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Dynamique commerciale et nouvelle centralité dans la ville algérienne, le cas de Jijel
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L’extension urbaine progressive et désordonnée au détriment de l’espace périphérique est certainement la plus significative des caractéristiques de la dynamique urbaine des villes algériennes.
Autrefois spontanées et marginalisées, certaines extensions périphériques se sont imposées sur la ville pour constituer actuellement de véritables lieux d’une centralité émergente. À partir de notre cas d’étude, celui du camp Chevalier à Jijel, une ville algérienne de taille moyenne, cet article s’intéresse au rôle de l’expansion commerciale et les pratiques habitantes dans la redéfinition des lieux de centralité. La recherche a révélé que la dynamique urbaine associée à celle sociale ont donné naissance à une nouvelle réorganisation de la centralité qui n’est pas forcément issue d’une action urbaine programmée et planifiée, mais plutôt la conséquence d’une dynamique urbaine informelle induite par des pratiques citadines.
Abstract
The progressive and disorderly urban extension to the detriment of the peripheral space is certainly the most significant of the characteristics of the urban dynamic of Algerian cities.
Once spontaneous and marginalized, certain peripheral extensions have imposed themselves on the city to currently constitute real places of an emerging centrality. Based on our case study, that of camp Chevalier in Jijel, a medium-sized Algeria city, this article focuses on the role of commercial expansion and inhabitant practices in the redefinition of places of centrality. The research revealed that the urban dynamic associated with the social one have given rise to a new reorganization of centrality that is not necessarily the result of programmed and planned urban action, but rather the consequence of informal urban dynamic induced by inhabitant practices.
Table des matières
Introduction
1
2Au lendemain de l’indépendance, la ville algérienne a profité du développement, cependant elle n’était pas pensée, par les décideurs, en tant que phénomène urbain impliquant une démarche globale concertée entre les différents secteurs. La priorité était accordée à l’industrie au détriment des autres secteurs, notamment l’aménagement de l’espace.
3À partir des années 1990, des changements profonds se sont manifestés dans le domaine social, économique, spatial et urbain. L’ouverture économique et la libéralisation du commerce extérieur constituent sans doute le fait le plus marquant ayant fortement contribué au développement du secteur économique, commercial plus précisément.
4Sur le plan spatial, ces transformations ont suscité de véritables expansions commerciales, génératrices de nouvelles formes urbaines. Dans la même période, de nouveaux éléments juridiques vont marquer la ville. Il s’agit de la mise en place de la nouvelle politique foncière dont les éléments majeurs sont la loi portant orientation foncière, et la loi relative à l’aménagement et l’urbanisme.
5Malgré cet arsenal juridique, le développement urbain n’a pas été maîtrisé. Les instruments d’urbanisme qui devaient canaliser et orienter l’urbanisation se sont trouvés dans l’incapacité de gérer les extensions démesurées des villes. L’écart fut flagrant entre la projection et la production urbaine car, dans la plupart des cas, ces instruments étaient dépassés par la dynamique urbaine bien avant leur approbation. Aujourd’hui, plus d’un quart de siècle après leur adoption, les instruments mis en œuvre et la production urbaine réalisée font l’objet de fortes et multiples critiques. (Hadef, 2017 ; Kadri, 2015).
6Ainsi, la ville, sous la pression d’une importante demande sociale, s’est développée par juxtaposition d’entités urbaines, aussi bien d’une manière planifiée qu’illicite. Elle compose actuellement une mosaïque complexe où coexistent grands ensembles, quartiers d’habitat individuel et bidonvilles. Ces formes spatiales se sont formées dans la précipitation et en dehors de toute réflexion prospective sur un développement urbain cohérent.
7Dans ce mouvement d’étalement urbain, des changements bouleversent la ville, son fonctionnement et ses représentations. Dès lors, nous assistons à un véritable redéploiement des fonctions urbaines. Les relations traditionnelles entre le centre et sa périphérie disparaissent et de nouveaux rapports se mettent en place.
8Considérée comme simple prolongement de la ville, marginalisée et sans esprit, la périphérie constitue aujourd’hui, sans nul doute, le théâtre des dynamiques urbaines et concentre de nouvelles polarités issues de l’essor de l’activité commerciale. Ces lieux ne cessent de se développer pour former le territoire d’une centralité émergente qui change complètement nos idées sur la notion et ses lieux et dont la dynamique sociale demeure l’acteur à part entière dans ce processus de recomposition urbaine.
9Dans cette perspective, nous nous intéressons, à travers le cas de Jijel, une ville algérienne moyenne, à une réflexion sur les nouvelles centralités commerciales qui se sont développées à partir des mutations socioéconomiques urbaines et qui révèlent le rôle du pouvoir social dans la fabrique urbaine.
10Cet article est structuré en quatre parties :
11• le cadrage conceptuel et contextuel de l’étude ainsi que la démarche méthodologique suivie,
12• le développement urbain de la ville et son lien avec l’apparition de la nouvelle centralité commerciale et le déclin de celle ancienne,
13• la description et les caractéristiques de la nouvelle centralité commerciale,
14• le rôle de l’espace commercial et public dans la vie sociale au sein de la nouvelle centralité.
I. LA CENTRALITÉ urbaine : CADRE conceptuel et contextuel
A. La nouvelle centralité commerciale : la fabrique du pouvoir social
15Définir et comprendre le phénomène de centralité urbaine nous amène à nous interroger avant tout sur la notion du centre qui lui est associée.
16Si le mot « centre » se traduit par une transposition spatiale, la notion urbanistique couvre une réalité plus complexe. Avant tout, le centre est un lieu qui détient un pouvoir de dominance sur d’autres lieux. C’est un lieu très attractif, bénéficiant d’une grande accessibilité. Il se caractérise donc par la concentration d’une certaine masse de population, de fonctions économiques, d’activités de production, de services et de richesses.
