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Conclusion
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Version PDF originale1Appréhender les transitions de la distribution alimentaire nécessite d’ancrer véritablement la réflexion scientifique dans une approche multithématique, et transversale, tout en considérant la variabilité des situations entre les Nords et les Suds, mais aussi au sein de ces ensembles.
2Généralement, dans les Nords, les enjeux de la transition socio-écologique, climatique et énergétique interrogent le rapport à l’environnement lorsqu’un projet alimentaire territorial s’inscrit de manière complète ou, le plus souvent, incomplète, dans un système de reterritorialisation de la production, de la commercialisation et de la consommation. D’autres approches ciblent prioritairement les transformations gestionnaires (mise en réseau, décarbonation d’un segment de la supply chain) au prisme de modalités de réorganisation de circuits d’approvisionnement plus vertueux sur les plans logistique ou consommatoire. Enfin, les dimensions politique (volontarisme ou insuffisance des collectivités territoriales pour maintenir le commerce en milieu rural ou accompagner le développement des circuits courts), spatiales (espaces facilitateurs de distribution alternative) et temporelles (de l’émergence d’une autre voie de distribuer et commercialiser de manière éthique et responsable à l’étape de sa consolidation, de sa maturité ou de son déclin complètent les pistes d’investigation des études problématisées en cours sur ces questions. Parallèlement, l’émergence de la grande distribution dans de nombreux pays d’Afrique, disposant d’une classe moyenne en augmentation, interroge la forme et les enjeux de la transition écologique du fait notamment de la remise en question des marchés de plein vent, lieux de commercialisation traditionnels des produits alimentaires, associés à une agriculture urbaine, elle aussi établie de longue date à proximité immédiate des bassins de consommateurs.
3Les différents articles de ce numéro mettent le curseur sur différents segments de la distribution, de l’offre alimentaire, sur des acteurs variés (grande distribution, collectivités locales, ménages, etc.), sur la partie amont de l’approvisionnement côté production, ou bien sur la partie avale de la commercialisation côté consommateurs. En cela, ils reflètent la collaboration de géographes venant de champs de recherche différents, mais complémentaires pour aborder cette question des transitions : spécialistes du commerce de détail, de la ruralité, du genre ou encore de la santé, ensemble ils ont saisi les enjeux et les obstacles associés à cette transition de la distribution alimentaire.
4Dans leur grande majorité, les différents auteurs partagent un point commun : celui de devoir créer des données et de nouvelles méthodes d’investigation afin de sensibiliser aux transitions des systèmes alimentaires. Parmi celles-ci, l’étude de carnets d’approvisionnement que les consommateurs étudiés acceptent de tenir ou encore l’étude des tickets de caisse, sans oublier les cartes des lieux d’approvisionnement commentées, contribuent grandement à bâtir de nouvelles bases de données favorisant la prise en compte des modes de consommation, fondamentaux dans cette transition. Ces nouvelles méthodes inspirées d’autres disciplines participent, à côté des méthodes qualitatives éprouvées comme l’entretien, l’étude du comportement des consommateurs dans la problématique de la transition des circuits de distribution alimentaire. Tous les auteurs mettent en exergue des mots-clés fondamentaux (système territorial, reterritorialisation, relocalisation) qui interrogent cette mise en œuvre de filières productives, de réseaux de distribution et de consommation en tant que niches d’innovation, d’expérimentations ou bien ponctuelles dans le temps et dans l’espace, ou bien efficientes et potentiellement reterritorialisantes. Les dispositifs et processus de fonctionnement de ces réseaux de distribution seraient alors capables de faire système à partir d’une recomposition du chainage d’acteurs, des intermédiaires, de la consolidation et diffusion de leurs réseaux sur les territoires locaux et régionaux, même si de nombreux résultats montrent des fragilités ou des limites. Globalement dans la plupart des pays des Nords, parvenir à un meilleur ancrage territorial du commerce et de la distribution représente un objectif partagé de reterritorialisation de l’environnement alimentaire face à la déterritorialisation des marchés existants ou à une a-territorialité des implantations de grands distributeurs dont l’augmentation des surfaces de vente n’est plus forcément corrélée à la croissance démographique ou au pouvoir d’achat ascendant des populations. Ce système reterritorialisant en marche intègre aussi l’idée de relocalisation qu’il s’agisse de la production agricole au plus près des bassins de chalandise les plus denses, de celle du politique dans ces espaces productifs locaux pour mieux accompagner les initiatives locales ou encore de la commercialisation directement sur les lieux de production (drive fermier). Dans les articles de ce numéro portant sur les pays d’Afrique, le système de distribution alimentaire reste ancré dans le territoire et l’idée de transition du circuit de distribution alimentaire porte là sur l’insertion de la grande distribution dans le système traditionnel des marchés, ce qui semble se faire dans la phase actuelle par un jeu d’ajustement dans lequel la question environnementale ou du développement durable n’est pas absente.
5Enfin, quelles que soient les entrées privilégiées par les articles de ce numéro tous dégagent des limites aux tentatives en cours, qu’il s’agisse du système reterritorialisant en émergence dans les Nords d’un point de vue géographique, social, économique ou encore politique, ou de l’intégration de la grande distribution dans les pays d’Afrique favorisant une amélioration générale du système de distribution des produits alimentaires sans générer de déterritorialisation.
