegardé de la ville de Béjaia (PPSMVSS) a été créé officiellement en 2013 pour protéger son patrimoine et y régir tout acte de construction. Des opérations de réhabilitation, restauration et réaménagement de quelques sites patrimoniaux, telles que la mosquée de la Casbah, la Casbah, Bordj Moussa, Fort Abd-El-Kader et la mosquée Sidi-El-Mouhoub ont été lancées par les autorités publiques de la ville depuis une vingtaine d’années. Néanmoins, ces opérations restent éparpillées et ponctuelles. Une fois assemblés, ces sites figés constitueront un ensemble cohérent et structuré par des parcours identifiés. Une réflexion globale et une attention particulière devraient ainsi être portées aux valeurs sensibles des espaces publics, notamment leurs qualités multisensorielles et paysagères.

27Les espaces publics de la vieille ville de Béjaia (la rue droite, la ruelle sinueuse, l’escalier urbain et la place publique) permettent certes une mobilité au sein du tissu urbain, mais favorisent aussi les interactions sociales. Le réseau piétonnier représente un potentiel patrimonial et un enjeu majeur de la revalorisation, car ces espaces publics urbains replacent la promenade, le piéton et la marche en ville au cœur des préoccupations du bien-être (Rochel et al., 2017) et des plaisirs des sens, sources d’urbanité.

28Défini comme étant un degré de facilité à marcher dans un milieu donné et favorisant l’équité sociale et les interactions, le principe de mariabilité témoigne de la qualité de l’environnement urbain et des conditions de marche (INSPQ, 2013), incluant divers facteurs objectifs et subjectifs (morphologie des zones de marche, mobilier urbain, niveaux de sécurité, de confort, de satisfaction piétonnières (Litman, 2004). On entend ici par environnement urbain l’ensemble des composants physiques figés (bâtiment, rue, mobilier urbain, etc.) et mobiles (bus, poubelle, piéton, etc.) ainsi que les composants immatériels (bruit, odeur, tag, etc.) de la ville (Raulin et all, 2016).

29Les entretiens menés auprès des responsables publics locaux, chargés des politiques de préservation et de mise en valeur du patrimoine de la ville de Béjaia, ont permis d’explorer les politiques patrimoniales publiques et le rôle joué par les acteurs publics municipaux dans cette opération. À travers cette démarche, nos objectifs sont multiples : comprendre dans quelle mesure la dimension sensible du lieu a été prise en compte dans le processus de réflexion sur le PPSMVSS, explorer l’usage des termes paysage, multisensorialité et ambiance dans le contenu du plan et enfin connaitre le mode et le degré d’implication des habitants dans cette démarche.

30Dans nos discussions autour de la relation entre le patrimoine urbain et le paysage, la dimension sensorielle reste cantonnée dans son acception visuelle (champs de visibilité) : « On classe un monument par rapport à son contexte et au paysage autour… on a un périmètre de sauvegarde de 200 mètres jusqu’à 500 mètres autour du monument qui est mis en valeur par le paysage ». (Mme Imloul, archéologue-chef de service du patrimoine culturel à la direction de la culture de la Wilaya de Béjaia, la maîtrise d’ouvrage du PPSMVSS, 2015).

31Nous avons constaté que les habitants de la vieille ville ont une place insuffisante dans l’élaboration des phases du PPSMVSS. L’APC (assemblée populaire communale) ne joue pas son rôle de médiatrice entre les instances supérieures du patrimoine et les habitants : « on n’a jamais été associé à l’élaboration du PPSMVSS » (Mme Gaoua, architecte, direction urbanisme de l’APC de Béjaia, 2021), « … il y a des affichages publics et le citoyen peut émettre des réserves à chaque étape de l’élaboration du plan, il y a même une commission qui suit le processus de l’étude de celui-ci» (directeur général, archéologue, direction de la culture de la Wilaya de Béjaia, la maîtrise d’ouvrage du PPSMVSS, 2015). Bien qu’il y ait une volonté d’impliquer les habitants dans les opérations patrimoniales par les autorités publiques, le mode de participation n’est pas efficace et le choix des personnes à impliquer n’est pas justifié ni argumenté « Le projet du PPSMVSS est soumis à l’enquête publique pendant soixante (60) jours et doit faire l’objet pendant toute cette période d’un affichage aux sièges de la wilaya et de la ou des communes concernées » (Décret N° 03-324/05, 2003).

32Une fois les opérations de restauration, réhabilitation et réaménagement achevées, une question reste ouverte : quelles sont les activités prévues au sein de ces éléments patrimoniaux de la vieille ville ? « J’espère qu’une fois les opérations de sauvegarde terminées, la ville ne deviendrait pas une cité dortoir, qu’il y aurait un peu de vie, de divertissement et de jeux après une longue journée de travail… ainsi que l’aménagement des rues et des espaces réservés aux piétons… organiser les déchets pour une ville propre » (directeur général, direction de la culture de la Wilaya de Béjaia). Nous sentons la préoccupation des acteurs publics concernant le devenir et l’usage de ce patrimoine. Le contenu du PPSMVSS est présenté dans le décret exécutif N° 03-324/05 (article 14, 2003) de la loi n° 98-04 et le volet sociologique se limite aux valeurs sociales pour lesquelles est établi le plan ainsi qu’un cadre démographique et socio-économique. Par contre, la dimension sensible du lieu à travers les termes paysage, multisensorialité et ambiance est totalement absente du processus de réflexion sur le PPSMVSS.