17Mais le centre n’est pas que cet espace fonctionnel, il est un espace chargé de signes et de symboles que lui donnent un contenu bien peu fonctionnel. (Lévy in Boudraa, 2009). Le centre peut être pensé alors de deux façons. Une extravertie en fonction de son référentiel spatial et son cadre, et une autre introvertie par rapport à un contenu. (Lebrun, 2002).
18En ce sens, « la centralité » correspond au contenu du centre, c’est-à dire sa qualité. Elle est le résultat de la forte attractivité vers ce centre/lieu qui concentre des fonctions et des services spécialisés. Cette attractivité s’exprime notamment par des flux de fréquentation (Bouzahzah, 2015 ; Chaline, 1996).
19Centre et centralité sont donc deux notions étroitement liées. Cependant, la complexité du phénomène urbain contemporain a fait modifier et renouveler ces concepts. Le centre ne constitue plus le seul porteur de la centralité. Cette dernière n’est plus abordée uniquement à partir du centre primaire. Dans les nouveaux pôles économiques et sociaux, fruits des dynamiques urbaines, se forment d’autres centralités qui prennent place et s’incarnent dans des lieux multiples.
20Tout un vocabulaire - nouvelle centralité, centralité périphérique (Lakehal, 2013), polycentrisme (Chalas, 2010) - a tenté de définir cette nouvelle forme de centralité. La multiplicité des expressions souligne la complexité des processus de croissance des agglomérations et la difficulté à décrire les transformations qui affectent ces territoires.
21Dans cette réorganisation urbaine, l’activité commerciale semble être un déterminant de premier ordre dans ces transformations. Le développement commercial dans certains lieux, et l’accumulation marchande qui en découle ont été à l’origine de l’émergence et du façonnement de ces nouvelles centralités. De plus, en nous intéressant à ces mutations, nous constatons l’apparition d’un nouveau rapport de la société aux espaces de vie.
22En effet, les nouvelles centralités commerciales paraissent se construire à partir des comportements sociospatiaux des usagers et en fonction de leurs besoins. La ville se fabrique alors en dehors de toute planification par l’action des acteurs sociaux. Ces derniers peuvent développer des pratiques et stratégies individuelles ou collectives (Zitoun, 2010) qui marquent de plus en plus l’espace urbain et participent à sa reconfiguration.
23Aujourd’hui, ces territoires considérés par les nouvelles centralités se forment et se transforment pour offrir des espaces marchands prisés à des fins de consommation, d’espaces de vie, de rassemblement, d’échanges et de mouvements, qui permettent un brassage social (Tortel, 2003). Des lieux identitaires et symboliques (Monnet, 2000) appropriés par les individus et où s’inventent une ambiance urbaine raffinée et de nouvelles formes d’urbanité en ville (Lakjaa, 2009).
B. La nouvelle centralité commerciale dans la ville algérienne
24À l’instar des autres pays, les villes en Algérie semblent s’inscrire dans un mouvement de remaniement de la ville. Nous assistons aujourd’hui à l’émergence de nouvelles centralités qui sont la conséquence d’une accumulation commerciale, un phénomène qui se généralise et soulève la question de l’organisation de l’espace à toutes ses échelles.
25À l’échelle nationale et régionale, nous pouvons citer le cas des villes moyennes (Eulma, Ain Mlila) et des petites villes (Ain Fakroun, Tajenanet) dans l’est algérien, symboles d’un développement commercial informel qui a créé des places marchandes en dehors des grands centres urbains et qui se sont imposées sur l’ensemble du territoire national. Ainsi, le dynamisme d’une nouvelle catégorie d’acteurs (entrepreneurs et importateurs) fut décisif dans la fabrication de ces centralités commerciales, mais aussi dans la reconfiguration de l’armature urbaine (Belguidoum, 2011).
26À l’échelle des villes, les expansions commerciales ont changé les rapports traditionnels entre le centre et sa périphérie. C’est le cas des villes d’Oran (Rouan Serik, 2014), Skikda (Fenchouch et Tamine, 2019) et Biskra (Bouzahzah, 2015). Ces villes connaissent, à côté de leurs centralités initiales ou classiques, le développement d’une centralité secondaire dans le secteur péricentral ou/et périphérique, fruit d’un desserrement urbain qui a entrainé une redéfinition des fonctions et une recomposition urbaine donnant naissance, parfois, à de nouveaux centres en parallèle.
27De plus, ces nouvelles centralités commerciales ont fait émerger une nouvelle morphologie qui s’inscrit souvent dans des quartiers d’origine résidentielle ; les transformations urbaines et architecturales effectuées sont remarquables. Le rôle des habitants et des entrepreneurs marchands dans ce processus de transformation est si important, notamment à travers leurs stratégies de localisation commerciale (Kerdoud, 2015).
28À Jijel, objet de notre étude, la situation est similaire aux autres régions du pays. Ville moyenne du nord-est algérien, Jijel est connue pour un étalement urbain rapide et incontrôlé. Son cas est révélateur, car réunissant deux entités urbaines fort différentes où l’une constitue l’antithèse de l’autre ; un centre-ville historique, noyau initial, dégradé et marginalisé et des extensions périphériques au sud, à l’est et l’ouest qui s’imposent par le biais de leurs fonctions urbaines et commencent à acquérir une importance territoriale.
29Ainsi, nous assistons, depuis une vingtaine d’années, au camp Chevalier à un dynamisme commercial sans précédent. Situé au sud de la ville et occupé initialement par l’habitat illicite, ce quartier, qui manifeste à travers ses commerces un dynamisme inédit, est devenu la première destination commerciale à Jijel. C’est un cas représentatif dans la mesure où il illustre parfaitement les nouvelles centralités commerciales impulsées par le bas (Boudraa, 2009) qui se fabriquent en dehors du centre-ville par des acteurs privés ; les habitants et les commerçants.
