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Tarik HARROUD

La « requalification » des marchés informels à l’épreuve de l’urbanisme néolibéral au Maroc. Prolongement ou rupture d’une gestion « d’urgence » ?

(77 (2021/2)- Varia)
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Résumé

Avec la montée du chômage touchant particulièrement les jeunes Marocains, les marchés « informels » se sont fortement multipliés au point de constituer un véritable enjeu affiché par les pouvoirs publics au Maroc. À partir de l’analyse de deux grands projets de marchés couverts créés au niveau de Rabat, la contribution se propose d’étudier les enjeux et les conflits liés aux projets de requalification de ces marchés ainsi que les stratégies de résistance adoptées par les marchands ambulants pour faire face aux pratiques d’invisibilisation établies par les pouvoirs publics. Elle montre comment la requalification de ces espaces s’inscrit dans la même logique de résorption des bidonvilles au Maroc en mettant en avant une dimension principalement sécuritaire et marchande inscrite dans le cadre d’un urbanisme néolibéral.

Index de mots-clés : marchés informels, stratégie de résistance, projets de requalification, sécurité, Rabat

Abstract

With the remarkable rise in unemployment affecting young people in particular, "informal" markets have multiplied to the point of constituting a real challenge for the Moroccan authorities. Based on the analysis of two large covered market projects created in Rabat, the contribution proposes to study the issues and conflicts related to the projects of requalification of these markets as well as the strategies of resistance adopted by the street vendors to face the practices of invisibilization established by the public authorities. It shows how the requalification of these spaces fits into the same logic of slum clearance in Morocco by highlighting a primarily security and commercial dimension inscribed within the framework of a neoliberal urbanism.

Index by keyword : informal markets, resistance strategy, requalification projects, security, Rabat

Introduction : la gestion du commerce de rue au Maroc : de « l’éradication » à la requalification, quel changement ?

1Bien qu’il ait fait l’objet de nombreuses stratégies d’intervention et de contrôle initiées auparavant par le ministère de l’Intérieur et ses services déconcentrés afin de réguler son développement et atténuer sa prolifération, le commerce « informel »1 persiste encore dans la plupart des villes marocaines au point de structurer leur paysage urbain. Il connait même depuis quelques années un développement fort considérable2 à tel point qu’il s’érige aujourd’hui parmi les préoccupations majeures du Gouvernement marocain. Incarnant diverses formes et types d’activités, dont notamment le commerce ambulant ou le commerce dit de rue3 (appelé localement les Ferrachas4), ce type d’activités représente aujourd’hui un véritable phénomène urbain qui se répand et s’observe partout tant dans les petites et grandes villes, dans les quartiers centraux et périphériques, riches ou populaires. Il représente, face à un taux de chômage élevé, observé notamment chez les jeunes, et les niveaux de pauvreté qui restent importants dans les quartiers périphériques et populaires des grandes villes, un véritable échappatoire et un débouché très prisé pour une partie non marginale de la population urbaine au Maroc. Au-delà de constituer un enjeu social et économique pour une population à faible revenu, il forme de plus en plus un enjeu politique pour les pouvoirs publics qui vont mettre en place, sur instruction royale, un vaste programme dit de requalification de ce type d’activité dans les grandes villes.

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Figure 1. Exemple de rue appropriée par les commerçants ambulants dans un quartier populaire de Rabat. Source : cliché personnel, avril 2021

2Il s’agit d’un axe principal du quartier populaire Maadid situé dans l’arrondissement El Youssoufia. Cet axe devient un véritable « souk » chaque après-midi en attirant une foule importante issue des quartiers populaires de cet arrondissement.

3Si l’intervention du ministère de l’Intérieur et ses services déconcentrés était autrefois caractérisée par une logique sécuritaire de contrôle et d’éradication de ce type d’activité (démolition des locaux informels, confiscation des marchandises, interdiction des étalages au sol, etc.) à laquelle s’ajoutait, de temps en temps une logique d’indifférence ou de tolérance en fonction des espaces et des circonstances sociales et politiques5, ce n’est pas le cas aujourd’hui dans un contexte politique très particulier. À l’enjeu sécuritaire lié aux risques sociaux et sanitaires résultant de la prolifération de cette activité ainsi que de la difficulté de maîtriser son développement s’ajoute désormais l’enjeu « esthétique » lié au prestige urbain qui va représenter une nouvelle préoccupation politique dans le cadre de la volonté royale de promouvoir l’image économique des grandes villes et de les repositionner sur la scène internationale (Stamm, 2008 ; Monnet, 2003 ; Spire et Choplin, 2017). Le commerce ambulant est perçu alors comme étant contraire à l’image de la modernité recherchée par les autorités politiques et doit être alors éradiqué de la ville (Mafaing, 2015 ; Spire et Gourland, 2018).

4Les mouvements sociaux du Printemps arabe qu’a connu le Maroc en 2011 ont constitué un tournant majeur6 dans l’évolution des approches et les formes d’intervention du ministère de l’Intérieur ainsi que Wilaya et Préfectures chargées, entre autres, du maintien de l’ordre public pour la gestion de ce type d’activités7. La logique plutôt sécuritaire et « répressive » ayant marqué par le passé les formes d’intervention publique fait place désormais à une logique d’intervention « plus subtile » de requalification urbaine visant à « restructurer » et réorganiser le développement de ce type d’activités dans les grandes villes dans le cadre d’une approche de « sédentarisation » de ces marchands.

5Privilégier une approche de négociation avec les marchands ambulants, réorganiser leurs activités dans le cadre d’espaces aménagés et équipés, faciliter et accompagner leur installation dans ces nouveaux marchés, etc. sont autant d’éléments de rupture qui véhiculent une nouvelle manière de « traiter » ce type de commerce. Toutefois chercher, à tout prix, à sédentariser ce type d’activité, à proposer généralement des sites d’installation loin des lieux habituels utilisés par ces marchands et surtout imposer une forme d’organisation à laquelle ces derniers ne sont pas encore habitués (sédentarisation dans des structures fermées, payement des taxes et impôts, etc.) , ne va pas sans poser et susciter des tensions et des conflits (Khouma, 2017).

