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- Volume 12 - 2022 : Varia
- Fenêtre et soupirail dans L’Occupation des sols de Jean Echenoz : un trompe-l’œil troué par la perspective
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Fenêtre et soupirail dans L’Occupation des sols de Jean Echenoz : un trompe-l’œil troué par la perspective
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Cet article se propose d’analyser la nouvelle L’Occupation des sols de Jean Echenoz à l’aune du dispositif perspectif tel qu’il a été décrit, notamment, par Hubert Damisch dans L’Origine de la perspective, afin de montrer comment Echenoz interroge l’illusion contemporaine de l’omniscience de l’œil en recourant précisément à des motifs qui rappellent, détournent ou redoublent le dispositif perspectif, historiquement lié à l’émergence du sujet géométral et au pouvoir de l’œil humain sur l’espace perçu et représenté. Nous entendons dégager le rôle cardinal que l’auteur accorde, ce faisant, à l’environnement urbain. Convoquer la perspectiva artificialis nous donnera aussi l’occasion d’approcher le travail sur le réalisme, la vraisemblance et l’artifice auquel se livre Echenoz.
Abstract
Our purpose is to analyze Jean Echenoz' L'Occupation des sols through the device of the perspective as described, in particular, by Hubert Damisch in L’Origine de la perspective, in order to show how Echenoz questions the contemporary illusion of the eye’s omniscience by resorting precisely to patterns that remind of, subvert or redouble the perspective device, historically related to the emergence of the geometric subject and the power of the human eye over the perceived and depicted space. We also identify the cardinal role the author gives to the urban environment. Using the perspectiva artificialis will give us the opportunity to approach Echenoz’ work on realism, verisimilitude and artifice.
Tabla de contenidos
1Les premières lignes de la nouvelle de Jean Echenoz L’Occupation des sols1 font état d’un incendie dans lequel a péri Sylvie, modèle d’une fresque urbaine, épouse de Fabre et mère de Paul. L’appartement et toutes les photographies de Sylvie ayant également disparu dans le sinistre, Fabre et Paul vont assimiler la disparue et la fresque, qui incarne — illusoirement — Sylvie par le biais d’une personnification. Cette représentation en trompe-l’œil, à laquelle le procédé de la personnification confère regard surplombant et volume et que Fabre et Paul viennent hebdomadairement contempler, est ensuite petit à petit dissimulée par la construction d’un nouvel immeuble, requise par un plan d’occupation des sols. Fabre loue dans le nouvel immeuble un studio situé devant le visage emmuré de Sylvie : le texte se termine sur les efforts conjoints de Fabre et de son fils pour percer le mur les séparant de la fresque. Dernière effigie d’une disparue, menacée par le nouveau plan d’occupation des sols, promise à l’effacement, la fresque est également marquée par la disparition, le deuil et la mélancolie. Cette ambiguïté fondamentale d’une image en trompe-l’œil2, qui oscille entre la toute-puissance et l’évanouissement, le regard et l’occultation, l’apparence de la vie conférée par la figure de la personnification et le deuil, l’héritage du passé et l’interrogation sur certains discours du temps, appelle à une analyse des composantes et des effets du dispositif visuel déployé par Echenoz.
2Dans L’Occupation des sols, la personnification, proche de l’ekphrasis, organise le travail d’interrogation sur la représentation. En effet, un espace à deux dimensions, explicitement présenté comme tel — « Sylvie Fabre […] bravant l’érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions » (OS, p. 13) —, parvient à faire s’accorder sur la surface plane du mur la représentation et la perception visuelle que Fabre, parfois Paul et, au début du texte, le lecteur ou la lectrice pourraient avoir de Sylvie si elle était vivante. Le principe permettant de personnifier le portrait en pied de Sylvie Fabre dans la fiction intradiégétique, d’autoriser la confusion apparente entre sens et référence3, de donner l’illusion d’un espace à trois dimensions à partir d’une surface à deux dimensions, nous semble pouvoir être rapproché du dispositif de la perspective.
1. La perspective : un dispositif d’énonciation
3La perspective, « paradigme par excellence de la représentation, en même temps que le dispositif où celle-ci se réfléchit et se dévoile dans son opération4 », est un dispositif plus qu’opératoire pour l’analyse d’une nouvelle qui, comme de nombreux autres textes5, place au centre de ses enjeux littéraires un tableau et dont l’auteur, qui plus est, exploite régulièrement la référence et le lexique picturaux, photographiques et cinématographiques. Il est d’autant plus opératoire pour appréhender l’œuvre d’un auteur qui fait si régulièrement bouger les lignes de la vraisemblance et de l’artifice.
4La perspective constitue, comme le rappelle Gérard Wajcman, « une injection de sujet dans l’espace6 », transformant l’appréhension que peut avoir l’individu de l’espace. Antonio Quinet note ainsi qu’« [a]vec la perspective, l’espace gagne de nouvelles représentations : “espace en hauteur ”, “espace proche” », “espace public” » qui sont autant de ressources pour inclure le sujet dans le tableau7 ». En effet, le « dispositif théâtral8 » de Filippo Brunelleschi9 était destiné à prouver que « la « perspectiva artificialis » faisait coïncider la peinture d’un objet avec la vision que l’on pouvait avoir de lui10 » depuis la position particulière occupée par l’observateur — l’œil — devant une toile. Sur une surface plane sont représentés des objets en fonction de leur position et de leur éloignement par rapport à un observateur, qui deviendrait ainsi sujet puisque son œil compose le tableau. Il est, apparemment du moins, mis au centre du processus de représentation. Cette place déterminante accordée au sujet rapproche, aux yeux de Damisch, la perspective d’un réel dispositif d’énonciation :
[L]a costruzione legittima propose, dans son dispositif même, un appareil formel qui, entre point de vue, point de fuite et « point de distance », et s’organisant comme il le fait autour de la position du « sujet » pris pour origine de la construction perspective, et pour indice de l’ici comme du là, voire du là-bas, représente l’équivalent du réseau des adverbes de lieu, sinon des pronoms personnels : soit ce que les linguistes nomment un dispositif d’énonciation11.
5Dans L’Occupation des sols, la perspective qui fonde la personnification de la fresque interroge aussi la question du point de vue, que ce soit celui adopté par le personnage de Fabre, le narrateur ou lors de la lecture.
6Le terme de perspective a été également utilisé par les études littéraires, en particulier narratologiques, pour désigner la focalisation ou le point de vue12. Perspective picturale ou architecturale et focalisation romanesque ne se confondent évidemment pas, mais il est cependant possible d’établir un parallèle entre ces deux notions, qui convoquent toutes deux, dans des registres différents, la question du point de vue. Dans L’Occupation des sols, ce dernier est régulièrement celui des personnages. L’incipit adopte ainsi le point de vue du fils Paul (la première mention de Sylvie étant « la mère ») et de son père, comme l’indiquent les tournures proches de l’oral « pour Fabre et le fils Paul c’était tout de suite beaucoup d’ouvrage » ou « deux pièces […] qui avaient ceci de bien d’être assez proches du quai de Valmy (nous soulignons), les déterminants démonstratifs “cette cendre », “ce deuil” », l’insistance dans “Le soir après le dîner, Fabre parlait à Paul de sa mère, sa mère à lui Paul” » (nous soulignons) ou la conjonction « comme » qui signifie une cause supposée connue de tous, sans que le narrateur donne davantage d’informations sur les événements antérieurs à la diégèse, ce qui donne « l’impression que l’information est diffractée par le point de vue des personnages, qui disposent d’un savoir évident, inutile à poser13 » et provoque donc un relatif effacement de la position du narrateur.