30Dans cette optique, la présente recherche s’intéresse à une réflexion sur la nouvelle centralité qui s’opère dans ce quartier, de comprendre sa genèse et son fonctionnement, de déduire les caractéristiques commerciales de ce quartier qui font de lui un lieu si attractif ; la concentration commerciale est-elle seule suffisante pour assoir une centralité ? Quels sont les facteurs qui participent au développement d’une centralité commerciale ? Selon quelle logique des pratiques habitantes informelles peuvent réorganiser l’espace urbain et participer à la mise en scène d’une nouvelle structure spatiale ?
31L’étude repose sur l’hypothèse qui stipule que l’expansion commerciale induite par des pratiques habitantes jouerait un rôle capital dans la transformation et la fabrication urbaine et surtout dans la mise en place d’une nouvelle centralité en ville.
C. Une démarche empirique, quantitative et qualitative
32La démarche du travail est principalement empirique, elle privilégie le travail de terrain. L’absence de statistiques nous a conduits à opter pour des enquêtes in situ afin de récolter les données quantitatives et qualitatives nécessaires. Les données quantitatives concernent principalement des éléments quantifiables ; nombre de commerces et leur classification répondant à deux catégories majeures ; commerces et services marchands. Pour ce faire, nous avons procédé au recensement et à la classification des activités commerciales et marchandes dans le camp Chevalier et le centre-ville et où 15 sous-catégories ont été listées. Cette classification s’est inspirée de plusieurs études antérieures (Berdi, 2001 ; Lakehal, 2013 ; Fenchouch, 2019).
33Les données qualitatives ont constitué une référence d’étude incontournable pour comprendre la fréquentation, les pratiques commerciales et les comportements des usagers, leur réaction, les caractéristiques commerciales et symboliques qui font du camp Chevalier aujourd’hui une référence commerciale si importante à l’échelle de la ville. Ces données ont été recueillies principalement par le biais d’un questionnaire et des entretiens.
34Les enquêtes ont été effectuées durant les mois de février, mars et avril 2021 tous les jours à l’exclusion du vendredi1. Le questionnaire a fait l’objet de passation directe auprès de 120 personnes de différents profils sociaux réparties sur trois zones de la ville à savoir ; le centre-ville, la zone péricentrale et enfin la périphérie (Figure 1).
Figure 1. Délimitation approximative des secteurs. Source : Google earth, réalisation ; auteure, 2021
35La constitution de l’échantillon respecte dans la mesure du possible le principe de représentativité. Pour cela, nous nous sommes basés sur les statistiques de la population fournies par les services concernés pour établir à chaque zone son sous-échantillon correspondant caractérisé par les variables du genre et de l’âge2 (Tableau 1).
Tranches d’âge |
Centre-ville |
Zone péricentrale |
Périphérie |
|||
Homme |
Femme |
Homme |
Femme |
Homme |
Femme |
|
Moins de 18 ans |
2 |
1 |
8 |
10 |
3 |
2 |
Entre 18-29 ans |
3 |
4 |
12 |
13 |
5 |
5 |
Entre 29- 59 ans |
3 |
5 |
10 |
11 |
4 |
3 |
60 ans et plus |
2 |
2 |
4 |
5 |
1 |
2 |
Total |
22 |
73 |
25 |
Tableau 1. Caractéristiques de la population enquêtée
36Parallèlement, des interviews auprès des commerçants du camp Chevalier ont été menées afin de mieux comprendre leurs stratégies et logiques commerciales.
ii. extension urbaine et effets spatiaux sur l’espace urbain À jijel
37Située au nord-est de l’Algérie, Jijel est réputée pour ses sites touristiques et ses plages pittoresques. Jijel est aussi un pôle prometteur en matière d’affaires et d’industrie par ses nombreux projets structurants ; l’aéroport international Ferhat Abbas, la zone industrielle de Bellara et le port Djen Djen ; le plus important ouvrage portuaire en Méditerranée, en termes d’espaces et eau profonde.
38Jijel, comme c’est le cas des villes algériennes du Nord, connait une urbanisation effrénée. Elle a été dotée pour la première fois d’un plan directeur de forme triangulaire en 1861. La ville s’est développée donc à partir de ce triangle ; premier noyau urbain de la ville. Son urbanisation se faisait progressivement autour de son port selon le schéma bien connu de développement des villes portuaires (Côte, 1996). Après l’indépendance, l’urbanisation de Jijel s’est accélérée suite à un fort exode rural. On assistait alors à des extensions urbaines périphériques informelles faites par des particuliers sous forme d’habitat illicite donnant ainsi naissance aux quartiers d’El Akabi, M’Kasseb et le camp Chevalier (Figure 2).
Figure 2. Développement urbain de la ville de Jijel. Source : Google earth, carte topographique, différentes photos aériennes, réalisation ; auteure, 2021
39Ce dernier est un quartier populaire situé dans la partie sud-est et sud-ouest de l’agglomération chef-lieu. Durant la période coloniale, le site fut occupé par des terrains agricoles et une forêt donnant sur la Méditerranée. Au lendemain de l’indépendance, il a été envahi par la population débarquée des périphéries proches.
40À partir des années 1990, le quartier connait un développement accéléré dans sa structure urbaine et sa composante sociale. Les populations fuyant le terrorisme et l’insécurité vont gonfler son effectif en l’espace de quelques années seulement. Par conséquent, les constructions illicites se propagèrent et les premiers commerces commencèrent à occuper les RDC des habitations constituant alors une première structure commerciale qui va très vite connaitre un essor spectaculaire particulièrement durant les années 2000.