6Face à ces discours de changements et de rupture affichés, il y a lieu de se demander si ces nouvelles approches de requalification du commerce informel pourraient constituer réellement une véritable dynamique de rupture par rapport aux anciens modes d’intervention. Cette question est d’autant plus légitime lorsqu’on observe aujourd’hui les nombreux conflits ayant marqué les projets de requalification du commerce ambulant dans les grandes villes comme Rabat et Casablanca. Comment les autorités locales parviennent-elles à concilier la dimension sociale et économique caractéristique de ces populations « défavorisées » et la dimension esthétique et politique d’améliorer l’image des villes et leur attractivité économique ? Enfin quelle place occupe le commerce ambulant dans le cadre de l’urbanisme néolibéral prôné dans les grandes villes marocaines où l’enjeu politique et financier est fortement mis en avant ?

7La présente contribution se propose d’aborder ces différentes questions en partant de l’exemple particulier de la capitale administrative dans laquelle un ambitieux programme royal de développement urbain est lancé par le Roi en 2014. Elle privilégie, à cet effet, une double approche analytique : celle par « le haut » en élucidant les logiques et les modalités d’intervention des acteurs publics en charge de la mise en œuvre des projets de requalification (le ministère de l’Intérieur, le ministère du Commerce et de l’Industrie et les autorités locales à travers la Wilaya et la Commune de Rabat) et celle par « le bas » mettant en exergue les réactions et les stratégies de résistance mobilisées par les marchands ambulants.

8Sur la base d’un ensemble de séances d’observation réalisées dans quelques marchés aménagés, dans le cadre du programme Rabat, Ville-Lumière, combinées avec des entretiens effectués auprès d’un échantillon de marchands ambulants8, le travail tentera de mettre en exergue les contradictions et les conflits d’intérêts qui caractérisent les projets de requalification du commerce ambulant à Rabat. En s’inscrivant dans le prolongement d’un ensemble de travaux de recherche menés au Sud et notamment au Maghreb abordant la gestion du commerce informel dans le contexte de la néolibéralisation de l’action publique (Monnet, 1993 et 2006 ; Bromley, 1998 ; Stamm, 2008 ; Marfaing, 2015 ; Crossa 2009 et 2013 ; Khouma, 2017 ; Spire et Gourland, 2018 ; Spire et Choplin, 2017 ; etc.), le travail tente de montrer comment la requalification du commerce informel ne fait que prolonger, sous d’autres formes, les logiques sécuritaires d’urgence ayant caractérisé autrefois les modes d’intervention du ministère de l’Intérieur et ses services déconcentrés, où l’enjeu principalement affiché étant l’invisibilisation de ces marchands plutôt que l’amélioration de leurs conditions sociales et économiques. Il met en exergue toutefois les stratégies de résistance mobilisées par les Ferrachas pour faire face à ces nouveaux projets de relocalisation et de sédentarisation (Stamm, 2009 ; Cross, 1998 ; Jacquot et Notarangelo, 2014 ; Spire et Choplin, 2017).

II. Rabat «ville lumière » : Promouvoir l’image de prestige de la capitale dans un contexte de néolibéralisation de l’action publique

9Bien qu’elle soit érigée en tant que capitale administrative du pays depuis l’avènement du protectorat français, Rabat a vu depuis longtemps son rôle se limiter à une simple fonction politique et administrative. À l’arrivée du jeune monarque en 1999, une ambition politique a été aussitôt affichée qui consiste à en faire une métropole émergente tournée vers l’international. Il s’agit de changer complètement cette image de ville « administrative » qui lui est souvent associée en impulsant un processus de modernisation de ses infrastructures et en y injectant de grands projets d’aménagement et de développement économique.

10Pour mettre en œuvre un tel chantier, un choix politique a été adopté, celui d’impulser un urbanisme néolibéral ouvert sur l’investissement privé et international et reposant sur de nouvelles approches de management et de gestion territoriale (Barthel et Mouloudi, 2009). Plusieurs projets d’envergure ont été initiés en partenariat avec des promoteurs et investisseurs étrangers issus principalement des pays du golfe Persique, dont notamment l’ambitieux projet d’aménagement des berges de la vallée de Bouregreg. Le lancement du programme « Rabat, ville lumière, capitale marocaine de la culture » en 2014 a représenté une matérialisation concrète de cette ambition royale (cf. site web de la société chargée de mettre en œuvre ce programme www.rra.ma). Il s’agit de mettre en place un vaste programme de développement de la capitale, qui rappelle celui impulsé par Haussmann pour Paris, visant à accélérer son insertion et son attractivité sur la scène internationale. Amélioration et modernisation de ses infrastructures de communication et de transport, création de grands équipements culturels et économiques, revalorisation et patrimonialisation de ses espaces historiques et culturels, éradication des bidonvilles, création et réaménagement des espaces verts et récréatifs, embellissement des boulevards et des places publiques, autant d’actions qui illustrent l’ampleur du chantier mis en place pour lequel, d’ailleurs, d’importantes ressources financières et logistiques ont été mobilisées. La requalification des marchés informels ainsi que l’éradication des bidonvilles figurent également parmi les actions phares de ce programme où l’objectif affiché était de promouvoir l’image de « prestige » de la capitale en la débarrassant des activités qui pourraient nuire ou affecter son image de « ville des lumières ».

