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La nouvelle recomposition de l’espace commercial de Dakar (Sénégal) aux prismes des enjeux du développement durable et de la responsabilité sociétale des entreprises : le cas d’Auchan
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Cet article vise à analyser les nouveaux paradigmes du commerce alimentaire au spectre des enjeux de développement durable dans la gouvernance et dans les relations entre les différentes parties prenantes. Depuis les émeutes de mars 2021 qui ont détruit plus de 70 % des installations commerciales de la société Auchan dans la région de Dakar, Auchan change de paradigme en mettant en place une démarche de filières avec les producteurs. En plus de ces acteurs, Auchan s’appuie aussi sur les associations pour le déploiement de leurs activités commerciales et extracommerciales. Au-delà des salariés qui permettent le bon fonctionnement des différents services et la satisfaction des clients en magasin, cette nouvelle recomposition, introduisant de nouveaux rapports entre Auchan, les producteurs et les associations, contribue au développement durable dans ses territoires d’implantation. Une telle démarche innovatrice n’est pas sans heurt pour le bon fonctionnement de l’entreprise. Ainsi elle fait face aux multiples obstacles internes et externes inhérents au changement de paradigmes de fonctionnement.
Abstract
The aim of this article is to analyze the new paradigms of food retailing in terms of sustainable development issues in governance and relations between the various stakeholders. Since the riots of March 2021, which destroyed more than 70% of Auchan’s commercial facilities in the Dakar region, Auchan has changed its paradigm by setting up a supply chain approach with producers. In addition to these actors, Auchan also relies on associations for the deployment of their commercial and extra-commercial activities. In addition to the employees who ensure the smooth running of the various services and the satisfaction of in-store customers, this new reorganization, which introduces new relationships between Auchan, producers and associations, contributes to sustainable development in the areas in which it operates. Such an innovative approach is not without problems for the smooth running of the company. It has to contend with the many internal and external obstacles inherent in changing operating paradigms.
Inhoudstafel
INTRODUCTION
1Dans les villes capitales ouest-africaines à l’instar de Dakar, les systèmes de distribution alimentaire font l’objet de profondes transformations sous les effets conjugués de plusieurs facteurs dont l’apparition de nouveaux formats de vente en détail comme les supermarchés Auchan qui cohabitent avec les petits commerces de proximité et de détail : boutiques et marchés (Figure 1). Très ancrés dans la vie des ménages, ces petits commerces de proximité jouent un rôle important dans l’accessibilité alimentaire. Selon Philippe Moati, cette notion de proximité peut prendre trois dimensions. D’abord, elle peut être « fonctionnelle ». Car, elle implique la capacité de l’offre à répondre avec précision et pertinence aux attentes de la demande. Ensuite, « relationnelle », renvoyant à la fréquence et à la qualité des relations. Et enfin, « émotionnelle » : celle qui attache sur le plan affectif le client au commerçant en raison du ressenti d’une proximité identitaire ou communautaire. Dans l’environnement dakarois, les proximités fonctionnelles et émotionnelles fondent souvent les relations entre ces acteurs et leurs clients (Mboup, 2019). Cette situation s’inscrit dans un contexte de mondialisation des habitudes alimentaires (Fumey, 2007) qui bouleverse en profondeur les pratiques dans le secteur du commerce alimentaire en particulier. C’est dans ce contexte que l’émergence des nouveaux formats de distribution et leurs impacts dans les métropoles africaines comme Dakar s’est révélée un sujet singulier. Avec plus de 80 % de ses enseignes implantées dans la capitale sénégalaise (Figure 1), Auchan a fait de Dakar son laboratoire dans sa stratégie de maillage territorial avec des supermarchés de proximité pour être au plus près des populations. Cette démarche de recherche de l’ancrage territorial repose, certes, sur des installations de petits supermarchés (photo 1), mais, elle se mesure par les multiples liens marchands et non marchands que l’entreprise noue avec le territoire (Le Gall et al., 2013). Pour Auchan, l’enjeu de l’ancrage territorial est aussi social car, il doit permettre de faire adhérer à son projet les acteurs locaux, les producteurs et les associations, afin de mieux construire son image de marque et de fidéliser ses clients à travers une politique de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de développement durable (DD).
Figure 1. Localisation des supermarchés et hypermarchés Auchan dans la région de Dakar
2Grâce à son attractivité due à la concentration des pouvoirs économiques, administratifs, politiques et commerciaux, la région concentre plus de 23 % de la population du pays (ANSD, 2023). Cette situation explique en partie l’importance des réseaux de distribution alimentaire (Figure 2) pour répondre aux besoins des habitants.
Figure 2. Cohabitation des enseignes Auchan avec les petits commerces © Mboup, 2022
3Ces mutations vont aussi au-delà de la transformation de l’espace commercial. Elles agissent sur les rapports entre les acteurs qui interviennent dans la chaîne de distribution. Aujourd’hui, ces acteurs sont placés au cœur d’interactions entre plusieurs parties prenantes dont les salariés, les clients, les fournisseurs, les associations et les collectivités locales. Ces acteurs participent, de près ou de loin, à l’essor des activités d’Auchan. Ainsi, la théorie des parties prenantes devient un enjeu majeur placée au cœur du fonctionnement de ses activités.
4Le choix méthodologique de cette recherche a combiné la collecte d’informations (une revue documentaire, des enquêtes et entretiens auprès des acteurs) et des observations directes pour être au plus près des acteurs du commerce. Notre expérience professionnelle au sein de l’entreprise en tant que chargé des politiques de Responsabilité Sociétale de l’Entreprise et de Développement durable (RSE et DD) (juin 2021 – juin 2022) nous a permis de consolider nos observations. Cette démarche a facilité la compréhension du fonctionnement de ces lieux, du climat de travail qui y règne, des rapports de conflits entre les différents acteurs.
