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Adeline GRABY, Philippe MADELINE & Michaël POUZENC

La persévérance des collectivités locales pour maintenir le commerce en milieu rural : transitions ou permanences ?

(83 (2024/2) - Les transitions de la distribution alimentaire : formes, localisations et acteurs)
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Résumé

Depuis les années 1980, la problématique du maintien du commerce rural est porteuse de nombreux enjeux politiques, économiques et sociaux. Afin d’éviter des fermetures définitives, des collectivités locales achètent des locaux délaissés par l’initiative privée et les modernisent pour favoriser l’arrivée de repreneurs. Par ces interventions sur le bâti commercial et les subventions qui les accompagnent, les pouvoirs publics participent à l’aménagement du territoire et favorisent l’accès à l’offre marchande. La réflexion sur les transitions par les niches d’innovation (Geels, 2019), qui favorise dans notre cas l’étude des formes commerciales émergentes, ne rend pas moins pertinente l’analyse des permanences. De nouveaux modèles commerciaux se développent par exemple au travers de l’économie sociale et solidaire et participent au maintien de l’offre commerciale rurale, voire à son développement. Pour autant, une réflexion sur les transitions ne peut faire l’économie d’une prise en compte des dynamiques de long terme, de leurs rôles dans la sauvegarde du commerce rural et des difficultés récurrentes qui les accompagnent.

Index de mots-clés : commerce rural, espaces ruraux, aménagement du territoire, subventions, pouvoirs publics

Abstract

Since the 1980s, the issue of maintaining rural shops has been a political, economic and social issue. In order to avoid permanent closures, local authorities are buying up premises abandoned by private initiative and modernize them to encourage the arrival of new retailers. Through these interventions in commercial buildings and the subsidies that accompany them, the public authorities contribute to regional development and promote access to the retail offer. The discussion of transitions through niche-innovations (Geels, 2019), which in our case favors the study of emerging commercial forms, should not detract from the relevance of analyzing permanence. New commercial models are developing, for example, through the social and solidarity economy, and are helping to maintain or even develop the rural commercial offer. However, any discussion of transitions must take into account long-term dynamics, their role in safeguarding rural commerce, and the recurring difficulties that accompany them.

Index by keyword : rural trade, rural areas, regional planning, subsidies, public authorities

Introduction

1La disparition des commerces ruraux, importante au 20e siècle et plus spécialement dans les années 1970 et 1980 (Soumagne, 1996), s’explique tout particulièrement par l’exode rural, la mobilité grandissante des individus et le renforcement des relations de concurrence induites par l’implantation massive des grandes surfaces. Pour autant, le commerce rural n’a pas disparu, même si des difficultés structurelles persistent sur le temps long (manque de clientèle, concurrence, chiffre d’affaires restreint, difficulté à trouver un porteur de projet…), avec des différences notables entre les communes rurales.

2Le risque de fermeture définitive est mal vécu par les élus locaux, qui considèrent l’activité commerciale comme centrale pour le dynamisme communal mais aussi comme un lieu de sociabilité indispensable à l’attractivité du territoire. Depuis au moins les années 1980 et afin d’éviter des cessations d’activité, des collectivités locales acquièrent des locaux délaissés par l’initiative privée, les modernisent et les louent ensuite à loyer modéré pour favoriser l’arrivée de repreneurs. Ces projets commerciaux bénéficient de subventions accordées par différentes structures publiques (Europe, État, certains départements, etc.), permettant d’alléger le reste à charge pour ces communes et intercommunalités. Les pouvoirs publics sont ainsi des acteurs de la sauvegarde du commerce rural, et leurs actions perdurent dans le temps long. Pour autant, des projets portés par les populations sont aussi à relever, notamment au travers de l’économie sociale et solidaire.

3Les chercheurs ayant travaillé sur les transitions vers des modes de développement durable, particulièrement F. W. Geels (Geels, Raven, 2006 ; Schot, Geels, 2008 ; Geels ; 2019), présentent une approche sociotechnique de la transition. Ils envisagent notamment les changements de régime, et ainsi les transitions, comme le résultat d’interactions entre les tendances à long terme, l’environnement dans lequel s’inscrit la société (par exemple la mondialisation ou le dérèglement climatique), le régime sociotechnique (dont les règles et les pratiques institutionnalisées) et les niches, c’est-à-dire les innovations, expérimentations et nouvelles pratiques. Les transitions s’assimilent ainsi à des transformations du régime dominant, dans le fonctionnement ou dans l’organisation, pour favoriser un mode de développement plus durable. Ce sont les niches, pensées comme des pratiques alternatives au modèle dominant, qui participent à l’existence de transitions. Dans le cas de la question commerciale, le modèle dominant est celui de la grande distribution et de l’industrie agro-alimentaire, avec une production et une consommation de masse. Les niches correspondent ainsi aux formes commerciales alternatives à ce modèle, et peuvent s’en démarquer par les produits commercialisés, la place de la rentabilité ou la présence de bénévolat. Au-delà du recours au progrès technique ou technologique, l’innovation sociale est mobilisée pour répondre à des problèmes socio-économiques, à des besoins qui ne sont pas satisfaits par le marché par exemple (Geels, 2019). Dans le cas du commerce rural, le processus est souvent pensé dans le sens inverse : comment l’expansion toujours plus forte du modèle dominant, principalement représenté par une grande distribution alimentaire constamment en train d’innover, élimine-t-elle au fil des décennies les formes émergentes du commerce rural, du moins dans les communes les moins peuplées ? Pour autant, l’étude d’actions de maintien du commerce rural majoritairement portées par des collectivités locales souligne que si le commerce rural n’a pas disparu, c’est à la fois grâce à des permanences (le fort attachement à ces commerces qui en fait un objet de mobilisation politique, l’action sur le bâti) et à l’adaptation des élus locaux en repensant par exemple le modèle économique de l’activité commerciale. Les commerçants ont aussi un rôle dans ce maintien de l’offre en milieu rural en s’appuyant par exemple sur les évolutions en termes d’attentes sociétales autour des produits locaux ou respectueux de l’environnement.

