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Introduction – Autour du concept d’histoire
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1Les contributions qui composent ce numéro de Phantasia sont issues d’un séminaire qui s’est tenu durant l’année 2017-2018 dans le cadre du projet ARC « Philosophie critique de l’à-venir. Temporalité, imagination, utopie » (2015-2020)1 qui réunit des chercheurs de l’Université Saint-Louis – Bruxelles (Centre Prospéro - Langage, image et connaissance) et de l’Université de Namur (Département de Philosophie, Institut ESPHIN). Le séminaire portait sur le dernier texte de Walter Benjamin, ses fameuses thèses Sur le concept d’histoire (1940), thèses denses et souvent délicates à interpréter comme l’anticipait lui-même Benjamin dans sa correspondance à l’égard d’un texte qu’il ne destinait pas à la publication2. Il s’agissait pour chacun des intervenants – essentiellement des non spécialistes de la pensée de Benjamin – de proposer une lecture du texte en s’appuyant sur certaines problématiques privilégiées dans le projet ARC et/ou à partir de leurs propres préoccupations de recherche. Bien qu’il demeure particulièrement périlleux d’isoler l’une ou l’autre thèse en particulier pour en tenter une lecture immanente, chacune des contributions privilégie néanmoins certaines d’entre elles, tout en proposant, pour la plupart, des incursions et/ou des mises en perspectives à partir d’autres parties de l’œuvre benjaminienne. Il en résulte des contributions à chaque fois singulières, mais qui toutes pourtant abordent d’une façon ou l’autre les thématiques qui ont traversé l’ensemble du séminaire et que tous lecteurs un peu attentifs du texte de Benjamin ne peut manquer de se poser.
2L’une de ces thématiques est sans nul doute celle qui est constituée par le couple conceptuel « continuité-discontinuité » – et qui renvoie en outre à l’un des axes majeurs de la recherche ARC. Une telle tension conceptuelle structure, on le sait, le texte des thèses de Walter Benjamin à travers l’opposition entre deux façons d’envisager le temps historique. La conception d’un présent comme passage renvoie à l’idée d’une temporalité historique continue – un « temps homogène et vide » comme l’avance la thèse 13 – qui, toujours du côté des « vainqueurs », s’échafaude sur une conception de la nécessité historique, de la notion de progrès et une certaine compréhension de la causalité. « L’historien matérialiste », selon l’expression utilisée par Benjamin, a précisément pour tâche, comme l’évoque la fin de la thèse 16, de faire « éclater le continuum de l’histoire ». En mobilisant cette autre conception de la temporalité, il s’agit pour Benjamin de lutter contre l’idée d’un caractère inéluctable de l’histoire, du progrès, contre le caractère d’un futur entièrement déterminé par le passé, et donc « prévisible » – ce qui a notamment pour conséquence, selon lui, de vouer, systématiquement, à une certaine forme de passivité ou d’attentisme.