5Dans cet article, il ne s’agira pas de revenir sur l’historique des concepts du DD et la RSE mais, plutôt d’analyser leur intégration dans les pratiques commerciales et sociales d’Auchan. Pour ce faire, nous analyserons, premièrement, les nouveaux rapports entre parties prenantes au prisme des enjeux du DD, particulièrement avec ses fournisseurs de produits agricoles afin de montrer les forces et les limites. En deuxième lieu, comment la politique de proximité d’Auchan avec les associations permet d’instaurer un climat social apaisé.
I. Auchan Sénégal et ses parties PRENANTES : le temps des RECOMPOSITIONS ?
6La complexité croissante du secteur du commerce de détail au Sénégal s’accompagne d’une diversité d’acteurs avec des origines, des formats, des stratégies commerciales et des approches politiques et socio-économiques différentes. Alors que la prise de conscience écologique, les exigences des consommateurs et les évolutions des rapports de collaboration entre acteurs n’ont cessé d’évoluer ces dernières années sous les effets multiples de plusieurs facteurs dont l’intégration des objectifs de développement durable dans les politiques de la grande distribution. En effet, depuis les émeutes du mois de mars 2021 qui ont causé la destruction de la moitié des supermarchés Auchan, l’entreprise a jugé stratégique de changer de politiques en adoptant une approche de proximité avec ses parties prenantes comme les producteurs et les associations.
A. La théorie des parties prenantes : un concept aux racines managériales
7La notion de partie prenante a été forgée dans le but de faire prendre conscience aux dirigeants des entreprises de l’importance cruciale des acteurs internes et externes qui gravitent autour de l’entreprise. L’avènement de la théorie des parties prenantes n’est pas un phénomène récent. Elle est née dans un contexte particulier décrit par Samuel Mercier (2010) en ces termes : « Elles s’encastrent dans un contexte économique et juridique préexistant, propice à faire apparaître des controverses fondamentales sur la propriété et les objectifs de l’entreprise ». Les premières réflexions organisées autour du concept de parties prenantes dans le champ de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) semblent remonter à la publication de l’ouvrage majeur de Robert Edward Freeman (1984) mais, elles étaient apparues de manière explicite dès le début des années 1960. Toutefois, il convient de noter qu’elles étaient plutôt orientées vers le management stratégique à cette époque. Au fur et à mesure, le concept évolue pour intégrer de nouvelles réalités dans la gouvernance des entreprises et l’évolution des rapports entre acteurs impliqués dans le développement des activités économiques mais aussi l’évolution des rapports sociaux entre les acteurs. Samuel Mercier, dans le dossier intitulé « Décider avec les parties prenantes » et publié en 2006, met en avant deux dimensions :
8• Une dimension instrumentale : une vision issue des problématiques du management stratégique sous l’angle du contrat et d’une gouvernance organisationnelle élargie ;
9• Une dimension normative : issue des problématiques de la responsabilité sociale des entreprises avec l’intégration des sujets réglementaires, politiques, technologiques et environnementaux sous l’angle de l’éthique.
10•
11Pour Pesqueux (2017), la hiérarchisation des parties prenantes met en lumière l’inégalité dans leur légitimité à prendre des décisions entre propriétaires « stakeholders » et non propriétaires « stakeholders ». Une telle tendance est observée dans les pratiques d’Auchan Sénégal. En effet, selon Alioune Badara DAFF (chargé RSE & DD chez Auchan), interrogé lors d’un entretien en novembre 2023, « les clients, les producteurs et les associations sont d’une utilité capitale pour la survie des activités économiques et sociales de l’entreprise ». Si le concept des parties prenantes fait l’objet de nombreux débats, tout en étant la référence aussi bien à des discours et des actes liés aux politiques de la RSE (Pesqueux et Bonnafous-Boucher, 2006), il est d’une importance capitale pour Auchan qui est à la recherche d’un ancrage territorial dans les anciennes colonies françaises comme le Sénégal. Cette quête de légitimité passera par l’identification des acteurs et l’instauration d’un climat de confiance.
1. Les parties prenantes : entre diversité des acteurs et recherche de légitimité
12La gouvernance de la chaîne alimentaire (production, transformation, commercialisation, etc.) nécessite une diversité d’acteurs. Le poids de ces acteurs reste fortement déterminé par leur pouvoir d’influence et par leur capacité à peser dans les négociations. Dans le contexte sénégalais et à la lumière du schéma ci-dessous, les acteurs qui interviennent dans la grande distribution ne sont pas aussi nombreux que dans les pays développés. Ils représentent une infime portion par rapport à leurs collègues des pays européens comme la France. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes focalisés sur les producteurs et les groupes de pression, dont les associations selon les trois attributs proposés par (Mitchell et al., 1997) que sont le pouvoir, la légitimité et l’urgence :
13• Les fournisseurs : Ils englobent toutes les petites et moyennes entreprises qui ravitaillent la grande distribution soit par livraison directe dans ses magasins ou dans ses entrepôts. Dans cet article, nous avons retenu les fournisseurs de produits agricoles (producteurs et intermédiaires formels et informels) ;
14• Les groupes de pression : Cette catégorie d’acteurs regroupe les associations de jeunes et de femmes, les associations de consommateurs, les organisations non gouvernementales, les syndicats de salariés, les collectivités territoriales, etc.
15Dans le contexte actuel de la mondialisation et de prise de conscience écologique, ces groupes de pression, particulièrement les associations, se caractérisent par leur travail de valorisation des objectifs de développement durable.