IV. Mise en œuvre de la méthode des parcours commentés

A. Les éléments préparatoires de l’enquête

1. Choix du parcours

33Notre travail consiste dans un premier temps à identifier des parcours et des moments singuliers d’un point de vue patrimonial. Ce choix va se faire sur la base d’une carte des permanences de la vieille ville de Béjaia déjà élaborée dans un travail de recherche antérieur (2011). Ces parcours seront soumis au choix de l’enquêté qui désignera par la suite son propre parcours significatif, justifiera le choix du parcours en question et répondra à un questionnaire.

34Le parcours étudié ici est composé de rues, ruelles et escaliers urbains, il est ponctué par des places publiques, des monuments historiques et des coins signifiants pour les enquêtés. Le parcours choisi au départ peut subir des modifications, car l’enquête est libre de déambuler et de changer de direction. Pour couvrir une bonne partie du terrain, les trajets ne se répètent pas à l’identique. Cette liberté dans le mouvement nous éclaire plus sur les modes d’appropriation de l’espace. Ainsi, le parcours traverse des entités urbaines à morphologie variable : les quartiers traditionnels de la haute ville (Amimoune, Acherchour, Bab Louze et Karaman) et ceux de la basse ville (le port, la rue du Vieillard, la rue Maurice Audin, la rampe du port, la rue Fatima…). Au final, nous avons obtenu un parcours ramifié et complexe ; il représente les lieux de déplacements quotidiens des habitants. Ce parcours sensible et les éléments clés qui le structurent sont illustrés sur la Figure 5.

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Figure 5. Carte des éléments structurants de la vieille ville de Béjaia ainsi que le tracé du parcours sensible pour la traversée polyglotte. Source : Auteur, 2020

2. Constitution de l’échantillon sociologique

35Vingt deux (22) personnes se sont portées volontaires pour parcourir un bout de chemin avec nous. Il s’agit d’habitants qui fréquentent quotidiennement les lieux et de passants présents sur le site. Certains ont été repérés lors des observations préliminaires comme des habitués des lieux (commerçants, restaurateurs, bijoutiers, pâtissiers…), d’autres ont été choisis au hasard dans la rue ou bien par l’intermédiaire d’un autre enquêté. L’ensemble est composé de 11 femmes et de 11 hommes de tout âge et de différentes catégories socioprofessionnelles. L’âge, le sexe et le profil socioprofessionnel des enquêtés sont présentés sur le (Tableau 1).

Enquêté N°

Genre

Âge (ans)

Profession

Lieu de résidence

Statut du résident

1

Homme

73

Retraité (ouvrier du port)

Résidents rue Maurice Audin

Propriétaire appartement

2

Femme

35

Fonctionnaire

Propriétaire

3

Femme

40

Fonctionnaire

Propriétaire

4

Femme

90

Femme au foyer

Propriétaire d’une villa

5

Femme

36

Vendeuse

Propriétaire d’une villa

6

Femme

60

Femme au foyer

Résidente du quartier Karamane

Propriétaire

7

Homme

40

Fonctionnaire

Propriétaire

8

Femme

55

Femme au foyer

Résidents du quartier Bab-Louze

Locataire maison traditionnelle

9

Homme

42

Bijoutier

Propriétaire maison traditionnelle

10

Femme

52

Femme au foyer

Locataire maison traditionnelle

11

Femme

17

Femme au foyer

12

Femme

39

Enseignante

Propriétaire et héritier d’une maison traditionnelle

13

Homme

41

Enseignant de musique

14

Femme

37

Femme au foyer

15

Homme

56

Artisan papier emballage

Propriétaire d’un local sur la place Sidi-Soufi

16

Femme

52

Femme au foyer

Résidents rue Du-Vieillard

Propriétaire d’un appartement dans un immeuble colonial

17

Homme

47

Commerçant traiteur

18

Homme

70

Artisan tailleur

19

Homme

47

Enseignant

Résident à la haute ville

Propriétaire d’une villa contemporaine

20

Homme

17

Lycéen

Résident rue du Vieillard

Propriétaire d’un appartement dans un immeuble colonial

21

Homme

20

Lycéen

Résident Basse ville au niveau du port (la porte Sarrasine)

Propriétaire d’un appartement dans un immeuble

22

Homme

29

Commerçant fast-food

Résident du quartier Amimoune

Propriétaire d’un appartement dans un immeuble contemporain

Tableau 1. Profil des enquêtés. Source : Auteur, 2020

3. Dispositifs techniques utilisés

36Il consiste, dans notre cas, en un enregistreur du son, utilisé seulement pour les hommes et remplacé par la prise de notes, à partir de nos observations, pour les femmes. Lors du parcours, les hommes ont refusé d’être filmés alors que les femmes étaient encore plus réticentes et n’ont accepté aucun dispositif technique. Cette difficulté, qui nous a semblé au départ insurmontable, nous a contraint à trouver une autre option, finalement très enrichissante pour rapporter les dires des femmes en instantané à travers la prise de note, le croquis et l’observation minutieuse des moindres comportements, ressentis et changement d’humeur des enquêtées. La durée moyenne des parcours est de 50 minutes. Ce dispositif nous permettra par la suite d’élaborer notre « traversée polyglotte » (Moser et Weiss, 2003).