4En s’appuyant sur la vision de la transition et la réflexion en termes de niches d’innovation, l’objectif de cet article est d’interroger le rôle des collectivités locales dans le maintien du commerce rural et plus particulièrement de questionner les transitions, les permanences et les difficultés qui les accompagnent. Dans le contexte rural, quelles pratiques commerciales émergentes peuvent être observées ? La transition est-elle nécessaire au maintien de l’offre commerciale dans les espaces de moindre densité ? Sans renier l’importance des transitions, n’est-il pas tout aussi important d’étudier les permanences, pour mieux les appréhender et comprendre les enjeux qui les traversent ? Qui sont les acteurs de la transition et de la permanence ? Quel est le rôle des collectivités locales normandes pour la sauvegarde de l’activité en milieu rural ?

5Après avoir présenté le cadre de la recherche ainsi que les aspects méthodologiques (I), nous questionnerons les formes de transitions dans les commerces ruraux (II) pour terminer sur l’importance d’interroger les permanences lorsque sont étudiées les actions de maintien du commerce rural (III).

I. Étudier le maintien du commerce rural en Normandie

6Cette réflexion sur les transitions et les permanences de l’offre commerciale rurale et plus particulièrement sur les actions des collectivités locales pour le maintien du commerce, s’appuie sur les résultats d’une thèse de géographie soutenue récemment (Graby, 2023). Cette thèse interroge le rôle des pouvoirs publics dans le maintien de l’activité commerciale en milieu rural au travers de projets commerciaux portés par des collectivités locales (communes, établissements publics de coopération intercommunale) ainsi que les apports et les limites de ces interventions sur l’offre commerciale. Il s’agit aussi de questionner le fonctionnement technique de l’action publique et son incarnation à l’échelle locale.

7Ainsi, plusieurs projets d’achat, modernisation/construction, location de commerces alimentaires (hors restauration) ont été étudiés en Normandie (France), dans des communes de moins de 1 000 habitants. Il s’agit bien, pour les collectivités, d’investir sur le bâti afin d’éviter une fermeture définitive voire développer une nouvelle activité.

A. Des projets commerciaux dans des communes normandes de moins de 1 000 habitants

8Pour réaliser cette recherche, dix-sept communes de moins de 1 000 habitants ont été sélectionnées, dont seize ayant organisé ou souhaitant organiser un projet de sauvegarde et une commune avec un projet d’épicerie associative porté par des habitants (Carte 1).

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Carte 1. Localisation des terrains d'étude en Normandie (France). A. Graby, 2021

9Si le travail s’est effectué à l’échelle du projet commercial, les terrains d’étude sélectionnés présentent des communes aux profils variés, du point de vue démographique, économique et géographique. En outre, bien que la recherche soit focalisée sur les commerces alimentaires, les types de commerces faisant l’objet d’une intervention publique sont aussi pluriels :

10• dans leur forme : type de bâtiment et de travaux, avec ou sans logement, type de commerce, etc. ;

11• dans leur temporalité : temps de réalisation, plusieurs phases, etc. ;

12• dans les acteurs impliqués et les financements ;

13• dans les enjeux expliquant l’intervention publique : sauver le dernier commerce de la commune ou dernier commerce du type.

14Dans ce dernier point, il existe une réelle différence entre les collectivités qui proposent un projet commercial pour sauver leur dernier commerce et celles qui interviennent sur le dernier commerce du type. Dans le premier cas, l’objectif principal est de conserver une activité commerciale pour offrir un service à la population, mais aussi conserver un lieu de rencontre et éviter « la mort » du village. Dans le second cas, il s’agit davantage d’éviter la perte d’une activité qui pourrait affecter le maintien des autres commerces, de conserver une diversité de services qui favorise l’effet de synergie et la fréquentation des différents commerces. C’est aussi pour l’amélioration de la synergie et de l’attractivité de l’espace commercial que certaines collectivités décident d’intervenir pour proposer de nouveaux bâtiments à la location et accueillir une activité qui n’était pas encore implantée. Certaines communes sont ainsi intervenues sur plusieurs commerces et services, parfois non alimentaires (fleuristes, salon de coiffure, cabinet infirmier, etc.). Les raisons de l’intervention et le profil de la commune peuvent avoir des effets sur l’activité commerciale et l’inscrire dans un mouvement de transition, pour permettre son maintien.

15Ce sont ainsi vingt projets commerciaux qui ont été étudiés : six boulangeries, six multiservices, cinq épiceries et supérettes et trois boucheries. Ils peuvent se différencier suivant :

16• le coût du projet : de 85 000 € à 1,2 million d’€ ;

17• le loyer : de 250 € à 750 € mensuel ;

18• la location de matériel : six commerces sont loués avec le fonds de commerce ;

19• la présence d’un logement : sept logements sont proposés en parallèle du local commercial (tous occupés) ;

20• le taux de subventionnement du projet : de 19 à 76 % pour les collectivités ayant demandé des subventions.

21Suivant les objectifs des élus locaux, leur possibilité d’investissement mais aussi le profil de la commune, les projets diffèrent. Dans la majorité des cas, les collectivités locales modernisent ou construisent des locaux commerciaux puis les louent à loyer modéré pour favoriser l’arrivée d’un repreneur via un bail commercial, parfois en crédit-bail.

B. Présentation de la méthodologie

22Pour questionner les transitions et les permanences observées dans les actions de sauvegarde du commerce rural, la réflexion s’appuie sur une méthodologie se déclinant en plusieurs dispositifs (Tableau 1).