7Cette perspective interne se manifeste à plusieurs reprises dans le texte, toujours par bribes, et s’entremêle avec le point de vue du narrateur (ainsi, le point de vue du narrateur et celui de Paul dans « C’était une belle robe au décolleté profond, c’était une mère vraiment », OS, p. 11, nous soulignons) ou interrompt celui-ci (par exemple, lorsque certaines paroles de Fabre sont rapportées sans que soit indiqué l’énonciateur — « Monte, Paul », p. 17 ; « on s’entendit pour quatorze heures — ensuite on s’y met », p. 20, nous soulignons). Le pronom « on » régulièrement employé témoigne de cette ambiguïté entre perspective interne et externe, semblant recouvrir tour à tour les deux personnages (« Comme on ne possédait plus de représentation de Sylvie Fabre », p. 8 ; « suffisamment séparé de Fabre pour qu’on ne se parlât même plus, Paul visita sa mère sur un rythme plus souple, deux ou trois fois par mois, compte non tenu des aléas qui font qu’on passe par là », p. 10), une entité plus impersonnelle correspondant au chef du chantier ou à l’usager (« Négligence ou manœuvre, on laissait l’espace dépérir », p. 11-12 ; « on lança la superstructure », p. 14), une instance à mi-chemin entre le narrateur et le personnage (en reprenant la définition donnée en 1993 par Dominique Maingueneau dans Éléments de linguistique pour le texte littéraire, « qui partage le point de vue et le langage des personnages évoqués tout en demeurant décalé », Paillet14 parle ici de narrateur-témoin anonyme : « C’était un sépulcre au lieu d’une effigie de Sylvie, on l’approchait d’un autre pas, d’une démarche moins souple », p. 16, « La femme s’éloignait, on ne sait pas qui c’était », p. 17). Enfin, le texte se termine également sur l’emploi de ce pronom, qui se réfère au point de vue des personnages (« On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud », p. 22) et qui, utilisé avec le verbe gratter « qui pourrait aussi désigner familièrement le geste d’écriture, […] finit par fondre dans une même instance auteur, lecteur et personnages15. »
8En raison de l’indétermination qui lui est généralement associée, le pronom « on » confère donc à la perspective déployée dans la nouvelle une ambiguïté régulière entre la position des personnages et celle du narrateur, tout en participant de la dépersonnalisation des personnages. En effet, si la perspective fait place régulièrement à la perception des personnages, cela ne revient pas à prétendre que cette dernière organise tout le récit, à la manière d’un point de fuite, comme ce serait le cas, selon Philippe Hamon, dans la majorité des récits réalistes du XIXe siècle :
[L]e texte lisible […] centré non seulement dans et par les descriptions (le regard du héros les prendra en charge et les organisera par des : à gauche, à droite, devant, au loin, au-dessus, etc., de moi-héros-regardant), mais émotionnellement et idéologiquement. Il équivaut donc exactement au point de fuite du tableau illusionniste et scénographique inventé par la Renaissance16.
9La dépersonnalisation ainsi que le brouillage entre perspective interne et externe forment ainsi une « forme de polyphonie, qui combine distance et adhésion, efface les frontières entre les points de vue, interne et externe, ou les juxtapose, et crée comme des zones “ mitoyennes ”, pour employer une métaphore inspirée par ces immeubles qui, dans le texte, jouxtent le Wagner17. » Il y a donc dans l’agencement des voix narratives par Echenoz un brouillage presque explicite. Ce décalage des perspectives narratives n’est aucunement en contradiction avec le dispositif de la perspective picturale ou architecturale, mais semble au contraire le souligner, puisque ce dernier, selon Quinet :
[I]ntroduit l’œil du peintre, et du coup celui du spectateur dans le tableau. […] En mathématiques, paradoxalement, l’œil, c’est-à-dire le centre de projection, est le seul point dont l’image n’est pas définie sur le plan du tableau. Ainsi, le fondement même de la perspective repose sur une équivoque : le lieu d’où il faut voir le tableau ne peut être montré par le tableau lui-même […] La place du peintre ou du spectateur est par essence un lieu invisible18.
10Enfin, un indice supplémentaire fondant le parallèle entre ce modèle et l’esthétique d’Echenoz, du moins dans la nouvelle qui nous occupe, est le vocabulaire de la scène : « Tendu sur des piquets rouillés, du ruban rouge et blanc balisait le théâtre. » (OS, p. 14), « planches », le plancher à claire-voie au-dessus du cintre d’un théâtre que peut être le « gril » (p. 8), « [Fabre] pouvait aussi chercher la scène » (OS, p. 10), « le soleil en effet balaierait tout le studio, comme un projecteur de poursuite dans un music-hall frontalier. » (OS, p. 20) La scène à l’italienne est ainsi historiquement liée au dispositif architectural de la perspective19. Selon Damisch, « l’office qu’Alberti assignait au peintre [est] celui de reconstruire la scène sur laquelle, par une manière de repetitio rerum, l’istoria, qui fait le but de la peinture, viendrait à représentation20. » Cette impression de théâtralité se manifeste, d’après lui, de manière exemplaire dans les représentations de villes que sont les vues urbinates, où la disposition du lieu semble s’agencer autour d’une scène encadrée d’ailes latérales constituées de bâtiments.
11La question du voir est essentielle dans l’esthétique d’Echenoz et entre en résonance avec un monde contemporain largement soumis aux exigences du visible. À cet égard, la perspective semble un outil idéal pour souligner certains des enjeux de la nouvelle car elle continue, selon Damisch, à « informer » la représentation à l’époque contemporaine, constituant en ceci un véritable paradigme :
[E]n tant qu’elle est productrice d’effets, et que sa capacité, sa puissance d’information, au sens le plus fort du terme, excèdent de toute évidence les limites du temps qui l’a vue naître. Sans aucun doute, notre époque est beaucoup plus massivement « informée », par le paradigme perspectif, à travers la photographie, le cinéma et — aujourd’hui — la vidéo, que ne l’a été le XVe siècle, lequel n’a connu que de très rares exemples de constructions « correctes21 ».
12La perspective informe la perception elle-même, comme le rappelle Damisch lorsqu’il commente Le visible et l’invisible de Merleau-Ponty22. Organisant depuis le Quattrocento la représentation picturale puis photographique et cinématographique ainsi que l’architecture, liant intimement, grâce au regard, sujet, espace et représentation, la perspective permet d’appréhender les dispositifs architecturaux et picturaux qui dessinent l’espace diégétique mis en scène dans l’œuvre d’Echenoz.
2. Une fenêtre ouverte sur le monde ?
13Outre la composition de la fresque, le dispositif de la perspective règle un autre passage de la nouvelle, la vue sur la ville depuis le nouveau studio de Fabre. Celle-ci concourt à l’évocation d’une ville dégradée et à une description tout à la fois en creux, puisqu’elle s’attache à un canal vide, et marquée par l’inventaire de la masse de déchets révélée par l’absence d’eau (p. 17-18). Cette énumération encadrée par une fenêtre rappelle le dispositif central que constitue, dans la nouvelle, la fresque sur une façade. En effet, Echenoz opte à nouveau pour une description qui en passe par un motif architectural et visuel : la fenêtre et plus précisément les vitres. Ce dispositif construit une représentation associée, comme la fresque, à un tableau, dont le cadre, celui de la fenêtre, délimite, à première vue, une portion de « réalité », à savoir une nature morte — un fleuve artificiel, dont l’eau a été pompée mais qui est jonché d’objets et de déchets —, voire doublement morte puisque la description se focalise sur des objets et renforce le signifié du trépas par une isotopie de la mort (« squelettes », « carcasses », « armes du crime »).
14 La fenêtre est, depuis l’essai De ¨Pictura (1435) de Leon Battista Alberti, associée à la représentation occidentale de la réalité et, partant, au réalisme, quelle que soit la forme littéraire que ce dernier ait prise, comme le rappelle Hamon :
[L]a référence à la réalité fait partie intégrante, sur le mode litanique et quasi obsessionnel, de notre culture occidentale, depuis la « fenêtre » d’Alberti jusqu’à la « fenêtre » et l’« écran » naturalistes, en passant par la règle de l’ut pictura poesis et par les multiples déclarations des écoles littéraires dont on sait que chacune a fait sa révolution au nom du (d’un) réalisme23.
15Dans la pensée occidentale, un des points de rencontre privilégiés entre les réflexions sur l’espace et la vision est la perspective, théorisée par Alberti qui, en plus d’établir formellement la perspectiva artificialis, lie étroitement fenêtre et tableau. En fondant la perspective géométrale, représentation d’objets sur une surface plane qui fait coïncider leur représentation avec la perception visuelle que peut en avoir un observateur en fonction de leur position dans l’espace par rapport à l’œil de ce spectateur, Alberti a, selon la doxa, institué le tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde », comme représentation réaliste de la nature par le biais d’une géométrisation de la toile.
[L]a « peinture » doit donc pouvoir revenir à la « nature », c’est-à-dire à la réalité. (L’emploi du mot nature chez Alberti recoupe une définition du réel d’un point de vue humain […] La nature albertienne n’est pas l’objet d’une contemplation de la vérité et de la beauté, elle est le moyen d’une observation du vrai ; c’est le terme désignant le plus souvent la cohérence et la coexistence des choses réelles). La peinture faite, ou l’historia, est donc un prélèvement et une composition anthologique de ce que la nature offre de façon dispersée24.
16Alberti établit la perspective comme une « pyramide visuelle25 » et définit ensuite la peinture comme une section de cette pyramide. La pyramide visuelle est, en quelques mots, organisée autour d’un point central, le point de fuite, qui détermine l’horizon (ou ligne centrale). Entre le point de fuite et la base de la pyramide, divisée en parties égales, sont tracées des lignes convergentes. S’ajoutent à cette pyramide des lignes transversales, parallèles à la base de la pyramide et à des intervalles de plus en plus petits par rapport à cette dernière. Cet agencement de lignes forme un filet, un voile, une grille, qui crée l’illusion de profondeur à partir d’une surface à deux dimensions.