11Certes les mouvements sociaux du Printemps arabe qu’a connu le Maroc en 2011 ont contribué à attirer l’attention des pouvoirs publics (le ministère de l’Intérieur) pour une gestion différenciée de ce type d’activité en fort développement au Maroc et particulièrement dans la capitale administrative. Si des projets de réaménagement des marchés informels ont été initiés de manière ponctuelle et dispersée dans la capitale à partir de 2011, le programme de « Rabat, ville lumière » va accélérer davantage le processus de requalification de ces espaces dans le cadre d’une stratégie d’intervention qui se veut élargie, touchant divers secteurs de la capitale. C’est d’ailleurs dans la lignée de ce programme qu’une stratégie nationale de « requalification des marchands ambulants au Maroc » a été lancée en 2015 sur instruction royale, visant à réorganiser et restructurer, dans le cadre d’une approche d’intervention qui se veut, cette fois-ci globale, ce type d’activité. Sédentariser tous les commerçants ambulants dans des espaces bien aménagés (dans des espaces baptisés « souks noumdaji », littéralement souks modernes), telle est l’ambition majeure de ce programme8. Il s’agit là d’un défi majeur affiché par ses initiateurs mettant en avant une contrainte délicate, celle de cibler un nombre considérable de commerçants ambulants aux conditions sociales et économiques défavorisées (impliquant souvent des formes d’arbitrage) et la volonté de sédentariser une activité qui est, par nature, mobile et ambulante. Plus globalement, les objectifs du programme se déclinent en deux volets principaux : le premier d’ordre social concerne la sédentarisation des marchands ambulants et la promotion de leurs conditions de travail alors que le second est plutôt d’ordre paysager et urbanistique et concerne la libération des voies et espaces publics, la fluidification de la circulation carrossable, la récupération foncière des terrains occupés par le commerce informel et l’embellissement du paysage urbain. C’est justement ce second volet qui représente la principale motivation pour la mise en place de ce programme dans les grandes villes du Maroc.

12Faisant partie des grandes villes ciblées par ce nouveau programme, Rabat va connaitre le lancement de plusieurs projets de création de marchés couverts de proximité, annoncés par le programme « Rabat ville Lumière », visant à « éradiquer » et « invisibiliser » les marchands ambulants localisés dans les principaux axes et places publiques de la ville. Plus d’une dizaine de « marchés de proximité » aménagés et équipés ont été identifiés dans les quartiers de la ville et dont l’emplacement a reposé plus sur l’identification des opportunités foncières que sur l’emplacement antérieur des marchands ambulants.

13En fait, l’approche adoptée consiste à repérer les principaux axes de concentration des marchands ambulants dans la ville et identifier des opportunités foncières les plus proches pour pouvoir y implanter des marchés couverts de proximité, en y concentrant le maximum possible de marchands ambulants. Une telle approche, qui rappelle d’ailleurs la même démarche d’intervention adoptée pour l’éradication des bidonvilles au Maroc, a été marquée par une logique quantitative prépondérante (localiser le plus possible de marchands ambulants) et par une logique foncière qui consiste à identifier des terrains libres dans la ville qui ne sont pas toujours à proximité des axes habituels de ces marchands, impliquant parfois des transferts dans des zones lointaines ; ce qui ne va pas sans créer des tensions avec ces catégories sociales aux faibles revenus. Quelle réception et quelle réaction expriment les marchands ambulants face à ces logiques nouvelles de sédentarisation et de requalification adoptées par les pouvoirs publics à Rabat ? Telle est la question que nous allons élucider dans le développement suivant en mettant l’accent sur quelques opérations de création de marchés de proximité à Rabat.

III. La sédentarisation des marchands ambulants à Rabat : une logique d’intervention sectorielle et descendante marquée par l’impÉratif de « l’urgence »

14Contrairement à d’autres villes du royaume, la gestion des marchands ambulants à Rabat a été longtemps marquée par une approche d’intervention ferme et vigilante de la part la Wilaya de Rabat et les forces de maintien de l’ordre public en raison de son statut particulier en tant que capitale administrative du pays et siège du Palais royal et des représentations diplomatiques. Toutefois si cette gestion « ferme » concernait principalement les quartiers centraux et stratégiques de la ville (centre-ville, centre d’affaires, quartiers aisés, etc.), elle était parfois tolérée et subtilement régulée dans les quartiers populaires et les marges urbaines de la ville où de fortes pressions sociales y sont observées. Loin de chercher à éradiquer complètement ce type d’activité dans ces marges urbaines, il s’agit plutôt de « l’invisibiliser » et de le « périphériser » en le confinant dans ces quartiers périphériques. Cette gestion régulée a contribué au développement spectaculaire de cette activité dans ces marges urbaines au point de devenir de véritables centralités commerciales périphériques, représentant, aujourd’hui une préoccupation urgente pour les autorités locales chargées d’assurer l’ordre public. Les mouvements sociaux liés au Printemps arabe ainsi que les instructions royales pour régler la situation des marchands ambulants afin de promouvoir l’image de la capitale, ont poussé les pouvoirs publics (wilaya et commune urbaine) à mettre en place, dans l’urgence, une stratégie d’intervention qui vise à libérer les grands axes urbains occupés par les  Ferrachas  en optant pour deux principales options : réorganiser dans les abords de ces axes des locaux individuels dédiés à ces marchands ou créer de grands marchés aménagés (sous forme de hangars) qui concentrent le maximum de ces marchands.

A. Privilégier une approche de requalification des marchés informels limitée dans le temps et dans l’espace

15Inscrite dans le cadre du programme « Rabat, ville lumière », la stratégie d’intervention, élaborée par les services techniques de la Wilaya, et la société Rabat-Aménagement (créée pour assurer la mise en œuvre de ce programme) en collaboration avec les services concernés de la commune urbaine, a été marquée au départ par l’adoption d’une approche plutôt ciblée et « sectorielle » sur le plan géographique portant uniquement sur les principales zones de concentration des marchands ambulants. Cette approche a été justifiée par la difficulté de gérer le nombre considérable des marchés informels répartis dans les différents quartiers de la ville et l’importance de marquer les esprits en s’attaquant aux espaces les plus délicats à gérer dans la ville. C’est ainsi que les opérations de libération de l’espace public par le commerce informel ont ciblé les deux arrondissements les plus concernés par ce phénomène à savoir Yaacoub Al Mansour (principal pôle de concentration) suivi par l’arrondissement Al Youssoufia.

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Carte 1. Localisation des deux marchés couverts prévus pour la requalification des marchés informels à Yaacoub Al Mansour et El Youssoufia. Source : Rapport Schéma régional d’aménagement du Territoire de la Région Rabat-Salé-Zemmour-Zaer

16Loin d’être étendue sur l’ensemble du territoire de la capitale, cette approche sectorielle d’intervention va impliquer par ailleurs une recomposition de la réorganisation de l’activité des marchands ambulants dans la ville. Celle-ci va se diffuser et « se propager » dans d’autres quartiers périphériques qui ne sont pas encore concernés par les projets de requalification. En plus, les différents avantages accordés par la Wilaya de Rabat et la société Rabat-Aménagement en faveur des marchands ambulants (régulariser leur situation sociale et économique en leur faisant bénéficier d’un local et du matériel technique) vont représenter de fortes motivations pour d’autres jeunes défavorisés dans les quartiers populaires pour devenir des marchands ambulants dans l’espoir de bénéficier d’un appui similaire. Cela va contribuer considérablement à amplifier davantage l’importance quantitative des Ferrachas dans la capitale malgré les opérations de contrôle opérées par les autorités locales9.