6Les facteurs des limites géographiques mises en exergue dans les études préalables peuvent être liés aux difficultés d’approvisionnement et aux problèmes d’organisation spatiale de la logistique urbaine. Aussi, les contextes territoriaux de développement des circuits alternatifs apparaissent inégalitaires selon les types d’espaces urbain, périurbain et rural considérés, l’accessibilité à des bassins de populations denses ou pas, la localisation interne ou externe à des aires métropolitaines.
7Les inégalités dégagées sont également d’ordre social puisqu’il apparait que le système alimentaire alternatif qui se met en place n’est pas nécessairement inclusif ni socialement partagé. Alors que dans les Nords, l’émergence de dispositifs de distribution appartenant à l’économie sociale et solidaire (entreprises à but d’emploi, vente de fruits et légumes à prix coûtants, filières d’invendus, etc.) combinés à des prix pratiqués souvent plus élevés sur les marchés de producteurs que ceux des marchés de plein vent, en Afrique, la mise en place de circuits intégrant les producteurs locaux au réseau de la grande distribution se heurte aux coûts que doivent supporter les producteurs pour être intégrés à ce nouveau circuit.
8De même, les inégalités économiques prennent appui sur les vulnérabilités des acteurs alternatifs vis-à-vis des circuits de la grande distribution qui demeurent toujours dominants en parts de marché, et de ce fait en position de force dans la négociation politique globale. Outre l’existence d’une forte concurrence alimentaire intra-niche, les circuits courts auto-organisés restent fragiles. Les obstacles rencontrés sont multiples : ils tiennent à la diversité des formes de bottom up et d’initiatives collectives, à la fragmentation des petites parcelles agricoles, à la difficulté d’optimiser les tâches des fermes urbaines sur des sites de production morcelés à partir desquels il est difficile de développer la vente directe, etc.
9En outre,, l’action politique et publique semble demeurer insuffisante. Encore aujourd’hui, en France, de nombreuses collectivités locales attendent des modèles de proximité alimentaire plus classiques, plus conventionnels. Les mises en place de Plan Alimentaire Territorial (PAT) demeurent encore principalement rapportées à la restauration collective, le plus souvent scolaire. Ils n’apparaissent pas ou trop peu comme un levier de mobilisation collective et productive qui serait à mettre en place localement et à financer (plateformes de distribution, ateliers de découpe, abattoirs mobiles, conserveries, légumeries, etc.). Ailleurs, l’absence de régulation peut limiter la mise en place de circuits alternatifs, voire favoriser les circuits mondialisés de la grande distribution.
10Pour autant, des expérimentations plus volontaristes et globales émergent ici et là, ouvrant le chemin vers des politiques de transition plus affirmées : à Gennevilliers, une politique alimentaire volontariste se met en place à partir de dispositifs de participation habitante ; « Paris culteur » et l’ANRU quartiers fertiles parisiens (QPV) témoignent de politiques plus incitatives, à l’exemple de régies communales qui se généralisent dans de nombreuses villes françaises ; au Sénégal, Auchan doit inscrire son développement en collaboration avec des acteurs associatifs pour favoriser sa fréquentation.
11Comme en témoignent l’ensemble des articles constituant ce numéro, les enjeux d’une production et d’une distribution alimentaire en transitions sont doubles : il s’agit d’abord de penser la sortie d’une organisation locale relevant uniquement de marchés de niche. Comment ? Faire système consisterait alors à se connecter aux marchés de la grande distribution avec le risque de maintenir des rapports de force défavorables ou écartant les producteurs-distributeurs locaux. Il s’agirait aussi de s’adapter aux problèmes de changement d’échelle de l’approvisionnement, car les producteurs locaux ne pourront pas toujours suivre une demande en augmentation. Prospectivement, faire système reposerait assurément sur la mutualisation (transport, stockage, catalogues) en répondant aux caractéristiques du territoire et en créant un réseau gestionnaire de réseaux de circuits de commercialisation.
12Pérenniser l’alternative représente un second enjeu territorial qui nécessiterait une régulation de certains niveaux élevés de concurrence (103 AMAP dans l’aire urbaine de Toulouse qui concurrencent des magasins bio plus classiques), une acculturation passant par des échanges réguliers entre coopératives de producteurs et de consommateurs, un volontarisme politique plus fort capable de maximiser l’efficience territoriale par des dispositifs d’état ou par la mise en synergie d’initiatives locales.
13Pour mieux saisir la portée de ces enjeux et y répondre, les géographes comme d’autres scientifiques s’attellent à la recherche-action. Celle-ci s’appuie sur la co-construction de protocoles de recherche qui associe l’ensemble des parties prenantes du sujet avec le chercheur, telles que les consommateurs, les acteurs publics, privés et associatifs. C’est aussi cette recherche-action qui favorise la compréhension des mécanismes et des mesures à prendre pour favoriser cette transition des circuits de distribution, voire plus largement la transition d’un modèle de société de consommation vers un autre modèle certainement plus « frugal » sans cependant y perdre ses valeurs sociales.
Pour citer cet article
A propos de : Arnaud GASNIER
Professeur d’aménagement de l’espace et urbanisme
Laboratoire Espaces et Sociétés (ESO)
UMR CNRS 6590MSH
Le Mans Cedex 09
Arnaud.Gasnier@univ-lemans.fr
A propos de : Nathalie LEMARCHAND
1st Vice President of International Geographical Union
Université Paris 8 (Vincennes – St-Denis)
Laboratoire Ladyss (UMR 7533)
nlemarchand02@univ-paris8.fr