17Cette circonscription par la pyramide fonctionne, pour Alberti, « exactement comme si cette surface que [les peintres] recouvrent de couleurs était de verre ou d’une matière translucide qui fût de nature à permettre à toute une pyramide visuelle de la traverser, à une distance et avec une position du rayon central et de la lumière qui seraient aussi précises que si elles se situaient pour de bon, dans l’air, en leurs lieux respectifs26. » Ce faisant, Alberti énonce un projet explicitement mimétique ; l’objectif poursuivi semble bien être celui de reproduire sur la toile des objets tels qu’ils sont perçus par l’œil humain (ou du moins tels qu’on pensait les voir à l’époque, fournissant, comme le rappelle Daniel Arasse, « une image satisfaisante par rapport aux choix de la société contemporaine27 », soumise à une perspective certes linéaire, représentative de la géométrie moderne mais bien arbitraire). Le voir serait donc, dans l’histoire occidentale, strictement lié au savoir et à la technique.
[C]e texte, tout uniment, est brutal ; par son abord (le premier livre géométrique qui réduit notre savoir sensible à rien) et par sa philosophie : mettre l’idée de la réalité et le métier de l’artiste en superposition ; son dégonflage poétique aussi : tout est affaire de métier, de technique, jusqu’à l’invention dont la dernière qualité sera d’être une disposition cohérente de choses28.
18Une représentation « exacte » de la réalité pourrait être obtenue par le biais d’un voile géométrique qui, placé entre l’objet et l’œil du peintre, organise la surface à peindre en reproduisant l’organisation des rayons vis-à-vis de l’œil : « un voile de fils très fin, tissé lâche, teint d’une couleur quelconque, divisé au moyen de fils plus épais en autant de bandes de carrés qu’on voudra et tendu sur un cadre. Je le place entre le corps à représenter et l’œil, de façon que la pyramide visuelle pénètre à travers les jours du voile29. » À ce filet, à ce voile de la représentation correspond, comme le rappelle Jacques Lacan, le dispositif du portillon développé par Albrecht Dürer pour construire les tableaux en perspective.
[U]ne toile, un treillis que vont traverser les lignes droites — qui ne sont pas obligatoirement des rayons, mais aussi bien des fils — qui relieront chaque point que j’ai à voir dans le monde à un point où la toile sera, par cette ligne, traversée. C’est donc pour établir une image perspective correcte que le portillon [de Dürer] est institué30.
19La mention du verre ou de la matière translucide dans la citation ci-dessus rappelle en effet l’image de la fenêtre ouverte qu’Alberti superpose à la section de la pyramide visuelle et géométrique qu’est le tableau. Pour décrire plus précisément la pyramide visuelle, Alberti choisit d’abandonner la position énonciative du théoricien ou du géomètre pour revêtir celle du praticien, du peintre :
Mais comme il ne s’agit pas seulement de savoir ce qu’est la section ni en quoi elle consiste, mais aussi comment elle se fait, il faut donc dire par quel art on l’obtient en peignant. Je parlerai donc, en omettant toute autre chose, de ce que je fais lorsque je peins. Je trace d’abord sur la surface à peindre à un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire, et là je détermine la taille que je veux donner aux hommes dans ma peinture31.
20De mimétique, la peinture devient presque transparente, annonçant en ceci la paroi de verre que Léonard de Vinci associait au tableau et, plus tard, la fascination qu’ont exercée la transparence et le verre sur l’architecture et la littérature, surtout à partir de la révolution industrielle.
21Cet aperçu de la perspective « inventée » au Quattrocento rejoint un premier niveau de lecture de la scène de L’Occupation des sols. Dans un monde qui semble sans surprise pour le personnage, le surcroît de transparence octroyé aux vitres (« Il avait fait les vitres », OS, p. 17) par le personnage d’Echenoz ne donnerait à voir qu’un cours d’eau artificiel, un canal vidé de sa substance mais caractérisé par une prolifération d’objets, de déchets rappelant la société de consommation (« une multitude de chariots d’hypermarchés rivaux »), les eaux sales (« vidange », « siphon », « anneaux gluants », « vase »), voire les excréments (« stercoraires »). À priori, on aurait donc affaire, dans les descriptions d’Echenoz, à un simple œil qui enregistre la réalité sur laquelle s’ouvre la fenêtre. Sur bien des points, la peinture du deuil dans L’Occupation des sols confine à un anti-psychologisme qui ruine les effets d’intériorité et de profondeur, rejoignant en ceci la tautologie minimaliste décrite par Didi-Huberman de la manière suivante :
Pas d’intériorité, donc. Pas de latence. […] Éliminer toute forme d’anthropomorphisme, c’était redonner aux formes — aux volumes comme tels — leur puissance intrinsèque. C’était inventer des formes qui sachent renoncer aux images, et d’une façon parfaitement claire qui fasse obstacle à tout processus de croyance devant l’objet32.
22Ajoutons enfin à ce rapide rappel des principales caractéristiques généralement attachées à l’organisation géométrique et artistique de l’espace présupposée par le dispositif perspectif que le souci de la Renaissance de décrire la nature mise à l’échelle du monde humain dans la peinture et de mesure mathématique de l’espace va de pair, comme le rappelle Arasse, avec un goût de plus en plus manifeste dans la peinture pour l’inventaire33, qu’Echenoz réactive, après les auteurs réalistes et naturalistes, dans bon nombre de ses descriptions, y compris dans celle du canal que nous venons de citer.
23Cependant, si nous reprenons le passage de la description du canal vidé de sa substance liquide, on ne peut souscrire unilatéralement à l’hypothèse d’un œil enregistrant la réalité. Des marques de modalisation (« semblait normale », « en revanche […] déconcertait »), la mise en évidence de l’imposition d’un cadre (« Il avait fait les vitres par lesquelles on distinguait le fond du canal ») et d’allitérations (« constellé d’escargots stercoraires ») soulignent d’une part la position d’un sujet observateur, d’autre part le processus de constitution de l’image. Nul refus de l’image ici, pas plus que de rejet de la croyance devant l’objet. L’hyperréel dénoncé par Jean Baudrillard34 est ici détourné grâce à des procédés langagiers qui restituent la portée imaginaire que suppose par définition l’image.
24Ce trait est largement présent dans l’œuvre d’Echenoz ou dans les commentaires qu’il a formulés. Si nous considérons à nouveau les déclarations d’Echenoz au sujet de la préparation de Je m’en vais, nous pouvons noter qu’il nuance aussitôt l’exactitude et la véracité de son roman :
[J] » en garde [des informations rassemblées pour la préparation des romans] peut-être 1%, il n’y a jamais plus de 1% de la réalité qui soit pertinent en termes de romanesque, mais ces détails-là sont toujours plus romanesques que ceux que l’on pourrait inventer. […] Parfois même la réalité en fait trop, il faut la calmer un peu35.
25La réalité mimée dans le roman ne l’est bien sûr qu’à travers un travail de sélection, d’invention et parfois, selon Echenoz, d’adoucissement et de renforcement de l’effet réaliste ou cohérent. Les propos d’Echenoz rejoignent à cet égard les études littéraires sur la vraisemblance, informées par les travaux de Barthes :
Ce n’est jamais, en effet, le « réel » que l’on atteint dans un texte, mais une rationalisation, une textualisation du réel, une reconstruction a posteriori encodée dans et par le texte, qui n’a pas d’ancrage, et qui est entraînée dans la circularité sans clôture des « interprétants », des clichés, des copies ou des stéréotypes de la culture36.
26La métaphore picturale, explicite dans L’Occupation des sols, et à plus forte raison celle du tableau-fenêtre, sont récurrentes dans l’œuvre d’Echenoz, qui prolonge par là une caractéristique du roman réaliste et naturaliste :
Dans son effort informatif, le texte réaliste pourra jouer à fond sur la complémentarité sémiologique : […] redoubler son information par des procédés diagrammatiques internes : […] indirectement, par référence aux arts visuels en général (la peinture chez Balzac ou Stendhal, la photographie ou la carte postale dans le Nouveau Roman, etc.) ou à telle œuvre d’art particulière signifiée par le texte (les peintures décrites à l’intérieur de la chambre du héros, telle gravure accrochée au mur de la chambre du héros, par exemple, qui redouble ou annonce son destin, etc.) On pourrait donc définir le discours réaliste comme un discours paraphrasable. Très souvent le lisible s’articule sur le visible, et le visible inversement peut s’identifier au lisible, au racontable (Diderot et Greuze)37.