17Mais au-delà du caractère ponctuel de l’approche intervention sur le plan spatial, celle-ci a été marquée par son horizon limité sur le plan temporel, ne s’inscrivant pas dans une approche prospective qui tient compte de l’évolution à long terme de cette activité dans la ville. Envisagée uniquement sur une durée limitée de quatre ans, l’approche a été caractérisée par son caractère d’urgence, où l’enjeu était de libérer rapidement les espaces publics squattés tout en respectant les contraintes temporelles imposées par le programme « Rabat, ville lumière ». Ce caractère d’urgence de l’approche d’intervention a impliqué le recours à des solutions qui se veulent rapides et faciles à mettre en place (création de hangars identiques et rapides à réaliser), ciblant le maximum de marchands ambulants et qui ne sont pas toujours les solutions les plus pertinentes et les plus adaptées aux besoins et attentes des Ferrachas. Cette logique d’urgence va être critiquée par le Roi lors du lancement du programme de requalification des marchés informels à Rabat et lors de l’inauguration d’un grand espace dédié pour les marchands ambulants en 2015. Refusant de participer à cet évènement de lancement du programme, bien orchestré par les autorités locales (Wilaya, Commune et Société Rabat-Aménagement), le Roi a jugé insuffisantes les solutions proposées pour la requalification du marché informel, ce qui va entrainer le report du lancement officiel du programme dans la capitale et la remise en question des modes d’intervention proposés. (Chapon et Etayea, 2015)

18Enfin, contrairement au discours de rupture dans lequel on affiche l’adoption de solutions concertées et adaptées aux attentes des marchands ambulants, le mode d’intervention a reposé sur une approche plutôt « descendante » (top down) où le processus de montage des opérations de requalification des marchands ambulants a été élaboré en amont par une commission restreinte sans réelle implication et concertation avec les marchands bénéficiaires (réduite souvent à de simples campagnes d’information). Inscrite dans la même logique d’intervention ayant marqué autrefois la gestion des marchés informels dans la capitale, cette approche, justifiée par la difficulté d’associer un nombre important de marchands, va déboucher sur des solutions génériques et transposables qui ne répondent pas toujours à leurs attentes.

19Le processus de montage et de réalisation de deux grands projets de marchés couverts lancés dans le cadre du programme de requalification des Ferrachas à Rabat témoigne des différentes contradictions et dysfonctionnements ayant marqué le processus de gestion du commerce ambulant.

20Le premier projet10, ayant suscité d’ailleurs de fortes tensions de la part des marchands ambulants, au point d’être abandonné et refusé par ces derniers, suscitant une colère royale, concerne la restructuration du commerce ambulant dans les grands axes au niveau de l’arrondissement El Youssoufia où se concentrent les principaux quartiers non réglementaires de la capitale ayant fait l’objet de projets de restructuration urbaine (Maadid, Douar El Hajja, etc.).

21Conçu dans l’urgence par les services techniques de la Wilaya et de la commune de Rabat, suite aux instructions royales, le projet proposé consiste à libérer de nombreux axes et espaces publics squattés (Joutia et marchés informels) depuis plusieurs années dans les quartiers populaires (Takkaddoum, Maadid, Douar Doum, Douar Hajja, etc.) où le commerce ambulant représente le principal espace d’approvisionnement des couches sociales modestes de ces quartiers.

22Face au nombre considérable de marchands ambulants dans ces quartiers, le comité concerné par la requalification des marchés informels à Rabat a été contraint d’identifier une opportunité foncière où l’on peut réaliser un important « hangar » abritant le maximum de marchands (plus de 800 marchands). Or le terrain identifié a été localisé loin des axes et des espaces squattés par les marchands ambulants dans un emplacement qui n’est pas aussi accessible et bien fréquenté que l’était celui occupé autrefois dans les quartiers informels.

23En fait, le choix de ce terrain a reposé plus sur des considérations foncières que sur des considérations économiques liées à la rentabilité et la commodité de sa localisation pour les marchands ambulants. Or l’on sait pertinemment que la force et la particularité de ce commerce résident dans leur capacité à s’insérer là où se croisent et se concentrent les principaux flux de déplacement dans ces quartiers.

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Figure 2. Le chantier du marché couvert prévu à Rabat en situation d’abandon. Source : cliché personnel, avril 2021

B. Les réactions diverses des marchands ambulants face à des offres jugées insuffisantes

24L’autre élément qui va susciter une forte tension de la part de ces marchands concerne la surface limitée qui leur a été accordée au niveau du hangar créé. Il s’agit d’une petite superficie (moins de 4000 m² avec un local pour chaque commerçant d’une superficie restreinte de 8m²) qui reste en deçà de leurs attentes pour pouvoir étaler librement leurs différents biens comme ils le faisaient autrefois sur les espaces publics squattés. Enfin les charges et les taxes imposées par les autorités locales pour le bon fonctionnement de l’équipement créé (frais d’entretien et de gardiennage, etc.) vont constituer un autre point contesté par ces marchands et particulièrement ceux ayant des revenus plus modestes, dont l’activité repose sur une logique de subsistance. Cela contraste complètement avec la situation de « laisser faire » et de la gratuité ayant marqué autrefois le fonctionnement de cette activité dans les espaces squattés.