3Toute la question – que ne manquent pas de poser les contributions du présent volume en l’exploitant en ses sens divers et multiples – est de savoir quel statut il convient d’attribuer à une telle discontinuité. Peut-on la doter d’une véritable consistance ontologique ou son attrait demeure-t-il d’abord avant tout épistémologique permettant de renouveler notre appréhension de l’histoire ? Comment convient-il par ailleurs de penser le rapport entre la dimension théorique d’une telle discontinuité (le travail de l’historien matérialiste) avec ses implications proprement pratiques et cette idée, dès lors, que « les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire » (thèse 15) ? Enfin, question non moins énigmatique que les autres, une telle discontinuité peut-elle donner naissance à une nouvelle forme de continuité ou est-elle vouée à se maintenir dans sa teneur propre ? En d’autres termes, Benjamin croit-il à cette possibilité qu’advienne une nouvelle positivité, une nouvelle configuration temporelle (l’accomplissement de cette révolution-rédemption, l’avènement de cette société sans classe primitive – comme il l’évoque dans certains textes) ou s’agit-il plutôt pour lui de prôner une conception ouverte de l’histoire, non déterministe, insistant sur la possibilité de moments de rupture ou d’interruption du cours de l’histoire. La tension entre ces deux interprétations possibles – à l’égard desquelles il est sans doute malaisé de trancher complètement, comme en témoignent les textes du présent volume – est particulièrement bien illustrée dans la dernière phrase (placée entre parenthèses par Benjamin) de la thèse 17a : « La société sans classe n’est pas le but final du progrès dans l’histoire, mais plutôt son interruption mille fois échouée ». Une telle formule, arrêtée à cet endroit, pourrait nous amener à pencher pour la seconde interprétation – une conception ouverte de l’histoire, insistant sur la possibilité de moments de discontinuité –, mais Benjamin ajoute, comme pour définitivement laisser ouverte l’alternative : « La société sans classe n’est pas le but final du progrès dans l’histoire, mais plutôt son interruption mille fois échouée, mais finalement accomplie ». Une telle tension se retrouve lorsqu’est mobilisée la notion de « tradition des opprimés » – notamment au début de la thèse 8. Cette tradition envisage un tout autre rapport au passé que la « tradition dominante ». Il ne peut s’agir que d’une tradition discontinue, mais elle constitue, comme l’écrit Benjamin dans l’une de ses notes de travail intitulée de façon significative « Problème de la tradition », la seule tradition authentique : « Le continuum de l’histoire est celui des oppresseurs. Tandis que la représentation du continuum aboutit au nivellement, celle du discontinuum est à la base de toute tradition authentique3 ». Mais si cette tradition des opprimés est essentiellement discontinue, elle ne peut alors que rester pour une part dissimulée et n’apparaître que par moment – au risque, dans le cas contraire, de se donner les apparences de la continuité, transformant par-là les vaincus d’hier en vainqueurs de demain. Benjamin semble bien conscient de ces difficultés. Toujours dans la même note de travail, il écrit : « Aporie fondamentale : "L’histoire des opprimés est un discontinuum" – La tâche de l’histoire consiste à s’emparer de la tradition des opprimés4 ».
4Mais comment dès lors l’histoire peut-elle s’emparer de la tradition des opprimés, sans verser dans les reproches qui sont faits à l’historicisme ? C’est à nouveau une question que les contributeurs au présent volume n’ont pas manqué de reprendre. On sait à cet égard, par exemple, comment Benjamin a tenté de s’appuyer sur le procédé de la citation à partir duquel l’historien « arrête le temps » pour sortir du continuum de l’histoire un fragment du passé (cf. à ce sujet plus particulièrement les contributions de E. Ieven, S. Frémineur et L. Carré). Mais on peut également se référer à la façon dont certains historiens contemporains tentent de déployer une historiographie inspirée par Benjamin, comme l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Dans son ouvrage Le procès de la liberté5 elle présente une histoire des expériences de la liberté qui ne soit à la fois ni un renoncement à la chronologie ni un asservissement au mythe du progrès. On lira à ce sujet, à la fin de ce volume, l’entretien – édité par les soins de C. Lavergne – résultat d’un séminaire organisé à l’Université de Namur en mai 2018 avec M. Riot-Sarcey.