27Nulle « complémentarité sémiologique » ou redoublement de l’information dans les romans d’Echenoz cependant. Son premier roman, Le Méridien de Greenwich, s’ouvre ainsi sur la description d’un tableau — mais on réalisera à la fin du chapitre qu’il s’agit en réalité d’un film — mettant en scène « un homme et une femme, sur fond de paysage chaotique38 ». Fenêtre et tableau sont à nouveau liés dans Lac, amplifiant la métaphore architecturale qui traverse l’œuvre d’Echenoz et servant d’embrayeur pour l’intrigue adaptée des romans d’espionnage : « trempant avec agilité le pinceau dans la couleur, [faisant] en quelques traits s’ouvrir une fenêtre du premier étage », un aquarelliste indique l’homme que le personnage principal, espion, doit mettre sur écoute,
[Apparu] dans l’embrasure […], brève intrusion du dessin animé dans la nature morte, et qui disparut presque aussitôt dans un rond noir comme font Loopy the Loop et Woody Woodpecker à la fin de l’épisode (That’s all folks !). Le temps de changer de couleur et par trois nouveaux traits la croisée se referma, la façade recouvra son calme d’aquarelle et rien ne s’était passé. (Lac, p. 93, nous soulignons)
28Enfin, Je m’en vais, dont le personnage principal est un galeriste, fait la part belle aux descriptions, souvent empreintes d’ironie, de tableaux contemporains ainsi qu’aux illusions d’optique (notamment l’effet de parhélie auquel est soumis Ferrer sur la banquise).
29La critique n’a pas manqué de souligner la fréquence du motif de la fenêtre dans l’œuvre d’Echenoz. Jérusalem, par exemple, reprenant brièvement l’idée de « technème » qu’Hamon avait esquissée dans Expositions, relève quelques occurrences et estime que la « dissolution du réel s’actualise de façon particulièrement intéressante dans le motif de la fenêtre qui scande les descriptions urbaines39. » Rapprochant ce motif des autres procédés de brouillage employés par l’auteur et de son goût pour les jeux de reflets, elle y voit une « [m]étaphore de la confusion des registres ou des structures, la vitre signale à la fois un processus d’indifférenciation du monde et d’indifférence au monde. »40 Cette indifférence généralisée confine selon Jérusalem à une dématérialisation de la réalité, qui se confond dès lors purement et simplement avec des images défilant sur des écrans :
C’est tout le réel, finalement, qui se trouve dématérialisé et assigné à la fonction d’écran, telles ces fenêtres d’une tour dans Nous trois qui sont observées par des grutiers et qui apparaissent comme des « dizaines de petits écrans débordant de feuilletons familiaux, documentaires, sociaux, programmes culinaires, sitcoms domestiques et séries érotiques. » (p. 62-63) Là sans doute culmine le point d’indifférenciation et de réversibilité entre réel et représentation, vérité et simulacre, réalité et facticité. Ce brouillage des repères est à la mesure de l’inertie répétitive et vide qui imprègne les lieux41.
30Si la vitre et la fenêtre constituent effectivement des objets architecturaux privilégiés pour interroger la frontière, floue, entre réalité et représentation, il ne nous semble pas qu’elles incarnent indifférenciation et indifférence. Au contraire, elles révèlent la constitution du regard et par là du sujet.
31 Par ailleurs, comme le donnent à lire les traductions récentes du De Pictura42 et comme le souligne Wajcman lorsqu’il étudie le texte d’Alberti, le tableau-fenêtre n’est pas tant ouvert sur le monde que sur l’histoire (du latin historia et de l’italien storia).
La fenêtre d’Alberti ouvre donc sur une histoire, c’est-à-dire sur le récit d’une action des hommes. Mais en écrivant ex qua, il exprime l’idée que cette histoire se déroule dehors. Peindre un tableau, c’est ouvrir sur l’extérieur. […] même s’il s’agit de contempler une histoire, regarder un tableau, c’est à la lettre, regarder ex qua, au-dehors, c’est aller voir ailleurs. Si peindre un tableau, c’est ouvrir une fenêtre, regarder un tableau, c’est sortir. Il y a une dimension de découverte dans le fait de contempler une peinture. Un tableau est une invitation au voyage, à la découverte, à sortir hors de chez soi, de son petit monde43.
32On est donc bien loin de l’idée reçue du tableau purement mimétique de la réalité et même du tableau conçu comme une fenêtre. En réalité, toute la démonstration de Wajcman repose plutôt sur le présupposé que c’est la fenêtre qui est conçue comme un tableau, réhabilitant par la même occasion la portée imaginaire que suppose la fenêtre-image.
Ainsi la formule définissant le tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde » devient recevable dès lors que « le monde » n’est pas supposé référer à une réalité extérieure déjà là, mais nommer le lieu de l’histoire. En ce sens, le monde est le ex qua, c’est-à-dire qu’il n’est pas un donné premier, il se construit, il est précisément ce qui se constitue par l’ouverture du tableau qui définit le ex qua. Il serait fondé de prétendre : pas de monde sans tableau. Et donc pas d’histoire. Il faudrait peut-être aller à conclure que la fenêtre du tableau ouvre sur le fantasme du monde. En somme que le monde, ce qu’on appelle la réalité, est une création de la peinture44.
33On trouvera une formulation explicite de ce projet créatif appliqué à la ville dans « Le sens du portail », court texte d’Echenoz précédant un recueil de chroniques de Pierre Marcelle intitulé Articles de Paris :
Sélectionnez quand même vingt lieux que nul point commun n’apparente, ni la nostalgie ni le cynisme, l’utile ou le volatil, le résiduel ou le monumental : aucune catégorie ne les rassemble, même pas celle de l’éclectique. Reliez ces repères par une série de traits de crayon ; étudiez un instant la figure obtenue, sait-on jamais. Tirez ensuite de résolus polaroïds. Tracez un bref portrait de chaque secteur, un cliché sans profondeur de champ, à plat, mais sans rien négliger. (« Le sens du portail », p. 8)
34Bien sûr, le procédé mis en avant ici emprunte plus à la photographie (« cliché », « polaroïd ») qu’à la peinture (bien qu’il y soit fait mention du « portrait de chaque secteur ») mais la photographie est également régie par le paradigme perspectif qui préside au traité d’Alberti. Le cliché ici combine minutie (« sans rien négliger ») et présentation de la ville comme une création humaine, une fiction qui réhabilite les déchets dans un souci du décor. Nous avons déjà rappelé, après Jérusalem, qu’Echenoz trouvait la réalité parfois trop romanesque. Nous retrouvons la même idée dans « Le sens du portail », associant la ville de Paris à une « fiction » et ses rues à un décor de cinéma dans lequel évoluent, sous les feux des projecteurs, des figurants qui « crèvent l’écran » :
De sa place stratégique au dernier de ses déchets, l’intérêt est égal, tout est bon : tout est beau comme si c’était faux.
Chacun sait bien, de toute façon, que Paris n’est qu’une fiction, décor et moteur de fiction, self-service du mensonge noir et blanc. Les passants tout autour de vous sont autant de talentueux figurants, indiscutablement leur présence crève l’écran. Même les jours d’amertume, c’est volontiers que vous traversez la ville sans fin, héros de votre propre aventure, personnage principal traînant sous les sunlights. (« Le sens du portail », p. 8-9)
35Si, comme le signale Jérusalem, « l’écrivain entend montrer l’émoussement du réel contemporain, son nivellement (« l’intérêt est égal, tout est bon ») et sa facticité (« tout est faux »)45 », il nous paraît également, par ailleurs, mettre au travail le dispositif de la perspective pour interroger le sujet géométral qui est généralement attaché à ce dernier.
3. La perspectiva artificialis ou la préfiguration d’un sujet géométral
36La perspective, telle du moins qu’elle a été « inventée » au Quattrocento et interprétée par la doxa occidentale, lie intimement, grâce au regard, le sujet, l’espace et la représentation. En effet, elle est généralement considérée comme une préfiguration du sujet cartésien46. Depuis l’essai de Panofsky47 sur la perspective, il est communément admis que ce dispositif participe de la distinction moderne entre sujet et objet, sujet et espace. La perspectiva artificialis du Quattrocento, « réduction de « l’homme » à un œil, et de l’œil à un point48 », correspond à l’institution d’un point géométral, c’est-à-dire une préfiguration du sujet cartésien fondant un « espace entièrement rationnel, […] infini, continu, et homogène49 ». Ce sujet, en utilisant le pouvoir de réduction de la réalité au tableau que comporte le dispositif perspectif, deviendrait ainsi maître de l’espace, maître du monde, maître du paysage50 : « La perspective institue le monde selon le sujet. Son invention est d’avoir projeté le sujet dans l’espace et de penser celui-ci, de le construire à partir de lui51. » Cette entreprise de réduction que constitue la perspective — ramener l’espace au cadre du tableau — rappelle bien sûr la récurrence du thème pictural dans l’œuvre d’Echenoz mais aussi de la miniaturisation, qui transparaît, par exemple, dans le motif de la machine (Le Méridien de Greenwich, Des éclairs) ou des minuscules dispositifs d’espionnage (Lac).