Figure 3. Les différentes parties prenantes impliquées dans les activités d’Auchan Sénégal. Schéma réalisé par Mboup (2023) avec le logiciel Canva d'après les travaux de Thomas Donaldson et Lee E. Preston, 1995, p. 69 et de Samuel Mercier en 2011
2. Le dépassement de fonction des parties prenantes : une nouvelle donne
16Au Sénégal, Auchan est, depuis son implantation en 2014, à la recherche de son ancrage territorial particulièrement dans la région de Dakar qui concentre plus de 90 % de ses enseignes (Figure 1). Dans cette quête, Auchan s’allie avec les producteurs agricoles et les associations qui sont des piliers sur lesquels elle compte pour conquérir cette légitimité. Aujourd’hui, la théorie des parties prenantes traite des frontières entre l’activité de l’entreprise et d’autres activités sociales. En introduisant l’ouvrage, "La théorie des parties prenantes", Bonnafous-Boucher et Jacob Dahl Rendtorff (2014) s’interrogeaient sur ce dépassement de frontière des parties prenantes au-delà de la sphère du management : « provenant du management, peut-elle avoir un effet sur d’autres domaines de connaissance et d’autres pratiques » ? Les parties prenantes offrent, en sciences sociales, des acteurs importants dans l’étude des rôles des acteurs, particulièrement dans le domaine du commerce où une diversité d’acteurs intervient dans toute la chaîne alimentaire.
17Ce dépassement de fonction offre à Auchan une opportunité de s’appuyer sur ces parties prenantes, non seulement pour le développement de ses activités commerciales, mais aussi pour développer sa politique de RSE. Les domaines d’intervention de ces acteurs ont évolué en prenant une dimension très sociale. Grâce à leur diversité et leur proximité sociale avec les populations locales, ces parties prenantes, dont les associations, représentent un socle à avoir à ses côtés. Par le biais de la RSE et du DD, l’entreprise met en place des politiques internes et externes qui tournent autour des objectifs de développement durable : éducation, santé, dons alimentaires pour lutter contre la précarité alimentaire, bonne alimentation, etc. En plus d’avoir un succès phénoménal qui dépasse les frontières de son champ originel, l’intégration des parties prenantes dans les affaires de l’entreprise est même devenue l’objet de développements et de discussions en stratégie (Jensen, 2002). Car, la RSE prend de plus en plus de place dans les réflexions des dirigeants.
B. Le développement durable, l’heure des nouvelles approches et pratiques
18L’intégration des objectifs de développement durable dans les activités commerciales détermine le nouveau paradigme des rapports entre les acteurs de la grande distribution avec leurs parties prenantes dont les clients, les producteurs, les collectivités territoriales et les associations. C’est dans ce contexte de transitions multiples où la responsabilité sociale et environnementale est présente dans l’esprit de tous (Deprez, 2022) et que le commerce se mondialise avec ses pratiques (Dugot et Pouzenc, 2010). La prise en compte des enjeux écologiques et sociaux prend de la place dans la gouvernance des entreprises de la grande distribution. Le concept a soulevé des réactions contradictoires dans le monde scientifique du fait de son caractère flou et globalisant (Vincent, 2004), de sa plasticité et sa pluralité de sens, entraînant une frilosité chez les géographes (Jégou, 2007). Toutefois, il reste depuis les années 2010 un levier d’actions pour les acteurs de la grande distribution dans leurs territoires d’implantation. Porteurs d’approches et d’outils nouveaux susceptibles de bouleverser les paradigmes géographiques actuels, les objectifs de développement durable sont, pour la grande distribution, un outil d’adaptation face aux enjeux de compétitivité et de légitimité (Reynaud, 2010). Depuis les émeutes du mois de mars 2021, Auchan, par le biais de la RSE, a réorienté sa politique de développement durable pour instaurer un climat social apaisant en s’appuyant sur deux leviers : une politique filière pour soutenir les producteurs et la promotion de l’éducation et la santé pour tous.
1. La grande distribution, un outil de développement durable des territoires ?
19Au Sénégal, la grande distribution alimentaire n’est pas un phénomène nouveau (présence des enseignes Casino et des Citydia depuis les années 2000) mais depuis 2014, son essor dans les grandes villes comme Dakar, Mbour, Thiès ou Saint-Louis est l’œuvre d’Auchan avec des stratégies commerciales différentes et des moyens économiques conséquents. De plus en plus importante dans l’approvisionnement alimentaire des ménages dans les grandes villes sénégalaises, la grande distribution, longtemps décriée dans les pays développés comme la France et les Etats-Unis pour son rôle dans la standardisation de l’alimentation, l’appauvrissement des cultures alimentaires et leur déconnexion vis-à-vis des territoires de production (Pouzenc, 2012), apporte de nouvelles solutions alternatives comparée au commerce informel. En effet, le commerce de détail a toujours eu une fonction urbaine majeure, contribuant largement à organiser l’espace urbain et à l’influencer pour s’adapter face aux défis de transitions. Les mutations du commerce au Sénégal sont largement impulsées par la mondialisation de la grande distribution. Une situation qui entraîne une reconfiguration de ce secteur, tout en impactant la dynamique des territoires (Lemarchand, 2021). La grande distribution est, s’il est bien encadré à travers des législations, un excellent outil de développement durable : ses capacités à influencer l’urbanisme, l’aménagement, l’animation des rues, de susciter l’activité économique, d’écouler les productions, de créer des emplois et de favoriser le brassage social (Smits et Metton, 2007). À Dakar, elle amorce des nouvelles pratiques en lien avec les objectifs de développement durable en lien avec l’environnement par exemple (Figure 4). Pour les collectivités territoriales, il offre des opportunités de moderniser l’appareil commercial de leur territoire avec les installations de supermarchés et d’hypermarchés capables d’offrir tout le confort nécessaire à certains clients qui ont les moyens de les pratiquer. L’une des initiatives la plus novatrice pour Auchan est celle du mix énergétique à travers l’installation de panneaux solaires sur les toits des magasins pour réduire son empreinte carbone. Cette installation (Figure 4) de plus d’un milliard de FCFA est la première d’une série de dix panneaux pour certains magasins avec l’objectif de décarboner la chaîne de valeur de ses activités. Cependant, cette démarche reste symbolique pour sa démarche RSE et elle est loin de la mixité énergétique. En effet, cette production reste inférieure à 3 % de la consommation totale de l’entreprise.
