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Les espaces extérieurs des grands ensembles algérois, du délaissement à l'appropriation ?
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En matière d’habitat, depuis les années 1970, les autorités algériennes ont donné la priorité absolue à la construction de grandes quantités de logements sous la forme de ZHUN (Zones d’Habitat Urbaines Nouvelles), pour tenter de répondre à la très forte croissance urbaine. Dépourvus de statut et d’usage officiel, rarement aménagés, abandonnés par les gestionnaires, les espaces extérieurs sont bricolés avec de très faibles investissements par les résidents des immeubles voisins pour leurs besoins personnels, de loisirs, de rencontres, de commerce, de stationnement de véhicules. On s’interroge dans cet article sur les mécanismes de production de ces espaces extérieurs. L’article conclut à une série d’« absences », ou d’un grand déficit, d’investissements, d’acteurs – qu’ils soient officiels ou résidentiels - et de régulation, et en définitive d’une « absence » de transactions sociales et de « territoire ». L’étude a été effectuée dans les deux plus grandes ZHUN d’Alger, Bab Ezzouar et Ain Naàdja.
Abstract
In terms of housing, since the 1970s, the Algerian authorities have given absolute priority to the construction of large quantities of housing in the form of ZHUNs (Zones d’Habitat Urbaines Nouvelles - New Urban Housing Zones), in an attempt to respond to the very strong urban growth. Deprived of official status and use, rarely developed, abandoned by the managers, the outdoor spaces are cobbled together with very little investment by the residents of neighbouring buildings for their personal needs, leisure, meetings, trade and car parking. This article examines the mechanisms of production of these outdoor spaces. The article concludes that there is a series of ’absences’, or a great deficit, of investment, actors - whether official or residential - and regulation, and ultimately an ’absence’ of social transactions and ’territory’. The study was carried out in the two largest ZHUNs in Algiers, Bab Ezzouar and Ain Naàdja.
Table of content
Introduction
1Toute une littérature scientifique récente insiste sur la prise en compte des pratiques quotidiennes des résidents dans la production des espaces publics (Margier, 2017). Déjà, Michel de Certeau (1980) parlait de l’« invention du quotidien », soulignant l’importance, à côté des « voyeurs » qui regardent la ville de haut (par exemple à travers les cartes), des « marcheurs » qui la pratiquent au jour le jour, multipliant ruses et tactiques pour se l’approprier. L’appropriation de l’espace est ici un mot clef. Terme polysémique, ouvert à de multiples nuances, il contient, outre une possible dimension juridique et matérielle, la dimension « existentielle », voire symbolique, de celui qui est « chez (lui) quelque part » (Ripoll et Veschambre, 2006), autrement dit de celui qui fait corps avec « son » territoire. Entre les décideurs et les habitants de la ville, se joue un jeu d’acteurs, qui met en œuvre des mécanismes de transaction sociale (Blanc, 1991) et qui peut se prolonger par un processus de co-construction de la ville.
2Du point de vue de l’appropriation des espaces extérieurs, les deux ZHUN (Zone d’Habitat Urbaine Nouvelle) de Bab Ezzouar et Ain Naàdja à Alger constituent un cas intéressant. Elles ont été construites vers le milieu des années 1970 sur le modèle et les préceptes de l’urbanisme moderne, adossés au mouvement hygiéniste d’éloignement des centres villes congestionnés. Leurs espaces extérieurs devaient favoriser les liens sociaux et les loisirs, mais les urbanistes ont très peu investi la question de leur aménagement, se concentrant sur le cadre bâti. De fait, ces espaces restent stigmatisés de par leur apparence vide, l’indétermination de leur statut et de leurs usages, le manque de définition claire et de lisibilité des limites (Hersemul, 2016). La gestion irrégulière qui a suivi n’a guère apporté de réponses. Par négligence ou par manque de moyens financiers, ces grands ensembles ne sont que de simples agrégats de logements. La majorité des espaces extérieurs n’ont pas de nom. Dans les villes d’autrefois, ils s’appelaient des « rues », des « cours », des « jardins », ils reflétaient une manière de vivre et de s’organiser. Dans ces ZHUN, ce sont des espaces vagues, ils ne servent officiellement à rien, sinon à séparer des immeubles.
3Le désintérêt des autorités pour un espace public qui devrait pourtant constituer un support indispensable de la diversité des usages urbains a laissé la place à de nouvelles manières de pratiquer et de se réapproprier cette part constitutive de la ville. Pour Mebirouk Hayet, ces pratiques sont massives et visibles, de la production à la simple occupation de l’espace. Les pratiques ménagères, le stationnement des véhicules sur le pas de la porte et les activités commerciales illicites ou informelles en sont des exemples (Mebirouk et al., 2005). Le peu d’importance accordée par les autorités aux espaces extérieurs a laissé les résidents « bricoler », au sens de Lévi-Strauss (1962). Manifestement, le « vécu » des résidents est en profond décalage avec l’espace « conçu » des politiques et des urbanistes (Lefebvre, 1974).
4Or, c’est précisément cette indétermination qui permet la diversité des usages. Les espaces extérieurs ne sont pas sans fonction sociale. Plus de trente ans après la réalisation des deux ZHUN, peut-être un des avantages est-il l’existence même de ces espaces publics, même non aménagés, même d’une extrême saleté, parce qu’ils permettent aux résidents des immeubles voisins de bricoler1 des activités de plein air. Mieux, ces espaces extérieurs dépourvus de statut et de fonction officielle seraient dans ces quartiers les seuls milieux de perception mutuelle (Goffman, 1963, cité par Quéré, 1992). Ils sont à la fois un « lieu » et un « lien ». Peut-être jouent-ils un rôle dans la création, dans l’invention, d’une société au quotidien, pour reprendre l’idée de Michel de Certeau. Peuvent-ils devenir des ferments de l’urbanité ? Telle est la question posée dans cet article, élaboré dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur la vie de proximité dans les grands ensembles algérois. Les matériaux, rassemblés dans ce contexte scientifiquement plus large, consistent en une enquête de terrain par questionnaire, une observation directe et des entretiens libres avec des habitants, selon une méthodologie explicitée plus bas.
5L’article décrira dans un premier temps les espaces urbains extérieurs en tant que délaissés urbanistiques. Puis il abordera les usages diversifiés qu’en font les citadins, donnant naissance à des tâtonnements et des conflits. Enfin, prenant en compte les interactions sociales entre les différents acteurs, il posera la question des processus en cours dans la production de l’espace urbain de ces grands ensembles.
I. LES ESPACES EXTÉRIEURS, DES DÉLAISSÉS URBANISTIQUES
6Thème récurrent de l’urbanisme moderne, l’espace extérieur devrait constituer « le fondement de l’architecture et du paysage de la ville. Il en est son armature, offrant le cadre de la mise en relation continue et permanente des hommes, des biens et des idées. Vivant et conçu en osmose avec les activités de la ville, il en révèle son dynamisme et son identité » (Weil et al., 2001). Un espace extérieur ne se définit pas seulement par sa forme urbaine et son statut juridique, mais aussi par les activités qu’il permet et la manière dont il est fréquenté, voire représenté et vécu. Un espace extérieur est théoriquement ouvert à tous, sans distinction due à l’appartenance sociale ou autre discrimination. Ce qui le distingue des autres espaces de la ville est sa diversité d’usages et d’usagers. Il est en effet de plusieurs natures, il peut s’agir d’espaces minéraux (rue, place, boulevard…), d’espaces verts, d’espaces plantés (mail, cour, etc.).