25Bien qu’il présente une situation tout à fait différente du projet prévu à El Youssoufia, l’autre grand projet de requalification des marchands ambulants prévu à Rabat dans l’arrondissement de Yaacoub Al Mansour, a connu les mêmes dysfonctionnements qui ont suscité ultérieurement l’indignation des marchands ambulants. Portant sur la création de deux grands hangars bien équipés, l’un dédié pour le marché alimentaire (500 places) et l’autre pour la vente de l’habillement et la friperie (400 places), le projet a été réalisé sur une opportunité foncière (après la libération d’un marché informel occupant un terrain domanial) située au cœur de l’arrondissement Yaacoub Al Mansour non loin des espaces squattés. C’est cet emplacement stratégique qui a suscité au départ la motivation et la satisfaction des marchands ambulants, au point de présenter le projet comme une véritable réussite sur le plan national. Or une fois installés dans ces nouveaux hangars, ces marchands ne vont pas tarder à pointer les mêmes dysfonctionnements soulevés dans le premier projet d’El Youssoufia, en termes notamment de surfaces accordées, de charges imposées et surtout des modes de gestion et d’entretien insuffisants (faible éclairage du hangar, problème de vols, de sécurité, etc.) proposés pour le fonctionnement de ces espaces. Par rapport à ce dernier point, il est à noter que la gestion des équipements proposés dans ces marchés couverts n’a pas reposé sur une approche collaborative basée sur une réelle implication des marchands dans les travaux de gestion, d’entretien et de mise en valeur de ces espaces. Cela ne va pas passer sans faire apparaitre plus tard de nombreux conflits entre les marchands ambulants en l’absence d’un dispositif d’arbitrage et de coordination de leurs activités.

26La première photo montre la présence de marchands ambulants aux abords immédiats du marché couvert réalisé à Yaacoub Al Mansour à Rabat, suscitant la colère des autres marchands. La seconde photo montre l’ambiance « morose » qui caractérise de temps en temps l’espace intérieur du marché couvert à Yaacoub Al Mansour comparativement avec l’espace animé à l’extérieur.

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Figure 3. Vues sur les ambiances extérieures et intérieures du second marché couvert réalisé à Rabat. Source : cliché personnel, avril 2021

27S’agissant de la liste des bénéficiaires retenus au niveau du projet de requalification des marchands ambulants11, celle-ci a concerné, en plus des marchands ambulants12, d’autres profils non ciblés initialement par le projet, comme les anciens prisonniers, ainsi que de nombreux spéculateurs qui ont bénéficié illégalement des locaux. La présence de ces profils non ciblés, affichant souvent une finalité principalement spéculative et ne disposant pas surtout d’une expérience probante dans l’activité commerciale, ne va pas contribuer à créer une véritable entente avec les autres marchands ambulants et à faciliter la gestion collective et collaborative des espaces aménagés. De nombreux locaux offerts à ces profils « non professionnels », selon les dires des marchands ambulants, ont été laissés volontairement, vacants sans aucune activité pour des fins spéculatives13 afin d’avoir les meilleures offres d’achat, ce qui ne contribue pas au bon fonctionnement du marché.

28Enfin, la mise en place des hangars bien équipés dans lesquels sont concentrés les différents marchands ambulants n’a pas été accompagnée par un contrôle ferme et continu des axes urbains situés aux abords de ces espaces. Ainsi, de temps en temps, des marchés informels réalisés par d’autres marchands se dressent aux abords de ces hangars, ce qui va alimenter la colère et l’indignation des marchands qui se considèrent comme étant « piégés » par les pouvoirs publics, en se laissant « enfermer » dans ces structures couvertes alors que les espaces libres extérieurs continuent d’être réutilisés par d’autres marchands.

IV. Réactions des « Ferrachas » face aux projets de requalification : mobilisation et pratiques diversifiées de résistance

29Bien qu’il soit prématuré à ce stade d’apprécier le niveau réel de satisfaction des marchands ambulants par rapport aux projets de requalification de leurs marchés et aux avantages qui leur ont été accordés, l’analyse que nous avons réalisée précédemment (à partir des observations conduites dans ces marchés et des entretiens réalisés auprès de certains Ferrachas) du processus de montage de ces projets et les modalités de leur élaboration, révèle toutefois un ensemble de dysfonctionnements et de contradictions qui vont susciter, en fonction des situations étudiées, leur indignation et mobilisation.

30Certes l’idée de bénéficier d’un local équipé doté d’un ensemble de commodités a été très bien accueillie par la quasi-majorité de ces marchands qui voient leur situation régularisée après tant d’années de tensions et de stigmatisation. Mais c’est la manière avec laquelle le processus de requalification de leurs marchés qui va représenter le point de leur indignation et mécontentement.

31Ces sentiments d’indignation exprimés par les « Ferrachas » vont prendre des formes et des niveaux hétérogènes de mobilisation en fonction des marchés aménagés et les profils socio-économiques de ces marchands. « Nous ne sommes pas contre le projet royal de mettre en ordre le commerce ambulant dans la ville et d’améliorer le paysage urbain de la capitale, on est plutôt contre la manière avec laquelle ce projet a été conduit par les autorités locales, dont l’objectif étant de nous « cacher » que d’améliorer notre situation sociale et économique », nous confie un jeune marchand ayant bénéficié d’un local au niveau du marché couvert à Yaacoub Al Mansour. 

32De manière assez schématique, deux principales formes de résistance par les Ferrachas ont été observées à la suite de la mise en place des marchés équipés à Rabat : une plus frontale et parfois violente marquée par des mouvements de protestation pour le cas du marché prévu à El Youssoufia et l’autre plus discrète marquée par une forme de résistance subalterne de réadaptation et de contournement des normes établies par les autorités locales (Scott, 1990), pour le cas du marché réalisé à Yaacoub Al Mansour (gestion individualisée des locaux, interdiction des sous-locations, interdiction de pratiquer le commerce informel dans d’autres lieux, valorisation continue du local accordé, entretien régulier des lieux, etc.)

33À El Youssoufia, dès le départ, le projet proposé - de les transférer dans un nouveau marché couvert situé loin de leurs espaces de travail habituels - a été catégoriquement refusé par les marchands ambulants. Le refus de s’y installer a été justifié, en plus des superficies réduites des locaux proposés, par l’emplacement jugé excentré du site (Hay Nahda) proposé pour le nouveau marché. Ces marchands mettant en avant surtout l’échec d’un projet similaire réalisé sur ce même site de Hay Nahda ayant touché dans les années 1990 d’autres marchands ambulants. Ils ne sont pas alors prêts de revivre et de faire tomber le même piège qu’ont connu autrefois leurs prédécesseurs (marché excentré et mal entretenu par les pouvoirs publics).