Figure 4. Inauguration de la centrale solaire sur le toit de l’hypermarché de Mermoz © Auchan Sénégal, 2023
2. La RSE, une application des objectifs de développement durable en entreprise
20La Responsabilité Sociétale des Entreprises est aujourd’hui présente dans beaucoup d’entreprises au Sénégal, celles venant de la France en particulier. Elle est, pour Auchan, un levier d’action dans ses territoires d’implantation. Cette appropriation de la RSE constitue aussi une démarcation vis-à-vis des entreprises locales qui sont dans le même secteur. Si, le niveau de maturité RSE des organisations privées reste encore très faible, force est de constater qu’elle est aujourd’hui indissociable de leurs activités. Une orientation qui nécessite une forte contribution des parties prenantes dans l’élaboration de la matrice de matérialité : une pratique issue du monde des finances qui vise à hiérarchiser les enjeux économiques, financiers, sociétaux et environnementaux au regard de l’ambition de l’entreprise et des attentes de ses principales parties prenantes.
21La participation des salariés dans la définition des politiques de RSE en interne et en externe constitue un levier d’inclusion importante. Avec plus de 2 000 salariés répartis entre trois grandes entités : la direction, l’entrepôt et les magasins, Auchan dispose d’un capital humain important mais qui est loin d’être homogène (origine, réalité culturelle, niveau d’étude, etc.). Cette ressource humaine est une source d’innovation sociale et une force de proposition. En effet, Auchan bénéficie d’un capital humain de terrain composé, en grande partie, d’étudiants diplômés (licence et master) qui ont fini leurs études et se retrouvent sans opportunité professionnelle. Au-delà de leur rôle important dans l’identification des priorités, l’implication des salariés met aussi en avant leur engagement dans le déploiement des projets (Figure 5). Cette démarche présente plusieurs avantages dont : promouvoir la culture du sentiment d’appartenance et l’engagement des salariés dans des actions sociales, cultiver la proximité sociale et valoriser les pratiques sociales de l’entreprise auprès des populations.
Figure 5. Participation des salariés d’Auchan dans la réfection de salles de classe, d’actions de reboisement et de distribution d’aide alimentaires dans les écoles © Mboup, 2023
22Toutefois, cette pratique n’est pas sans limite. En effet, les salariés sont, en grande partie, touchés par la précarité liée à des facteurs internes (faible rémunération, conditions de travail difficiles, etc.) et externes (conjoncture économique avec la hausse des prix des denrées alimentaires, du loyer et du transport, etc.). Une réalité qui entraîne une faible implication des salariés dans les actions sociales. Comme l’illustre la figure ci-dessous, seuls 1/3 des salariés (soit 614 sur 1515) ont participé aux activités sur l’année 2021-2022, ce qui reflète un engagement limité des salariés. Cette faible participation s’explique pour trois raisons : l’absence de connaissances sur la RSE, la précarité économique des salariés (lors des entretiens, certains pensent que l’argent dépensé par Auchan pour ses actions sociales doit être utilisé pour augmenter les salaires et améliorer leurs conditions de travail) et l’absence d’accès à l’information sur la planification des actions qui se tiennent sur les heures de travail, entraînant une réticence des directeurs de magasin à laisser leurs équipes y participer.
Figure 6. Part (%) de collaborateurs engagés sur des actions RSE autour de quatre causes. Source : Données de terrain collectées en entreprise © Mboup, 2021
23Cette pratique n’est pas sans intérêt pour ces acteurs, particulièrement ceux de la grande distribution comme Auchan. Les salariés sont loin d’être les seuls acteurs impliqués dans cette démarche de renouveau des politiques sociales de l’entreprise. En effet, l’identification des parties prenantes et le dialogue avec celles-ci comme les associations et les producteurs qui ont une forte crédibilité dans l’opinion publique, est aussi importante.
II. Les fournisseurs et les associations au cœur de l’enjeu de « placer les Sénégalais au cœur de l’entreprise"
24L’atteinte des objectifs de développement durable au Sénégal, mobilise une diversité d’acteurs à différentes échelles. Parmi ces acteurs, les producteurs et les associations jouent un rôle crucial. Caractérisés par leurs diversités et leur ancrage dans les territoires, ils sont des alliés importants dans un contexte d’appropriation de la RSE par Auchan, tout en l’accompagnant dans le déploiement de ses pratiques de développement durable : mettre en place des filières agricoles et faire de l’accès aux services sociaux de base une réalité dans les territoires d’accueil de ses installations commerciales.
A. Grande distribution et fournisseurs : une relation dictée par la diversité des acteurs
25Pour approvisionner ses enseignes, Auchan s’appuie sur des fournisseurs qui peuvent être des producteurs directs ou des intermédiaires. Ces derniers assurent un rôle important dans l’acheminement et la commercialisation des récoltes à des revendeurs comme les supermarchés ou les commerçantes dans les marchés. Ils sont de deux catégories :
26• Les intermédiaires formels : spécialisés dans l’achat, la collecte et la vente aux acteurs de la grande distribution, ces acteurs sont moins décriés que les intermédiaires informels car ils offrent aussi tout un ensemble de services administratifs aux producteurs sur des bases contractuelles. Par exemple, depuis des années, Auchan travaille avec des sociétés qui lui fournissent des fruits et légumes. Ces entreprises sont importantes car elles sont capables de répondre aux exigences de la grande distribution (traçabilité, mobilisation de quantités importantes, fiabilité, etc.) ;
27• Les intermédiaires informels : appelés en langue locale des "banabanas", ils restent des acteurs importants dans la chaîne de la distribution alimentaire, particulièrement dans les marchés pour ravitailler les petits distributeurs comme les femmes. Souvent ce sont des personnes très influentes capables de mobiliser, à travers leurs réseaux de producteurs, des quantités importantes de fruits ou de légumes. Des acteurs qui sont sollicités par Auchan en cas période de tension sur les approvisionnements.