B. La stratégie d’analyse du contenu des parcours commentés 

37Sur la base du schéma représenté en Figure 6, la stratégie d’analyse des données des parcours commentés est décrite à travers les points chronologiques suivants :

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Figure 6. L’ensemble de la démarche des parcours commentés. Source : Thibaud, 2001, schéma réaménagé par l’auteur

1. Le compte rendu des perceptions en mouvement

38C’est le résultat des 22 parcours le long desquels les enquêtés décrivent ce qu’ils perçoivent et ressentent. Les commentaires sont enregistrés, ensuite retranscrits fidèlement sur un plan du parcours en présence de l’enquête (Figure 7).

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Figure 7. Exemple d’un compte rendu du tronçon d’un parcours d’un enquêté (homme, 73 ans) sis rue du Vieillard. Source : Auteur, 2020

2. Analyse des descriptions

39L’analyse des commentaires doit se préoccuper de la manière de dire ce que l’on perçoit. Les descriptions des ambiances sont rapportées toujours aux dispositifs spatiaux et aux conditions de leur apparition.

3. Recomposer les descriptions (la traversée polyglotte)

40Élaborée sur la base du modèle de Thibaud (2001), notre traversée polyglotte est un « Agencement hétéroclite de paroles habitantes plurielles » (Thibaud, 2001). Elle est le résultat du collage des fragments des expressions redondantes appartenant à plusieurs enquêtés ; elle traduit une perception commune des auditeurs. Les descriptions sont ordonnées en fonction des lieux parcourus et des conditions auxquelles elles se rapportent. Le récit obtenu respecte l’oralité de locuteur (Derdja1) et il est ponctué par des points signalant le changement de celui-ci. Des hypothèses sur les phénomènes sensibles des entités analysées sont dès lors élaborées et résumées sur la colonne de droite sous forme d’un guide de lecture (voir notre traversée polyglotte).

4. La recontextualisation des phénomènes sensibles

41Un retour sur le terrain nous permet d’observer les conditions d’émergence des phénomènes décrits par les passants. Une observation des conduites sociales est accompagnée de prise de son et prise de vue pour garder des traces matérielles des phénomènes observés. Des relevés architecturaux et des appréciations non mesurées sur le climat, l’acoustique, l’éclairage, les vents, la température et l’humidité ont été effectués.

C. Résultats intermédiaires (la traversée polyglotte)

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V. Résultats et discussions

42En plus des éléments de synthèse sur les phénomènes sensibles des lieux interprétés ci-dessous, le traitement de ces divers corpus permet aussi d’analyser le site en termes d’ambiances traduites à travers l’interaction entre les données de l’environnement physique et les pratiques sociales en public.

A. Les éléments matériels du paysage urbain comme matière première du sensible

1. Les éléments naturels sont les premiers stimulateurs des sens

43a. La montagne de Gouraya, la mer Méditerranée, le bois sacré et celui des oliviers sont autant d’éléments naturels très importants dans la formation des représentations sensibles au sein de la vieille ville de Béjaia. Les enquêtés reprennent ces éléments pour décrire leurs ressentis. La nature ne teinte pas seulement le fond des plans paysagers, mais elle est présente dans tous les discours des enquêtés et elle accompagne les gens dans leurs vies quotidiennes. Elle est dans la rue, à l’intérieur des maisons, sur les balcons et aussi dans les assiettes. La nature est l’âme de la vieille ville de Béjaia.

44b. La topographie propice au panorama : le terrain accidenté, sur lequel se dresse en amphithéâtre la vieille ville, a comme point de départ le sommet de la montagne de Gouraya qui culmine à plus de 650 mètres d’altitude et a la mer comme point d’arrivée. Cette déclivité importante a fait naître des balcons urbains, des places panoramiques, des perspectives avec des points de fuite et des horizons interminables.

45c. Le climat pimente les émotions : l’humidité, les vents, la chaleur d’été et les précipitations d’hiver sont des éléments qui stimulent les sensations et les émotions. La présence des microclimats variés, dont les ambiances sont bien décrites par les usagers au niveau des percées visuelles, des escaliers urbains, des places publiques, des balcons urbains, des ruelles étroites et des jardins. Cette variation climatique confère aux éléments de la vieille ville une richesse au niveau du vécu sensoriel.

2. La richesse typomorphologique des lieux

46a. La partie coloniale (la ville basse) est caractérisée par :

47• un tracé colonial haussmannien à travers des rues droites et rayonnantes autour des places ainsi que des escaliers urbains permettant de lier les différents points de la vieille ville à caractère accidenté ;

48• un système d’îlots avec une répartition périphérique du bâti et son alignement le long des rues ;

49• une richesse du type architectural à travers les éléments architecturaux et architectoniques des immeubles coloniaux.

50Cette identité architecturale est très forte et omniprésente dans les discours des usagers qui ont conscience de cette richesse. Le quartier du port, la place Gueydon et ses alentours ainsi que les rues : du Vieillard, Maurice Audin et Bouaouina constituent la ville basse connue pour ses équipements publics et ses immeubles coloniaux (rez-de-chaussée destiné aux services et étage pour l’habitation). L’état de conservation du bâti est moyen.