Dispositifs

Nombre

Période

Veille médiatique principale

Plus de 270 articles de presse

2017-2018

Veille médiatique Covid-19

Près de 550 articles de presse

2020

Entretiens élus

18

2018-2021

Entretiens acteurs subventionnaires et consulaires et autres structures

19

2019-2021

Questionnaire principal

21

2018-2022

Questionnaire Covid-19

14

2020-2021

Tableau 1. Présentation du dispositif méthodologique. A. Graby, 2023

23Le premier dispositif est l’analyse de la presse quotidienne régionale. Plus de 270 articles ont été recensés entre septembre 2017 et août 2018, principalement dans les quotidiens Ouest-France et Paris-Normandie. Pendant un an, l’ensemble des articles de ces quotidiens ont été analysés mais seuls ceux abordant la question commerciale (présentation, valorisation, difficultés, projet d’achat par une collectivité, etc.) dans des communes normandes de moins de 1 000 habitants ont été inventoriés. Ainsi, les articles étudiés concernent les commerces alimentaires et/ou les initiatives de sauvegarde ou de développement, qu’elles soient privées, citoyennes ou publiques. Le rôle des collectivités locales dans le maintien du commerce rural étant peu documenté, la presse quotidienne régionale a donc été centrale afin de mieux appréhender l’objet d’étude, de mieux cibler l’intervention des pouvoirs publics (raisons, type d’interventions, outils, etc.) mais aussi de prendre connaissance d’autres possibilités d’actions de sauvegarde de l’activité commerciale (citoyenne, économie sociale et solidaire, etc.). Outre ces apports empiriques, c’est aussi à partir de cette veille qu’une partie des terrains d’étude ont été sélectionnés.

24L’analyse de la presse quotidienne régionale a été complétée par un travail de terrain organisé autour d’enquêtes par entretien (élus, acteurs subventionnaires et consulaires) et par questionnaire (commerçants). Ce travail méthodologique a permis de comprendre avec détail la manière dont les élus, les structures subventionnaires et les commerçants envisagent l’activité commerciale rurale, tant dans son fonctionnement que dans les services proposés (type d’activités et de bail, profil du porteur de projet, produits commercialisés, etc.).

25À partir de ces éléments empiriques, nous avons questionné les transitions et les permanences observées dans les actions de sauvegarde du commerce rural. Notre objectif était de comprendre si ces commerces et commerçants nouvellement installés et si l’action des collectivités locales pour favoriser le maintien voire le développement de l’offre commerciale s’inscrivent dans une forme de transition par rapport au modèle dominant.

II. Des transitions dans les formes commerciales rurales ?

26Questionner les transitions, au travers de la réflexion en termes de niches d’innovations introduite notamment par F. W. Geels, nous conduit à mettre l’accent sur ce qui est en émergence. Au sujet du commerce rural, les niches d’innovation représentent de nouvelles pratiques de commercialisation qui se différencient du modèle dominant, tant dans la forme que dans le fonctionnement. Dans ce cas, le modèle dominant est incarné par la grande distribution alimentaire, toujours en adaptation (produits, horaires, services) et en expansion. De ce point de vue, il est effectivement possible d’observer des niches d’innovations, une offre commerciale émergente dans l’espace rural, qui dénote vis-à-vis du modèle dominant. C’est le cas des formes commerciales fondées sur les principes de l’économie sociale et solidaire, qui permettent de conserver une offre avec un autre fonctionnement et un tout autre regard sur la rentabilité.

A. Une expérience de la forme associative, l’exemple de « La Mouvette »

27En 2020, un collectif d’habitantes de la commune nouvelle d’Aurseulles dans le Calvados, crée une association nommée « La Mouvette ». Dans cette commune dépourvue de commerce, ce collectif souhaite créer à terme une épicerie associative pour proposer une offre alimentaire locale et en agriculture biologique. Les membres à l’initiative du projet achètent déjà dans les exploitations aux alentours et l’objectif est aussi de regrouper les achats en vente directe afin de limiter les contraintes liées à ses pratiques, notamment le temps nécessaire pour aller dans les différentes exploitations et l’usage de la voiture.

28La construction du projet s’est déroulée en plusieurs étapes. Avant de créer l’association, les premiers membres se sont organisés afin de questionner l’adhésion des habitants de la commune à leur projet. Pour cela, ils ont réalisé une enquête par questionnaire fin 2019, en passation directe sur un marché de Noël organisé par une productrice de fleurs, puis en passation indirecte dans le journal communal. Suite à une centaine de retours, en majorité positifs, les instigatrices créent l’association et se rencontrent pour organiser les modalités de leur projet (contact avec les producteurs, types de produits, local, etc.). Après avoir présenté leur projet aux élus de la commune déléguée de Torteval-Quesnay (moins de 500 habitants), ceux-ci décident de leur prêter l’ancien local des associations, qui sera rénové pour l’occasion par l’employé municipal. Pour peaufiner leur projet, les membres sont suivis par l’Association Régionale pour le Développement de l’Économie Solidaire (ARDES).

29Dans un premier temps, et à la suite des conseils de l’ARDES, l’association propose des paniers en commande afin de se faire connaître mais aussi d’analyser l’intérêt des potentiels clients pour le projet (Photographie 1). Ces paniers ont ensuite été pérennisés et les adhérents peuvent commander tous les quinze jours différents produits, alimentaires et non alimentaires, sur la base d’une liste qui n’a cessé de s’étoffer. En parallèle, les bénévoles visitent différentes structures associatives proposant de la vente alimentaire pour clarifier leur projet et questionner les possibilités de mise en place.

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Photographie 1. Premiers paniers commercialisés par l'association. Facebook "La Mouvette", 2020

30Progressivement et en lien avec l’objectif premier des bénévoles, une offre en libre-service a été mise à disposition dans le local de l’association à partir de juin 2021 et se diversifie au fil des mois (Photographie 2 et 3). Sont ainsi commercialisés des produits provenant d’une vingtaine de producteurs locaux mais aussi de plateformes diverses, proposant des articles « responsables » et écologiques.