41Face à une telle situation, les pouvoirs locaux se sont enfin décidés à intervenir et accompagner la dynamique urbaine et sociale. Leurs efforts se sont traduits par des investissements d’une grande envergure ; programmes d’habitat et équipements de base sont les principales réalisations. Ces dernières ne sont, en réalité, qu’un témoignage du grand intérêt porté au camp Chevalier et une reconnaissance de son rôle structurant dans la nouvelle organisation urbaine de la ville, notamment avec les prémices d’une centralité commerciale en son sein.
42Parallèlement, ces nouvelles dynamiques, engendrées par un développement urbain de plus en plus important, par l’évolution des modes de vie et des besoins des usagers, ont complètement bouleversé l’organisation et le fonctionnement de l’espace urbain jijelien, principalement le centre-ville. Ce dernier connait actuellement une dégradation avancée et un déclin progressif de ses fonctions, de son attractivité et de sa centralité commerciale.
A. Jijel : les indicateurs de crise du centre-ville
43Les deux dernières décennies marquent un nouveau processus de desserrement des fonctions urbaines. En conséquence, la domination spatiale du centre-ville de Jijel commençait à prendre du recul. Ainsi, en nous appuyant sur nos constats empiriques et sur des études précédentes (Safri, 2008), nous pouvons dire que le centre-ville fait l’objet de plusieurs handicaps majeurs.
44D’abord, il souffre d’une dégradation très avancée de son cadre physique qui date de l’époque coloniale ; 73,9 % des bâtiments sont en mauvais état selon les études du POS (Figure 3).
Figure 3. Construction dégradée et abandonnée au centre-ville de Jijel. Source : auteure, 2021
45Face à cela, le centre a subi, sous la volonté d’aérer l’entité historique, plusieurs opérations de transfert d’équipements et d’implantation administrative dans des zones péricentrales et périphériques, le nouveau pôle administratif implanté à l’entrée est de la ville en est le meilleur exemple.
46Ces opérations, bien qu’elles n’aient pas vidé complètement le centre-ville de certains équipements de commandement, ont eu des conséquences néfastes.
47La diminution de la population constitue en outre un problème majeur dont souffre le centre-ville. En effet, les différents recensements de la population (1998, 2008, 2011, 2015) ont enregistré un solde migratoire négatif de l’ordre de -4,74 %, -1,03 %, -2,12 % respectivement. Le centre affiche donc un dépeuplement continu contrairement aux tendances de la croissance démographique de la ville dont la population s’est multipliée par 3 (35.689 hab. en 1998, 106.003 hab. en 2011).
48De même, la perte d’attractivité et la diminution de l’animation urbaine dues à la rupture du rapport ville-port sont d’autres facteurs aggravant la crise du centre. En réalité, le port se trouve enclavé et marginalisé. Il ne joue alors plus son rôle convenablement, chose qui a contribué à la désaffectation des activités liées à la plaisance et la mer.
49Or toutes ces difficultés ne sont pas sans conséquence sur le centre-ville. Elles affectent directement son fonctionnement et surtout sa centralité commerciale.
B. Jijel : un centre-ville en déclin et une activité commerciale qui le fuit
50Dans le but de vérifier l’impact de la dégradation du centre-ville sur le déclin de la centralité commerciale et l’émergence d’une autre nouvelle, nous nous sommes appuyés sur une étude comparative de l’appareil commercial du centre-ville et celui du camp Chevalier.
51Sur la base des données de l’enquête menée en 2001 (Berdi, 2001) et la nôtre effectuée en 2021, il ressort qu’un changement radical s’est opéré. En réalité, le système commercial du centre-ville n’a évolué que très peu en l’espace de vingt ans. De 735 unités en 2001 à 887 en 2021, soit une augmentation de 152 unités et un taux de croissance de l’ordre 20,68 % (Figure 4).
Figure 4. Évolution du système commercial du centre-ville et du camp Chevalier. Source : Berdi, 2001 ; auteure, 2021
52Le camp Chevalier par contre a enregistré une augmentation considérable, passant de 789 unités en 2001 à 1477 en 2021, soit 688 unités supplémentaires avec un taux de croissance de l’ordre de 87,19 %.
53Ainsi, la disparité du nombre de commerces, entre les deux espaces, estimée à 54 unités en 2001 s’élève actuellement à 590 en faveur du camp Chevalier.
54De même, la densité commerciale présente des différences importantes, elle est de l’ordre de 79,46 commerces/1000 habitants pour le camp Chevalier contre 20,44 commerces/1000 habitants pour le centre-ville. Ces données viennent confirmer l’existence d’une corrélation significative entre l’offre commerciale et la densité de la population. En effet, l’équipement en commerce s’accroit dans le cas du camp Chevalier réputé pour sa forte densité (237,94 hab/ha) contrairement au centre-ville qui enregistre une faible densité (49,81 hab/ha).
55Pour ce qui est de la vacance commerciale au centre-ville, nous avons recensé 131 boutiques fermées, malheureusement nous n’avons pas pu obtenir des statistiques antérieures pour pouvoir les comparer avec les nôtres. Néanmoins, le fait est de constater que le taux de vacance commerciale est de plus en plus important. La dégradation du cadre bâti et du paysage, l’absence d’une animation urbaine et la mort de l’espace public, le manque de locaux spacieux et luxueux, les problèmes de circulation sont autant de facteurs amplifiant davantage les difficultés commerciales du centre-ville.