28En résumé, la diversité des acteurs qui y interviennent laissent peu de place aux acteurs en amont, les agriculteurs, de plus peu encadrés juridiquement parlant.
1. La contractualisation : un levier de reconnaissance du travail des producteurs ?
29Il existe plusieurs définitions autour de l’agriculture contractuelle dans la littérature, particulièrement en Afrique où son émergence date des années 1960 (Bruneau et Imbernon, 1980). Mais depuis l’apparition de la grande distribution, elle devient un sujet central dans les rapports entre la grande distribution et les producteurs, ceux des fruits et légumes en particulier. Au-delà de la vision de la FAO sur l’agriculture contractuelle, celle d’Erkan Rehber (2007) est la plus explicite dans le contexte de notre étude. Selon lui, il s’agit d’un "accord contractuel écrit ou oral non cessible entre des exploitants agricoles et d’autres entreprises, stipulant une ou plusieurs conditions de production et une ou plusieurs conditions de commercialisation d’un produit agricole". Ainsi, elle devient un outil majeur pour la construction et le renforcement des filières (Laurent, 2021) qui vise à assurer un revenu décent et pérenne aux producteurs. Selon de nombreux observateurs dont Yves Berger (2006, repris dans Debar, 2019), cette dynamique plaide pour une proximité territoriale et des engagements, constituant une niche pour faire de la contractualisation un espoir pour sortir des producteurs agricoles des incertitudes (rémunérations, cout de la vie, etc.).
30Au Sénégal où, pendant des décennies, les producteurs se plaignent de ne pas avoir des débouchés qui leur garantissent un juste prix et la stabilité (Gassama El, 2023), la contractualisation avec les supermarchés Auchan offre des opportunités. Cette démarche de contractualisation vise, entre autres, à améliorer la coordination entre les acteurs des filières. Elle peut renforcer l’efficacité des chaînes de valeur en réduisant les coûts de transaction, en assurant un meilleur équilibre de l’offre à la demande des marchés agricoles (en quantité, qualité et régularité des flux), en diminuant les pertes post-récolte et en améliorant la sécurité sanitaire des aliments (Debar, 2019). Pour Auchan, la contractualisation offre plusieurs avantages dont la disponibilité des produits à des prix stables à l’achat et un avantage concurrentiel. Cette démarche est aussi un levier de communication pour Auchan qui se glorifie d’avoir réussi à avoir plus de 600 fournisseurs locaux même si certains sont dans l’importation.
31Au-delà de ces avantages et de la recherche d’un certain ancrage à travers l’approvisionnement local, le recours à ces produits s’explique par plusieurs facteurs dont le plus important reste l’impossibilité pour Auchan d’importer certains produits dont la durée de péremption est très limitée comme les légumes. Cette approche contractuelle dans la politique d’Auchan Sénégal présente des avantages pour ses partenaires. Pour les producteurs, les avantages de la contractualisation varient selon le statut, leur capacité de négociation. Ainsi, la contractualisation, avec une entreprise fiable aux moyens économiques conséquents, permet aux fournisseurs d’avoir un acheteur régulier, de la volumétrie, un large réseau de distribution, une opportunité de diversification des cultures. Le cas de Fraisen en est une illustration. Spécialisée dans la culture de fraises, Fraisen a largement augmenté sa production pour approvisionner les magasins Auchan et expérimenté de nouvelles récoltes comme les salades et les radis (Figure 7).
Figure 7. Après la fraise, Faisen expérimente les salades et les radis made in Sénégal © Fraisen, 2023
32Toutefois, la contractualisation pose un ensemble de défis pour les acteurs parmi lesquels la mise en concurrence des fournisseurs par les acheteurs (Reverdy, 2009) et la mise en place de différents cahiers de charges (Ardouin, 2017) qui peuvent être un couteau à double tranchant, posant un ensemble d’interrogations sur les pratiques des entreprises de la grande distribution. Contrairement à la France où l’existence de législations permet de poser un cadre de réglementation, de suivi et de sanctions des acteurs de la grande distribution qui ne respectent pas les lois, au Sénégal il existe un vide juridique laissant les producteurs à la merci des pratiques commerciales parfois déloyales de la grande distribution. En Afrique, particulièrement au Sénégal, la contractualisation est encore peu répandue, sauf pour les produits traditionnellement exportés (coton, café, cacao, etc.) (Debar, 2019). À l’issue de nos entretiens avec les acteurs du secteur, l’absence de transparence dans les pratiques d’Auchan avec la mise en concurrence des fournisseurs est de loin le plus décriée. Aujourd’hui, Auchan met en compétition des fournisseurs pour acheter moins cher et alimenter ses supermarchés. Dans une telle situation, les producteurs, confrontés à une concurrence féroce entre eux, se retrouvent dans une situation où la seule issue salvatrice est de brader ou plutôt de vendre leurs produits à des prix dérisoires. L’entreprise profite aussi de l’absence de coopératives agricoles puissantes, de l’omniprésence des intermédiaires, de l’absence de cadre juridique imputable aux pouvoirs publics et de la non-intégration des achats responsables dans les politiques d’achats visant à valoriser les relations directes avec les producteurs.
33L’approvisionnement des grandes surfaces en produits frais est sans doute l’une des préoccupations majeures des acteurs du secteur pour attirer et fidéliser une clientèle de plus de plus soucieuse de la qualité des produits mais aussi de sa traçabilité et parfois des conditions de production et de rémunération des producteurs. Avec les effets de la mondialisation des luttes en matière de protection de l’environnement et des associations spécialisées sur les questions de la bonne alimentation, du consommé local, les acteurs de la grande distribution, Auchan en particulier, y voient un levier de démarcation vis-à-vis de la concurrence pour engager une démarche d’approvisionnement plus responsable et locale. Dès lors, la question des filières devient un outil d’engagement responsable.