7L’expression « délaissé urbanistique » décrit l’absence de tout aménagement des espaces extérieurs par les urbanistes et les autorités. Avec leurs espaces indécis, leur caractère flou, leurs contours mal définis et leur statut incertain sur lesquels il est difficile d’appliquer un nom, les délaissés urbanistiques sont des espaces sans fonction officielle, et donc en rupture avec le tissu urbain environnant (Brun et al., 2017). Mais le « délaissement » n’est a priori le fait que des pouvoirs publics, il ne préjuge pas de l’usage que peuvent en faire les populations, dont le « vécu » peut entrer en contradiction avec l’espace « conçu ».
A. Deux grands ensembles algérois
8C’est avec le deuxième plan quadriennal (1974-1977) que l’État algérien lance une nouvelle politique de production de logements en masse par le biais des ZHUN. Cette procédure, équivalente à celle des Zones à Urbanisation Prioritaire (ZUP) mises en place en France au cours des années 1960 (Mebirouk, 2012), a été instituée pour répondre à des besoins très importants. Elle a été rendue obligatoire à partir de 1000 logements et consiste en des programmes de plus de 500 logements dans chaque ZHUN lancée. En enchainant les réalisations de ce type, permises par la construction industrialisée massive, rapide et à moindre coût, et donc aussi de qualité moindre, les autorités publiques algériennes ne voyaient que les avantages d’une mise en œuvre rapide et économique et surtout la création d’un cadre de vie homogène et égalitaire pour tous les habitants, en adéquation avec la ligne politique socialiste qui avait été tracée.
9L’expérience des ZHUN, menée sur tout le territoire national, a duré quinze ans (1974-1990). Les résultats obtenus en termes de nombre de logements construits sont restés éloignés des objectifs initiaux. Cette politique fortement centralisée par un État qui détenait le monopole de la production de logements, fut complètement reconfigurée à partir de 1990, avec la fin du monopole étatique sur les transactions immobilières et foncières (Safar Zitoun, 2012). Le rôle de l’État fut alors recentré autour de sa nouvelle mission de régulation et de contrôle, afin de libérer le marché de la construction pour l’ensemble des acteurs de la ville, notamment les promoteurs privés. Précédemment « besoin social », le logement devint ainsi un « bien essentiellement économique » (Safar Zitoun, 2012). Ce programme gigantesque lancé sur l’ensemble du territoire national n’a pas manqué d’attirer les critiques. On lui a reproché de ne pas avoir pris en considération la diversité socio-spatiale, géographique, climatique, géologique, topographique d’un pays très vaste. Surtout, on lui a reproché une logique de programmation chiffrée, négligeant tout aspect de conception des bâtiments ainsi que d’urbanisme. « Les architectes sont devenus des mathématiciens essayant de solutionner une équation à deux variables : le nombre de logements à construire en un temps record, oubliant qu’ils sont en train de décider du sort des habitants et de la qualité du cadre de vie à leur offrir » (Aomar, 1998).
10Ce type d’urbanisme a profondément marqué les paysages urbains. Parmi les ZHUN qui ont été lancées dans la périphérie d’Alger, celles de Bab Ezzouar et d’Ain Naàdja, de tailles et de statuts comparables, ont été les premières opérations de grande envergure. Réalisées entre 1975 et 1992, elles regroupent 22,6% et 18,7% de l’ensemble des logements construits en ZHUN à Alger. Ce sont les plus grands ensembles de logements sociaux de la métropole (CNERU, 1987). Si elles ont été conçues dans un même contexte et selon une même stratégie urbaine, Bab Ezzouar a cependant connu quelques grandes opérations, sous la forme du lancement d’un grand pôle d’affaires et universitaire dans la partie sud de la commune, avec l’ajout d’activités productives ajoutée pouvant contribuer à la résorption du chômage et à l’amélioration de la qualité de vie. À l’inverse, à Ain Naàdja, les interventions ultérieures ont été rares.
Figure 1. Carte de situation des deux ZHUN étudiées dans le cadre de l’agglomération d’Alger
B. Une production d’espaces extérieurs
11Les deux ZHUN de Bab Ezzouar et d’Ain Naàdja sont d’abord marquées par l’importance du vide en regard du plein (Figure 2 et 3). Comme les espaces extérieurs sont le résultat de la disposition, de la forme et de la hauteur du bâti, la nature des espaces extérieurs varie d’un quartier à l’autre. Une typologie réalisée d’après les images satellites et l’observation personnelle de terrain permet de différencier trois types d’espaces extérieurs. Le premier concerne de grandes surfaces libres non aménagées, non structurées et ne suggérant aucune forme d’appropriation. Il concerne surtout la ZHUN d’Ain Naàdja. Cette situation a conduit à des dysfonctionnements qui ont fini par stigmatiser ces étendues, considérées parfois comme génératrices de violence et d’insécurité. Dans le deuxième groupe, les espaces extérieurs sont réduits à de petites surfaces, situées souvent aux abords immédiats des immeubles. Le dernier groupe comprend les parcs et jardins publics. Deux grands parcs existent, un dans chaque ZHUN. Ils ont été planifiés dès l’origine, pour répondre à des besoins de détente et de pratiques sportives, ainsi qu’à des enjeux d’hygiène et d’esthétique. Cependant, leur aspect actuel, leur entretien, l’augmentation de comportements perçus comme incivils, le sentiment d’insécurité, sont des causes d’insatisfaction des habitants.
Figure 2. Les espaces extérieurs de la ZHUN de Bab Ezzouar par interprétation de Google Earth 2022
Figure 3. Les espaces extérieurs de la ZHUN d’Ain Naàdja par interprétation de Google Earth 2022
12En théorie, l’autorité publique impose à l’aménageur une surface minimum d’espace extérieur par habitant : 6,8 m²/hab. dans les ensembles d’habitation, d’après la circulaire interministérielle du 31 octobre 1984 (en France, 10 m² par habitant en zone urbaine, selon la circulaire du 8 février 1973). Les ratios ne sont pas connus pour les deux ZHUN, mais la comparaison des deux quartiers retenus pour cette étude, un premier quartier (Cité AADL) avec de hauts immeubles très rapprochés et un second de 720 logements avec de petits immeubles nettement espacés, suggère que l’on a produit d’autant plus d’espaces extérieurs que le tissu urbain est distendu, ce qui va à l’encontre du principe même de la norme énoncée. Ainsi, la norme a subi des accommodements locaux, elle semble donc ne pas avoir constitué une référence fondamentale dans la réalisation urbanistique car, pour des motifs d’urgence, les planificateurs ont donné plus d’importance à la réalisation des logements.
13Ces espaces extérieurs ne sont en fait que des vides de diverses formes et superficies, dont les caractéristiques dépendent largement des quartiers qui les entourent. Or, ces caractéristiques jouent sur l’appropriation des espaces. Cela se remarque aisément : les surfaces réduites localisées le long de pignons aveugles finissent souvent par attirer toutes sortes de dépôts, tandis que les grandes surfaces sont plus aisément réappropriables par les riverains. En effet, par l’exercice de leurs pratiques, les habitants prennent le relais des pouvoirs publics pour « refaire » la ville à leur manière. Ils tendent à inventer de nouveaux liens sociaux de proximité. Même si ces espaces sont vides et non aménagés, ils restent les seuls endroits possibles pour favoriser la sociabilité de voisinage.
C. Démarche et méthodologie
14Nous avons privilégié deux méthodes complémentaires. D’une part, des observations régulières ont été faites sur une durée de six mois, doublées d’une quarantaine d’entretiens libres avec les usagers des espaces extérieurs, choisis aléatoirement. Les résidents usagers des lieux sont positionnés comme des acteurs incontournables ; leurs ressources, leurs pratiques, leurs bricolages, leurs conflits d’usage, leurs expériences et leurs compétences devaient nous permettre de comprendre la manière dont ils se représentent et utilisent les délaissés urbanistiques. L’état observable des lieux permettait de relancer la discussion. D’autre part, ont été mobilisés quelques résultats d’une enquête de terrain2 (800 personnes interrogées), menée dans le cadre plus large d’une thèse de doctorat. Notamment, voulant comprendre le désir, la nature et le degré d’implication des résidents en ce qui concerne les espaces extérieurs, nous les avons interrogés sur leur rapport à ces derniers et sur leur éventuelle participation à leur aménagement.