5Une autre thématique récurrente à l’ensemble de ces articles se loge en réalité dans une figure particulière des thèses. L’écriture de Benjamin se compose en effet de nombreuses images de pensées (denkbilder) qui accompagnent sa réflexion à l’instar de la Melancholia de Dürer ou de l’Angelus Novus de Klee et que nous distinguerons ici de ce qu’il appelle lui-même des figures de pensées (denkfiguren) dont la principale demeure l’Ange de l’histoire. Cette distinction entre figure et image, notamment employée par S. Weigel6 permet de distinguer l’image matérielle qui accompagne Benjamin durant plus de 20 ans de réflexion, des nombreuses figures qui en ont émergés : figures contradictoires et partiellement incompatibles de l’Agesilaus Santander7, de l’ange destructeur présent dans le texte consacré à Karl Kraus8 et finalement de celle de l’Ange de l’histoire. L’image de pensée accueille ainsi les différentes inflexions que connaît sa pensée et permet d’y projeter tout autant sa situation d’amant malheureux qu’une méthodologie proprement artistique ou que l’expérience collective du désastre de la guerre. L’Ange de l’histoire, ultime figure benjaminienne, surgit à la thèse 9 et est donc nichée au cœur même du texte. S’appuyant sur une description minimale du tableau de Klee, Benjamin élabore en effet – autant qu’il la traduit – une nouvelle et dernière figure de son ange. Débutant sur une citation de G. Scholem, la thèse poursuit ainsi :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »9
6De toutes les thèses sur le concept d’histoire, celle qui fait apparaître l’ange est peut-être le texte de Benjamin qui a fait couler le plus d’encre. Cette figure énigmatique fut déjà saisie comme une vision apocalyptique de l’Europe des années 30, comme une figure messianique ou messagère des dieux (Scholem), un ange machine (Adorno). Mais celle-ci fut également saisie dans sa fonction épistémologique de déblaiement, de mise en lien des thèses « théoriques » et « pratiques », comme S. Mosès10 a pu l’analyser. En réalité, cette thèse semble concentrer sur quelques lignes les multiples options interprétatives auxquelles ce texte a lui-même déjà donné lieu.
7Si la lecture de cette thèse charnière ne constitue en réalité l’enjeu central d’aucune des contributions ici rassemblées, cette figure hante pourtant l’ensemble de celles-ci. Car cette figure ouvre en effet la question du statut de l’histoire au sein de ces thèses. À travers cette figuration d’un ange censé l’incarner, c’est la représentation de l’histoire elle-même qui semble échapper. Est-elle pour Benjamin à saisir comme histoire évènementielle ou comme le travail d’écriture de l’historiographe ? Si la réponse à cette question se loge probablement entre ces deux options interprétatives – entre une lecture strictement politique et une approche exclusivement esthétique de ces thèses –, cette formulation permet pourtant de saisir les tensions qui règnent au sein de ce texte. Le statut ambigu de l’action révolutionnaire en découle, semble-t-il, directement : est-elle le fait de l’historien-révolutionnaire ou d’un messianisme collectif ? Les différentes contributions ici rassemblées ont toutes tenté de répondre à cette interrogation, esquissant tout autant des philosophies de l’action que des épistémologies du poétique.
Le statut de l’utopie
8L’article de Daniele Lorenzini intitulé « Benjamin/Foucault : histoire, discontinuité, utopie » se propose de construire autant que d’établir un dialogue « à distance » entre Benjamin et Foucault, et ce, autour de trois thèmes spécifiques que ces auteurs ont en partage. Premièrement, D. Lorenzini conduit une réflexion autour de leur conception du moment présent, et plus précisément, du rapport vertical que le présent institue avec le passé. Cette première thématique lui permet d’établir leur intérêt commun non pas tant pour une histoire des discontinuités que pour une vision de l’histoire comme discontinuité. À travers ce renversement, il s’agit avant tout de saisir la portée explicitement éthico-politique de l’histoire. La seconde thématique qui noue ces deux auteurs est leur attention commune pour les opprimés et aux infâmes. Cette attention et cette volonté de donner voix aux oubliés mène Daniele Lorenzini à établir comme troisième thématique de ce dialogue « à distance » le statut particulier de l’utopie dans les écrits de Foucault et de Benjamin. Il effectue ainsi une comparaison entre leur vision hétérotopique ou contre-utopique de l’histoire. Ces deux approches définissent l’attitude messianique ou critico-expérimentale de l’historien-philosophe dont ces auteurs traitent. L’enjeu de cette contribution est de soutenir finalement une vision commune de l’histoire chez ces deux auteurs. Benjamin et Foucault ont choisi l’un et l’autre d’écrire l’histoire de façon telle qu’elle puisse produire des effets réels dans le présent, en équipant les lecteurs d’armes en vue de leur lutte contre l’oppression.