51b. La partie traditionnelle à vocation résidentielle (la ville haute) est caractérisée par un tracé irrégulier et composé de rues et d’impasses sinueuses avec une hiérarchisation des accès urbains et privés. Les quartiers : Karamane, Bab Louze et Acherchour (Figure 8) sont typiques de cette partie de la ville. La circulation à l’intérieur de ces entités est exclusivement piétonne, cependant des routes permettent de relier les différents quartiers entre eux et au reste de la ville. Nous sommes en présence d’un type architectural spécifique constitué par la maison traditionnelle à cour centrale, héritée de la période turque. Les usagers ne cessent de décrire les éléments architecturaux et architectoniques des lieux. Ils affirment leur attachement à ce patrimoine bâti. Cette partie est exclusivement résidentielle à l’exception de quelques rares points de vente. Les bâtisses sont en dégradation continuelle et le quartier Bab-Louze est le plus vétuste avec des maisons en ruines et d’autres en état de dégradation très avancée (peu de maisons sont restaurées par leurs propriétaires).

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Figure 8. Carte de repérage des quartiers d’investigation. Source : Auteur, 2021

3. Les percées visuelles et les séquences paysagères

52La notion de percées visuelles est très présente dans les propos des enquêtés et ils y font référence quand ils parlent des escaliers urbains et des rues qui structurent les quartiers. Remarquable à partir des percées transversales, la végétation abondante à l’intérieur des îlots est le premier marqueur sensoriel qui est cité par les enquêtés. Les percées longitudinales offrent des paysages où se conjuguent la mer, la montagne de Gouraya, la végétation et l’architecture « j’aime voir la végétation abondante… J’ai une belle vue vers Gouraya et le Fort » (Femme, 35 ans, rue M. Audin).

53Les séquences paysagères décrites par les enquêtés sont très riches sur un plan visuel, mais aussi au niveau des autres sens. Par exemple, les enquêtés évoquent et décrivent des paysages empreints de parfums et de sons particuliers : « ça sent bon l’odeur des fleurs » (Femme, 35 ans, rue M. Audin) « ici l’odeur du café est forte, nous pouvons la sentir de loin » (Homme, 56 ans, Bab-Louze). La lumière et l’ombre rythment les séquences visuelles et certaines percées sont décrites comme étant de longs corridors sombres.

54Nous pouvons citer comme exemple la Piétonne où nous sommes en présence d’une ambiance ombragée « je vois comme un point noir, c’est le début de la rue piétonne » (Homme, 40 ans, Karamane). Une certaine fraicheur y est ressentie en été, du fait des courants d’air urbains qui sont formés grâce à une répartition singulière des pleins/vides et du gabarit particulier des immeubles coloniaux.

B. La participation des sens autres que la vision dans l’expérience sensible des lieux

55Ces expériences ont fait renaître des souvenirs et des paysages sensoriels intimes. La valeur d’évocation sensible et multisensorielle des lieux est très présente chez les habitants, nous l’apprécions à travers la nostalgie qu’ils éprouvent vis-à-vis du temps qui passe « c’était le quartier de la mode et des rencontres dans les années d’or et maintenant… !? » (Homme, 70 ans, rue M. Audin ) « Ya-Hasra4, le voisinage et les relations sociales ne sont plus comme avant…la solidarité et El-Harma, tout ça tend à disparaître » (Homme, 47 ans, rue du Vieillard). Bien qu’ils fassent référence en premier lieu aux aspects visuels de la rue, d’autres aspects beaucoup plus sensibles font leur apparition au fil des entretiens et prennent le dessus. Ils sont décrits et détaillés au fil des conversations en mouvement et cités par ordre d’importance :

1. L’odorat

56À travers des marqueurs sensoriels divers (fleur, parfum, boulangerie, pâtisserie, café, poisson…), le sens de l’odorat prend tout de suite une place importante dans nos échanges « ça sent aussi l’odeur du café, ça me rappelle le café traditionnel » (Femme, 39 ans, Bab-Louze). Entre les odeurs dont la source est bien identifiée (poisson, pâtisserie, pain, café, nourriture) et d’autres dont nous ne connaissons pas la provenance, comme certaines odeurs des fleurs, la palette des odeurs et des fragrances urbaines (Balez, 2001) est très large et diversifiée. Par exemple la présence d’un poissonnier sur la rue Fatima depuis plusieurs décennies lui confère cette identité odoriférante bien spécifique « ça sent le poisson frais, c’est notre poissonnier du coin » (Homme, 42 ans, Bab-Louze). Nous parlons ici de paysages olfactifs identifiés par les enquêtés.

57Le souvenir des odeurs disparues émerge lors des discussions le long des trajets. L’enquêté se remémore dès lors un art d’habiter oublié à travers l’entretien des Djnaine dont quelques essences de fleurs et d’arbres fruitiers subsistent encore « La disparition peu à peu des Djnaine avec leurs fleurs exotiques nous désolent… avant ça sentait les fleurs partout surtout le soir, mais maintenant beaucoup moins » (Femme, 90 ans, rue M. Audin).