37Daniel Arasse, dans son ouvrage sur les primitifs d’Italie L’homme en perspective, montre également que, même si la naissance de l’espace pictural moderne a pu prendre des formes diverses et que le système de la perspective, complexe, ne peut se réduire à la théorisation d’Alberti, les peintres italiens, « [d]e Giotto à Léonard52 », dans leur souci de mettre au point un système afin d’organiser l’image, n’ont eu de cesse d’établir une perspective linéaire et, partant, d’examiner la nature, faisant ainsi du tableau une « fenêtre ouverte sur le monde » :
Malgré les interprétations diverses qui en sont proposées dès le Quattrocento, la perspective italienne — c’est-à-dire linéaire et mathématique — constitue effectivement l’appropriation implicite d’un monde soumis à une connaissance quantitative. Cette situation imaginaire est résumée en deux phrases célèbres de Léonard de Vinci sur la perspective « guide et timon » d’une peinture elle-même définie comme « connaissance démontrée ». Même s’il est trop tôt pour dire, avec Panofsky, que l’homme du Quattrocento dessine l’image d’un monde dont il serait « commaître et possesseur » avec Dieu, il semble bien vrai que, de 1300 à 1500, les hommes d’Italie inventent la forme symbolique d’un mode de penser, de sentir et d’agir orienté par le souci de l’efficacité rationnelle ; on cherche la mesure concrète et matérielle des apparences permettant aux individus d’exercer une action53.
38La perspective du Quattrocento annoncerait ainsi le sujet « cartésien », pour qui l’espace est perçu comme une étendue dont les déterminations lui sont conférées par le sujet géométral. Comme le résume Quinet, « [l]a perspective constitue un œil de savoir qui ordonne et géométrise54 », ce qui conduit à une « désubjectivation de l’espace […] à la suite des travaux de Desargues »55.
C’est un fait que l’image picturale italienne vise à être une imitation du monde extérieur, et que le panneau sur bois et la fresque cherchent de plus en plus à être une « fenêtre ouverte » sur le spectacle représenté : la surface peinte en tant que telle s’annule pour ne plus être qu’un plan invisible, telle une vitre derrière laquelle semble se dérouler la scène représentée. Au jugement d’une esthétique de l’illusion, le talent d’un peintre se marque à sa capacité de créer une image « ressemblante » du monde. C’est un fait aussi que ce qui distingue l’esprit italien de l’esprit flamand tient aussi dans une large mesure à la « rigueur » mathématique plus grande avec laquelle l’espace de l’image est construit56.
39La perspective serait perçue comme un mode de représentation « objectif57 » : « l’espace pictural de la Renaissance affirme implicitement la capacité de l’esprit humain à comprendre et à connaître la “nature des choses” : il constitue, selon la belle formule de Panofsky, une “objectivation de la subjectivité”58 ». Comme le soulignent Arasse et Damisch, il ne s’agit bien sûr pas de superposer la perspective italienne — informant des tableaux qui accordent toujours une place prépondérante au divin — et la conception d’un sujet géométral, bien postérieure, mais de souligner comment la première préfigure la seconde. Selon Arasse, l’image construite en perspective « symbolise » le nouveau rapport vécu qui s’instaure entre l’homme et lui-même, l’homme et le monde : « C’est dans les tableaux que se sont inscrits les premiers efforts des hommes pour construire un univers à la mesure de leurs nouvelles possibilités techniques et spéculatives (Francastel)59. »
40La perspective artistique telle qu’elle est conçue au Quattrocento est liée de près à la projection, ou perspective géométrique. Comme l’écrit Lucien Vinciguerra, « la perspective est aussi un système de règles, de tracés et de constructions, dont le tableau est à la fois l’effet et la manifestation. Elle fait du tableau une construction méthodique qui, comme toute méthode, relève alors de règles, en leur nature pratique et langagière60. » Jérusalem relève également des procédés d’ordonnancement et de géométrisation explicites dans l’œuvre d’Echenoz :
L’espace dans les romans d’Echenoz est gouverné par un imaginaire mathématique. La topographie y est abstraite, minimaliste, déréalisée. L’ailleurs pittoresque des romans du XIXe siècle a cédé la place à un espace géométrique, gommant les particularités locales au profit d’une conceptualisation universalisante. De diverses façons, Jean Echenoz renforce le caractère formel de la représentation spatiale61.
41Jérusalem note une oscillation permanente, dans l’écriture d’Echenoz, entre ordre et désordre. Nous pouvons observer le même balancement dans la description de la ville qui forme le décor de L’Occupation des sols. Se succèdent en effet, d’une part, mentions mathématiques ou géométriques — « le coin de la rue » (OS, p. 9, nous soulignons) « un bâtiment dynamique carrelé de blanc, bardé de balconnets incurvés » (OS, p. 11), « des calques millimétrés » (OS, p. 15), « Selon ses calculs il dormait contre le sourire [de Sylvie] […] il démontra cela sur plans » (OS, p. 19) — et indications d’ordre — « des hommes calmement casqués de jaune la pelletaient avec méthode » (OS, p. 14), « du ruban rouge et blanc balisait le théâtre » (OS, p. 14), etc. —, d’autre part, mentions qui suggèrent le désordre — « de nouvelles planches neuves traînèrent un peu partout » (OS, p. 14), « [l’]édifice n’était pas entièrement achevé, des finitions traînaient, avec des sacs de ciment déchirés » (OS, p. 16, nous soulignons).
42Selon Damisch, alors que l’on assimile la perspectiva artificialis à la culture dite humaniste, « dont on voudrait qu’elle soit le produit et l’expression62 », et à une préfiguration du sujet cartésien, elle semble en réalité « n’[avoir] plus rien d’humaniste63 » (à un point tel que, comme le rappelle Damisch, Léonard de Vinci parlera de « cyclope » pour désigner l’homme de la perspective). Préfigurant le sujet « cartésien », elle équivaudrait à faire de l’homme le maître du monde et de l’espace. Ce faisant, elle annoncerait aussi certaines caractéristiques de l’univocité de certains discours contemporains et de leurs énoncés acéphales, qui gomment les traces de leur énonciation64 pour prétendre à l’objectivité scientifique, réduisant de ce fait le sujet à un objet et conduisant à une « désubjectivation » de l’espace. Dans cette appréhension de la perspective, il s’agirait, dans le tableau, de « simplement montrer » la réalité, d’évacuer en fait le sujet de la constitution de l’image, dans l’illusion d’un monde transparent à l’homme et à l’observateur, ce qui ne manque pas de rappeler l’idéal de transparence poursuivi par la tautologie minimaliste évoquée par Didi-Huberman. Cette conception d’un « œil sans sujet65 » débouche sur plusieurs conséquences. Devenu maître de l’espace, l’héritier du cogito cartésien, dans le régime de visibilité contemporain, peut ainsi avoir l’illusion de pouvoir soumettre l’espace de la réalité à son œil, d’autant plus avec la multiplication et le progrès des instruments optiques.
Tous les appareils vidéo les plus sophistiqués, appareils de télévision fabriqués à partir du progrès de la science, ont été possibles avec l’avènement de cette même science, l’optique physique qui exclut le regard comme cause du désir. Mais ce regard fait retour comme commandement impulsé par la jouissance scopique66.
43Ces nouveaux moyens techniques et médias permettent de « miniaturiser le monde67 » et ont pour effet une confusion de l’objet et de la représentation, une « fusion de l’objet et de son image équivalente68 ». Façonnée par un discours de la science univoque, l’illusion d’une vision « sans reste », d’un « œil absolu69 » confine bien vite à celle d’une transparence du monde et à une modification de l’appréhension de l’espace, induisant une « nouvelle “proximité”, cette perte définitive de tout intervalle de temps et d’espace, au profit d’un intervalle de vitesse absolue70 ».