15L’étude de cas concrets est nécessaire, afin de comprendre la réalité d’un espace extérieur tel qu’il est vécu, approprié et représenté par ses habitants. Nous avons ici fait le choix de deux quartiers, dont les caractéristiques socio-professionnelles et urbanistiques sont différentes (Photos 1 et 2) et dont les espaces extérieurs sont dissemblables, afin de voir si les pratiques des espaces extérieurs étaient elles-mêmes différentes.
16Le premier quartier, Cité 720 logements, a une population plus jeune (21,9 % des résidents enquêtés ont entre [26-45ans], tranche d’âge dominante) que les autres quartiers d’Ain Naàdja. Les résidents se sont installés à 81 % à la suite d’une décision étatique. Implantés majoritairement depuis plus de vingt ans, ils sont devenus propriétaires de leurs logements à 52%. Ce quartier se caractérise par des immeubles moins élevés (R+3 et R+5), une densité de population relativement faible, la proximité géographique des équipements et services, notamment de besoins quotidiens, d’où la satisfaction relative des habitants. Ici, les résidents souhaitent à plus de 70 % rester dans leurs logements. Ce quartier est caractérisé par l’immensité de ses espaces extérieurs, se présentant généralement sous forme de surfaces libres non aménagées et ne suggérant souvent aucune forme d’appropriation.
17Dans le deuxième quartier, Cité AADL (d’après le nom de l’Agence Nationale de l’Amélioration et du Développement du Logement), la population est jeune par comparaison aux autres quartiers de Bab Ezzouar (27 % des résidents enquêtés ont [26-45ans], tranche d’âge dominante). Dans ce quartier récent (installation en 2006), la densité de population est forte : 32 tours de R+14 très proches l’une de l’autre, alignées le long d’une voie principale. Les espaces extérieurs sont réduits au minimum, sous la forme de petites surfaces au pied des immeubles. Bien que 63 % des résidents enquêtés se soient installés à la suite d’une décision personnelle, ils ont un faible attachement à leur quartier (81 % désirent déménager).
18De cette diversité d’espaces extérieurs, nous attendions une pluralité d’interactions sociales en relation avec les espaces extérieurs, ainsi que d’exemples signifiants en matière de pratiques urbaines. Nous espérions également analyser l’effet de la disponibilité différenciée des espaces extérieurs sur les pratiques sociales.
Photo 1. Une succession de tours (R+14), et les espaces extérieurs sont réduits à des petites surfaces extérieures au pied des immeubles. Cité AADL (Bab Ezzouar) Google Earth (2020)
Photo 2. Des immeubles de faible hauteur (R+3 et R+5) avec des espaces extérieurs vastes et abandonnés. Cité 720 logements (Ain Naàdja). Google Earth (2020)
Figure 4. Plan de la Cité 720 logements, avec sa localisation dans la ZHUN d’Aïn Naàdja
Figure 5. Plan du quartier AADL, avec sa localisation dans la ZHUN de Bab Ezzouar
II. LES ESPACES EXTÉRIEURS : DE LA DIVERSITÉ DES USAGES À L’ÉMERGENCE DE CONFLITS
19Il faut donc s’interroger sur la diversité des usages et des modes de sociabilité qui se développent au sein de ces espaces. Sont-ils des endroits de socialisation, d’insertion et d’intégration ?
A. Les habitants et les espaces extérieurs : des appropriations précaires
20Les espaces extérieurs sont sujets à de multiples usages par les résidents, donnant naissance à différents modes de réappropriation. Quatre exemples seront pris, ceux des jeunes, des personnes âgées, des commerçants ambulants et ceux que l’on désigne comme les « parkingueurs ».
1. Pour les jeunes, des espaces de loisirs de substitution
21Les jeux sont une occupation importante du temps libre des jeunes, d’autant plus que la grande majorité des familles interrogées (plus de 80 %, enquête 2016) ont plus de 3 enfants. De fait, la population âgée de 0 à 14 ans représente presque un tiers de la population totale (30,8 % à la cité AADL, 29,8 % à la cité 720 logements), et la population âgée de moins de 25 ans représente presque la moitié du total (49,4 % à la cité AADL et 50 % pour la cité 720 logements, Tableau 1).
22Malgré cette masse importante de jeunes, quasiment aucun espace de jeux et de loisirs n’a été prévu. Il en est de même des structures d’accompagnement socioculturelles ou sportives, de type bibliothèque, salle de cinéma, théâtre, stade, piscine, etc. Les seuls espaces disponibles sont la rue et les autres espaces extérieurs. Pour compenser, les jeunes ont aménagé des endroits proches de leur résidence, avec des moyens très modestes et des méthodes simples, afin d’exercer des activités sportives, souvent le football. Dans une société fortement marquée par les traditions et la culture musulmane, les loisirs sportifs et notamment le football restent l’apanage des jeunes de sexe masculin. Pour eux, ces espaces sont des lieux d’apprentissage de la vie collective et de la régulation des tensions sociales.
Ages cité (an) |
0-5 |
6-14 |
15-25 |
26-45 |
46-65 |
+65 |
Total |
|
Bab Ezzouar |
Cité AADL |
14,1 |
16,7 |
18,6 |
27,4 |
14,4 |
8,0 |
100 % |
Total commune (RGPH 2008) |
9,2 |
15,2 |
19,4 |
32,8 |
18,2 |
5,03 |
100 % |
|
Ain Nâadja |
Cité 720 log. |
10,6 |
19,3 |
20,2 |
21,9 |
20,2 |
7,9 |
100 % |
Total commune (RGPH 2008) |
10,2 |
16,8 |
18,6 |
33,5 |
15,8 |
5,0 |
100 % |
Tableau 1. Répartition des habitants enquêtés par groupes d’âges. Source : Enquête sur le terrain mai-août 2016
23Sur ces terrains improvisés (Photo 3), les enfants de moins de 12 ans occupent souvent ces espaces, après les heures d’école, soit depuis 17h jusqu’au coucher du soleil. Durant les week-ends, ce sont toujours les jeunes plus âgés, de plus de 16 ans, qui jouent en premier. En fait, pour l’occupation du terrain, c’est la loi du plus âgé qui prime. Des règles s’établissent ainsi, au sein de « classes d’âges » bien précises et selon une stricte séparation des sexes. Selon nos observations sur le terrain, les groupes apprennent l’arbitrage et la négociation en cas de litige, et les rencontres peuvent devenir spectacle pour les autres.