9Dans sa contribution intitulée « Messianisme ou utopie ? Bensaïd et Löwy lecteurs de Benjamin : la portée stratégique des Thèses sur le concept d’histoire », Romain Karsenty s’attache quant à lui à cette question essentielle : quel est le programme politique « positif » ou « constructif » qui peut être extrait des thèses Sur le concept d’histoire ? Une telle question l’amène d’abord à revenir, en compagnie de M. Löwy, sur la façon dont cohabitent et interagissent dans l’œuvre de Benjamin les paradigmes esthétique, théologique et politique – et plus particulièrement dans les thèses les paradigmes théologique et politique. Plutôt que de lire les thèses de Benjamin en priorisant l’un de ceux-ci, l’idée défendue est davantage celle d’une alliance des paradigmes au sein de laquelle chacun se transforme de la fréquentation de l’autre en produisant un surplus d’intelligibilité. C’est notamment en remontant vers un texte de jeunesse, « Le capitalisme comme religion » (1921), que sont montrées tout à la fois la précocité de la préoccupation politique chez Benjamin, mais aussi la nécessité d’articuler ces différents paradigmes. L’enjeu de la contribution de R. Karsenty est aussi de mettre au jour le modèle original de « temporalité historique » spécifique à la pensée benjaminienne dans les thèses. En s’appuyant sur le travail cette fois de D. Bensaïd, il s’agit, à l’encontre d’autres perspectives – comme celles de M. Löwy ou de M. Abensour11 – d’insister sur la dimension anti-utopique du messianisme de Benjamin. Une confrontation avec la pensée utopique d’E. Bloch permet de faire apparaître une telle dimension dans toute sa singularité. Outre plusieurs points de convergence entre les deux penseurs, il s’agit d’indiquer que là où la perspective de Bloch reste prise dans la catégorie du futur, le messianisme de Benjamin se donne les possibilités de porter résolument son attention sur les bifurcations possibles du présent.
Images et figures chez Benjamin
10Laure Cahen-Maurel, dans sa contribution « Une “parcelle du pouvoir messianique”. De la philosophie romantique dans les thèses Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin », défend l’idée d’un lien entre la philosophie romantique et les thèses de Walter Benjamin, un lien bien plus profond qu’on ne l’a admis jusqu’à présent. Partant de la figure de l’ange au regard tourné vers le passé, la contribution de L. Cahen-Maurel établit notamment l’emprise de la démarche romantique sur l’approche benjaminienne de l’histoire. L. Cahen-Maurel y met plus particulièrement en lumière des parallèles entre la démarche historique de Benjamin et la philosophie de l’histoire des deux principaux penseurs du premier romantisme allemand, Friedrich Schlegel et Novalis, auxquels Benjamin avait déjà consacré sa thèse de doctorat. Son article examine le dernier écrit majeur de Benjamin à la lumière de trois thématiques centrales héritées du romantisme, qui ont été peu approfondies tant dans les études romantiques que dans le commentaire benjaminien et qui sont pourtant décisives pour éclaircir ce qui est en jeu dans ce texte : le rapport à la prophétie ; la question du messianisme ; et finalement la figure de l’héliotrope ou l’héliotropisme du passé.
11Marguerite de Witte se propose, quant à elle, d’explorer la figure de l’enfant en effectuant une lecture serrée de la dixième thèse. Sa contribution intitulée « La dixième thèse et le personnage de l’enfant », nous apprend que « l’enfant politique du siècle » a été capturé dans les mailles d’un filet. Afin de saisir les enjeux propres à cette figure, M. de Witte a divisé sa réflexion en trois parties distinctes. Dans chacune d’entre elles, elle développe une facette différente de cette figure de l’enfant et démontre la construction progressive de ce personnage au sein de la pensée de Benjamin. Cette généalogie de la figure permettra ultimement à M. de Witte de dévoiler la signification de sa présence au sein des thèses et de son rôle spécifique pour l’histoire. La première partie constitue donc les prolégomènes de son approche et développe les éléments qui caractérisent fondamentalement ce personnage chez Benjamin. La deuxième partie prend une tournure politique et s’intéresse à « l’enfant en tant que collectif ». Cette seconde section lui permet notamment de dresser des parallèles entre le personnage de l’enfant et des communautés d’adultes. Enfin, dans la troisième et dernière partie de sa contribution, M. de Witte développe le thème de « l’enfant passeur » et inscrit celui-ci dans la perspective d’une captation de l’histoire.