44La présence anachronique d’une fresque publicitaire, au détriment d’une affiche photographique, dans une nouvelle qui par ailleurs évoque des hologrammes rend indirectement compte d’enjeux liés à cette évolution technique. Ainsi, Virilio, après avoir condamné peut-être un peu vite le regard à l’œuvre dans ce type d’images (ce qui, dans une photographie publicitaire, regarde le sujet), décrit les effets d’une représentation hyperréaliste de la manière suivante :
Derrière le mur je ne vois plus l’affiche ; devant le mur, l’affiche s’impose à moi, son image m’aperçoit. […] La qualité graphique ou photographique de cette image […] [est] seulement la recherche d’un relief, d’une troisième dimension qui serait la projection même du message, d’un message publicitaire qui tente d’atteindre, à travers nos regards, cette profondeur, cette épaisseur de sens qui lui fait cruellement défaut. L’image phatique qui s’impose à l’attention et oblige le regard n’est plus une image puissante mais un cliché qui essaie, à l’instar du photogramme cinématographique, de s’inscrire dans un déroulement du temps où optique et cinématique désormais se confondent.
Superficielle, la photographie publicitaire participe, par sa résolution même, de cette décadence du plein et de l’actuel, dans un monde de transparence et de virtualité où la représentation cède peu à peu la place à une authentique présentation publique71.
45La fresque d’Echenoz n’est certes pas une photographie — toutes les photographies ont brûlé avec l’appartement — mais elle emprunte clairement à l’hyperréalisme de la photographie (que Virilio juge de toute façon peu ou prou dépassée par d’autres moyens optiques) grâce au trompe-l’œil et interroge simultanément le pouvoir de celui-ci grâce au dispositif de la perspective qui préside à sa réalisation. Ce faisant, elle nous paraît tout à la fois renvoyer une partie des enjeux liés au statut contemporain de l’image (hésitant entre « inflation » et « menace de disparaître sous l’empire des visibilités72 ») et interroger la parfois trop rapide assimilation entre modèle perspectif et « œil absolu » en esquissant le regard — que Virilio, quant à lui, condamne au début du passage que nous venons de citer — à l’œuvre dans ce modèle.
46Notre hypothèse est qu’Echenoz, s’il recourt au dispositif de la perspective et le met en scène de plusieurs manières, ne superpose pas exactement sa description du cadre urbain et son évocation du deuil à celle d’un espace façonné par le discours de la science et de l’hyper-visibilité, pas plus que la perspective du Quattrocento ne se réduit à la vue d’un sujet omnivoyant qui, placé au centre du monde et de sa représentation, deviendrait maître de l’espace. Comme l’écrit Wajcman en analysant le traité De ¨Pictura d’Alberti :
Il s’agira là non pas d’ôter au regard toute puissance souveraine, mais de conférer désormais à l’Homme ce qui n’appartenait qu’à Dieu, la Puissance du Regard, sur toutes choses, de faire l’Homme maître du regard, nouveau maître à la place de l’Autre divin. Bien entendu, c’est d’ailleurs tout le problème, il ne s’agira pas d’un égal Regard, de transférer à l’Homme ce qui appartenait à Dieu : l’Homme nouveau Maître du Visible n’est pas un dieu omnivoyant ; l’Homme sera nouveau maître d’un regard humain, c’est-à-dire contraint, limité par sa condition humaine de voyant. Le nouveau maître du regard sera lui-même assujetti à la dure loi de l’optique. C’est de cela dont traite l’invention de la perspective picturale73.
47Le chantier permanent de L’Occupation des sols, rétablissant le manque à voir, empêche le personnage de Fabre d’avoir un regard sans limite.
4. Un sujet géométral creusé par la grille d’un soupirail
48À l’instar de la vitre ou de l’effet de parhélie provoqué par la banquise dans Je m’en vais qui constituent des « dispositifs minutieusement réglés74 » et servent de révélateurs et de relance pour les personnages, le trompe-l’œil — troué par le gril d’un soupirail — de L’Occupation des sols a plusieurs effets majeurs dans l’organisation du récit. Le personnage de Fabre est littéralement fasciné par la fresque, soumis au regard du tableau que constitue le trompe-l’œil. Comme l’écrit Damisch,
[L]e trompe-l’œil au sens strict du terme se distingue, phénoménologiquement parlant, de l’illusion par le fait qu’il soit impossible de se soustraire à sa feinte, lors même qu’on en serait averti, pour autant que le spectateur se tienne au lieu voulu : le trompe-l’œil, comme sa réciproque, l’anamorphose, assigne bel et bien un point indivisible qui correspond — pour parler comme Pascal — au « véritable lieu », s’entend le lieu d’où il revêtira une apparence de réalité, de « vérité », et d’où l’anamorphose se dévoilera dans son opération75.
49Lacan, désignant le second triangle76 qui redouble celui de la pyramide visuelle théorisée par Alberti, utilisera une forme de la perspective proche du trompe-l’œil, l’anamorphose ou « usage inversé de la perspective77 », pour expliquer la schize entre l’œil et le regard. L’anamorphose, que Jurgis Baltrušaitis range également parmi les « perspectives dépravées »78, est ce jeu de la perspective qui introduit une tache dans un tableau — par exemple Les ambassadeurs d’Holbein, pour reprendre l’étude de Lacan. Cette tache, pour un spectateur qui la considère d’un certain point de vue, déforme l’image au point que celle-ci ne « représente » plus rien, mais, simultanément, lui donne une tout autre apparence lorsque la tache est envisagée d’un autre point de vue (en l’occurrence, ce qui peut passer pour un os de seiche dans Les ambassadeurs s’avère être un crâne qui vient redoubler la signification de la Vanité79 que dégage le tableau d’Holbein). En réalité, c’est la tache qui définit la constitution de l’espace perçu visuellement :
Si la fonction de la tache est reconnue dans son autonomie et identifiée à celle du regard, nous pouvons en chercher la menée, le fil, la trace, à tous les étages de la constitution du monde dans le champ scopique. On s’apercevra alors que la fonction de la tache et du regard y est à la fois ce qui le commande le plus secrètement, et ce qui échappe toujours à la saisie de cette forme de la vision qui se satisfait d’elle-même en s’imaginant comme conscience80.
50Si la perspective linéaire peut imposer au sujet une position pour percevoir l’effet de profondeur du tableau, la perspective poussée à son extrême qu’est l’anamorphose81 révèle que le tableau, et partant la représentation, n’est pas qu’affaire de géométrie ou de visibilité, qu’il n’est pas seulement une étendue que le sujet peut regarder, reconnaître, décrire (en un mot appréhender dans un savoir), mais bien que ce tableau peut aussi surprendre l’observateur, le saisir, voire le piéger dans les apparences, c’est-à-dire le regarder. Nul besoin d’anamorphose ou de trompe-l’œil, bien sûr, pour qu’une représentation ait cet effet sur le sujet mais ces deux dispositifs rendent plus manifeste la tache (ou le trou) du tableau, en d’autres termes le fait que le sujet est lui-même compris dans le visible qu’il pensait voir, connaître et dominer. Comme l’écrit Lacan : « [D]ans le champ scopique, le regard est au-dehors, je suis regardé, c’est-à-dire je suis tableau. C’est là la fonction qui se trouve au plus intime de l’institution du sujet dans le visible. Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors82. »
51Le point de fuite fixé par le trompe-l’œil place le spectateur dans une position déterminée, fixe, par rapport au tableau qu’il veut saisir. Ce faisant, la perspective assigne une place au sujet : « Elle marque l’emplacement de celui qui regarde de telle sorte que tout écart de cette place devient pour lui porteur de trouble et de confusion83. » Cette position assignée au sujet, en dehors de laquelle le tableau lui échappe peu ou prou, est comparable à celle de Fabre, fasciné par la fresque, rivé à son regard, obsédé par la Chose qu’est la bouche de Sylvie, littéralement « suspendu à ses lèvres comme dans un hamac. » (OS, p. 19)84. Seul ce personnage, capturé par le tableau, semble pouvoir retrouver inlassablement le lieu dans la ville où la fresque continuera à figurer pour lui le double parfait du réel, à se confondre parfaitement avec une Sylvie présente, là où l’autre personnage, Paul, qui prend ses distances avec la « voix énervante » de son père (OS, p. 17) et ne rend que rarement visite à l’effigie maternelle, échappe au mirage et saisit par moments le tableau pour ce qu’il est : une représentation. Le « trouble » et la « confusion » pointées par Vinciguerra continuent cependant à opérer sur Paul, qui prend encore à intervalles réguliers l’icône pour sa mère et accepte finalement de prendre part au projet délirant de son père de percer le mur pour retrouver l’image.