Photo 3. Pour créer ce stade de proximité, les jeunes du quartier ont fait quelques aménagements. Cité Sorécal (Auteur 2016)
24Faut-il à travers ces exemples ne considérer que de simples jeux pratiqués par les jeunes et les enfants faute d’équipements prévus pour eux? Les entretiens qui ont été menés montrent une signification plus profonde. Il y a d’abord la prise de conscience d’un manque. Ainsi, une maman declare: « Dans notre quartier modeste à Sorécal, il n’y a même pas des aires de jeux ou des jardins publics à côté, pour que les enfants jouent et sortent un peu de la routine ». Elle ajoute, exprimant ainsi un besoin important, qu’« elle doit prendre ses enfants jusqu’au fameux jardin des Sablettes à Alger centre, qui est loin du quartier ». Un jeune du même quartier de Bab Ezzouar exprime une affirmation de territoire, presque une volonté d’appropriation: « Nos parents résident dans ce quartier depuis plus de trente ans, cette ancienneté nous donne le droit à protester surtout comme on n’a pas des espaces extérieurs aménagés pour pratiquer le sport ». À une échelle plus collective, nos observations ont montré que ces espaces, même quand ils sont situés près des points de collecte des ordures ménagères, sont préservés et sauvegardés par les résidents eux-mêmes. D’ailleurs, l’ensemble des activités organisées au sein de ces espaces (matches, tournois entre les quartiers…) sont des moments de rencontres, de joie et surtout de sociabilité pour de larges fractions de la population. De fait, les autorités locales n’interviennent pas pour interdire ou supprimer ces marques d’appropriation réalisées par les jeunes, sauf dans le cas rare où l’autorité décide de construire un nouveau bloc de logements ou un équipement. Mais dans ce dernier cas, elle doit s’attendre à essuyer les protestations de l’ensemble des résidents. Il y a donc de la part des enfants et des jeunes une réelle appropriation de l’espace public, qui est le signe majeur de la faible connaissance par les autorités d’une réalité sociale profonde. En s’imposant tant bien que mal dans ces espaces, les jeunes adolescents arrivent à faire admettre leur existence en société, autrement que sous forme de catégories statistiques ou « d’objets » exposés à la manipulation libre des adultes et des responsables locaux (Keddar, 2008).
2. Pour les personnes âgées, des espaces de rencontre par défaut
25Au sein des quartiers populaires de fortes densités, les espaces extérieurs permettent aux résidents d’échapper à l’exiguïté du logement et au bruit, de créer un tissu de relations avec leurs voisins, en essayant de reproduire la convivialité qui prévalait au village ou dans la petite ville.
26Ainsi, des résidents, exclusivement des hommes, se rassemblent, les uns assis sur des pierres ou des chaises ramenées de la maison, les autres allongés directement sur le sol, ou bien protégés de celui-ci par des cartons ou des tapis (Photo 4). Deux catégories essentielles en font leur lieu privilégié de rassemblement : les adultes (entre 40 et 60 ans) après leurs heures de travail, et les vieux (plus de 60 ans). Pratiquement tous les jours, et notamment en fin de journée pour éviter la chaleur et jusqu’au coucher du soleil, ils se réunissent au pied de leur immeuble selon une sorte de « rituel » que leurs habitudes ont instauré. Ces rencontres sont l’occasion d’échanger des idées, des informations et des savoir-faire, d’évoquer des souvenirs et de jouer aux échecs, aux dominos, ou au kharbga3. Les deux derniers jeux intéressent toutes les catégories de résidents. Selon l’un, « Le domino est le divertissement préféré à tous les âges, à tous les niveaux, et dans toutes les catégories sociales ». « C’est pour tuer l’ennui. C’est l’émotion, quand tu gagnes et tu bats les autres ! Je joue au football et tout, mais ce que je préfère aussi c’est le domino », souligne un résident de la cité 5 Juillet à Bab Ezzouar. Ces échanges et rencontres créent du lien entre les résidents, notamment les personnes âgées. Les entretiens nous parlent de l’observation de règles tacites, ainsi le respect et la tolérance mutuels, concrétisés notamment par l’absence de mots vulgaires. Par cette présence dans un espace public fortement dégradé, les personnes concernées tentent de créer un nouvel espace public, reflet du pluralisme du milieu urbain.
Photo 4. Les espaces extérieurs sont très faiblement appropriés par les résidents, d’où les déchets qui jonchent le sol. Pourtant, de petits groupes s’y réunissent, preuve de l’existence d’un besoin. Cité 05 Juillet à Bab Ezzouar (Auteur 2016)
3. Pour les commerçants ambulants, des espaces de vente informels
27Malgré de nombreuses tentatives d’éradication, les pratiques commerciales illicites ou informelles continuent d’investir l’espace public. Elles sont devenues une réalité inévitable, dont les cités ne peuvent se passer, car elles apparaissent comme le moyen le plus approprié d’améliorer les conditions de vie. Selon Lakabi et Djelal, il y a un véritable processus de légitimation du commerce informel par l’action individuelle des citoyens, en dehors de toute action publique concertée ou négociée (Lakabi et Djelal, 2011). Les espaces extérieurs en sont par endroits complètement transformés.
28Alignés tout au long des grands axes principaux, des jeunes et des adultes (notamment des hommes) proposent aux passants divers produits, fromages, cosmétiques, ustensiles de cuisine, vêtements ou encore appareils électroniques, étalés à même le sol ou sur des supports bricolés. Les conditions d’hygiène sont pratiquement absentes. On peut trouver par exemple du fromage posé par terre sur une bâche en plastique, sous un soleil de plomb et tout près des poubelles du marché dégageant des odeurs nauséabondes. Selon les acteurs de cette activité informelle, un même commerçant garde toujours la même place, après l’avoir négociée avec ses voisins. Cette organisation leur permet d’éviter les conflits entre eux et en même temps de fidéliser leur clientèle. Toutefois, si l’un des commerçants est absent pour une période quelconque, c’est au moment où il revient que les conflits peuvent se déclencher.
29Les mêmes images se répétant le long des principaux axes (Photo 5), les espaces extérieurs ressemblent à de grands marchés en plein air qui rétrécissent les cheminements, car un espace réduit au minimum est laissé pour la circulation des piétons. Tentés par des prix peu élevés (les produits sont souvent de contrefaçon), les habitués apprécient la présence des marchands informels. Ils préfèrent s’approvisionner ici, alors que le marché couvert, officiel, se trouve à moins de deux kilomètres du quartier. « J’habite dans le quartier AADL à Bab Ezzouar. Je me rends ici au quotidien pour faire mes emplettes en raison des prix abordables », a confié une mère de famille. De plus, le commerce informel anime l’espace, il est une présence, il crée la ville, il humanise un univers de béton. On profite de sa tenue pour se rassembler et converser. Symbolique, la présence conjointe des hommes, des femmes et des enfants peut créer des interactions sociales diverses.
Photo 5. Le commerce informel humanise un espace caractérisé par le voisinage dense et pauvre, les trottoirs trop larges, la voirie dégradée. Cité 8 Mai 1945, Bab Ezzouar (Auteur 2016)
4. Une organisation parallèle pour les parkings informels
30La question du stationnement des véhicules est complexe. Dans un contexte urbain où l’espace qui lui est réservé est limité, il entre en concurrence avec les autres usages urbains. Le parking est un impensé de l’urbanisme moderne. Dévolu à un bien privé, « il s’octroie une place que l’on aimerait souvent concéder à des pratiques de nature plus collective » (Lefrançois, 2013). Dans les deux ZUHN, trottoirs et espaces non aménagés sont devenus tout simplement des parkings.
Photo 6. Les parkings n’ayant pas été prévus pour les résidents de ces tours géantes de la Cité AADL à Bab Ezzouar, le stationnement pose un énorme problème en termes de circulation et d’environnement, d’autant plus que ce quartier se situe sur le passage principal pour rejoindre le centre commercial (Auteur 2016)
31Les parkings sont implantés un peu partout dans les moindres espaces vides (Photo 6). Ils sont régulièrement occupés et gérés par de jeunes désœuvrés, dénommés « parkingueurs », qui prétendent organiser le stationnement. Ils en assurent une surveillance continuelle, en particulier la nuit. Ils forment une organisation structurée, fondée sur le rapport de forces et l’ancienneté.