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Photographies 2 et 3. Proposition d'une offre multiservice dans le local de l'association. Facebook "La Mouvette", 2021, 2023

31Pour l’instant, l’épicerie est uniquement ouverte le samedi matin, faute de possibilité de financer un salarié. Ce sont des bénévoles qui s’occupent de la vente lors des horaires d’ouverture, ce qui demande de l’organisation (présence, gestion des stocks, installation des produits, etc.) mais aussi du temps.

32Dans le cas de « La Mouvette », il s’agit bien d’une forme commerciale émergente, bien que non quotidienne, tant dans le fonctionnement que dans le modèle économique : l’épicerie fonctionne grâce au bénévolat, et l’idée principale est d’offrir une alimentation de qualité au plus grand nombre. Si l’épicerie doit être viable afin de se pérenniser, la rentabilité n’est pas le premier objectif.

B. Des projets entre transitions et permanences

33Certains projets de sauvegarde de l’activité commerciale rurale peuvent s’organiser entre des acteurs de la permanence et ceux de la transition. C’est le cas à Chennebrun, dans l’Eure, où la commune est propriétaire depuis 2015 de l’ancien local de la boulangerie, fermée suite à une liquidation judiciaire.

34Dans cette commune de moins de 200 habitants, les élus souhaitent voir rouvrir ce commerce pour conserver un lieu de rencontre mais aussi offrir des services à la population, les premiers commerces se trouvant à une dizaine de kilomètres. Néanmoins, l’aire de chalandise estimée à 2 500 habitants par la Chambre des métiers en 2017 n’a pas été considérée suffisante pour envisager l’installation d’un porteur de projet privé et encore moins d’un artisan boulanger. La chambre consulaire propose alors aux élus de contacter l’Agence pour le Développement Régional des Entreprises Sociales et Solidaires (ADRESS) et de réfléchir à un projet en économie sociale et solidaire qui pourrait répondre à l’envie de retrouver un espace marchand dans la commune tout en limitant les contraintes de rentabilité. La présence d’un médecin propharmacien en face du local commercial est un élément intéressant selon la chambre consulaire, le flux de patients correspondant à de potentiels clients pour le commerce. Le maire visite alors différentes conciergeries (points offrant des services aux employés au sein d’une entreprise). Bien que le public visé et les prestations souhaitées soient différentes, c’est l’envie de proposer de multiples services qui attirent les élus vers ce modèle. Le projet mûrit progressivement, avec le désir de construire un lieu proposant à la fois des services marchands et non marchands. Des réunions publiques ont aussi été organisées afin de questionner ce que les habitants souhaitent retrouver dans le futur commerce.

35En 2017, les élus effectuent des demandes de subventions LEADER (60 000 €) ainsi qu’auprès département de l’Eure (25 000 €) pour réaliser les travaux de transformation de l’ancienne boulangerie en multiservices. La Poste participe aussi à hauteur de 20 000 € au projet, du fait du transfert de l’agence communale dans ce nouveau commerce. Le reste à charge pour la commune s’est ainsi élevé à 35 000 €, financé par la vente d’un bien immobilier. Il fallait, en parallèle des travaux, rechercher et trouver une structure intéressée par le projet. C’est finalement une association d’insertion professionnelle implantée dans le département qui a contacté le maire. Cette association a vu en ce projet la possibilité de diversifier les activités proposées aux bénéficiaires et a adhéré à l’envie des élus de proposer des services non marchands dans les locaux, tels qu’une salle de réunion, l’accès à un ordinateur avec une connexion internet ou encore une bibliothèque (Photographies 4 et 5).

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Photographies 4 et 5. Intérieur du multiservices de Chennebrun. A. Graby, 2021

36L’intérêt de ce projet est double : conserver une activité commerciale malgré une aire de chalandise limitée et permettre à des personnes en difficulté de se former et de favoriser leur réinsertion sur le marché du travail. Durant six mois, trois personnes bénéficient ainsi d’un contrat de 25 heures par semaine et peuvent en parallèle obtenir des aides pour financer des examens pour faciliter leur réinsertion, tels que le permis de conduire. C’est d’autant plus important que la commune de Chennebrun accueille des résidents secondaires aisés venant d’Ile-de-France, qui sont en demande de ce service marchand, mais aussi une population précarisée, sans emploi, qui a pu bénéficier de l’accompagnement de l’association. Il n’y a pas de recherche de rentabilité puisque l’association est subventionnée pour l’activité. C’est aussi cet aspect qui inscrit ce projet commercial dans un processus de transition : de nouvelles pratiques émergent et diffèrent du modèle dominant, notamment dans le fonctionnement économique et permettent l’existence du commerce dans cette petite commune rurale.

C. Quelle place pour les produits dits de qualité dans la transition ?

37Outre le fonctionnement du commerce, quel est le rôle des produits commercialisés, notamment les produits locaux et issus de l’agriculture biologique, dans la transition ? L’analyse des différents projets commerciaux étudiés montre que tous les commerçants disposant au moins d’un rayon de produits frais ou de fruits et légumes diversifient leur offre en proposant des produits locaux et/ou biologiques.

38Là où la différence s’observe, c’est bien lorsque la dimension écologique est au cœur de la construction du projet commercial. Par exemple à Ouville dans la Manche, quand le couple de commerçants s’est installé dans le local communal en 2022, il a particulièrement fait attention à la provenance des matériaux utilisés pour l’équipement nécessaire à son fonds de commerce. Il a ainsi privilégié les matériaux normands lorsque c’était possible. Il a aussi souhaité faire transparaître cette dimension écologique dans le nom de son entreprise, l’« Éco Bocage » et dans les produits commercialisés.