52La perspective assigne au sujet une position, dont la fixité se trouve accentuée par le trompe-l’œil ou l’anamorphose, ce qui montre combien, d’emblée, la perspective artificielle, si elle participe à la séparation du sujet et de l’objet et donne à l’homme des outils pour appréhender et construire le monde, et par là l’espace, il est vrai remis à échelle humaine, place simultanément le sujet dans un rapport de subordination vis-à-vis de l’image qu’il crée, qu’« il n’y a de regard que regardé85 », ce que Damisch a particulièrement bien montré dans son analyse de La Città ideale. En réalité, la perspective, préfiguration de la conscience cartésienne — qui évacue l’inconscient —, est souvent perçue comme ne faisant finalement place qu’à l’œil ou la maîtrise de l’œil humain sur l’espace, elle suppose au contraire que le sujet est regardé par l’espace : « la dimension géométrale nous permet d’entrevoir comment le sujet qui nous intéresse est pris, manœuvré, capté, dans le champ de la vision86. » La perspective suppose donc de manière intrinsèque la perte constitutive du regard, entendue dans le même sens que celui qu’a formulé Lacan : « J’entends, et Maurice Merleau-Ponty nous le pointe, que nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. Ce qui nous fait conscience nous institue du même coup comme speculum mundi87. » Voilà pourquoi le trompe-l’œil ou l’anamorphose — « perspectives dépravées » selon Baltrušaitis, poussées à leur comble d’après nous —, révèlent magistralement le regard qui se pose, dans la représentation, sur le sujet. Comme l’écrit Damisch : « La perspective […] offre le moyen de mettre en scène cette capture, et d’en jouer sous l’espèce réflexive88. » Quoi qu’il en soit, le regard serait alors, aux antipodes de l’acception qui lui est généralement réservée en Occident, tout autant lié à la perte, au manque, qu’à la maîtrise du réel qui conférerait au sujet une quelconque toute-puissance, ambivalence que donnent à lire la plupart des textes d’Echenoz.
53Le trompe-l’œil mis en scène par Echenoz révèle le dispositif de la perspective à l’œuvre dans la nouvelle et le caractère décisif de celui-ci, comme en témoignent le jeu entre surface et profondeur, l’hésitation entre les hologrammes et les images en deux dimensions, et surtout le gril du soupirail qui rappelle la grille du portillon de Dürer ou le voile d’Alberti et qui troue la hanche de Sylvie, signalant son statut de fresque en trompe-l’œil et évidant la personnification. Le sujet est en quelque sorte divisé deux fois par le trompe-l’œil : d’une part, le portrait de Sylvie regarde explicitement Fabre (ainsi que, plus ponctuellement, Paul) grâce au trompe-l’œil dans la diégèse et à la personnification dans le texte. Il rappelle au sujet contemporain (bercé de l’illusion depuis la Renaissance qu’il maîtrise entièrement l’espace grâce à son propre regard) son statut de sujet regardé par la ville. D’autre part, l’effet de fascination produit par celui-ci, qui entend combler le manque survenu à la mort de Sylvie, est rapidement dissous. La particularité du trompe-l’œil mis en scène par Echenoz est d’être d’emblée ou presque troué, signalé comme illusion, par les effets du chantier ou le soupirail. Ce trou, en outre, est assimilé à un « gril », à une grille, à un voile géométrique, rappelle le dispositif de la perspective qui préside lui-même au trompe-l’œil que ce soupirail troue et met en exergue à la fois. Ce trou géométrisé rappelle finalement que, régulièrement, dans l’œuvre d’Echenoz, « voir, c’est voiler89 ».
54Dans cette œuvre contemporaine comme dans les vues urbinates que nous aborderons dans notre conclusion, la trace du sujet sur la ville est à chercher dans les agencements visuels, dont relèvent les ouvertures telles que la porte, la fenêtre… ou le soupirail. Ce dernier opère à différents niveaux. Premièrement, il troue le trompe-l’œil et signale son statut d’illusion auprès de Paul et du lecteur ou de la lectrice. Les contraintes architecturales viennent rompre l’illusion de la présence de Sylvie au début de la nouvelle, empêchant la lecture et, dans une moindre mesure, Paul de céder à la fascination et à la « sédation » que peut exercer le trompe-l’œil selon Marin ou Charpentrat. En effet, les contraintes matérielles induites par l’immeuble — la hauteur du mur (« quinze mètres de robe bleue », OS, p. 8) et l’aération du bâtiment (« Le gril d’un soupirail trouait sa hanche », OS, p. 8-9) — dénoncent rapidement, l’illusion de la présence réelle de Sylvie avant que ne soit explicitement confirmé son statut d’image. La mention du détail de la construction qu’est le gril du soupirail permet de réaliser qu’il ne s’agit pas de la défunte, que la description recourt à la personnification avant que ne soit explicitement confirmé le statut de représentation de la fresque par la phrase « Il n’y avait pas d’autre image d’elle. » (OS, p. 8-9) Cette image s’avère en dernière instance paradoxale puisqu’elle donne lieu à une double lecture : trompe-l’œil d’une part, portrait troué d’autre part. Un plan d’occupation des sols vient compléter cet effet : révélation des couleurs de la robe d’une part, disparition de l’effigie maternelle d’autre part. Ce plan d’occupation des sols s’avère une fois de plus paradoxal, symbole d’une ville en déliquescence mais qui rétablit également le manque en trouant l’image. La perte de l’épouse et de la mère, tout à la fois figurée et déniée par la première description de la fresque, se rejoue sous l’effet de l’architecture urbaine : la concrétude du modèle est doublement mise à mal, l’effigie étant démesurément agrandie par la représentation sur un mur et perforée par l’existence d’un soupirail. Ce qui troue l’image regardante et fascinante dans L’Occupation des sols est également ce qui permet de la regarder, pour ce qu’elle est, à savoir une illusion. Ce même soupirail, par son grillage, rappelle le dispositif perspectif qui préside à l’élaboration de l’illusion, tout en perçant celle-ci.
55Le gril du soupirail signale simultanément que le trou n’est pas seulement ce qui troue la représentation mais aussi, en ce que ce motif — empruntant à la grille — est lié à la perspective, ce qui l’autorise. Ce paradoxe traverse toute la nouvelle, dans laquelle le plan — autre grille déterminante pour l’espace — est tout à la fois ce qui régit l’occupation des sols urbains, détruit l’effigie maternelle et permet à Fabre, après avoir parlé « avec un contremaître en dépliant des calques millimétrés » (OS, p. 15, nous soulignons), de dormir, dans son nouveau studio, « sous les yeux de Sylvie », « contre le sourire, suspendu à ses livres comme dans un hamac : à son fils il démontra cela sur plans » (OS, p. 19, nous soulignons), et d’établir les fouilles destinées à exhumer la fresque ensevelie : « Fabre avait détaillé toutes les étapes du processus dans une annexe agrafée aux plans. » (OS, p. 21, nous soulignons). C’est finalement la grille du soupirail qui, dans ce texte, tient lieu de « pan » : « une fois [la rencontre] advenue, l’effet de pan se reconnaît nécessaire à la représentation, par ce petit supplément qu’il lui ajoute et qui ne peut plus s’effacer90. »
56Le trou creusé par le soupirail dans le trompe-l’œil rappelle le dispositif de Brunelleschi. L’expérience menée par cet architecte, sculpteur et peintre sur la place San Giovanni à Florence a démontré la perspective artificielle, linéaire, avant que celle-ci ne soit théorisée dans l’essai d’Alberti. Pour rappel, le dispositif de Brunelleschi, est constitué d’une petite planche représentant le baptistère de la place, dans lequel un petit trou avait été percé, et d’un miroir. Le spectateur placé derrière ce dispositif pouvait voir par le trou l’image du temple se refléter dans le miroir et s’il faisait face au baptistère réel, constater que les lignes du dessin correspondaient parfaitement à celles du monument. Brunelleschi démontrait ainsi que la perspectiva artificialis créait une illusion de réalité parfaite. Le dispositif de Brunelleschi révèle aussi le regard porté par le tableau sur l’observateur : grâce au miroir se reflète aussi l’œil de l’observateur, qui troue littéralement la représentation exacte de la réalité, rappelle le pouvoir de l’œil humain présidant à la perspective mais donnant aussi l’image d’un tableau regardant littéralement la personne établissant la preuve de la perspectiva artificialis. Comme l’écrit Quinet en paraphrasant Lacan : « pour voir, il faut un trou : c’est le trou du regard, en tant qu’élidé du champ visuel […]. […] la fonction du tableau […] est de révéler le trou du regard91 ». Dans la nouvelle d’Echenoz, c’est la stratification architecturale qui révèle le regard, d’abord en proposant un écran (la façade) pour recevoir la projection fantasmatique d’une Sylvie vivante, d’une fresque personnifiée, enfin en orchestrant un chantier qui tour à tour révèle et dissimule l’effigie, et, enfin, en intégrant un soupirail. Celui-ci vient rappeler le statut d’image à celui qui tenterait de l’oublier en s’abîmant dans le trompe-l’œil. Il souligne simultanément la construction de l’image et des pouvoirs de celle-ci sur l’observateur, en opérant comme une miniature de la perspective et rappelant plusieurs traits caractéristiques de cette dernière.