32Près du quartier AADL, selon les enquêtes, un espace extérieur de grande superficie (c’est d’ailleurs le seul) situé à proximité du centre commercial de Bab Ezzouar, fut la scène d’un combat entre plusieurs groupes de jeunes parkingueurs. Après plusieurs affrontements, cet espace a été gagné par l’un d’entre eux, considéré comme le plus ancien et le plus dangereux. Celui-ci se considère comme le propriétaire du parking informel, il le concède à d’autres jeunes, qui doivent payer des sommes importantes chaque mois. D’après un enquêté, « dans ce quartier, il y a une terreur que tout le monde redoute. Il a fait main basse sur plusieurs ruelles et chaque mois, ceux qui les exploitent doivent lui verser une redevance. Il a été emprisonné pendant quelques années, et à sa sortie, ceux qui n’avaient pas d’argent pour lui payer les arriérés de loyer ont été carrément malmenés. Ils ont fini par s’acquitter de ce qu’il a considéré comme une dette ». On parle du parking comme de l’endroit le plus rentable du quartier, vu le nombre important de places destinées aux clients du centre commercial. De ce fait, avec une densité de population très élevée (1560 familles s’entassent dans les 32 immeubles de 14 étages de la Cité) et des espaces extérieurs réduits au minimum, l’accès au « statut » de parkingueur est difficile et nécessite souvent une longue attente.
33Dans le quartier 720 logements (Ain Naàdja), où les espaces extérieurs sont disponibles un peu partout, le système d’organisation des parkings est différent. Là, des groupes de jeunes travaillent pour leur propre compte, donc de manière plus décentralisée. Ces collectifs servent à impressionner ceux qui seraient tentés d’accaparer leur espace de gardiennage. La règle est ici non pas l’ancienneté, mais la force du groupe.
34Dans les deux quartiers, d’autres jeunes louent « leurs muscles », ils sont sollicités par les gardiens quand des automobilistes refusent de payer. Leur intervention souvent violente est facturée elle aussi, car considérée dans ce milieu informel comme une prestation de services. « On assure le gardiennage des véhicules en stationnement, on ne vole pas, on n’est même pas exigeants, libre au propriétaire du véhicule de nous payer ou de partir sans dire merci », déclare un jeune parkingueur. Mais la réalité est tout autre : les gardiens des parkings informels exigent des sommes importantes (entre 50 à 100 DA) à tout propriétaire de véhicule, ils s’arrangent pour garder des places à leurs clients et interdisent le stationnement aux personnes qui refusent de payer. Selon les déclarations des résidents, dans certaines ruelles, les parkingueurs les obligent à revenir au bout d’une heure ou deux, afin de mieux rentabiliser les espaces qu’ils accaparent. Ces différentes méthodes suggèrent que derrière ces jeunes parkingueurs, pourraient se cacher des structures mafieuses comblant un vide laissé par les autorités publiques, et alimentant le commerce non enregistré et d’autres réseaux d’argent non contrôlé.
35Les délaissés urbanistiques sont ainsi vus par les résidents comme des espaces offerts à des appropriations précaires ou plus durables, qui entrent d’autant plus en concurrence les unes avec les autres que le quartier est densément habité.
B. Des conflits minimisés par la précarité des occupations
36L’absence d’une identification précise du rôle des espaces extérieurs a laissé toute latitude aux différents acteurs pour les bricoler à leur manière et selon leurs besoins et attentes. Ces espaces sont devenus un réceptacle important de tensions et de conflits entre les divers usagers. Trois types de conflits d’usage sont parmi les plus répandus.
37Il y a d’abord des conflits entre les jeunes qui bricolent des espaces extérieurs pour pratiquer le sport ou tout autre loisir. En s’appropriant divers espaces, les jeunes s’exposent quotidiennement à des dangers de circulation et à des conflits d’usage avec les résidents du quartier. Notamment, ces derniers revendiquent le droit au calme. Ils se plaignent des difficultés à maîtriser les débordements (bruits, mots vulgaires, bagarres récurrentes entre jeunes adolescents, etc.). Ceci a participé à la dégradation de l’image du quartier et a généré un sentiment d’insécurité suite à ces incivilités.
38Des altercations opposent ensuite les habitants aux acteurs de l’économie informelle. Les premiers se plaignent des débordements de ceux-ci et de leur occupation quotidienne des espaces extérieurs : problèmes de nuisance, de bruit et d’occupation du moindre espace, y compris les trottoirs : « Ils sont plus d’une centaine à exercer sous nos fenêtres de 6 h du matin à 22 h. Ils entassent leurs marchandises sur les trottoirs et bloquent la circulation mais ils refusent de rejoindre le marché qui a coûté 800 millions de centimes, avec toutes les commodités, situé au chef-lieu de la commune », d’après un résident de la cité AADL à Bab Ezzouar. À l’inverse, les commerçants ambulants justifient leur refus de rejoindre le nouveau marché par la complexité des démarches administratives et par les taxes trop élevées.
39Enfin, les conflits impliquant les parkings informels sont beaucoup plus importants, voire violents. Ils peuvent aboutir à des dégradations de biens et même créer des dommages, y compris corporels, pour les personnes. Les interventions des jeunes parkingueurs sont critiquées par les résidents : prélèvement d’argent, faiblesse des services rendus, conflits… Parfois, certains groupes s’organisent en gangs territorialisés, qui se comportent librement sans aucune limite. Ils considèrent un espace extérieur comme leur propriété privée, un espace réservé entièrement aux parkings informels. Ils mènent des combats, des bagarres et des violences à l’arme blanche, ils ritualisent des invasions sur le territoire ennemi, afin de gagner plus de territoire.
40Bricolés à la manière de chacun par la diversité des acteurs sociaux, les espaces extérieurs engendrent inévitablement un grand nombre de conflits d’usage. Fugacité, précarité, presque clandestinité, caractérisent ces situations toujours susceptibles d’être remises en question. Or, la socialisation et la rencontre demandent plus de durabilité, plus de régulation des multiples désagréments de la vie en proximité. Pour cela, la question de la participation et de la concertation entre les divers acteurs de la ville (habitants, associations de quartiers, et acteurs locaux) se pose avec une acuité particulière dans ces quartiers collectifs où la crise sociale se fait sentir plus qu’ailleurs.
III. RÉGULER LES ESPACES EXTÉRIEURS POUR INVENTER LA VILLE ?
41Comment se font les rencontres, les articulations, entre ceux qui gèrent et ceux qui vivent les espaces extérieurs ? Quels collectifs se dégagent dans les quartiers observés, quels acteurs ? Quelles règles se mettent en place comme cadre de l’action ? Quelles matérialités en résultent, sachant que cette matérialité est un puissant révélateur du jeu social et politique ? La présente partie aborde ces trois dimensions, les réalisations, les acteurs et les régulations, dans leurs rapports avec les espaces extérieurs. Toutes trois présentent de graves déficits en termes d’aménagement et d’organisation.
A. Déficit quantitatif et qualitatif dans les aménagements
42Les programmes initiaux ont pour l’essentiel négligé les espaces extérieurs au profit du bâti, à l’exception notable d’un grand parc public par ZHUN. Les aménagements ultérieurs ont été rares, mais non inexistants. La question est ici de savoir comment ils ont été reçus par les résidents.
1. De grands espaces verts planifiés en décalage avec les attentes des habitants
43Au lancement de la ZHUN d’Ain Naàdja vers le milieu des années 1970, un grand parc de 7 ha a été planifié pour devenir l’un des plus grands complexes récréatifs, de ce type dans la wilaya d’Alger. Il devait assurer diverses fonctions, la détente, les promenades urbaines, le repos et tous types d’activités sportives et de loisirs pour tous les âges. Toutefois, les difficultés rencontrées (terrain accidenté, pente forte, éloignement des axes routiers principaux) ont influencé négativement l’avancement des travaux d’aménagement. Notamment pour des raisons financières, cet unique espace qualifié de "vert" est, après plus de trente ans, loin de répondre aux rôles qui lui avaient été assignés (Photo 7). Il est devenu un endroit mal aimé par le public, dangereux à fréquenter et détourné de sa vocation initiale. « Je ne peux jamais laisser mes enfants jouer dans cet endroit. Il est l’endroit favorable pour le trafic de drogue, la consommation de l’alcool ou le kidnapping », déclare un résident d’Ain Naàdja.