39Ainsi, dans la partie épicerie, il est possible de trouver des légumes locaux issus de l’agriculture biologique, du vrac et des présentoirs sont exclusivement réservés aux produits de la Manche et plus généralement de la Normandie (Photographie 7), souvent mis en valeur sur ses réseaux sociaux.

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Photographie 6. Présentoirs de produit locaux et distributeurs de vrac. A. Graby, 2022

40Les gérants valorisent les productions locales, les rendent accessibles à leur clientèle. De façon complémentaire, ils commercialisent des produits issus des magasins de gros car toute leur clientèle n’est pas intéressée ou en capacité financière de consommer des produits locaux. C’est bien cette volonté de valoriser les produits locaux, les entreprises locales, à des fins environnementales, qui inscrit ce projet dans une transition. Contrairement aux deux exemples précédents, les commerçants doivent ici atteindre la rentabilité pour pérenniser leur activité et se maintenir. Il existe donc bien différentes formes de transition commerciale.

41Au travers de l’économie sociale et solidaire, il est possible d’observer des pratiques émergentes dans le fonctionnement du modèle commercial, liées parfois à un manque de viabilité ou d’initiative privée. Néanmoins, force est de constater que l’intervention des collectivités locales pour la sauvegarde du commerce rural s’inscrit dans la permanence. La réflexion en termes de niches d’innovation (Geels, Raven, 2006 ; Schot, Geels, 2008, Geels, 2019) – qui favorise dans notre cas l’étude des formes commerciales émergentes – ne doit pas dissimuler la pertinence de l’analyse des permanences, pour mieux appréhender l’action des pouvoirs publics à l’échelle locale et l’impact sur l’activité commerciale.

III. L’action des collectivités locales : l’importance des permanences

42Depuis plusieurs décennies, des élus locaux (communaux et communautaires) luttent d’une part pour éviter la fermeture définitive d’un ou de plusieurs commerces et d’autre part pour développer l’offre commerciale dans les espaces ruraux. Le fort attachement aux commerces ruraux en fait un objet de mobilisation politique, à différentes échelles : ce sont les élus locaux qui sont régulièrement à l’initiative des projets de sauvegarde, mais l’Europe, l’État ou encore certains départements proposent des subventions pour financer la construction ou la modernisation de locaux commerciaux.

A. Types d’actions et raisons de l’intervention

43Dès les années 1990, dans son étude sur l’aide au dernier commerce et notamment le programme « 1000 Villages », R. Péron souligne que la faiblesse des initiatives privées débouche sur des situations où le maintien de l’activité commerciale dépend alors de l’intervention des collectivités locales et plus globalement de l’ensemble des pouvoirs publics (1997). Pour lui, ces interventions montrent que « dans certaines circonstances, le commerce de première nécessité est un droit et justifie l’affectation de deniers publics » (ibid., p. 27). Peu étudiées et discutées en géographie mais aussi dans les documents institutionnels, ces actions sont pourtant anciennes et régulières. Ces dernières sont récurrentes depuis les années 1980 et s’inscrivent ainsi dans les permanences, d’autant que les raisons de l’intervention, les outils à disposition, les actions réalisées ou encore les difficultés rencontrées ont peu évolué depuis les années 1990.

44Le processus de réalisation des projets commerciaux est relativement similaire entre les collectivités. C’est souvent un risque de fermeture définitive mais aussi parfois la volonté de développer une nouvelle activité, qui conduisent les élus locaux à intervenir sur le bâti commercial. Une fois le projet validé en conseil municipal ou communautaire, les collectivités élaborent leur projet et sélectionnent le bâti ou le terrain qui fera l’objet de l’intervention. Une fois les choix effectués, les élus locaux réalisent les pré-demandes de subventions. En parallèle de la modernisation ou de la construction des locaux, un commerçant est recherché et sélectionné. Que la compétence soit communale ou intercommunale, ces phases s’observent dans tous les projets étudiés.

45Les principaux motifs présentés par les élus enquêtés pour justifier l’intervention sur l’immobilier commercial sont tout d’abord éviter une fermeture définitive d’un commerce, soit le dernier de la commune suite à des difficultés (problèmes économiques, liquidation judiciaire, absence de repreneur, etc.), soit le dernier commerce du type, ou encore pour permettre l’installation d’une nouvelle activité. Il s’agit plus globalement de rénover ou construire du bâti commercial afin d’attirer des repreneurs. Le vieillissement de l’immobilier commercial rural peut être un facteur explicatif du manque d’initiative privée, puisque le coût des rénovations est considéré comme bien trop important pour envisager l’installation. La prise en charge financière par les pouvoirs publics via les subventions et l’investissement des collectivités locales facilite donc l’installation de commerçants. À la suite de l’intervention sur le bâti, l’ensemble des locaux commerciaux étudiés ont été occupés par des commerçants alors qu’une partie des projets ont été réalisés faute de repreneur. Cette observation souligne que la question de la viabilité des commerces ruraux n’est pas l’unique facteur explicatif de la non-reprise de l’activité mais que l’état de l’immobilier commercial est aussi un frein. Cet effet de l’intervention sur le bâti dans les reprises d’activités avait déjà été observé par R. Péron dans les années 1990 (ibid.). D’autre part, même si le manque de données sur les locaux commerciaux en propriété communale ne permet pas une analyse à petite échelle de la réussite à long terme de ces interventions sur le bâti, la majorité des structures étudiées se sont pérennisées et sont économiquement viables. La majeure partie des commerçants enquêtés nous a signifié considérer leur situation économique comme bonne voire très bonne et quatre commerçants sont installés depuis plus de sept ans, signe de la viabilité économique du commerce. Si un commerce a connu du turn-over avant la stabilisation d’un exploitant, seuls trois commerces ont été dans des conditions économiques complexes, avec à terme une mise en liquidation judiciaire de ces activités. Néanmoins, sauf dans le cas d’une boulangerie dans une commune déléguée peu commerçante, la viabilité économique n’apparaît pas toujours comme la cause principale : problème d’intégration dans la commune, problème de ménage chez les artisans où le partage des tâches est important – et sont difficilement prévisibles. Ainsi, l’intervention public sur le bâti commercial joue un rôle important dans le maintien du commerce en milieu rural. En permettant l’installation de commerçants, ces projets sont aussi, selon les élus enquêtés, un moyen de maintenir ou de créer des services à la population et d’améliorer le cadre de vie. À terme, les élus voient dans ces projets la possibilité de rendre la commune plus attractive pour l’installation de nouveaux ménages – notamment des jeunes avec des enfants en âge d’aller à l’école – et plus dynamique par les flux créés par l’activité commerciale.