L’écriture de l’histoire et la citation
12Dans sa contribution intitulée « Reconfigurer l’histoire à partir de la littérature ? Réflexions sur l’historiographie à venir de Walter Benjamin », Émilie Ieven a choisi de s’interroger sur le statut de l’écriture de l’histoire. Comment l’histoire — toujours discontinue — des opprimés peut-elle se déployer hors de la temporalité linéaire des vainqueurs ? Comment mettre en place une nouvelle historiographie qui fasse droit à l’histoire des opprimés dans toute sa complexité et ses contradictions ? Quelles en sont les conditions d’énonciabilité et les modalités d’expression ? Ces questions occupent, dans les Thèses sur le concept de l’histoire de Walter Benjamin, une place centrale et témoignent du lien fondamental et intime qui relie l’histoire et le langage. La contribution d’E. Ieven a pour objectif d’esquisser une réponse à l’aporie relative à l’écriture de l’histoire. Elle fait pour cela l’hypothèse d’un nouvel usage de l’écriture fictionnelle permettant d’énoncer l’histoire des opprimés. Sur la base d’une analyse approfondie de la thèse 17 et du fonctionnement monadologique qu’elle décrit, cet article allie à la réflexion historico-politique de Walter Benjamin une dimension esthétique en mobilisant notamment les travaux du philosophe sur Charles Baudelaire. Par l’entremise du pouvoir de la fiction et des ressources narratives, capables de reconfigurer et de réinventer le réel, la contribution d’E. Ieven vise ultimement à élaborer une nouvelle forme d’écriture de l’histoire.
13Salomé Frémineur, dans sa propre contribution – intitulée « Sur la possibilité d’une écriture de l’interruption chez Benjamin » – repart du procédé de la citation envisagé par Benjamin comme la possibilité pour le présent de se rapporter à un élément du passé pour en tirer une force d’action. Même si le rôle d’un tel procédé citationnel est bien de court-circuiter l’écriture de l’histoire spécifique à l’historicisme, S. Frémineur propose de l’envisager sur un mode qui reste celui de l’écrit, mais l’écriture envisagée non pas d’abord comme l’activité d’un auteur (l’historien), mais plutôt comme une dynamique qui permet à cette force d’opérer. L’historien matérialiste est plutôt envisagé en ce sens comme un lecteur. Sur cette base, S. Frémineur repart de l’opposition formalisée par Benjamin dans un texte de jeunesse – « Sur le langage en général et sur le langage humain » (1916) – entre un langage pur (adamique, messianique) et le langage véhiculaire. Une telle opposition se retrouverait de façon parallèle dans les thèses Sur le concept d’histoire à travers la différence entre la lecture effectuée par l’historien matérialiste (qui fait fonctionner la force textuelle de la citation comme donation de sens) et l’écriture de l’historicisme. S. Frémineur établit un rapport entre cette opposition et celle que l’on trouve chez Rousseau (telle qu’analysée par Derrida) entre l’immédiateté du langage et la médiateté de l’écriture. Le geste interprétatif de Derrida, on le sait, est de montrer le caractère intenable d’une telle opposition en pointant la contamination d’emblée à l’œuvre de la « pureté » du langage par l’écriture. Mais ne pourrait-on retrouver le même geste interprétatif chez Benjamin lui-même ? C’est l’hypothèse particulièrement originale proposée par S. Frémineur, qui s’attache à montrer que chez Benjamin, dans les thèses, le messianique (et donc la lecture effectuée par l’historien matérialiste) n’est pas hétérogène au continuum de l’histoire. Il en constitue plutôt l’envers toujours présent : l’horizon d’écriture d’où la citation puise sa force est immanent à l’ordre du langage véhiculaire.