Photo 7. Entrée principale du seul parc des sports et des loisirs d’Ain Naàdja. Les commerçants en gros y déposent tous types de déchets. Délinquance, violence urbaine, règlements de compte, agressions et vols, trafic de drogue et consommation d’alcool, le parc est devenu le terreau idéal des incivilités (Auteur 2016)
44Entre le rêve des aménageurs, qui considèrent imperturbablement les espaces verts comme « les poumons de la cité » (Jacobs, 1961) et la réalité du terrain, ce grand parc est devenu un lieu déserté par le public. Il constitue une grave source d’inquiétude, en raison du gâchis qu’il représente, mais aussi parce qu’il exerce une influence néfaste sur les quartiers avoisinants. Les dangers qu’il génère, notamment en servant de cachette aux dealeurs, débordent en effet sur le voisinage, de telle sorte que les rues adjacentes deviennent à leur tour des endroits à éviter. Les résidents des quartiers avoisinants sont exposés à ces violences.
45À Bab Ezzouar, le seul espace de ce type est le « parc Tito » (Photo 8), vaste espace herbu, mais terni par des manèges rouillés. Il ouvre ses portes à 11h du matin, mais reste presque vide toute la journée. L’absence d’agents de sécurité et l’insalubrité entraînent également la prolifération des agressions. « Les habitants de Bab Ezzouar ne viennent pas ici pour se distraire, car ce lieu n’est pas sécurisé. Plusieurs personnes ont été agressées en se promenant dans ce parc », déclare un résident de la cité 5 juillet. « Il y a quelques années, je venais avec mes enfants chaque weekend pour courir, mais aujourd’hui, je préfère éviter, car ce parc est devenu un endroit mal fréquenté, très malpropre et dangereux », affirme un autre père de famille, résidant à Bab Ezzouar. « C’est vraiment dommage que ce parc soit complètement sous-exploité. S’il était utilisé à bon escient, plusieurs emplois auraient pu être créés », regrette un jeune habitant de la commune.
46Les concepteurs ont privilégié ces parcs au détriment de petits jardins et squares de proximité, pour des raisons assumées de rentabilité d’économie de moyens et de visibilité. Or, le parc d’Ain Naàdja se présente comme un terreau de premier ordre pour les délinquants. Celui de Bab Ezzouar n’a pas évolué, ses aménagements sont devenus peu à peu non fonctionnels. Ainsi, lorsqu’un espace vert est mal aménagé et/ou sans affectation précise, il peut se transformer en un terrain vague mal famé et répulsif. Les habitants jugent l’offre qui leur est faite. Si un espace urbain ne leur plaît pas, ils n’y vont pas. Si un parc urbain n’offre pas un certain nombre d’aménités, ils n’y vont pas. Si l’aménagement de tel équipement public ne se renouvelle pas, on l’abandonne. Cela met tous les prestataires urbains, acteurs économiques ou acteurs publics, dans une obligation de qualité (Dubois-Taine, 2001).
Photo 8. Parc Tito (Cité 05 Juillet, Bab Ezzouar). Considéré comme l’un des plus grands parcs d’Alger, ce dernier croule sous les ordures. [Google Earth 2018]
2. L’aménagement d’une fontaine à d’eau : entre convivialité, conflit d’usage et exigence d’intimité
47Dans un lieu marqué d’une servitude liée au passage de lignes électriques haute tension, une fontaine d’eau a été aménagée (cité AADL). Les gestionnaires pensaient mettre en place un nouvel espace de sociabilité, de rencontre et de détente. Mais juste après l’achèvement des travaux, il a été l’objet d’un conflit entre usagers. Des résidents ont répandu de l’huile de moteur sur les bordures du bassin et sur les bancs, afin d’empêcher toute rencontre en ce lieu. Ils visaient les groupes de jeunes, en particulier « les couples ». À travers ces actes, les riverains veulent préserver leur intimité et les « valeurs sacrées », au nom d’el hourma, l’honneur, c’est-à-dire la pudeur, la dignité et le respect. Peut-être ne sont-ils pas contre l’aménagement en lui-même, mais ils dénoncent les comportements qui ne respectent pas les traditions et coutumes.
48Ces dégradations et violences rendent difficile la cohabitation entre les usagers. Un couple présent (ou une jeune femme seule) dans un tel espace public, est souvent la cible d’attitudes importunes au nom de la hourma. Ces tensions ont généré un fort sentiment d’insécurité parmi les usagers de la fontaine mais, tout autant, elles favorisent la construction de représentations faisant de cette cité un lieu peuplé d’individus sans urbanité. Ce genre de situations peut contribuer peu à peu à un sentiment d’insécurité et à une baisse de l’usage des espaces extérieurs.
3. L’aménagement d’une placette : opportunité de lien social et conflits d’usage
49Il est vrai que l’intervention de l’aménageur en milieu dense est délicate, parce qu’elle bouscule des habitudes diverses. Ainsi, dans la cité 5 juillet (Bab Ezzouar), les autorités ont aménagé une placette pour accueillir un marché hebdomadaire officiel tous les samedis et mercredis. Mais pour la plupart des habitants de la cité 5 Juillet et pour ceux qui vivent à proximité immédiate (Cité AADL aussi), ce marché « a dégradé » leur cadre de vie, car, de leur point de vue, la réalisation du nouvel équipement a été faite au détriment des autres usages, jeux des enfants durant les week-ends, rencontres entre adultes et déambulation des piétons. Certains regrettent la suppression de places de stationnement, d’autres plus simplement, un espace de passage anonyme pour les piétons et/ou les automobilistes. À l’inverse, pour les vendeurs qui s’adonnent à leur commerce, cette placette représente un lieu de travail. « Nous n’avons pas de travail, seule cette activité nous permet de vivre », lancent-ils. « Que veulent-ils que l’on fasse, qu’on vole pour nourrir nos familles ? L’État doit nous fournir du travail au lieu de fermer toutes les portes devant nous », souligne un jeune vendeur.
50Si certains apprécient l’innovation, ils n’en soulignent pas moins les nouvelles nuisances qui en résultent : « Avoir le marché de légumes à côté est certes un avantage. Toutefois, il peut s’avérer être un réel cauchemar s’il n’est pas organisé et sécurisé. De violentes bagarres éclatent fréquemment, du bruit permanent et des détritus, source de prolifération de moustiques, sont autant de désagréments », regrette une habitante du quartier (Source entretiens). De même, le maintien du passage des voitures lors des jours de marché a suscité un sentiment général d’insécurité.
51Ce choix des autorités locales de partager cette placette entre divers usagers en même temps, a créé plus de conflits, de bruits, de tensions, que d’interactions et de dynamisme dans le quartier. Il n’en reste pas moins que dans ces quartiers où les projets initiaux n’ont pas été réalisés, les aménagements ultérieurs ont été particulièrement rares.
B. Un déficit d’acteurs
52Qui peut-on réellement qualifier d’« acteurs » en matière d’aménagement dans les quartiers étudiés, quels sont les interlocuteurs en place ?
53Du côté des résidents des quartiers populaires, une telle interrogation pose la question des collectifs capables de se positionner en ce domaine face aux autorités. Les démarches des résidents, presque toujours dérisoires quand elles sont entreprises par des individus, sont susceptibles d’acquérir une autre efficacité quand elles sont menées en groupes organisés, d’abord pour forger une prise de conscience partagée, puis soit pour entreprendre une action concrète, soit pour exercer une pression sur tel ou tel acteur responsable.
54L’enquête que nous avons menée dans quatre quartiers de Bab Ezzouar et quatre quartiers d’Ain Naàdja s’est intéressée à la sensibilité des personnes interrogées dans ce domaine de la participation à l’aménagement de leur milieu de vie. Si la question de principe entraine une adhésion massive, les modalités concrètes suscitent de très importantes réserves (Tableau 2).