46Dans ces projets de sauvegarde ou de développement de l’activité, une forte valorisation du rôle social est identifiable dans les discours des élus locaux mais aussi des organismes subventionnaires. Le maire de Crulai dans l’Orne précise que les commerces offrent « des moyens de se rencontrer, de convivialité… On dit les gens ne se voient plus […] mais tout est fermé ! » (2018). Il s’agit d’un enjeu premier : conserver un lieu de rencontre entre les habitants, pour créer du lien social. Néanmoins, lorsqu’une collectivité intervient, le fonctionnement économique du commerce reste très majoritairement conventionnel, la viabilité étant nécessaire à la pérennisation de l’activité. Pour que ce rôle social soit possible et durable, l’activité commerciale doit donc être rentable. Enfin, dans les programmes nationaux, comme « Reconquête du commerce rural » lancé par l’État français en 2023 ou « 1 000 cafés » en 2019, des enjeux de développement durable sont aussi intégrés pour justifier l’intérêt d’intervenir pour le maintien de l’activité commerciale rurale. Il s’agit plus particulièrement de limiter les déplacements automobiles et les émissions de gaz à effet de serre mais aussi d’offrir un service de proximité à une population vieillissante.

47Si ce procédé est ancien puisqu’il date des années 1980, les difficultés qui l’accompagnent sont récurrentes depuis plusieurs décennies. C’est notamment le cas du manque d’ingénierie territoriale (humaine, technique), qui conduit à des difficultés dans la réalisation des dossiers de subventions et parfois, en cas d’erreurs, à la perte d’aides financières. Dans notre étude, une commune a par exemple a été privée d’une subvention de 90 000 €, ne sachant pas qu’il était impossible de cumuler deux subventions étatiques pour un même projet. Ainsi, dans son dossier de demande de subvention au titre du Fonds d’Intervention pour les Services, l’Artisanat et le Commerce (FISAC) apparaissait une aide de 10 000 € liée à une réserve parlementaire. Cette perte de 90 000 € aurait pu être évitée, si les élus avaient divisé leur projet en deux parties distinctes : le local commercial d’une part et le logement pour le repreneur d’autre part. Une subvention étatique aurait ainsi pu être octroyée à chaque partie du bâtiment, suivant la fonction qui lui était assignée. Cette perte financière n’a pas empêché les élus de mener à bien l’action de sauvegarde de l’activité commerciale, mais celle-ci a nécessité d’augmenter la part d’investissement communal. Le manque d’ingénierie peut parfois aussi remettre en question le projet ou faire penser aux élus qu’ils ne peuvent prétendre à des subventions pour ce type d’investissement. Les élus de communes de moins de 1 000 habitants n’ont pas toujours une fine connaissance du fonctionnement des subventions, des règles ou encore du montage de dossier. Le projet commercial représente parfois l’un des plus gros projets communaux voire le premier pour lequel des demandes de subventions de ce type ont été effectuées, expliquant ainsi les potentielles difficultés dans la réalisation des dossiers auxquelles ils doivent faire face. Malgré tout, il est important de souligner que l’accord préalable de subvention semble plutôt aisé à obtenir pour les projets maintien du commerce rural : les acteurs financeurs enquêtés nous ont précisé n’avoir jamais refusé ce type de financement. Les difficultés et diverses problématiques rencontrées par les élus débutent lors du montage des dossiers de subvention et de l’organisation des pièces justificatives, notamment les marchés publics.

48À ce manque d’ingénierie peut s’ajouter une divergence d’appréciation de la stratégie d’aménagement et de sauvegarde du commerce entre élus communaux et élus communautaires, lorsque la compétence commerce est portée par l’intercommunalité. Dans certains cas, les projets commerciaux sont parfois difficilement considérés comme un projet d’intérêt communautaire. Ces dernières années, et notamment dans le cadre de la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République du 7 août 2015 (loi NoTRE), les intercommunalités, de plus en plus grandes, peinent parfois à penser des problématiques fortement ancrées à l’échelle locale comme la question commerciale. Les priorités économiques divergent entre la commune-centre et les petites communes secondaires, et les élus de ces dernières disposent de moins de poids dans les décisions prises à l’échelle communautaire. En 2014, J-B. Grison soulignait déjà que les « communautés de communes exercent incontestablement un rôle significatif dans l’intégration ou, au contraire, la marginalisation de certaines localités » (2014, p.55). Cette marginalisation peut notamment s’effectuer en favorisant l’implantation des projets dans la commune-centre, en délaissant les villages alentours.

B. Des effets de contexte qui influent sur l’activité commerciale

49L’étude de projets commerciaux portés par des collectivités locales et plus particulièrement dans des communes normandes de moins de 1 000 habitants a montré le rôle de ces interventions dans le maintien, voire le développement, de l’activité commerciale rurale, en attirant notamment des porteurs de projet. Cependant, la réalisation du projet et la pérennisation de l’activité dépendent de différents facteurs et plusieurs effets de contexte peuvent être observés. Ces observations à l’échelle locale, voire micro-locale, sont stables quelles que soient les décennies considérées : elles inscrivent les actions des communes et intercommunalités dans les permanences.