58Bien que nous ayons eu, dans la majorité des témoignages, des appréciations positives quant aux odeurs, ceci n’exclut pas la présence de mauvaises odeurs liées aux activités du port et à celles de la zone industrielle « je sens aussi les mauvaises odeurs à cause des déchets du port pétrolier surtout quand je me réveille le matin ». (Homme, 29 ans, Amimoune). Ces mauvaises odeurs ont tendance à s’estomper au fur et à mesure qu’on s’éloigne du port, laissant ainsi la place aux fleurs odoriférantes dont le parfum plane sur les quartiers résidentiels de la haute ville.

2. L’ouïe

59À travers les marqueurs multisensoriels (chant des oiseaux, bruit des voitures, rires et cris des enfants …), les ambiances sonores sont diversifiées. Plus on monte en hauteur, plus le bruit diminue, laissant planer le calme ; en particulier au niveau du quartier Bab Louze et Karamane. Pour les usagers de la ville, le calme est synonyme de sérénité et de paix profonde. De temps à autre, l’appel à la prière et les cloches des écoles brisent ce calme et rythment les heures de la journée. La présence collective et anonyme d’autrui confère à l’espace public une identité sonore. Pour citer un exemple de comparaison entre deux places qui ont deux identités sonores distinctes : la place Gueydon avec des ambiances sonores riches et fortes en décibels « il y a beaucoup de monde…c’est animé » (Homme, 20 ans, porte Sarrasine) et la place Sidi-Soufi qui incite plus au calme et au recueillement « c’est calme par ici… je passe des heures ici, car il y a la paix » (Homme, 56 ans, Bab-Louze).

3. Le toucher

60Des allusions au sens du toucher sont aussi relevées dans les propos des usagers : « J’aime les sculptures sur les immeubles, j’aime les toucher et sentir leur courbure et rugosité » (Femme, 35 ans, rue M. Audin). Les sculptures ici font référence aux éléments architectoniques des immeubles coloniaux (colonnes, encorbellements, ornements, ferronneries au niveau des balcons et des escaliers). D’autres marqueurs sensoriels, liés au touché, sont évoqués dans nos échanges, comme l’humidité, le vent rafraichissant « la fraîcheur, c’est agréable de marcher et le vent de la mer vous effleure le visage » (Femme, 60 ans, Karamane) et les plantes montantes sur les murs du rempart, ainsi que les différents pavages du sol « j’aime marcher sur la Piétonne avec son pavage irrégulier » (Homme, 47, rue du Vieillard).

4. Le goût

61Les plaisirs du goût sont traduits ici par des moments de partage quotidiens, par exemple se retrouver autour d’une table, sur une place publique, et prendre une tasse de café, ou bien au niveau de la brise de mer pour partager une assiette de poissons grillés. Ce sont autant de prétextes pour se retrouver et partager avec autrui. « J’aime ces moments de convivialité avec nos voisins autour d’une table à manger du poisson grillé » (Femme, 55 ans, Bab-Louze).

62L’État de la relation affective qu’entretient l’habitant avec son patrimoine architectural, urbain et paysager

63La politique patrimoniale a limité l’accès des habitants au niveau des sites patrimoniaux, créant ainsi un sentiment d’exclusion. Un phénomène de muséification de ce patrimoine bâti est dès lors enclenché et a entraîné la disparition de rites et pratiques de pèlerinage au niveau de quelques lieux patrimoniaux. « Le patrimoine ! oui il y en a beaucoup, comme Sidi-Ouali, Fort Abd-El-Kader, porte Sarrasine, la Casbah, Fort Barral… Ya Hasra4, on y va plus, avant Tzouroun5, c’était des lieux de pèlerinage maintenant les portes sont fermées, les autorités ont rendu ces lieux difficilement accessibles et ont limité les pratiques à l’intérieur » (Femme, 90 ans, rue M. Audin).

64Le touriste, le chercheur scientifique et l’habitant doivent fournir une autorisation d’accès au Fort Moussa (ex-fort Barral), une procédure complexe et longue. Cela a entrainé la dégradation accélérée des lieux, malgré les travaux de réhabilitation et de restauration dont ils ont bénéficié, témoignant des effets pervers de la pratique patrimoniale (Choay, 1988).

65Le phénomène de gentrification (Garnier et Castillo Romon, 2013) a aussi contribué à la dégradation des lieux à travers le trafic de l’immobilier. Profitant des litiges entre les héritiers des immeubles coloniaux, les plus aisés rachètent les appartements et les ferment à clef (sans entretien, les immeubles se dégradent). Un tout autre phénomène est observé à travers les entretiens auprès des habitants du quartier ancien de Bab-Louze qui engendre à son tour une accélération du processus de détérioration du cadre bâti : des locataires qui s’entassent dans des maisons très dégradées et dans des conditions misérables pour pouvoir avoir accès à l’acquisition d’un logement neuf en dehors du noyau historique « nous sommes six familles et nous cohabitons ici tous ensemble » (Femme, 52 ans, Bab-Louze).

66Quant au degré d’implication des habitants dans l’élaboration du PPSMVSS, peu d’initiatives ont été prises. La plus significative fut l’étape de la délimitation finale du secteur en 2018 « À l’initiative de la direction de la culture de la wilaya de Béjaia, la société civile et les habitants ont été impliqués dans la 1re phase du PPSMVSS qui consiste à redessiner les nouvelles limites du secteur sauvegardé avec la participation de la chef de projet, Mme Mahindad-Abderrahim, architecte experte en conservation du patrimoine » (Mme Medjmedj, architecte, direction de la culture, service patrimoine culturel, 2021). Toutefois, la page Facebook de la direction de la culture de la wilaya reste une plateforme virtuelle de communication et de la sensibilisation du citoyen ainsi que les conférences rares et le mois du patrimoine qui sont toujours l’occasion d’être proche de tous les acteurs concernés.