Cité (en %) |
Bab Ezzouar |
Ain Nâadja |
|||||||
Cité El Djorf |
Cité Sorécal |
Cité 05 juillet |
Cité AADL |
Cité 2248 log. |
Cité 1074 log. |
Cité 1306 log. |
Cité 720 log. |
||
Volonté de participation |
Oui |
91,8 |
93 |
93,6 |
69 |
83 |
98 |
97 |
40,9 |
Non |
8,2 |
7,3 |
6,4 |
31 |
16,7 |
2 |
3 |
59,1 |
|
Financièrement |
Dans un cadre individuel |
15 |
13,6 |
23,1 |
15 |
6,5 |
3,2 |
3,2 |
5,9 |
Association de quartier |
5 |
4,5 |
7,7 |
5 |
3,9 |
1,6 |
3,2 |
2,9 |
|
En tant que main d’oeuvre |
Dans un cadre individuel |
75 |
72,7 |
61,5 |
70 |
88,7 |
93,5 |
91,9 |
88,2 |
Association de quartier |
5 |
9,1 |
7,7 |
10 |
1,6 |
1,6 |
1,6 |
2,9 |
Tableau 2. La volonté des habitants pour participer à l’amélioration de leur quartier (%). Source : Enquête terrain mai-août 2016, Auteur. (110 personnes enquêtées par quartier)
55À une exception près, les pourcentages des habitants désireux de participer à l’aménagement de leur milieu atteignent des proportions élevées, entre 69 % et 98 %. Pourtant, dans le quartier 720 logements, la réponse est anormalement faible. Le quartier a en effet vécu une mauvaise expérience. Peu après sa construction, une association d’habitants avait passé un accord avec les autorités locales pour assurer l’entretien du quartier. Les services techniques fournissaient le matériel et l’association assurait la collecte des ordures, la peinture et les autres travaux de propreté. On aurait pu espérer qu’émerge un sentiment d’appartenance. Malheureusement, l’expérience a été stoppée par l’insécurité de la décennie noire des années 1990. Durant cette période difficile, « le tissu associatif [est devenu] un enjeu de pouvoir dans la mesure où il [a dû] se positionner vis-à-vis de la nouvelle situation politique » (Thieux, 2009). Les habitants ont alors perdu toute confiance envers l’autorité locale, coupable d’un « vide d’intermédiation de proximité » (Safar Zitoun, 2014), autrement dit incapable ou non désireuse de tisser des articulations avec les populations. Depuis lors, les résidents sont convaincus que sans la volonté et l’engagement des élus locaux, il ne peut y avoir de participation des habitants.
56Cette attitude de méfiance à l’égard des associations de quartier est d’ailleurs générale, comme le montre le tableau. La plupart des enquêtés préfèrerait participer en tant que « main-d’œuvre », à condition que cela se fasse à titre individuel. Interrogés sur les raisons de ce rejet du collectif, les habitants évoquent le manque de confiance vis-à-vis de tout dispositif qui pourrait associer les habitants à la préparation des décisions publiques qui les concernent. L’inexistence d’outils fiables de communication et de concertation fait que les résidents n’ont pas le sentiment d’avoir droit à une parole publique. Ils se sentent délaissés, tant des responsables politiques que des associations de quartier.
57Selon les enquêtés, la situation est bloquée, l’obstacle principal étant la réticence des autorités locales à reconnaître la légitimité des demandes et points de vue citoyens. Pourtant, la loi actuelle de la commune (Loi n° 11-10 du 22 juin 2011) a introduit des dispositions visant à approfondir la notion de démocratie locale : « l’APC (Assemblée Populaire Communale) veille à mettre en place un encadrement adéquat des initiatives locales, dans le but d’intéresser et d’inciter les citoyens à participer au règlement de leurs problèmes et à l’amélioration de leurs conditions de vie » (art. 12). De même, selon la nouvelle constitution algérienne de 2020, art. 35, « les institutions de la République ont pour finalité d’assurer l’égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens et citoyennes en supprimant les obstacles qui entravent l’épanouissement de la personne humaine et empêchent la participation effective de tous à la vie politique, économique, sociale et culturelle ».
58Toutefois, et même si la commune est considérée par la loi comme un acteur incontournable dans la participation des habitants, se pose la question de la liberté dont disposent les autorités locales pour agir. Théoriquement, et selon les premiers articles de la loi de la commune, cette dernière est dotée d’une autonomie financière et constitue l’assise de la décentralisation. Elle exerce ses prérogatives dans tous les domaines de compétences qui lui sont dévolus (aménagement du territoire, développement économique, social et culturel, sécurité, protection, amélioration du cadre de vie des citoyens). Pratiquement et même si les textes et discours annoncent cérémonieusement la décentralisation, la commune ne cesse de subir les ordres et instructions de sa hiérarchie, de sorte qu’elle continue à être considérée comme le dernier relais de l’administration centrale d’un État très centralisé, ce qui l’empêche d’élaborer sa propre stratégie de gestion et d’aménagement.
59À travers la nouvelle loi de la commune, le pouvoir central reconnaît qu’il n’est plus possible d’améliorer les conditions de vie sans favoriser la participation effective des habitants. Mais les compétences techniques et les moyens financiers manquent gravement dans les municipalités, tandis que les décrets explicatifs de la notion de participation n’ont pas encore été promulgués. En somme, les acteurs de terrain sont encore à construire, qu’il s’agisse des collectifs d’habitants et même de la municipalité.
C. Un déficit de régulation urbaine
60Comment expliquer que, malgré le nombre important de textes promulgués dont l’objectif est d’associer étroitement les habitants à la gestion de leur territoire, souvent leurs avis ne soient pas pris en compte ? De manière plus précise, les habitants, les associations de quartiers, les jeunes, ont-ils un mot à dire dans le processus de décision à l’échelle locale ?
61Même sans disposer de financements importants, la commune pourrait organiser la participation des habitants. Mais les mécanismes de décision s’y opposent. Voici en général comment ceux-ci se déroulent. Pour toute réalisation, il faut d’abord passer par une commission de choix de terrain. Cette dernière est constituée au niveau de la daïra (équivalent d’un arrondissement) ou de la wilaya (préfecture), selon l’importance du projet. Elle est constituée des représentants des chefs de services de plusieurs directions, dont l’hydraulique, l’urbanisme, l’agronomie, l’environnement, les équipements, le domaine public…, ainsi que par les représentants des associations de quartier, ceux de la mairie et le secrétaire général de la daïra ou de la wilaya. Après l’examen du contenu du projet, sa validation revient souvent au représentant de l’État. Les représentants de l’autorité locale (la mairie) doivent accepter le choix définitif, sauf dans des cas extrêmes, par exemple quand le terrain choisi présente des problèmes techniques (propriété privée, terrain déjà réservé pour un autre projet dans le POS, etc.). La méfiance de l’autorité centrale à l’égard des autorités locales est justifiée par diverses raisons, entre autres le niveau de scolarité faible des élus locaux, l’insuffisance de leurs connaissances techniques, leur manque de compétences gestionnaires… De plus, depuis la promulgation de la loi 90-29 relative à l’aménagement et à l’urbanisme, l’APC a perdu son monopole foncier. Elle est devenue un membre comme les autres de la commission dépendant du wali (préfet), sa voix ou son avis quant aux décisions à prendre sont devenus très faibles. En outre, les associations de quartiers sont souvent absentes lors des travaux de la commission de choix du terrain, soit par manque d’informations, soit par défaut de convocation, tellement leur présence est considérée comme inutile par les responsables.