2. Les achats responsables : une approche dans les relatons avec ses fournisseurs
34Au-delà de la conjoncture économique avec son lot d’impacts : hausse des prix des semences, des produits phytosanitaires (Dia et al., 2022) et aux conditions climatiques qui rendent le travail de la terre difficile pour les agriculteurs (Ndiaye et Diallo, 2023), la question de la rémunération est au centre des préoccupations du monde agricole. Cette quête de justice et d’équité est décrite dans les travaux (Dekhili et al., 2017 ; Ballet et al., 2012) comme un des piliers des achats responsables dont l’objectif principal est de répondre à l’injustice de prix à laquelle sont confrontés les petits producteurs notamment dans le cadre du commerce conventionnel. Ainsi, Auchan dispose d’un cadre à la fois politique et commercial pour atteindre ses objectifs de développement durable en matière d’achat responsable. Avec l’internationalisation de la grande distribution, des entreprises européennes engagées sur les défis de la transition écologique importent leurs pratiques dans les pays d’implantation en ciblant les classes supérieures, populaires et la clientèle européenne. Ainsi, Auchan, à travers la RSE, cherche à développer de nouvelles logiques de collaboration avec des producteurs pour plus de proximité et responsabilité.
a. Le projet filière "Sell Te Woor" : entre besoin du marché local et enjeux RSE
35Mis en place au Sénégal en 2021, le programme "Sell Te Woor", l’équivalent de "Cultivons le bon" est un projet filière de l’entreprise Auchan internationale. Selon Auchan, ce programme s’engage pour aider à mieux choisir pour mieux manger en promouvant la proximité territoriale et les circuits courts. Une démarche qui vise à traiter directement avec les producteurs. Le système distribution des produits alimentaires issus des récoltes est dominé par des intermédiaires (souvent des hommes d’affaires) qui ont des moyens d’acheter des quantités importantes et d’assurer la logistique pour les acheminer dans les grandes villes comme Dakar. Certes, ce système d’organisation traditionnelle permet d’assurer une régularité (quantité et disponibilité avec des prix abordables) mais, elle pose la question de leur impact sur le développement des bassins de productions agricoles et de la faible rémunération pour les producteurs du fait du nombre importants d’intermédiaires. Au même moment, Auchan brandit ce slogan : "nous soutenons 600 fournisseurs sénégalais et nous faisons la promotion du travail des agriculteurs dans nos rayons" qui laisse à désirer dans la mesure où ces fournisseurs sont à plus de 90 % des intermédiaires qui empochent la plus grosse part des retombées au détriment des producteurs. D’où la nécessité d’impulser de nouveaux rapports avec les producteurs à travers une démarche filière. L’économie du développement en général et celle de l’agriculture en particulier ont été renouvelées en intégrant les préoccupations du développement durable et en prenant en compte les approches néo institutionnalistes (Benoit-Cattin, 2008). Reposant sur une démarche d’approvisionnement directe, ce projet vise la satisfaction du consommateur, le respect de l’environnement, la recherche de l’impact social et positif et la rentabilité économique pour tous les acteurs de la filière.
36Avec un objectif de 12 producteurs au début, seuls trois producteurs ont été validés pour lancer les premiers produits dans les magasins (Figure 8). Ce qui est peu pour avoir un impact important dans un pays où l’agriculture reste majoritairement dominée par des petites exploitations familiales. Caractérisés par une hétérogénéité, ces producteurs-fournisseurs directs des magasins étaient retenus sur la base d’un cahier de charge respectant la qualité, le calibrage et des normes environnementales comme une réduction de plus de 70 % de l’utilisation des pesticides. Le recoupage de nos entretiens permet d’établir que le choix de ces fournisseurs (GDS et SCL) repose sur leur capacité de production et de leur maturité dans la gestion logistique et administrative. Alors que, c’est le contraire pour la micro-entreprise agricole « les jardins de la Téranga » qui est une exploitation avec une capacité de production et des moyens logistiques très limités. Ce choix reposait aussi sur la spécialisation en termes de culture et de savoir-faire sur la production de produits comme les tomates, bananes et salades. Ainsi, dès le début de sa mise en place en 2022, le projet a absorbé trois unités de production :
37• Les Grands domaines du Sénégal (GDS) : une entreprise spécialisée dans la culture de produits frais aujourd’hui et leader de l’horticulture exportatrice dans le pays. Pour le projet filière, elle fournit des bananes, tomates, concombres et courgettes ;
38• La Société de Cultures Légumières (SCL) : une entreprise de production et exportation de légumes destinés à l’exportation vers l’Europe. Elle produit et livre des produits aux filières Auchan dont des haricots verts, des courgettes et des butternuts ;
39• Les jardins de la Téranga : une petite exploitation familiale gérée par une femme entrepreneuse qui fournit de la salade aux magasins de Mbour, Saly et Thiès.
40Les deux premiers producteurs ont la particularité d’être des pôles d’agrobusiness avec des surfaces agricoles, des moyens économiques et des capacités de production largement supérieures à celle des jardins de la Téranga. La mise en place de ce projet a pour avantages pour l’entreprise de valoriser sa démarche responsable visant à promouvoir les circuits courts, la proximité avec les producteurs et la valorisation des produits locaux. Pour les producteurs engagés, les petites exploitations comme celles des jardins de la Téranga permet, entre autres, de moderniser les pratiques, de formaliser son exploitation et de bénéficier d’investissement du projet. Par exemple, pour accompagner cette petite exploitation familiale, Auchan avait engagé un stagiaire qui lui permet de suivre la traçabilité et les démarches administratives. Une démarche positive qui vise à accompagner les petits producteurs pour s’adapter aux exigences des cahiers des charges de l’enseigne. Toutefois, cette démarche est loin de l’aide apportée aux petits producteurs sénégalais.