50L’intervention des collectivités locales participe au maintien du commerce en milieu rural, par la modernisation de l’appareil commercial mais aussi par les aides apportées aux commerçants comme les loyers modérés et l’exonération des premiers loyers lors des premiers mois suivant l’installation. Néanmoins, l’étude de différents projets démontre que quelques conditions sont nécessaires. Les élus doivent pouvoir être davantage accompagnés dans la construction du projet mais aussi dans le montage des dossiers de subvention. Comme nous l’avons souligné auparavant, certains élus déplorent le manque d’ingénierie territoriale et ont connu des désagréments lors du montage des dossiers de subventions. Ces difficultés varient d’un élu à l’autre, en fonction notamment de leurs capitaux, tant professionnels que politiques. Certains élus ont exercé des métiers à responsabilité (directeur d’hôpital, directeur d’entreprise, etc.) et sont plus habitués à présenter un projet, réaliser des dossiers voire faire des demandes de subventions. S’agissant du capital politique, certains élus disposant d’un mandat au sein de leur EPCI ont quelques avantages : une moindre situation d’isolement politique, une meilleure appréhension du fonctionnement des collectivités et des politiques publiques et la capacité à créer un réseau. Celui-ci s’avère précieux pour de nombreux élus lors de la réalisation des demandes de subvention, pour recueillir des conseils. Un maire nous a ainsi expliqué avoir contacté à plusieurs reprises l’élu de la commune-centre, qui lui a donné diverses recommandations pour obtenir davantage d’aide financière. Cet exemple illustre aussi le rôle de l’entraide informelle entre les élus. Dans le cadre de notre travail, plusieurs élus ont en effet signifié avoir contacté des homologues ayant réalisé des actions similaires au projet qu’ils envisageaient de réaliser. Ces rencontres ont parfois été précieuses et conséquentes : une commune a par exemple mis à disposition sa secrétaire pour permettre et faciliter la réalisation d’un projet.

51Toutes les communes rurales, notamment les plus petites, ne peuvent prétendre à conserver ou à rouvrir un commerce. L’étude à l’échelle de la Normandie prouve que la démographie communale ou les aménités ne suffisent pas à la pérennisation de l’activité commerciale portée par la collectivité. D’autres activités et projets (commerciaux, paramédicaux, petite enfance, etc.) sont nécessaires pour créer un effet de synergie. En outre, le profil du commerçant, ses compétences techniques, relationnelles et son capital économique peuvent fortement influer sur la réussite du projet commercial. Si plusieurs candidatures sont reçues par la collectivité, le choix s’apparente à un véritable recrutement, avec la réalisation d’un dossier et d’un entretien pour l’évaluer. C’est aussi à ce moment que les compétences techniques et relationnelles sont appréciées et comparées entre les différentes personnes intéressées par le local commercial. Le maire du Mesnilbus dans la Manche nous précise ainsi qu’un « commerce local, 95 % de la réussite c’est le commerçant ! » (2019), en discutant de l’importance du savoir-être pour attirer une clientèle et la fidéliser. Les chambres consulaires ajoutent aussi l’importance de connaître le métier de commerçant en milieu rural, et ce que cela implique en termes d’organisation et de temps de travail.

52L’analyse des questionnaires a permis d’observer le profil des porteurs de projets en soulignant une différence principale entre les commerçants et les artisans. Les premiers ne sont pas dans l’obligation d’avoir suivi une formation pour s’installer en tant qu’indépendant, ce qui explique la présence importante de personnes en reconversion professionnelle (8/14 commerçants enquêtés). Une formation peut pourtant favoriser la pérennisation de l’activité (Estrade, Missègue, 2000) et une meilleure appréhension du métier. Si certains ont travaillé auparavant dans des branches proches et notamment dans les services, comme l’hôtellerie-restauration, d’autres ont des expériences professionnelles très éloignées comme l’informatique ou la blanchisserie. La tendance n’a pas évolué depuis les années 1990 puisque cette propension de personnes à la reconversion professionnelle et le manque de formation avaient déjà été observés par R. Péron dans son étude sur les subventions « 1 000 Villages ».

53Si l’injection d’argent public dans la préservation de l’activité commerciale rurale peut apparaître comme un appui à une transition par rapport au modèle dominant, force est de constater que ces actions s’inscrivent dans la permanence. L’ancienneté et la régularité de ces interventions sur le bâti commercial, les justifications, le profil des repreneurs ou encore les difficultés rencontrées ont peu évolué depuis les années 1990. Il apparaît alors d’autant plus important d’analyser ces interventions et d’identifier les facteurs pouvant expliquer l’échec de l’activité commerciale, notamment ceux qui sont récurrents depuis plusieurs décennies.

Conclusion

54Les initiatives de maintien du commerce rural s’inscrivent entre transition et permanences. Il existe des formes commerciales de niche, portées par l’économie sociale et solidaire, qui étoffent l’offre marchande, parfois dans des territoires où l’activité n’est pas viable pour un porteur de projet privé. Dans ce cas, le fonctionnement technique et économique diffère du modèle dominant : importance de la volonté de commercialiser des produits locaux, issus de l’agriculture biologique, fonctionnement de l’activité grâce à des bénévoles, faible voire aucune recherche de rentabilité. Dans le cas de projets commerciaux devant être lucratifs pour assurer leur pérennité, c’est bien quand la dimension écologique est centrale, au travers par exemple des produits locaux et/ou issus de l’agriculture biologique ou de la provenance des matériaux, que nous pouvons la penser comme une transition.