56En effet, ce dernier ne fait guère l’objet d’une actuelle implantation commerciale. Une vérité confirmée par D, un jeune commerçant ayant transféré son commerce au camp Chevalier, il précise : « Je suis installé ici depuis cinq ans. Avant, j’étais au centre-ville, j’avais un local commercial hérité de mon père, je vendais des vêtements pour enfants, mais la situation commerciale s’est dégradée et j’étais obligé de quitter mon propre local et de louer un autre ici. Si au centre-ville je ne vendais pratiquement aucun article pendant toute la journée, ici c’est tout à fait le contraire. La demande ici est plus importante, je resterai ici malgré le prix de location élevé. » Cette vision préférentielle est adoptée par plus de la moitié des personnes enquêtées qui placent le camp Chevalier comme leur premier marché commercial à l’échelle de la ville.
57
III. Le camp Chevalier : un cadre favorable au dÉveloppement commercial
A. Le commerce et les services marchands : une activité florissante
58« Le commerce est avant tout une fonction historiquement importante des lieux centraux et du développement urbain. » (Capron, 2001, p.351). Il constitue, aujourd’hui, au camp Chevalier le secteur économique le plus ancien et le plus florissant.
59La bonne situation actuelle du quartier serait, sans doute, à l’origine de sa prospérité commerciale. Si dans le passé, le camp Chevalier était marginalisé dans sa périphérie pauvre, il se positionne aujourd’hui en plein cœur de l’agglomération chef-lieu de commune. Une telle position lui confère une importance de plus en plus croissante particulièrement avec l’existence, en son sein et aux alentours, d’un grand nombre d’administrations et d’équipements, ce qui constitue en soi un important facteur générateur de déplacement de la population vers le camp Chevalier.
60Ainsi, ce dernier demeure, selon la direction de transport, la zone la plus connectée à l’échelle de la ville avec un nombre de 164 bus, ce qui représente 35 % du total des flux de la ville. De tels chiffres expliquent, d’un côté, l’importance de l’accessibilité dans l’émergence des nouvelles centralités (Benlakhlef et Bergel, 2013).
61D’un autre côté, la présence d’une population consommatrice dans le quartier a contribué efficacement à son développement marchand. À présent, le camp Chevalier se classe parmi les sites les plus peuplés de la ville. Sa population est estimée à 26 221 habitants soit 19,64 % de la population totale de la ville. Cette population exerce une forte demande ce qui influe directement sur l’appareil commercial et son évolution et participe au développement d’une réelle dynamique commerciale.
62Aujourd’hui, l’appareil commercial du camp Chevalier est constitué de 1 477 boutiques couvrant une typologie très variée allant du commerce banal au commerce anomal (Figure 5). Cet appareil est, dans une grande mesure, riche et diversifié. Mais, si certaines branches sont fortement représentées, d’autres sont peu nombreuses. La prédominance est détenue par le commerce de l’habillement qui demeure le secteur le plus dynamique avec un nombre total de 478 boutiques soit 32,36 % du total.
Figure 5. Répartition des établissements commerciaux au camp Chevalier. Source : relevé de terrain, 2021
63Les articles de la personne et l’alimentation générale viennent au deuxième rang, ils sont au nombre de 175 et 165 respectivement. La restauration enregistre 79 unités. Son nombre s’accroît rapidement suite au grand changement des pratiques quotidiennes des citadins notamment ceux qui doivent déjeuner sur place du fait de la distance lieu de travail-domicile.
64En dernier lieu vient le commerce de gros avec 20 établissements, les foires et les bazars avec 13 établissements et enfin un marché couvert de fruits et légumes. Pour les 84 boutiques fermées, elles sont localisées en grande partie dans le côté est du quartier.
65La taille de ces établissements commerciaux varie du petit local de 10 m2 aux grandes surfaces de plus de 500 m2 aménagées généralement en plusieurs étages et dont les habitations individuelles constituent l’unique structure d’accueil.
B. Les structures urbaines au service des structures commerciales
66Les années 2000 ont développé de nouveaux lieux commerciaux à la périphérie des villes algériennes (Bergel et Kerdoud, 2010). Le camp Chevalier n’est que l’exemple d’un quartier spontané qui fait preuve actuellement d’une grande dynamique marchande. Marginalisé spatialement et économiquement, ce quartier a pu transformer son handicap en avantage. Les premiers commerçants, les habitants eux-mêmes des constructions illicites, commencèrent à exploiter les RDC de leurs habitations pour la vente de produits de première nécessité. Au début, ces commerces étaient localisés sur les axes importants du quartier : rue des frères Bouketta et de Kaoula Mokhtar. Depuis lors, ils se sont progressivement développés surtout avec l’extension urbaine du quartier jusqu’à occuper actuellement et sans exception tous ses axes routiers (Figure 6).
Figure 6. Localisation des types de commerces au camp Chevalier. Source : relevé de terrain, 2021
67Les infrastructures (les voies) et les superstructures (les bâtiments) ont été au service du tissu commercial, elles ont facilité sa disposition linéaire continue (Figure 7). Le tracé rectiligne des voies, la continuité et l’alignement du bâti ont rendu parfaite l’intégration du système commercial dans le système urbain déjà existant reflétant alors une forte liaison et donnant naissance à une structure commerciale continue, dense et variée (Zertal, 2010).
Figure 7. Axialité et continuité de la structure commerciale. Source : auteure, 2021
C. Détournement de la fonction résidentielle au profit de celle commerciale
68La conquête du quartier par le commerce a entraîné un processus de transformation de son patrimoine bâti et bousculant sa fonction résidentielle initiale. Le détournement de l’usage résidentiel en commercial des habitations notamment les RDC est très fréquent au camp Chevalier. Actuellement, les tendances sont encore plus fortes. Il est quasiment impossible de trouver un RDC habitable sur les rues les plus importantes. Des extensions horizontales et verticales sont pratiquées au niveau des habitations pour servir aux activités commerciales et marchandes.