67À travers les récits des enquêtés, nous avons le sentiment que ces derniers ne s’identifient plus à ce patrimoine, car ils ne le pratiquent plus comme ils le faisaient dans le passé. Les autres affects des habitants sont positifs et font référence aux degrés d’attachement aux quartiers. Sur l’ensemble des enquêtés, le sentiment d’attachement renvoie aux souvenirs de leur enfance, empreints de beaucoup de nostalgie. Les paysages intimes de l’enfance, en relation forte avec le patrimoine bâti et paysager, sont toujours présents dans les discours.

68Les touristes, quant à eux, aiment se promener et visiter la basse ville et n’ont pas la curiosité de se faufiler dans ses ruelles pour aller explorer les hauteurs de la vieille ville : « Les touristes ne connaissent rien à la vieille ville de Béjaia, ils passent à côté des choses importantes, la place Gueydon ne représente pas grand-chose de la ville. Il faut admirer les paysages à partir des quartiers Bab Louze et Acherchour, profiter du calme de ces quartiers anciens, accepter et admirer la générosité des habitants, se laisser introduire à l’intérieur des maisons à cour de l’époque ottomane. Peu de gens se laissent tenter par cette aventure, car les touristes préfèrent être à proximité de la mer et ne cherchent pas à s’aventurer très loin ». (Homme, 42, Bab-Louze) Dans ce récit rapporté, l’habitant explique que le charme de la ville ne s’arrête pas aux éléments physiques pris séparément, mais il réside aussi et surtout dans la conjugaison de tous ces éléments formant des paysages uniques qui, en plus de leurs richesses matérielles, sont aussi empreints de spécificités sensibles et sensorielles : des odeurs, des sons et des qualités tactiles, gustatives. La vieille ville recèle donc une mosaïque potentielle de sens et d’ambiances uniques.

C. Les ambiances et la mariabilité

69L’ambiance mobilise trois grandes dimensions de l’espace urbain : l’espace physique, l’espace social et l’espace sensible. Nous constatons au cours de la traversée polyglotte que les enquêtés sont très sensibles aux variations d’ambiances à travers les changements climatiques, l’alternance de l’ombre et de la lumière et les couleurs des enveloppes architecturales et naturelles. Nous pouvons être en présence de rues sombres comme la rue du Vieillard et la Piétonne et d’autres éclairées comme Bab Louze. Les escaliers urbains, quant à eux, provoquent des ambiances variées : animées ou calmes, végétalisées ou non avec l’alternance de l’ombre et de la lumière.

70La mobilité est douce au sein de la vieille ville et il existe un réseau piéton constitué de ruelles, d’escaliers et d’impasses représentant un véritable potentiel pour la marche en ville. À travers les récits des passants interviewés, l’environnement urbain de la vieille ville de Béjaia est favorable à la marche particulièrement au niveau de la haute ville en raison de l’aménagement des rues, mais également grâce à leur configuration fonctionnelle. En effet, la présence des escaliers urbains permet de faciliter la marche en site accidenté minimisant ainsi les distances à parcourir « Il y a beaucoup d’arbres. Il y a des bancs et on peut s’asseoir et voir les gens. J’aime me promener sur la rue Fatima. Je fais mes courses ici au marché et je passe un peu de temps avec mes amies à la cafétéria. C’est le calme, l’air pur et la sérénité » (extraits de récits).

71La manière de marcher en dit long sur la relation qu’entretiennent des habitants avec leurs espaces. D’après nos observations, les rapports des usagers à leur environnement construit semblent varier selon l’endroit où s’effectue la marche. Au niveau du port, il y a une certaine fluidité dans le mouvement, peu de contraintes, la démarche et la gestuelle sont plutôt rapides et ceci est aussi palpable au niveau des rues de la partie centrale de la vieille ville (rue du Vieillard, place Lumumba, rue Maurice Audin, place Gueydon, la Piétonne, rue Fatima). Au niveau des hauteurs (Bab Louze, Karamane, Acherchour et Amimoune), la marche est fluide et les gens marchent plus lentement et sont plus disponibles.

72Au fur et à mesure qu’on remonte la vieille ville, nous constatons que les enquêtés sont plus disponibles et moins empressés. Bien qu’ils soient moins nombreux, les opportunités d’interactions sociales sont importantes et leurs discours sont plutôt libres à l’exception de quelques femmes. Enfin, le style vestimentaire ne varie pas en fonction des lieux investigués et il n’y a pas de réserve comportementale ressentie dans certaines rues.

D. Le sentiment d’appartenance et d’attachement au lieu et le sentiment communautaire

73L’expérience émotionnelle des lieux est intense surtout lors de la traversée polyglotte. Les émotions étaient très riches et variées. Elles vont de la colère à la joie, de la tristesse à la mélancolie, de la fierté à l’amertume et au désarroi. La fierté est ressentie quand nous évoquons l’histoire de la ville et de ses monuments. Les habitants deviennent colériques et exaspérés quand ils relatent l’état de dégradation du patrimoine de la vieille ville.