Figure 8. Mise en rayon et campagne d’affichage des produits filières à Auchan, Dakar ©Auchan, 2021
b. Les limites du projet filière : entre inadaptation et absence de réceptivité
41La mise en place de projets filières agricoles au Sénégal a été une première réalisation par une entreprise de la grande distribution. Pour Auchan, c’est un projet déterminant pour développer de nouveaux rapports de partenariat avec les producteurs agricoles. Une approche portée par les objectifs de développement de l’entreprise mère dans sa stratégie de développement durable. Bien que l’initiative fût novatrice, le projet n’a pas réussi à atteindre ses objectifs. C’est même plutôt un échec total comme le décrit cette citation : "Ce qui a marché en France n’est pas forcément appelé à fonctionner au Sénégal". Mr X, responsable des achats en fruits et légumes chez Auchan entre 2014 et 2022.
42Entre difficultés et inadaptation aux réalités locales, la réalisation du projet s’est heurtée à des obstacles qui sont à la fois liés à la réalité du monde agricole et à la composition de la population dakaroise caractérisée par son hétérogénéité, mais aussi internes à l’entreprise :
43• L’absence de réceptivité chez les producteurs : une situation due en grande partie par la peur d’un échec (de nouvelles contraintes administratives à respecter) pour les producteurs, l’absence de moyens financiers pour respecter ses engagements, les incertitudes relatives aux coûts d’investissement chez les agriculteurs. Le cahier de charge constitue une contrainte pour les petites exploitations. En effet, cette nouvelle manière de produire demande de nouvelles compétences et des moyens économiques supplémentaires ;
44• Une cible client faible : les ménages consacrent un faible budget à l’alimentation du fait de plusieurs facteurs dont le poids du loyer. Face à cette situation, acheter moins cher des salades, des bananes ou des courgettes devient un réflexe de survie économique. Pour montrer ces différences de prix, le cas des salades en est une parfaite illustration. Par exemple, la salade filière est vendue à 990 F.CFA contre celle conventionnelle à 690 F CFA l’unité dans ses supermarchés, soit une différence de prix de 40 %. A cette situation, se greffe aussi l’absence de clarté pour le consommateur qui a du mal à accepter ces différences de prix sans réellement être convaincu des différences de qualité ou de conditions de production entre des produits dont la seule démarcation au rayon reste le prix ;
45• La difficulté d’écouler la production dans les supermarchés : le lancement de produits filières avec des prix plus élevés (plus de dépenses pour produire et respecter le cahier de charge) entre en contradiction avec la politique de base de l’entreprise depuis son implantation au Sénégal : garantir l’accessibilité économique des produits en vendant moins cher que les autres. Cette situation n’est pas sans conséquence car elle entraine un désengagement des directeurs de magasins qui considèrent ces produits comme étant "un fardeau à entretenir et à écouler". Pour les entreprises partenaires, elle remet en cause les accords de contractualisation ;
46• Le coût des charges logistiques : Du fait de leur caractère fragile, les produits maraîchers comme les salades nécessitaient des moyens de transport frigorifiques pour la bonne conservation des récoltes. Des charges supplémentaires qui représentent un fardeau pour les jardins de la Teranga.
47Toutes ces limites sont dues à une absence de prise en compte de la situation sociale et sociologique des consommateurs en termes de pratiques de consommation. D’où la nécessité pour l’entreprise de se focaliser à garantir un minimum de qualité sur les cultures standards avant de se lancer dans un projet filière. Ainsi, contractualiser avec des producteurs directs et les accompagner dans un processus de modernisation de pratiques et des normes environnementales sur le long terme permettraient à l’entreprise de gagner la confiance de ces producteurs.
B. Les associations, des acteurs dans le déploiement des stratégies de RSE pour Auchan
48Le déploiement des actions de développement durable et de responsabilité sociétale des entreprises nécessite la mobilisation de plusieurs acteurs, particulièrement des jeunes qui maîtrisent les zones d’intervention de l’entreprise. Malgré la pression populaire et les attentes importantes en termes de réalisations extra-commerciales visant à participer au développement local, la RSE est, pour Auchan, un outil d’intégration et d’ancrage pour matérialiser sa politique de "placer les Sénégalais au cœur de son projet de développement commercial". La réalisation de cet objectif est d’autant plus cruciale car les premières années d’implantation de l’entreprise ont été marquées par des mouvements de contestations et anti-français (Mboup, 2019). Une réalité qui a imposé un nouveau paradigme dans les orientations politiques de l’entreprise qui cherche à placer les associations au cœur de ses activités à l’échelle des collectivités territoriales.
1. Le rôle des associations dans la construction de la matrice de matérialité (les priorités)
49Dans le domaine de la RSE, la prise en compte des réalités culturelles et des priorités à la fois en termes de consommation mais aussi en termes de défis de développement des territoires nécessite de s’allier avec des acteurs qui connaissent le terrain. Cette démarche repose sur l’implication des différentes parties prenantes dont les associations caractérisées par une grande diversité, voire une spécialisation dans certains domaines comme l’éducation, santé, bien-être et environnement. Elles s’investissent dans différentes activités dans le but de soutenir les couches sociales vulnérables en organisant des activités dans des domaines comme la formation, la culture, le sport, etc. Ainsi, ces associations représentent pour Auchan un socle important dans la recherche de solutions pour participer au développement des territoires. Grâce à cette méthode d’animation de réflexion qui a permis la confrontation de leurs idées (Figure 9), cela a permis la construction conjointe de la définition et du déploiement de la stratégie RSE. Cette implication des différentes parties prenantes dans la construction de la matrice de matérialité présente plusieurs avantages : une démarche inclusive, la proximité des réalités du terrain, la diversification des propositions venants des associations et l’effet d’entraînement réciproque (les associations qui bénéficient des formations et opportunités de l’entreprise et de l’entreprise qui se construit sur les différentes expériences des associations d’horizons diverses. Cette transversalité implique le développement de compétences et de cultures nouvelles de la relation entre les associations et l’entreprise.