34Youssef, l’un des membres actifs du collectif mis en place pour défendre les intérêts des marchands ambulants, ne cache pas sa forte déception par l’approche qualifiée souvent d’originale pour la requalification des marchés informels : « Ce ne sont pas des marchés de proximité qu’ils nous proposent, comme il est énoncé par les autorités locales, ce sont des marchés « d’éloignement », qui nous font déplacer loin par rapport à nos bassins d’emploi dans lesquels nous avons tissé depuis de nombreuses années des liens forts avec les habitants des quartiers environnants… Nous avons attendu plus de 18 ans pour bénéficier d’un vrai marché moderne et adapté à nos besoins avant d’être surpris par une proposition d’un simple hangar, couvert qui réunit comme des troupeaux l’ensemble des marchands. Je vois la différence entre nos marchés dits informels et ce hangar réalisé en tôle, c’est vraiment honteux d’avoir de telles propositions au Maroc du XXIe siècle. »

35Le refus des services chargés de la requalification des marchés informels d’engager des négociations et des concertations avec ces marchands, sous prétexte qu’il s’agit d’un projet royal et qu’ils doivent impérativement s’y soumettre, a été un élément déclencheur de l’indignation de ces marchands qui vont organiser une série de mobilisations de protestation contre le projet. « Nous n’avons jamais été sollicités pour participer à son élaboration ou même impliqués à titre informatif », souligne S-M, président de la coordination des marchands ambulants à El Youssoufia dans une interview accordée au journal quotidien TelQuel (Alaoui, Journal TelQuel, 2015).

36Les fortes mobilisations organisées par ces marchands ont été surtout facilitées par la présence d’un ensemble de structures associatives au sein de ces marchés informels qui se sont fédérés autour d’une coordination qui défend leurs intérêts, mais aussi par les liens très forts qui se sont établis depuis plusieurs années entre eux (liens de travail, de solidarité, de famille, de voisinage). Le contexte politique ayant suivi les mouvements du Printemps arabe dans lequel la question du commerce informel acquiert une forte sensibilité politique a contribué à attiser de telles mobilisations. Coordonnées par un réseau d’associations et de collectifs de marchands ambulants, ces mobilisations ont pris la forme de sit-in organisés devant le siège de la commune et de l’autorité locale, ou sous forme de marches organisées le long des axes urbains de l’arrondissement. La colère manifestée par le Roi quant aux propositions jugées insuffisantes pour la requalification des marchés informels au niveau d’El Youssoufia va considérablement attiser ces manifestations et conférer une sorte de « légitimité » à leurs revendications. L’expression du projet royal souvent mobilisée par les promoteurs du projet de requalification va être cette fois reprise par les Ferrachas pour légitimer leur colère et indignation. «  La requalification des marchés informels est un projet porté en personne par « Sidna » (littéralement notre Roi), c’est vraiment honteux et scandaleux de proposer des actions qui ne sont pas à la hauteur de ses attentes » protesta Youssef contre l’offre proposée à El Youssoufia.

37Au-delà des mobilisations de protestation, le collectif des marchands ambulants a refusé catégoriquement de s’installer dans le nouveau marché aménagé, qui reste totalement abandonné (en phase de gros œuvre), malgré le grand investissement consenti. Pour répondre aux besoins de leur vie quotidienne, une bonne partie de ces marchands vont « resquatter » les espaces publics qu’ils ont libérés autrefois malgré les campagnes de contrôle et d’interdiction organisées par les autorités locales. Une forte tension s’établit alors entre ces dernières et les marchands ambulants qui vont mettre en place tout un ensemble de stratégies pour contourner et déjouer les opérations d’interdiction mises en place (contournement des espaces et des temps de contrôle et surveillance des pouvoirs publics). Face à ces opérations musclées orchestrées par les forces de maintien de l’ordre public, certains marchands ont déplacé provisoirement leurs activités dans d’autres quartiers moins contrôlés à Rabat tout en continuant à participer aux mobilisations à El Youssoufia. Il s’agit d’assurer la survie de leur activité, tout en refusant de céder à la pression des pouvoirs publics. « Les autorités locales jouent sur la dimension temps en refusant de répondre à nos revendications, sous prétexte que nous allons céder avec l’arrêt prolongé de nos activités. Ils ont totalement tort, car nous continuons à faire nos activités dans d’autres lieux et endroits. On ne va pas lâcher malgré les pressions imposées jusqu’à ce que nos revendications soient adoptées », fait savoir un marchand ambulant, membre actif du collectif défendant les intérêts des marchands.

38Pour faire face à la pression exercée par les autorités locales, ces marchands ont mis en place un dispositif de solidarité entre eux (emprunts et aides financières) ciblant les catégories et les profils sociaux les plus vulnérables face à l’arrêt de leurs activités, pour qu’ils ne cèdent pas à la tentation des pouvoirs publics d’opérer une sorte de séparation et de division entre les Ferrachas.

39Au niveau d’El Yacoub Al Mansour, la réaction des marchands ambulants, regroupés au sein du marché couvert, va prendre une autre forme de résistance. Il s’agit d’une forme de résistance « subalterne » à partir de laquelle ces marchands cherchent, à travers leurs pratiques quotidiennes (Bayat, 2009), à contourner les différents dysfonctionnements et contraintes liés à la réalisation et à la gestion de cet équipement.

40Face à un mode de gestion jugé défaillant du marché couvert (gestion de l’éclairage, de la sécurité, de la propreté, etc.), ils ont mis en place un comité de gestion et d’entretien collectif du marché couvert qui assure également le rôle d’intermédiation auprès des pouvoirs publics, mais aussi le rôle d’arbitrage en cas de conflits et de différends entre les marchands. Ce comité veille également au bon fonctionnement du marché en s’assurant du respect des consignes requises de son utilisation par les marchands en termes d’organisation spatiale de types d’activités, d’hygiène, de sécurité, etc. Pour assurer l’attractivité du marché auprès de la clientèle, ce comité va même lancer des appels dans les réseaux sociaux auprès des citoyens et des habitants de la ville pour les inciter à s’approvisionner dans le nouveau marché et soutenir les marchands qui y existent. Des extraits publicitaires du nouveau marché présentant la qualité des produits exposés ainsi que l’accessibilité des prix proposés pour les différentes bourses ont été projetés dans ce sens sur la chaine YouTube et dans les réseaux sociaux.