62La commune est ainsi devenue un acteur de peu d’importance dans la gestion et l’aménagement de son propre territoire. Elle ne contrôle pas le devenir de son territoire, qu’il s’agisse de l’élaboration des POS, des commissions ou des permis de construire. La marge de manœuvre de l’APC, avec à sa tête le maire, est très réduite. Quant aux associations de quartiers, à supposer qu’elles existent, elles n’ont aucun interlocuteur crédible au niveau local. Autrement dit, tous les acteurs locaux s’effacent devant l’énorme appareil bureaucratique de l’État.
63De leur côté, les élus locaux aimeraient sans doute une reconnaissance citoyenne mais ils reprochent aux habitants un déficit d’organisation et de compétences techniques. Quant à eux, les résidents aimeraient être respectés, invités, concertés. En somme, chacun attend sur sa rive, en vain, que le fossé démocratique cesse de se creuser.
Conclusion
64Les espaces extérieurs, que l’on a qualifiés de délaissés urbanistiques et gestionnaires au vu d’une absence d’aménagement ou d’une absence de suivi des rares aménagements initiaux, ne sont pas abandonnés par les citadins algérois. Ils sont le lieu de multiples bricolages, négociés en permanence avec les contraintes de la vie sociale. Chaque acteur tente de se façonner une place selon ses besoins et ses attentes. Un investissement minimum est seulement nécessaire pour cela, quelques parpaings pour les jeunes footballeurs, une natte pour les hommes âgés, une toile pour le marchand ambulant. D’ailleurs, comme le montrent a contrario les parcs publics désertés, les espaces les moins aménagés sont souvent les plus aisément utilisés. La réappropriation des espaces extérieurs est ainsi très limitée. Même les riverains qui en auraient sans doute tant besoin pour échapper à la monotonie ambiante de leur lieu de vie n’investissent pas réellement ces espaces extérieurs. Réalité vécue au quotidien, ces remarques sont aisément généralisables à l’ensemble des espaces urbains algériens (Mebirouk et al., 2005).
65Les seuls exemples où des habitants ont réellement formé du collectif concernent les jeunes. On a évoqué les loisirs sportifs, mais l’exemple le plus élaboré en termes d’organisation se rapporte aux parkings informels. Ces groupes disposant de leur propre système de régulation sont officiellement invisibles des autorités locales. Ils interviennent parce que ces dernières n’ont pas cherché à structurer le stationnement des véhicules ou n’en ont pas trouvé les moyens. Ils ont formé un collectif, créé un mode d’organisation, ils ont instauré des règles, ils se sont partagés les espaces extérieurs comme on le ferait d’un territoire ; ils suppléent à leur manière aux carences de l’État. De fait, en privatisant le stationnement, ils empêchent des abus, ils arbitrent entre plusieurs usages de l’espace, ils rendent une sorte de service au public, nonobstant leurs ambiguïtés et leurs tendances mafieuses.
66Mais dans tous les cas, les interactions entre autorités et résidents sur les espaces extérieurs sont restées extrêmement faibles. Malgré leurs bonnes intentions lorsqu’ils proposaient des aménagements à grande échelle, le pari des concepteurs des ZHUN, de voir s’ancrer de riches relations sociales, n’a pas été validé par la pratique sociale. Cette pensée n’a d’ailleurs été relayée par aucune gestion urbaine conséquente. La toute-puissance de l’appareil d’État cache un vide d’intermédiation, son dernier échelon - la commune – n’ayant notamment ni les moyens, ni la légitimité, ni l’autonomie, pour être autre chose que la base d’une administration pyramidale. Du côté des résidents, on observe la même absence d’acteurs de terrain, dans le sens de groupes suffisamment forts et cohérents pour se faire entendre et pour peser dans les débats. Le discrédit et le refus des associations par la population, plus encore que leur faiblesse, en est l’expression la plus marquante. Dès lors, les possibilités du dialogue sont compromises. Sans acteurs de terrain, pas de négociations possibles, pas de transactions sociales et évidemment aucune co-construction de l’espace urbain.
67L’hypothèse de cet article était que les espaces extérieurs « délaissés » par les autorités auraient justifié des prises d’initiatives de la part des citadins, qu’ils auraient été pour ceux-ci l’occasion d’une démarche d’invention au quotidien de la société. Plutôt que de subir une logique qui les ignore, les personnes qui vivent dans ces quartiers se seraient alors approprié ces espaces, y auraient produit du collectif, en quelque sorte seraient devenus des « habitants ». Les différents exemples analysés mènent à la conclusion que les espaces extérieurs sont de redoutables révélateurs de société, d’une société en morceaux où le collectif ne prend pas, où les régulations échouent à répondre aux enjeux du milieu local et dont la production d’espaces ne dépasse pas le stade de l’éphémère. Les espaces extérieurs sont alors le révélateur d’une dissociation entre une société et l’espace où elle est implantée, autrement dit d’un déficit de territoire.
Notes
681Bricoler, c’est selon Lévi-Strauss (1962 : 31), « s’arranger avec les moyens du bord ».
692L’enquête a été effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat sur « la vie de proximité dans les grands ensembles algérois ». Elle a été réalisée d’avril à septembre 2016. Les résidents ciblés par le questionnaire sont surtout les chefs de ménages (hommes ou femmes) et les jeunes. Les données chiffrées sont tirées de cette enquête.
703Le kharbga est un jeu ancestral très populaire en Algérie, qui se joue au sol. Ce jeu de stratégie s’apparente à la fois au jeu de go et aux dames. Il se pratique en principe sur un damier carré de 49 cases, avec 48 pions que se partagent deux joueurs.
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83Margier, A., (2017). Cohabiter l’espace public. Conflits d’appropriation et rapports de pouvoir à Montréal et Paris. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 198 p.
84Mebirouk, H. (2012). Espaces publics dans les périphéries urbaines d’Algérie. La Pensée, 371, 135-144.
85Mebirouk, H., Zeghiche, A. & Boukhemis, K. (2005). Appropriations de l’espace public dans les ensembles de logements collectifs, forme d’adaptabilité ou contournement de normes ? Norois, Environnement, Aménagement, Société, 195, 59-77.
86Ministère de l’Hydraulique de l’Environnement et des Forêts (1984). Circulaire interministérielle relative aux normes d’espaces verts applicables dans les zones urbaines. Alger, le 31 octobre 1984.
87Ministre délégué auprès du premier ministre chargé de la Protection de la Nature et de l’Environnement (1973). Circulaire ministérielle relative à la politique d’espaces verts, France, le 8 février 1973, p. 1-16.
88Moussaoui, K. & Arabi, K. (2014). Le rôle des collectivités territoriales dans le développement local à l’ère des réformes en Algérie. Le cas des communes de Bejaia. Économie et Solidarités, 44(1-2), 122-133.
89Quéré, L. (1992). L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique. Quaderni, 18, 75-92.
90Ripoll, F. & Veschambre, V. (2006). L’appropriation de l’espace : une problématique centrale pour la géographie sociale. In Séchet, R. & Veschambre, V. (éd.), Penser et faire la géographie sociale, Contribution à une épistémologie de la géographie sociale. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 295-305.
91Safar Zitoun, M. (2014). Les méthodologies participatives dans les villes du Maghreb : une gouvernance « par le bas » vouée à l’échec ? In Hamman Ph., Hajek I. (éd), La gouvernance de la ville durable entre déclin et réinventions Une comparaison Nord/Sud. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 123-142.
92Safar Zitoun, M. (2012). Le logement en Algérie : programmes, enjeux et tensions. Confluences Méditerranée, 81, 133-152.
93Thieux, L. (2009). Le secteur associatif en Algérie : la difficile émergence d’un espace de contestation politique. L’Année du Maghreb, p. 129-144
94Weil, S. & al. (2001). Les espaces publics urbains. La Défense, Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques, 176 p.
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About: Fayssal GANA
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