Figure 9. Benchmarking sur les axes d’actions d’Auchan avec les associations, © Mboup, 2021
50Toutefois, cette pratique est d’une grande difficulté pour Auchan. En effet, l’absence de maturité organisationnelle et du statut de leurs membres qui sont des bénévoles handicapent l’efficacité : le caractère informel des associations, l’absence de transparence et de reconnaissance et manque de maturité. Au-delà de leur diversité, leur connaissance du terrain et leurs limites, ces associations sont aussi des alliées pour faciliter la territorialisation des services sociaux de base dans les quartiers.
2. L’éducation, la santé et le bien-être pour tous, des leviers d’action pour Auchan et les associations
51L’accès à l’éducation et la santé est un véritable défi pour les pouvoirs publics. En dépit de son poids politique et économique important, la région de Dakar n’est pas épargnée par des difficultés liées à la prolifération des abris provisoires et des installations sanitaires en mauvaise condition. Par exemple, dans le secteur de l’éducation, cette dégradation des conditions d’études pour les enfants impacte sur leur niveau (Niang, 2014). Depuis la fin des émeutes de mars 2021, Auchan s’est lancé dans une démarche de rénovation d’écoles en collaboration avec des associations spécialisées dans l’éducation. Pour Auchan, c’est une question d’acceptabilité sociale de déployer ses actions de développement durable à l’échelle des territoires, particulièrement dans les zones d’implantation de ses magasins (Figure 1). Une situation qui pousse l’entreprise à collaboration avec des associations pour mieux toucher ses zones comme l’illustre la Figure 10.
Figure 10. De la signature de conventions de partenariat à l’engagement des salariés d’Auchan avec des associations pour des rénovations d’écoles à Keur Massar © Mboup, 2022
52Outre que la santé et l’éducation, Auchan accompagne des associations dans des activité alliant santé, bien-être et protection de l’environnement, tout en construisant son image de marque avec peu d’investissement. Le cas du Green Week Sport du Club Environnement de Yoff (CEY) illustre cette démarche qui coûte peu d’argent à l’entreprise mais, lui donne un impact important auprès de la population de Yoff (lieu qui abrite le siège de l’entreprise et un de ses magasins). En effet, le Green Week est un regroupement d’activités sportives éco-responsables qui rassemble un large public, composé à la fois de passionnés de sport, de défenseurs de l’environnement et d’acteurs culturels. Avec ses deux activités sportives principales, la green randonnée de 5 km pendant laquelle les participants ont ramassé des déchets et sensibilisé la population à l’environnement et le semi-marathon et 10 km, l’association offre une opportunité unique aux partenaires et acteurs du secteur pour échanger, partager les bonnes pratiques et renforcer leur réseau comme l’illustrent ces t-shirts et casquettes avec le logo Auchan portés par les participants et ses flyers de ses réalisations aux participants de la cérémonie officielle (Figure 11).
Figure 11. Omniprésence de la marque Auchan aux activités du Green Week Sport, Dakar © Cey, 2023
53Toutefois, cette collaboration entre Auchan et les associations présente des avantages et des limites. Grâce à leur maîtrise du terrain et leur capacité à développer des outils moins académiques pour permettre aux populations de comprendre les affaires sociales, écologiques et économiques de leur territoire, les associations sont capables de mener des projets à impacts directs pour les populations. Leur flexibilité et leur diversité permettent d’apporter des solutions nouvelles à Auchan, évitant de mobiliser des ressources humaines internes importantes dans la réalisation des activités. Or, dans le contexte actuel de passage du vocable de "gouvernement" à celui de "gouvernance" se joue l’idée d’un rapprochement avec les acteurs de terrain (Eynaud, 2019). Un nouveau paradigme dans la gestion multi-acteurs qui permet à Auchan d’atteindre un triple objectif :
54• La diversité dans les pratiques et l’implication des acteurs ;
55• L’efficacité car ces actions sont réalisées avec des bénévoles externes de l’entreprise, permettant de mobiliser moins de salariés ;
56• L’ancrage territorial grâce à la réalisation d’actions avec des acteurs du terrain, faisant sauter les barrières sociales, garantissant l’acceptabilité sociale.
57Finalement, ces associations sont devenues, par la force des choses après l’échec d’une foultitude de solutions portées par les collectivités territoriales pour rendre accessibles les services sociaux de base, les actrices déterminantes des stratégies politiques (Samb. 2014). Elles permettent à Auchan de démocratiser l’accès à des services sociaux de base pour des populations vivant dans ses territoires d’implantation ; mais, plusieurs obstacles ont été observés parmi lesquels l’absence de fiabilité sur la gestion financière des fonds investis et de compétences techniques dans la réalisation de projets importants comme la construction de salles de classes ou de centre de santé.
Conclusion
58La percée des nouveaux formats de distribution mise en place par Auchan Sénégal avec ses nouvelles pratiques instaure un nouveau paradigme avec ses parties prenantes. Pour les clients, les producteurs et les associations, Auchan, avec ses engagements de développement durable, permet de diversifier les partenaires sociaux pour faire face aux défis de développement de leurs territoires et aux attentes des clients. Toutes ces démarches, aux avantages multiples pour les territoires, sont aussi un instrument politique pour changer un climat social qui lui est peu favorable. L’ensemble des bouleversements conduit le commerce alimentaire dans une approche territoriale avec des effets d’entraînement qui poussent les acteurs du secteur à innover leurs pratiques, tout en participant à répondre aux exigences des consommateurs dans leur diversité. Toutefois, ces actions sont certes importantes pour les populations bénéficiaires mais, elles ne doivent pas se réduire aux simples actions sociales et de donations. Elles doivent porter sur des sujets de fonds de l’impact de la grande distribution pour ses parties prenantes directes comme la question de la rémunération (fournisseurs et salariés) le bien-être des collaborateurs, la gestion des déchets, l’inclusion sociale et la lutte contre le gaspillage alimentaire.
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Over : Malick MBOUP
Doctorant en géographie
Sorbonne Université
Laboratoire de recherche Médiations, sciences des lieux, sciences des liens
mboup.malick01@gmail.com