69Le cas de T, un commerçant et habitant de la rue Talbi Mokhtar est très significatif. Il explique : « J’habite ce quartier depuis les années 1980. Au début, j’ai construit un RDC composé de trois chambres, un séjour, une cuisine, une salle de bain et des w.c. J’ai opéré une première modification en 1989, j’ai supprimé la chambre donnant sur la rue pour l’aménager en local commercial. Trois ans après, j’ai fait la même chose avec les autres chambres. Actuellement, toute la surface du RDC est louée pour le commerce. »
70Pour T, et les habitants du quartier, la location partielle ou totale de l’habitation pour des raisons commerciales constitue un véritable investissement économique. Elle vient répondre à des besoins socioéconomiques afin d’améliorer le revenu familial. Le prix de location varie d’un endroit à l’autre, il augmente considérablement sur les axes importants où il peut dépasser les 100 000,00 DA par mois (450 €), une vraie fortune pour plusieurs familles en Algérie.
71Le bâtiment de la Figure 8 se trouvant sur l’axe hypercentral du quartier est caractéristique des constructions transformées pour accueillir uniquement des activités économiques et, notamment, commerciales.
Figure 8. construction entière à usage commercial, bureautique et artisanal. Source : auteure, 2021
72Terrain issu d’un héritage familial, ses propriétaires installés à Alger ont construit un immeuble de R+3 compartimenté en boutiques et espaces cédés à la location.
73Un photographe, un bazar et une boutique de vente de chaussures partagent le RDC. Le premier étage regroupe des fonctions libérales où deux cabinets dentaires occupent toute la surface. Le deuxième étage est consacré à un salon de beauté pour femmes et un atelier d’artisanat spécialisé dans la couture des tenues traditionnelles pour les femmes. Enfin, le dernier étage est destiné à un bureau de comptabilité et un notaire.
74Ces transformations qualifiées de pratiques micro-informelles (Belguidoum et Mouaziz, 2010) et provoquées par la dynamique commerciale ne sont pas sans conséquence sur le paysage urbain. Un processus de rénovation, de transformation et d’embellissement est lancé. Les vitrines attirantes, les matériaux de construction luxueux, les décorations élaborées sont les principaux repères du paysage actuel du quartier.
D. Bazar, foire : de nouvelles formes commerciales
75Le commerce lié à l’importation s’est beaucoup développé actuellement. Autrefois la Chine, la Turquie devient la première destination des commerçants. Les produits proposés dans les boutiques et les magasins sont très variés et de marques étrangères très connues (vêtements, produits alimentaires, produits de beauté). Cet élargissement de l’offre a entraîné une nouvelle forme de l’occupation commerciale. En effet, l’implantation de surfaces importantes, des grands bazars et foires ont fait leur apparition dans le quartier, ils ne font que marquer et renforcer davantage son système commercial.
76Sur le plan spatial, ces espaces prennent place sur les principales rues où les densités commerciales sont les plus élevées. Généralement, les RDC et les premiers étages des habitations dépassant les 200 m2 sont loués pour ce genre d’établissements commerciaux, le cas du bazar Tom et Jerry donnant sur la rue des frères Bouketta (Figure 9).
Figure 9. Bazar Tom et Jerry destiné pour l’habillement des enfants. Source : auteure, 2021
77Dans d’autres cas, toute la construction de plusieurs étages est louée par un même commerçant et compartimentée en plusieurs boutiques, le cas de la foire El Foursane spécialisée dans la vente des articles de la maison qui s’étale sur quatre niveaux.
78La forte concurrence entre les commerçants serait sans doute à l’origine de l’apparition de ces nouveaux espaces commerciaux particulièrement les boutiques luxueuses qui s’installent de plus en plus dans le quartier et qui attirent en grande partie une clientèle féminine (Figure 10).
Figure 10. Rocha ; la surface commerciale préférée des femmes. Source : auteure, 2021
79D’ailleurs, c’est exactement ce que confirme L, une jeune femme interrogée : « Le camp Chevalier est mon lieu commercial préféré. Je trouve ici un très large éventail de choix, de prix et de qualité, particulièrement avec l’émergence des foires, bazars et grandes surfaces commerciales. »
80Le nombre de bazars et foires s’élève actuellement à treize. Ce chiffre quand même important témoigne de « la capacité des commerçants à promouvoir de nouvelles formes commerciales, et de contribuer à la fabrication de la nouvelle configuration urbaine du quartier. » (Kerdoud, 2015).
E. L’empiètement sur l’espace public et le commerce informel
81L’occupation illégale de l’espace public est devenue une pratique courante au camp Chevalier. Les commerçants empiètent sur les trottoirs en faisant des extensions extérieures afin d’exposer leurs marchandises et d’attirer l’attention d’une clientèle plus importante (Figure 11). Ce comportement est observé notamment dans les boutiques de l’habillement où les mannequins occupent toute la largeur du trottoir, chose qui oblige les gens à emprunter la chaussée.
Figure 11. L’envahissement des trottoirs. Source : auteure, 2021
82Par ailleurs, une autre forme d’occupation de l’espace public s’est développée. Il s’agit du commerce informel qui s’installe dans les rues et où des commerçants aménagent des tables et des tentes pour exposer leurs marchandises (fruits et légumes, produits alimentaires, habillement et chaussures) en plein air (Figure 12).
Figure 12. Le commerce informel en plein air. Source : auteure, 2021
83La majorité des vendeurs de rues sont des jeunes en chômage ne dépassant pas la trentaine. Parfois, ce sont des écoliers et des adolescents qui pratiquent cette activité après les heures d’école.