74Fragilisé par les mauvaises conditions de vie et la dégradation du cadre bâti, le rapport des habitants à leur espace de vie reste fort. Il y a un sentiment d’appartenance fort mêlé à un sentiment de sécurité et de plénitude profond « je ne quitterais ces lieux pour rien au monde. Je suis né ici, j’ai grandi ici, je me suis mariée ici et maintenant mes enfants à leur tour grandissent ici » (Femme, 40 ans, rue M. Audin), « Quand mes enfants vont à l’école, personne ne les accompagne, car tout le quartier veille sur eux » (Homme, 42 ans, Bab-Louze). Cependant, quelques témoignages relèvent un sentiment d’insécurité ressenti au niveau de la rue du Vieillard et des lieux marginaux du noyau historique, notamment les remparts de Bab Louze ainsi qu’au niveau du bois sacré et du bois des oliviers « mon fils ne sort pas après 18h00, car la rue est mal fréquentée » (Femme, 52 ans, rue du Vieillard).

75Ce sentiment d’appartenance et d’attachement trouve aussi ses racines dans la qualité sensorielle des lieux qui peignent une mosaïque d’ambiances uniques et spécifiques à la vieille ville de Béjaia : « nous avons tout ici, le calme, la famille, la mer bleue, la montagne verdoyante, les maisons en pierre et les gens généreux et attentionnés » (Femme, 55 ans, Bab-Louze).

E. La promenade est un voyage sensible dans le temps

76La promenade menée en compagnie des enquêtés pourrait être assimilée à un voyage dans le temps dont l’histoire devient un vecteur temporel d’émotions. En passant d’une rue à une autre, nous évoquons une période historique. Tous les éléments visuels nous permettent de nous plonger dans l’histoire et d’explorer les expériences multisensorielles avec des récits, des anecdotes et des usages personnalisés. La place Gueydon et la rue du Vieillard, avec leurs immeubles haussmanniens, évoquent dans la majorité des cas le style de vie à l’occidentale, les valeurs d’ouverture d’esprit et de savoir vivre et rarement des mauvais souvenirs liés à la colonisation « la rue du Vieillard c’est un trésor. Elle me rappelle la rue d’Isly (à Alger) et celle des Champs-Élysées (à Paris). Pour moi elle représente un style de vie à la parisienne. C’était le quartier de la mode et des rencontres dans les années d’or et maintenant… !? » (Homme, 47 ans, rue du Vieillard).

77Avec leurs rues étroites et sinueuses, leurs petites maisons avec cour, le quartier de Bab Louze et Karamane évoquent une histoire bien particulière. C’est la période ottomane avec des valeurs de solidarité, d’union et d’entraide où le sentiment communautaire est encore fortement ressenti. L’intimité et El-Harma sont des valeurs très ancrées dans la vie quotidienne. Paradoxalement, nous sommes facilement invités à nous introduire à l’intérieur des foyers dans les quartiers anciens plutôt que dans ceux des quartiers coloniaux. La convivialité et la modestie des habitants sont très ressenties.

F. Les pratiques culturelles et la méditation

78Le temps a joué un grand rôle dans la pérennité et l’épanouissement d’un métissage religieux exceptionnel. De l’occupation romaine à celle des Français en passant par celle des arabo-musulmans, des Espagnols et des Turcs, la vieille ville de Béjaia n’a cessé de se former, de se transformer et d’évoluer au fil des siècles. Ces évolutions sont perceptibles tant sur le plan religieux que morphologique.

79Les valeurs culturelles sont très enracinées chez les habitants de la vieille ville de Béjaia. Musulmans (majoritaires), chrétiens et juifs ont cohabité à travers des siècles et partagent les mêmes valeurs de paix, de tolérance, d’entraide, d’amour d’autrui et d’acceptation dans sa différence religieuse. Malgré les divergences religieuses, les valeurs humaines sont communes à tous, et à ce titre tous les enquêtés ont manifesté cette tolérance religieuse dans leurs propos : « mon meilleur ami est chrétien et je suis musulman et nous nous sommes toujours entraidés dans les moments difficiles et nos familles respectives sont tout aussi proches que nous » (Homme, 20 ans, port porte Sarrasine).

80Corbin raconte que « les modalités de l’appréciation du paysage sont étroitement liées au système de croyances » (2001). Dans le cas de la vieille ville de Béjaia et d’après l’enquête effectuée sur le terrain, les gens entretiennent, entre eux et avec leur espace de vie, des rapports sensibles qui ont comme bases des fondements religieux. Par exemple El-Waada6 est l’occasion d’offrir de la nourriture pour les plus démunis et les habitants volontaires préparent un festin au niveau du fort Moussa lors des fêtes et rites religieux (Taachourt, El-Mouloud, Mouharram, El-Aïd). Dans le passé, ces pratiques religieuses musulmanes s’effectuaient dans le cadre de ces monuments défensifs témoignant de l’attachement des habitants à leur patrimoine colonial.