14La contribution de Louis Carré – « L’art de citer selon Benjamin. Politique et métaphysique de l’histoire dans les Thèses de 1940 » – s’attache plus particulièrement à deux difficultés posées par la lecture des thèses. Il s’agit d’une part du rapport entre théorie (travail de l’histoire) et pratique (l’action révolutionnaire) et d’autres part l’articulation entre les paradigmes théologique et politique, que l’on peut rejouer plus particulièrement à partir de la question de la temporalité où s’opposent alors un temps profane et un temps sacré. Comment concevoir l’entrecroisement de ces « deux ordres temporels » parallèles auxquels renvoient respectivement la lutte des classes et le règne messianique de la société émancipée ? Comment concevoir par ailleurs le lien entre la pratique révolutionnaire et le travail de l’historien matérialiste ? L’hypothèse de lecture proposée par L. Carré est précisément que le paradigme de la citation – qu’il se propose de suivre à l’œuvre plus particulièrement dans les thèses 14, 15 et 3 – permet de faire se rejoindre ces difficultés et en proposer une clé de lecture possible. La citation sert la politique révolutionnaire dans son action d’arracher le passé au continuum de l’histoire dominante en vue de l’actualiser, mais elle renvoie pareillement à l’aspect théologique d’une humanité rédimée pour laquelle son passé serait devenu de toutes parts « citable ». En ce sens, le temps messianique ne doit pas être conçu comme en dehors de l’histoire, puisque précisément des « éclats » de ce temps se logent dans le temps actuel. Temps actuel qui est celui dans lequel se déplace aussi bien l’historien matérialiste dans sa théorie que le « penseur révolutionnaire » dans sa pratique. En d’autres termes, La leçon critique que Benjamin lègue aux générations à venir, comme le montre avec acuité L. Carré, est que, de ses échecs répétés sur l’axe profane, il ne s’ensuit pas que la société émancipée n’ait pas toujours déjà été réalisée sur l’axe sacré du temps messianique. La chance d’un blocage messianique du temps reste offerte à chaque génération qui, à tout instant, peut s’en saisir.
Le « véritable » état d’exception
15Deux textes, enfin, déploient leur questionnement plus particulièrement à partir de la thèse 8 et s’interrogent dès lors sur le sens qu’il convient d’attribuer à cet énigmatique « véritable état d’exception » mis en avant par Benjamin. La contribution de Quentin Landenne – intitulée « L’exception comme heuristique pour l’historien révolutionnaire » – repose sur cette idée que l’on ne peut comprendre une telle expression qu’en reprenant d’abord le dossier des influences et des relations entre Benjamin et Carl Schmitt. C’est un tel chassé-croisé que son texte s’attache à retracer – repartant de la lettre de 1930 de Benjamin à Schmitt dans laquelle il déclare la dette qu’il a contractée dans L’Origine du drame baroque allemand (1928) à l’égard de la Théologie politique (1922) de Schmitt, ouvrage dont certains éléments peuvent eux-mêmes être considérés – à suivre par exemple l’hypothèse d’Agamben – comme une réponse critique à la Critique de la violence (1921) de Benjamin. De l’ensemble de ces éléments, repris avec précisions, ressort une hypothèse forte. Celle-ci permet d’ailleurs de comprendre quelle a pu être l’influence de Schmitt sur Benjamin, deux auteurs que tout semble par ailleurs opposer (le philosophe juif et marxiste opposé au fascisme face au théoricien du droit public, antisémite, partisan du régime nazi). En effet, selon l’hypothèse proposée par Q. Landenne, ce que retient Benjamin de sa lecture du premier chapitre de la Théologie politique, c’est avant tout et essentiellement le primat méthodologique que celui-ci attribue à l’exception. Et c’est un tel primat méthodologique de l’exception que Benjamin endosse jusque dans les thèses sur l’histoire, mais pour le retourner contre Schmitt lui-même. Faire advenir le véritable état d’exception, c’est pour Benjamin généraliser le primat méthodologique de l’exception. L’exception devient alors le levier de l’histoire révolutionnaire : elle permet le retournement ironique des forces théologico-politiques modernes que sont le marxisme orthodoxe, la théodicée, le progressisme ou le souverainisme.