84Pour certains, c’est leur seule source de revenus. Pour d’autres, c’est un moyen pour améliorer leur situation socioéconomique. C’est le cas de S, un jeune garçon de 18 ans qui explique : « J’ai quitté l’école à l’âge de 16 ans, je n’ai aucun diplôme ni qualification. J’ai installé cette table il y a un an, car je ne peux pas louer un local, c’est très cher notamment avec les charges supplémentaires ; impôts et électricité. »
85Comparée à une véritable arme à double tranchant, la problématique du commerce informel se pose aujourd’hui avec acuité. D’un côté, la loi interdit toute occupation des espaces publics par cette forme commerciale. De l’autre côté, ce commerce demeure l’espace marchand préféré pour un nombre important de personnes et de ménages principalement ceux à faibles revenus. Une réalité confirmée par l’enquête qui révèle que sur les 120 personnes enquêtées 72 d’entre eux s’approvisionnent du commerce informel.
86À ce propos, F, une jeune mère explique : « Je fais mes achats la plupart du temps de ces tables, le prix d’un même produit et de la même qualité est très abordable par rapport aux prix des boutiques. Pourquoi donc dépenser plus d’argent ? »
87Or, ces comportements d’achats font monter les tensions entre les deux groupes de commerçants ; légaux et illégaux. La concurrence économique déloyale s’exprime notamment à travers la différence du prix qui peut atteindre la moitié du prix//boutique dans les commerces informels.
88Toutefois, ces conflits d’usage et ces dépassements n’ont jamais diminué du rôle de l’espace public qui constitue en outre un espace de sociabilité particulièrement apprécié.
Iv. CONSOMMATION, ESPACE public et vie sociale dans la nouvelle centralitÉ
A. Fréquentation et pratiques commerciales des usagers
89Le commerce constitue pour le camp Chevalier le principal composant de son économie et le principal facteur de son dynamisme. Toutefois, il faut admettre que plusieurs espaces commerciaux à travers la ville sont en émergence, néanmoins le camp Chevalier représente le niveau le plus important dans cette hiérarchie. Richesse commerciale, diversité fonctionnelle, sociabilité appréciable font de lui un lieu unique en son genre à l’échelle de la ville.
90Le quartier de M’Kasseb, par exemple, est un espace commercial en développement. Cependant, sa spécialisation dans la vente des matériaux de construction fait de lui un espace commercial limité, occasionnellement fréquenté. C’est le cas également du quartier de la plage et celui d’Ouled Bounar, deux sites touristiques balnéaires réputés pour leurs commerces de consommation ; restaurants et crèmeries, mais dont leur dynamique commerciale est cantonnée exclusivement à la saison estivale avec l’arrivée des touristes.
91Contrairement à ces quartiers, le camp Chevalier offre un appareil commercial florissant et varié qui draine, durant toute l’année, une large clientèle couvrant tous les âges et dont le rayon d’influence atteint les communes limitrophes ; Kaous, Taher et Texanna. Ainsi, 86,25 % de personnes enquêtées à travers la ville considèrent le camp Chevalier comme leur premier marché commercial principalement pour les commerces et les activités marchandes liés à l’habillement, les articles de maison, la restauration, les salons de coiffure (Figure 13).
Figure 13. La fréquentation de quelques commerces au camp Chevalier, centre-ville et autres quartiers. Source : enquête de terrain, 2021
92Cette formidable présence humaine, et la forte demande qui s’en suit ont été à l’origine des mutations commerciales produites, notamment le développement d’une réelle dynamique marchande. Cette dernière place le quartier, selon la majeure partie des enquêtés (76 %), comme le lieu typique de la centralité commerciale à l’échelle de la ville.
93À cet égard, K, habitant d’un quartier limitrophe raconte : « Le camp Chevalier est sans doute le nouveau centre commercial de la ville. Avant l’ouverture des magasins d’ici, j’étais obligé d’aller chercher ici et ailleurs pour acheter ce dont j’avais besoin. En revanche, aujourd’hui tout est disponible ici, je n’ai que de peu de temps pour faire toutes mes courses. »
94Sur les raisons de sa centralité commerciale, il résume, comme la plupart des enquêtés, les principales causes en :
95• la bonne situation et accessibilité du quartier,
96• le nombre important des établissements commerciaux comparativement aux autres quartiers,
97• la variété et la qualité des produits offerts,
98• les prix moins chers comparativement à d’autres endroits notamment avec la présence du commerce informel,
99• l’ambiance urbaine et la joie de vivre dans les rues qui font du quartier un lieu exceptionnel.
B. Pratiques spatiales et vie sociale dans le quartier
100« La ville est le lieu d’un système de valeurs et de rapports sociaux spécifiques ; elle peut être considérée comme la projection de la société sur l’espace. » (Pinchemel, 1965, p.14). Ses espaces sont des lieux de vie appelés à créer une certaine dynamique sociale à travers les activités et les pratiques qui s’y déroulent.
101Les cafés, par exemple, endroits exclusivement masculins en Algérie, constituent le refuge permanent pour les hommes, surtout le soir après les heures de travail. C’est dans les cafés que les hommes chassent l’ennui et le vide. Ils demeurent l’espace communautaire et le lieu de détente par excellence notamment quand il s’agit d’un espace aménagé en plein air, le cas du café Mestar donnant sur un grand espace public. M, un client de ce café explique : « Je suis retraité depuis 5 ans, le café Mestar est mon coin préféré. Le matin je fais quelques courses et l’après-midi, après la prière d’El Asr, je m’installe au café avec mes amis, on discute et on partage nos soucis. On se dirige ensuite vers la mosquée Omar Ibn El Khattab, juste à côté, pour faire la prière du Maghreb. Enfin, chacun prend le chemin de sa maison, c’est presque notre quotidienneté. »
102De même, les autres espaces commerciaux sont des lieux de rencontres sociales notamment pour les femmes. Les grands magasins, les foires et les bazars constituent leurs nouveaux repères spatiaux et leurs destinations préférées.