Conclusion

81Les politiques patrimoniales algériennes considèrent encore aujourd’hui la sauvegarde du patrimoine comme une préoccupation concentrée sur les aspects visuels et les valeurs matérielles (historiques et esthétiques) de celui-ci. À travers le cas de la vieille ville de Béjaia, nous avons amorcé une réflexion autour des politiques patrimoniales prônées et pratiquées en Algérie. Les paysages urbains de la vieille ville de Béjaia sont des exemples concrets de la richesse sensible et multisensorielle d’un patrimoine architectural, urbain et paysager. D’où cet intérêt pour la perception dans l’évaluation des paysages urbains historiques.

82En effet, un plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur du secteur sauvegardé de la ville de Béjaia a été entamé. Toutefois, il n’y a pas dans son contenu de spécification au paysage, aux ambiances et aux relations sensibles au milieu. La question de la réutilisation des monuments restaurés ainsi que l’aménagement des espaces publics demeure méconnue, ce qui crée des frustrations au sein de la société civile.

83Véhiculant cette relation entre les hommes et les lieux, le paysage peut jouer le rôle de médiateur et « devient potentiellement un levier de participation, permettant de recueillir la perception/représentation/expérience/projection d’un territoire, mais aussi les signes à même de créer un langage urbain du paysage, de dialoguer sur le devenir d’un espace urbain. En bref, le paysage urbain, en tant que médiateur, peut, selon nous, être un levier pour de nouvelles approches et méthodes de concertation, à même de réconcilier paysage aménagé avec les paysages vécus, perçus, imaginés » (Bailly et al., 2014).

84La méthode des parcours commentés, telle qu’elle est déployée dans notre travail de recherche, est un outil d’analyse particulièrement pertinent pour révéler cette relation entre l’usager et son territoire par le vécu des sens. Au travers des passants interviewés le long d’un parcours, l’observation et la description en mouvement laissent entrevoir des émotions traduisant la valeur sensible des lieux patrimoniaux parcourus ainsi que les ambiances qui en découlent.

85Trois aspects originaux sont à mettre en valeur dans ce travail de recherche. Tout d’abord, nous apportons une vision nouvelle dans un champ patrimonial à travers la mobilisation du paysage et du sensible pour trouver des éléments critiques aux politiques patrimoniales locales. Ensuite, l’utilisation de la méthode des parcours commentés s'est avérée pertinente pour saisir les rapports sensibles au territoire et a donc toute sa place dans les projets territoriaux touchant à l’urbanisme, au paysage et aux paysages urbains historiques. Enfin, la complexité typomorphologique et la richesse des pratiques sociales du cas d’étude donnent naissance à des phénomènes sensibles complexes et diversifiés ainsi qu’une mosaïque d’ambiances spécifiques.

86D’après les résultats de l’enquête menée sur le terrain, tous les sens se déploient pour apprécier et comprendre l’objet de la patrimonialisation dans sa totalité matérielle et sensible ainsi que la signification et la représentation que les usagers en font. Toutefois, explorer les valeurs sensibles d’un lieu reste une aventure passionnante, mais parsemée d’embûches. La difficulté rencontrée quant à son opérationnalisation sur le terrain consiste principalement à essayer de mobiliser les sens des personnes interviewées pour identifier les valeurs multisensorielles des lieux traduisant leur attachement. À ce propos, Debarbieux (2007) introduit le terme d’empaysagement désignant « un tournant dans la façon qu’ont les sociétés contemporaines de se penser elles-mêmes et de penser leur inscription matérielle par l’entremise de la représentation et de l’action paysagère. » Cet empaysagement se traduit, dans notre cas, par une volonté collective, manifestée sur le terrain, de reconsidérer les politiques patrimoniales locales jugées ségrégatives, et d’aller vers une démarche ouverte à la participation du citoyen, acteur principal de la ville.

Notes 

871Derdja est un dialecte de l’arabe, une sorte de langue arabe qui a subi des influences locales et mélangées parfois à d’autres langues (kabyle, romaine, espagnole, turque et française) pour mieux exprimer les ressentis des gens. Contrairement à l’arabe littéraire, la “Derdja” est en constante mutation pour s’adapter à la réalité vécue par les habitants des villes algériennes. La “Derdja” a plusieurs variétés selon la région.

882Djnaine est l’appellation locale des petits jardins exotiques hérités de la période hammadite et ottomane.

893El-Harma est une valeur sociale, c’est un mot arabe qui est peut-être défini en français comme un mélange d’intimité, de pudeur, de limites et de respect de l’autre et de sa propriété.

904Ya-Hasra est une sensation nostalgique qui exprime un mélange entre tristesse et déception.

915Tzouroun est synonyme de pélerinage.

926El-Waada est une donation ou une offrande.

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Pour citer cet article

Kahina BOUAIFEL & Said MADANI, «Paysage urbain et dimension sensible. le cas de la vieille ville de Béjaia, Algérie», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 77 (2021/2)- Varia, 45-67 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=6488.

A propos de : Kahina BOUAIFEL

Maitre assistante A et Doctorante, Laboratoire de recherche PUVIT (Projet Urbain Ville et Territoire), Institut d'architecture et des sciences de la terre, Université Ferhat Abbes de Sétif (UFAS), Algérie

kahinayaddadene83@gmail.com

A propos de : Said MADANI

Professeur et directeur du Laboratoire de recherche PUVIT (Projet Urbain Ville et Territoire), Institut d'architecture et des sciences de la terre, Université Ferhat Abbes de Sétif (UFAS), Algérie

saidmadani@gmail.com

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