55Les initiatives présentées dans cet article peuvent ainsi se positionner comme des alternatives aux formes commerciales dominantes, mais ces pratiques émergentes s’inscrivent aussi dans un mouvement général de transition touchant toutes les formes commerciales, y compris la grande distribution, notamment l’attention portée aux produits locaux, biologiques. Il s’agit également de répondre à une nouvelle demande sociétale, d’attirer et fidéliser une certaine clientèle, ce qui ne correspond plus vraiment à une niche d’innovation et se rapproche des techniques usuelles de toutes les formes de commerce. Ainsi, les frontières entre transitions et permanences, entre niches d’innovations et pratiques déjà appropriées par le modèle dominant, peuvent être minces. En effet, dans les représentations de la transition des régimes sociotechniques, les niches tendent progressivement à être appropriées et intégrées par le modèle dominant, non sans faire évoluer les différentes dimensions telles que les normes ou les acteurs (Loudiyi, Cerdan, 2021). Dans le cas des produits issus de l’agriculture biologique, la grande distribution alimentaire s’est fortement approprié cette évolution des pratiques alimentaires, cette recherche de produits dits de qualité par une partie des ménages. De cette évolution, les produits biologiques ont été intégrés aux centrales d’achats, et plus globalement au système agroalimentaire afin de les produire, de les transformer en grande quantité et de les commercialiser par la suite.

56Néanmoins, il est important d’analyser les dynamiques de long terme et les permanences qui participent à sauvegarder l’offre commerciale rurale. L’intervention des pouvoirs publics est liée à la prise en compte des besoins spécifiques du contexte rural et local, dans l’objectif de limiter les contraintes qui freinent l’initiative privée. S’attacher aux permanences est tout aussi important que se concentrer sur les transitions et permet d’identifier les facteurs incontournables, de comprendre les éléments et les points d’attention nécessaires au maintien du commerce rural, notamment lorsque les collectivités locales se saisissent de cette problématique. Par exemple, sans l’étude de ces projets commerciaux, nous n’aurions pas pu montrer que la viabilité des commerces ruraux n’était pas l’unique facteur explicatif du manque d’initiative privée et que le vieillissement de l’immobilier commercial apparaît lui aussi comme un frein. Les actions des collectivités locales, appuyées par différentes subventions, sont anciennes et ont peu évolué que cela soit dans les types de projet, leurs justifications ou leurs objectifs. Il s’agit d’un cheminement alternatif par l’utilisation d’argent public pour permettre l’existence d’une activité commerciale, mais transitoire. Une fois l’intervention sur le bâti réalisée, le porteur de projet travaille à ses risques et périls et son maintien dépend de la viabilité de son activité. Dans ce modèle, les seules adaptations possibles sont les exonérations de loyers à l’installation ou plus ponctuellement lors de difficultés économiques et/ou dans un contexte particulier, comme par exemple durant la crise sanitaire de la Covid-19.

Bibliographie

57CERAMAC. (2001). Commerces et services dans les campagnes fragiles. Régions intérieures françaises et ibériques. Bonchamp-les-Laval. Presses Universitaires Blaise Pascal, 287 p.

58Estrade, M-A. & Missègue, N. (2000). Se mettre à son compte et rester indépendant. Des logiques différentes pour les artisans et les indépendants des services. Économie et statistique, 337-338, 159-181.

59Geels, F. W. (2019). Socio-technical transitions to sustainability: review of criticisms and elaborations of the Multi-level Perspective. Current Opinion in Environmental Sustainability, 39. Open Issue 2019: 197-201. doi: 10.1016/j.cosust.2019.06.009. Consulté le 15 novembre 2023.

60Geels, F. W. & Raven, R. (2006). Non-linearity an Expectations in Niche-Development Trajectories: Ups and Downs in Dutch Biogas Development (1973-2003). Technology Analysis & Strategic Management, 18:3-4, 375-392. doi: 10.1080/09537320600777143. Consulté le 15 novembre 2023.

61Graby, A. (2023). Maintien du commerce alimentaire en milieu rural et interventions des collectivités locales. Exemple de communes normandes de moins de 1 000 habitants. Thèse de doctorat de géographie. Caen. Université de Caen Normandie, 575 p.

62Loudiyi, S. & Cerdan, C. (2021). Introduction de la partie IV - Penser les transitions par la coexistence et la confrontation des modèles agricoles et alimentaires : échelles, acteurs et trajectoires territoriales In Gasselin P. et al. Coexistence et confrontation des modèles agricoles et alimentaires : un nouveau paradigme du développement territorial ?. Paris. Quæ. Nature et société, 223–228.

63Péron, R. (1997). Le commerce rural entre politique d’aide et politique d’aménagement. In Desse, RP. (dir.). Les nouveaux acteurs du commerce et leurs stratégies spatiales, Actes du colloque européen de Brest en 1995. Brest. Université de Bretagne Occidentale, 19–32.

64Pouzenc, M. (1998). Les stratégies renouvelées du commerce alimentaire en espace rural. Montagnes Méditerranéennes, 8, 39–46.

65Pouzenc, M. (1999). Grande distribution alimentaire et recomposition des territoires, Études des stratégies d’acteurs dans des zones rurales de Midi-Pyrénées. Thèse de doctorat de géographie et aménagement. Toulouse. Université de Toulouse-Le Mirail, 574 p.

66Pouzenc, M. (2012). Les grandes surfaces alimentaires contre le territoire… tout contre. POUR, 215-216, 255 – 261.

67Schot, J. & Geels, F. W. (2008). Strategic niche management and sustainable innovation journeys: theory, findings, research agenda, and policy. Technology Analysis & Strategic Management. 20:5, 537-554, doi: 10.1080/09537320802292651. Consulté le 15 novembre 2023.

68Soumagne, J. (1996). Géographie du commerce de détail dans le Centre-Ouest de la France. Poitiers. éd., J. Soumagne, 676 p.

To cite this article

Adeline GRABY, Philippe MADELINE & Michaël POUZENC, «La persévérance des collectivités locales pour maintenir le commerce en milieu rural : transitions ou permanences ?», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 83 (2024/2) - Les transitions de la distribution alimentaire : formes, localisations et acteurs, 89-101 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=7444.

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