103La mercerie El Allali, connue au nom de son propriétaire, a un rayon d’attraction à l’échelle de toute la ville et plus. Elle est sollicitée par les femmes pour la qualité, la diversité et le prix abordable des produits offerts. Parfois, ce local de 100 m2 regroupe jusqu’à 70 femmes3.
104La foire d’El Fourssane est aussi un espace commercial qui fait le bonheur des femmes. Destiné à la vente des articles de maison et de la vaisselle, cet établissement commercial de quatre niveaux offre une diversité et une qualité de marchandises aux prix très abordables. Ce lieu devient quasiment inaccessible surtout la veille des fêtes religieuses : Aïd-El-Fitr, El Adha et le mois sacré de Ramadhan.
105En fait, la puissance commerciale du camp Chevalier a fait de lui un incontestable foyer de sociabilité. La promenade, la flânerie et les rencontres sont aussi des pratiques sociales qui animent les rues du quartier et qui attirent 37 % des interviewés. H, une jeune femme interrogée témoigne de l’importance de l’espace public dans sa vie sociale, elle précise : « C’est sacré pour moi d’aller au camp Chevalier. Je suis étudiante universitaire, je viens régulièrement chaque samedi ici, le seul jour libre pour moi. Je rejoins mon amie dans une pizzeria, on prend quelque chose et on commence notre balade. Parfois, on fait le tour du quartier sans rien acheter, juste pour se promener et soulager la fatigue. »
106D’autre part, les mosquées, espace de culte en premier lieu, participent également à l’animation urbaine et la rencontre sociale notamment parce que les pratiquants s’y rendent cinq fois par jour pour faire la prière. C’est le cas de la mosquée Omar Ibn El Khattab, la plus grande mosquée au niveau de la ville qui s’impose comme un point d’appel et de repère par sa grandeur, par la hauteur de ses minarets et par son architecture néo-mauresque.
107Enfin, la fréquentation remarquable que l’on observe au camp Chevalier prouve que les nouvelles formes commerciales qui se développent en Algérie, et dont ce quartier n’est qu’un échantillon, participent aux transformations sociales tout en permettant à tous d’exercer leur droit et de vivre pleinement une sociabilité effective (Figure 14).
Figure 14. Une ambiance chaleureuse ; la veille d’El Mawlid Ennabaoui Echarif4. Source : auteure, 2021
Conclusion
108En Algérie, les villes, sous l’effet de conjonctures économiques, ont été le théâtre de multiples reconfigurations spatiales. Ainsi, l’essor commercial et l’importante accumulation marchande qui en découle ont joué un rôle de premier plan dans ces changements en engendrant de nouvelles centralités commerciales. Ces dernières étaient, en l’absence d’une politique urbaine rigoureuse, la fabrique du pouvoir social qui semble être l’acteur principal.
109Dans ce contexte, le camp Chevalier à Jijel représente un modèle représentatif de la nouvelle centralité commerciale, le produit des efforts conjugués des habitants et des commerçants, qui s’est installée dans la ville algérienne suite au développement urbain et à la concentration de commerces.
110Autrefois marginalisé dans sa pauvre périphérie, le camp Chevalier s’affirme à présent, grâce à sa structure commerciale et marchande dense et diversifiée, comme un espace commercial aux rayonnements multiples ; un véritable carrefour pour les pratiques de consommation et de sociabilité. Ainsi, nos enquêtes effectuées nous ont permis de soutenir notre hypothèse. Sans aucun doute, le rôle du pouvoir citadin demeure déterminant dans la fabrique urbaine et la mise en place d’une nouvelle centralité en dehors du centre-ville.
111En effet, les habitants et les commerçants du camp Chevalier ont contribué efficacement à la configuration de ce territoire et sont les véritables initiateurs de son dynamisme. Ils ont joué, et jouent encore, un rôle essentiel dans la fabrication et la fixation de sa centralité. Toutefois, leurs actions demeurent non coordonnées. Le recours à une politique urbaine participative supposant une étroite collaboration entre les différents acteurs de la ville est actuellement plus qu’indispensable. En fait, « la prise en compte des compétences habitantes peut toutefois aider à redéfinir les lieux de centralité et participer efficacement au processus de fabrication de la ville, car les modalités de fabrication de la ville algérienne sont à chercher dans les processus de recomposition sociale qui produisent et accompagnent la production et la distribution des territoires de la ville. » (Belguidoum et Mouaziz, 2010, p. 102)
112Enfin, l’importance que prend actuellement le camp Chevalier confirme l’émergence d’une nouvelle centralité commerciale à l’échelle de la ville. Sans que cela soit pour autant notre vision, plus de la moitié des personnes interrogées la soutient. Si le centre-ville de Jijel demeure le centre historique et culturel, la mémoire collective des jijeliens, le camp Chevalier par son nouveau statut, par ses commerces et son pouvoir attractif constitue ainsi un autre lieu de convergence : centre historique et centre attractif, deux entités si différentes, mais certainement deux centralités complémentaires.
Notes
1131Le vendredi est le premier jour du week-end où tout est fermé.
1142L’échantillon se base principalement sur le lieu de consommation. Les résultats obtenus ont confirmé que les enquêtés étaient des consommateurs résidents des lieux, des autres quartiers de la ville, et même des communes limitrophes.
1153Ce chiffre a été enregistré samedi 3 avril 2021.
1164Célébration de la naissance du Prophète Mohammed.
Bibliographie
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Pour citer cet article
A propos de : Hayette HADEF
Maître de conférences (B)
Département d’architecture
Université Mohammed Seddik BENYAHIA
Jijel, Algérie
h.hadef@univ-jijel.dz