41Mais au-delà de ces missions de gestion et d’entretien du marché, le comité va perpétuer la culture de solidarité et de collaboration qui a marqué autrefois leurs marchés informels, en apportant un appui logistique, technique et financier aux marchands les plus vulnérables.

42En plus de ces formes de résistance collective, des formes de résistance individuelles sont adoptées séparément par les marchands pour faire face aux contraintes imposées par le nouveau marché. Ainsi le faible éclairage artificiel proposé au niveau du hangar notamment le soir, a contraint une partie de ces marchands à mettre en place des modes d’éclairage traditionnels, des bougies ou des lampes à gaz pour attirer une clientèle dans des moments plus tardifs. D’autres marchands ont été contraints de se brancher illégalement au réseau d’éclairage public. Dans le même sens, la faible superficie accordée à ces marchands a poussé certains d’entre eux à empiéter sur les espaces de circulation et à étaler leurs marchandises au sol, rappelant ainsi l’ambiance caractéristique des souks et des marchés informels ; on assista ainsi progressivement à un changement d’ambiance dans ces marchés couverts, d’un espace initialement bien aménagé et moins dense à un véritable souk très dense qui rappelle l’univers désordonné des marchés informels, à travers des étalages au sol, des draps accrochés comme couvertures, des locaux occupés par les marchands, l’utilisation des matériaux de fortunes, l’occupation de l’espace réservé à la circulation, la division de local individuel en deux ou plusieurs lots pour associer d’autres partenaires, etc.

43D’autres marchands en réaction aux offres jugées insuffisantes qui leur ont été accordées au niveau du marché (un local de superficie réduite, des charges jugées élevées par rapport aux recettes réalisées face à la persistance du commerce ambulant, emplacement excentré, etc.) ont été contraints de revendre ou de louer « leur place », bénéficiant ainsi de la convoitise croissante portée par les spéculateurs sur ce nouveau marché. D’autres encore ont recours à une sorte de partenariat avec d’autres marchands « non bénéficiaires » pour partager les différents coûts et charges imposés par les pouvoirs publics (frais d’électricité et frais de gardiennage et sécurité). Enfin, quelques marchands ont continué à exercer en parallèle leur activité au sein du marché couvert, une activité du commerce informel établie dans d’autres quartiers moins contrôlés par les pouvoirs publics ; il s’agit d’assurer une sorte de rééquilibrage financier de leurs activités en opérant une sorte de complémentarité entre le commerce « fixe » imposé par les autorités locales et un commerce ambulant à la recherche des lieux les plus fréquentés et prisés par le public.

44« L’installation dans le nouveau marché ne sera rentable pour nous les marchands qu’après des années du travail ; c’est pour cette raison que la quasi-majorité des marchands présents ici dans ce marché continue à faire en parallèle, bien que c’est interdit, une activité ambulante à l’extérieur du hangar ; l’objectif étant de liquider le surplus des biens qu’on ne peut vendre au niveau du marché, c’est une façon d’assurer une pérennité à notre activité, sinon ce hangar finira par être abandonné  », nous fait savoir Abdeslam, un jeune poissonnier, ayant bénéficié d’un local au sein du marché couvert d’Amal à Yaacoub Al Mansour. Son témoignage montre comment le commerce ambulant continue et persiste dans les villes marocaines malgré les stratégies d’éradication opérées par les pouvoirs publics.

Conclusion 

45Bien qu’il repose sur de nouveaux modes d’intervention mis en place au Maroc (modernisation des marchés, accompagnement et suivi des Ferrachas, régularisation de leur situation sociale, etc.), le projet de requalification des marchés informels réalisé dans la capitale marocaine ne fait que prolonger en réalité une approche imposée et descendante de la gestion marquée par son caractère d’urgence. Les causes en sont multiples : précipiter des solutions conçues souvent dans l’urgence suite à des instructions royales, privilégier des emplacements inadaptés et marqués plus par l’opportunisme foncier que par la recherche du bon fonctionnement des marchés créés, adopter une logique quantitative en ciblant le maximum de marchands ambulants, présenter un montage du projet élaboré selon une approche descendante sans véritable concertation avec les marchands bénéficiaires, adopter des solutions génériques et identiques qui ne tiennent pas compte des spécificités sociales et économiques des différents contextes des marchés informels, maintenir une approche d’intervention limitée dans l’espace (focalisé essentiellement sur les espaces informels les plus visibles) et dans le temps, privilégiant l’immédiat sur l’évolution future de cette activité… Ce sont autant d’indices qui interrogent l’originalité de cette nouvelle démarche et remettent en question sa capacité à régler et à faire face à la problématique de la prolifération des marchés informels dans les grandes villes du Maroc. Ne concernant pas que le contexte marocain, cette situation s’observe dans d’autres pays du Sud et notamment en Afrique confrontée à des formes croissantes de néolibéralisation de l’action publique comme le montrent les travaux notamment de Marfaing à Dakar et de Spire à Lomé et à Accra (Marfaing, 2015 ; Spire et Choplin, 2018).

46L’analyse des modes d’intervention des pouvoirs publics pour la requalification des marchands ambulants montre pour sa part comment la question de l’image de la ville et la volonté de promouvoir l’attractivité des grandes villes dans le cadre d’un urbanisme néolibéral tourné vers l’investissement international a constitué le motif principal derrière les logiques de réorganisation des marchands ambulants et leur invisibilisation dans les marchés couverts. Ainsi la promotion de la condition sociale et économique des Ferrachas passe en second plan par rapport à leur invisibilisation, comme en témoignent la logique d’urgence adoptée et les nombreux dysfonctionnements qui en résultent.