16Ce sont ces mêmes questions que reprend Roberto Salazar dans sa propre contribution. C’est en faisant jouer un rôle primordial au texte Critique de la violence de 1921 et en particulier à la notion de « violence pure » qui y est thématisée par Benjamin qu’il convient selon lui, dans le sillage de G. Agamben, de donner une signification à cette idée de « véritable état d’exception ». À l’encontre d’interprétations « eschatologique » ou « utopique » du messianisme benjaminien, il s’agit ici d’interpréter la « violence pure » comme un « moyen sans fin » permettant de faire advenir la puissance de rédemption des « opprimés » de l’histoire – rédemption qui va au-delà de l’ordre juridique et du pouvoir souverain. Agamben se réapproprie en ce sens l’idée benjaminienne d’« interruption messianique » pour penser le politique autrement. L’état d’exception proclamé par le souverain se répand, selon Agamben, dans tous les aspects de la vie au point d’abandonner la vie humaine et de la mettre en suspens pour la soumettre ainsi à l’arbitraire du pouvoir ; d’où résulte une « vie nue » séparée de sa forme qui n’est ni animale ni politique.
17Ce numéro de Phantasia se termine, comme nous l’annoncions plus haut, par un entretien avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey – « Michèle Riot-Sarcey ou le projet d’une écriture benjaminienne de l’histoire » – édité par les soins de Cécile Lavergne et résultat d’un séminaire organisé à l’Université de Namur en mai 2018. L’un des intérêts majeurs d’un tel entretien en conclusion de ce collectif est d’indiquer ce que peut donner le projet bien concret de déployer une historiographie inspirée par Benjamin que poursuit l’historienne depuis de nombreuses années. Comme le précise C. Lavergne dans son introduction, c’est à une réflexion générale tout à la fois sur les enjeux épistémologiques, politiques et pratiques d’une écriture benjaminienne de l’histoire que nous convie Michèle Riot-Sarcey. C’est aussi l’occasion pour elle de revenir sur les multiples tensions « productives » inhérentes à l’œuvre de Walter Benjamin, que l’on retrouvera également abordées par des angles différents dans les différentes contributions à ce volume.
Notes
1 Cf. http://www.temporalite-imagination-utopie.be/
2 Benjamin précise en effet dans une lettre d’avril 1940 à Gretel Adorno qu’il ne convient pas de publier ce texte car cela « ouvrirait grandes les portes à l’incompréhension enthousiaste » (lettre citée par M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d’histoire », Editions de l’Eclat, p. 30).
3 W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, Folio Essais, 2011, « Problème de la tradition I », p. 450 GS, I, 3, p. 1236.
4 Ibid.
5 M. Riot-Sarcey, Le procès de la liberté, La découverte, 2016.
6 S. Weigel, Body- and Image-Space, Re-Reading Walter Benjamin, trad. G. Paul, Abingdon on Thames, Routledge, 1996.
7 W. Benjamin, “Agelisaus Santander”, in Zur Aktualität Walter Benjamins, Francfort, Suhrkamp, 1972, pp. 94-100.
8 Id., “Karl Kraus”, in Œuvres II, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 2000.
9 Id., « Thèses sur le concept d’histoire », in Œuvres III, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 2000.
10 S. Mosès, L’ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, 2006.
11 Pour une reprise de ces perspectives, nous nous permettons de renvoyer à S. Laoureux, « Futur et/ou altérité ? La structure utopique du rapport au passé dans les thèses Sur le concept d’histoire de Walter Benjamin », dans A. Dumont (éd.), Repenser le possible. L’imagination, l’histoire, l’utopie, à paraître en 2019.