47En étudiant les logiques régissant les nouvelles approches d’intervention des pouvoirs publics à l’égard des Ferrachas, on peut être frappé par la grande similitude et ressemblance avec les approches adoptées pour la gestion et l’éradication des bidonvilles mises en place au Maroc à la veille de son indépendance (restructuration, accompagnement social, etc.). Malgré le nombre important des programmes de résorption des bidonvilles qui ont été mis en place et en dépit des nouvelles approches qui se veulent globales de gestion de ces espaces dans le cadre du programme actuel « Villes sans bidonvilles », les bidonvilles persistent encore au Maroc comme l’illustrent les dernières statistiques sur l’évolution des ménages des bidonvilles. À l’instar des programmes d’éradication des bidonvilles par les pouvoirs publics au Maroc, celui de requalification des marchés informels repose plus sur des fins d’invisibilisation de ces marchands que sur des objectifs réels d’amélioration de leurs conditions sociales et économiques inscrits dans une véritable stratégie de lutte contre la pauvreté au Maroc. Au final, une telle approche ne fait que perdurer et multiplier les marchés informels qui s’érigent, à l’instar des bidonvilles, comme composantes structurelles du paysage économique et urbain marocain.

48On peut en outre se demander dans quelle mesure les pouvoirs publics sont prêts à abandonner et à se séparer d’un secteur fort pourvoyeur d’emploi et atténuant les fortes pressions sociales des jeunes chômeurs, présentant une véritable bouffée d’oxygène aux insuffisances de la machine économique et aux fortes inégalités sociales qui en résultent. Nous présumons, à travers ces projets de requalification, qu’il s’agit moins d’éradication de cette activité, que d’un traitement spatial et urbanistique par lequel on cherche à atténuer ses effets sur l’image et la qualité du paysage urbain de la ville néolibérale.

Notes

491Selon le Haut-Commissariat au Plan au Maroc, ce type d’activité « regroupe toutes les unités de production non agricoles qui exercent des activités de production de biens et services sans se conformer aux dispositions statutaires et comptables auxquelles sont soumises les entreprises opérant dans l’économie nationale » (HCP, 2014).

502Selon une étude réalisée en 2011 par le ministère du Commerce et de l’Industrie, plus de 276 000 commerçants ambulants ont été recensés au Maroc. Répondant aux besoins de 1,38 million de personnes, cette activité génère un chiffre d’affaires de 45 milliards de dirhams et observe un taux de progression annuel qui avoisine les 4%

513À l’instar de Jérôme Monnet, ayant longuement étudié le commerce de rue notamment en Amérique latine, nous définissions ce dernier par l’ensemble des situations d'échange économique, portant sur divers types d’activités économiques, caractérisées par l’occupation temporaire précaire et non réglementaire d’un espace de circulation ouvert au public (Monnet, 2006).

524Littéralement, les commerçants squattant illégalement les espaces publics et proposant des étalages au sol.

535Dans les périodes de crise sociale et économique ainsi que dans les périodes précédant les campagnes électorales, une forme de relâchement s’observe envers la prolifération de ce type d’activités.

546Faut-il rappeler à ce propos l’incident majeur qui a contribué à déclencher et à attiser les mouvements de protestation en Tunisie en 2011 ? C’était l’immolation d’un jeune marchand ambulant (Bouazizi) dont les biens ont été confisqués par les pouvoirs publics. Depuis, la gestion des marchands ambulants a suscité une forte sensibilité politique au Maghreb et notamment au Maroc.

557Suite aux mouvements du Printemps arabe de 2011, le ministère de l’Intérieur au Maroc publie une circulaire interdisant aux forces de l’ordre de lutter contre le commerce ambulant.

568L’enquête a été réalisée entre juin et décembre 2019. Elle a reposé sur une vingtaine de séances d’observation réalisées dans le marché couvert à Yaacoub Al Mansour et dans le marché informel à El Youssoufia. Une dizaine d’entretiens a été réalisée auprès de quelques marchands ambulants et représentants des associations des marchands ambulants à Yaacoub Al Mansour. À cette liste principale s’est ajoutée une liste de personnes vulnérables qui ne sont pas forcément des marchands ambulants (femmes veuves, prisonniers, jeunes en chômage, etc.).

579Si l’étude réalisée en amont du lancement du programme en question par le ministère du Commerce et de l’Industrie a recensé plus de 276 000 marchands ambulants au niveau national, le nombre de ces marchands bénéficiaires du programme a été limité seulement à 124 000 marchands, soit moins de la moitié de l’effectif recensé.

5810Il s’agit d’une construction de trois niveaux comportant moins de 1000 magasins avec un ensemble de services. Le lancement de sa construction date de 2014. Elle a été localisée à proximité d’un ancien bâtiment réalisé au cours des années 1990 et ayant servi à l’accueil de marchands ambulants issus d’autres quartiers non réglementaires d’El Youssoufia.

5911L’identification des listes des marchands ambulants bénéficiaires du projet de requalification s’est basée sur un travail de recensement réalisé par les agents d’autorité locale sur les principaux axes urbains squattés dans l’arrondissement d’El Youssoufia en privilégiant les critères d’ancienneté, de situation socio-économique et de la régularité dans l’usage des espaces squattés.

6012Il s’agit des marchands exerçant autrefois dans différents marchés informels de l’arrondissement de Yaacoub Al Mansour, marchés informels de Lbhiri, de Joutia Lbouitat, de Lmharig et de l’avenue Al Massira

6113Le prix d’achat de ces locaux a fortement augmenté depuis l’ouverture du marché couvert, atteignant des valeurs jugées élevées par les marchands ambulants (20 000 à 30 000 dh) ou de prix de location de la journée (100 à 150 dh)

Bibliographie

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84Monnet, J. (2006). Le commerce de rue, ambulant ou informel et ses rapports avec la métropolisation : une ébauche de modélisation. Autrepart , 3(39), 93-109.

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Pour citer cet article

Tarik HARROUD, «La « requalification » des marchés informels à l’épreuve de l’urbanisme néolibéral au Maroc. Prolongement ou rupture d’une gestion « d’urgence » ?», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 77 (2021/2)- Varia, 89-104 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=6572.

A propos de : Tarik HARROUD

Architecte-Géographe, chercheur à l’Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme, Rabat-Maroc

Harroud.t@gmail.com

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