57En effet, le soupirail dans le mur rappelle le dispositif perspectif à plus d’un titre. L’image du gril, qui désigne aussi le plancher à claire-voie au-dessus du cintre du théâtre, convoque également le monde théâtral et renforce l’idée de scène que constitue la vue urbinate. Il peut aussi être mis en parallèle avec le grillage d’une perspective conçue comme une « cage ». Damisch relève en effet la restitution par Eugenio Battisti de la scénographie d’une comédie écrite par Alberti : « Battisti ne prétend pas que cette comédie ait fait l’objet d’une représentation en bonne et due forme : l’important est qu’elle ait été conçue dans cette perspective et que tout, dans le texte, renvoie à l’idée d’une “cage” spatiale unitaire, où se débattent les personnages, prisonniers qu’ils sont des lois et des rapports sociaux92 ». Le motif du soupirail semble dès lors rappeler (pour mieux les détourner) tout à la fois l’enfermement du personnage de Fabre dans un deuil, une fascination et une ville mortifères et la conception d’un espace unitaire, clos, « homogène, intégralement visible, […] [offrant] au spectateur une vision panoramique de la scène et [garantissant] par là même au sujet la maîtrise absolue de la représentation93. » Par ailleurs, le grillage du soupirail évoque le quadrillage, le voile perspectif, qui permet de construire la perspective et qu’a formalisé Dürer. La grille du soupirail joue le rôle d’une miniature de la perspective venant souligner son utilisation.
58Le soupirail, grâce à son gril, évoque donc les règles et techniques de la perspectiva artificialis qui permettent d’élaborer un trompe-l’œil. Il ramène aussi, simultanément, la fresque à son statut de représentation et signale le trompe-l’œil comme tel (en trouant la hanche de Sylvie). Le gril du soupirail fait en réalité tache sur le trompe-l’œil, surprend l’observateur, l’écarte provisoirement de l’effet comblant auquel prétend le trompe-l’œil. La particularité du texte d’Echenoz tient à ce que ce ne sont plus l’anamorphose ou le trompe-l’œil seuls qui viennent mettre en exergue le modèle perspectiviste en soulignant « une perspective dépravée par une démonstration logique de ses lois94 », mais bien un trompe-l’œil — « dépravation » (ou aboutissement) de la loi perspective — accompagné et percé d’un trou grillagé qui rappelle la perspective à l’œuvre présidant au trompe-l’œil qu’il dissout simultanément. En d’autres termes, dans le soupirail trouant le trompe-l’œil, c’est précisément un motif rappelant le voile d’Alberti qui vient trouer le voile de la représentation. Le soupirail troue et redouble donc tout à la fois le trompe-l’œil produit par le dispositif perspectif.
59 En trouant l’image et dissipant le trompe-l’œil tout en rappelant le quadrillage symbolique qui a contribué à l’élaboration de la fresque, la grille du soupirail figure, en miniature, une partie du rôle d’écran que jouent, dans l’œuvre echenozienne, les murs et façades. Pour rappel, l’écran de la représentation est d’emblée paradoxal, supportant l’image et instituant du même coup une distance, un obstacle, qui empêche l’accès transparent à la réalité. La grille du soupirail rappelle le maillage symbolique utilisé par la perspective pour assurer la mimésis et, simultanément, figure un retour du réel — la disparition de Sylvie — qui vient trouer l’effigie fascinante, qui « occulte » la présence de la défunte conduisant au deuil maladif de Fabre. Ce faisant, elle contribue à transformer la fresque-relique en fresque-image, apporte une petite zone d’ombre dans le tableau tout en en suggérant une plus large derrière la façade puisque le soupirail laisse imaginer l’intérieur d’un bâtiment — qu’il convient d’aérer — derrière la façade. Ruinant l’effet de présence de Sylvie, la grille rappelle le statut d’image de ce portrait qui semblait poursuivre, par la personnification, l’idéal de l’hologramme, celui d’une effigie non pas absente mais trop présente, tout en rappelant, soulignant le quadrillage du voile perspectif qui a précisément autorisé l’élaboration du trompe-l’œil.
60 C’est dans la constitution de l’image qui joue et se joue à plusieurs niveaux des règles de la perspective que se rétablit, dans un portrait apparemment mimétique, puis détourné et troué, une position subjective par l’intermédiaire de ce trou dans l’image. Face à ce dernier, Fabre, Paul et le lecteur ou la lectrice réalisent, dans les positions diverses qu’ils occupent par rapport à l’image, qu’ils font face à un montage à plusieurs strates, autorisé, percé, redoublé, par la perspective :
[L]e spectateur […] le « regardant » […] ne saurait faire qu’il ne se découvre bientôt impliqué dans un dispositif parfaitement calculé. Et ce, au moins en première analyse, par le seul effet d’une construction qui, tout en le maintenant en position d’extériorité par rapport à la « scène » qu’il a sous les yeux, le convoque, par la même opération, au centre géométrique de celle-ci, au point désormais marqué, dans l’épaisseur de la couche picturale, par un petit trou de forme conique, mais sans le fournir pour autant, comme le voudrait en apparence la règle perspective, d’un point de repère stable et assuré, à partir duquel il lui serait loisible de s’y retrouver dans le jeu où il lui faut, à son corps défendant, tenir sa partie95.
61Le dispositif de la perspective, déployé jusqu’au gril qui perce l’image à laquelle le dispositif préside, restaure donc, ce faisant, un point de vue que nous avons déjà pu relever dans les scènes de description qui en appellent au motif de la fenêtre. Ce point de vue est certes sans cesse brouillé par l’auteur : toutes les relations au tombeau qu’est la fresque — minimalisme ou fascination, deuil infini de Fabre et détachement de Paul qui rejoint finalement son père, vraisemblance et spectralité — sont tour à tour, convoquées et mises à mal. Néanmoins, un point de vue, certes flottant, incomplet, sans cesse mis en déroute par l’humour, la logique du chantier, le piétinement temporel, est bel et bien restauré : il est impossible de relever dans la nouvelle la méfiance, voire le mépris, dont l’auteur de Pour un Nouveau Roman entourait la « grille, munie de verres diversement colorés, qui décompose notre champ de perception en petits carreaux assimilables96. » Trouée, la personnification de la fresque a bel et bien des effets paradoxaux. En effet, elle repose en bonne partie sur des mentions du registre lexical de la vision (« Elle les regardait de haut », OS, p. 8 « un studio situé sous les yeux de Sylvie », OS, p. 19 ; « une cabine scellée dans le champ visuel de Sylvie », OS, p. 11), comme si l’effigie publicitaire — qui doit, par définition, être vue de tous — devait également, dans la nouvelle d’Echenoz, pouvoir regarder, « [c]omme si l’acte de voir finissait toujours par l’expérimentation tactile d’un pan élevé devant nous, obstacle peut-être ajouré, œuvré, de vides. “Si on peut passer les cinq doigts à travers, c’est une grille, sinon, une porte”…97 » Par ce biais, Paul Fabre n’est pas simplement fasciné ou médusé par l’image fantasmatique, il est, grâce au trou du soupirail et à l’arrière du décor que celui-ci suggère sans le décrire, renvoyé à sa propre condition d’être humain comme être visible :
Visible par les autres, l’homme est surtout celui que l’Autre regarde sans contrôle. « Chute » dans la multiplicité du visible qui en fait l’expression de la toute-puissance du Regard. Une fois « visible », les jeux sont faits : il sera virtuellement regardé de toutes parts et son regard ne pourra à son tour « se poser » sur le monde qu’en déchaînant les pouvoirs du visible, qui le cerne autant qu’il l’« incarne98 ».
62 D’autres motifs viennent bien sûr contrarier une lecture qui voudrait céder au mirage du trompe-l’œil, comme la taille de la fresque (OS, p. 8) ou, comme nous l’avons déjà mentionné, « le nom (Wagner) de l’architecte-sculpteur gravé dans un cartouche en haut à droite. » (OS, p. 9) Plus largement, les « notations inutiles » qui ponctuent la description du canal vidé de sa substance et qui ne participent plus réellement, selon Jérusalem, d’un effet de réel mais d’un effet de romanesque99, ont le même double pouvoir de trouer le romanesque et l’effet de réel, tout en en mettant en scène la construction, voire les potentialités de la représentation, comme nous l’avons montré dans le dispositif de la perspective. Ces obstacles à la lecture jouent le même rôle que les inscriptions dans les vues urbinates, décrites par Damisch :
[L] » insistance même avec laquelle ces inscriptions en appellent au déchiffrement […] Ces épigraphes fonctionnent en effet selon la même forme du manque qui caractérise la représentation. Elles sont comme l’allégorie d’une mise en échec de la lecture […]. S’inscrivant comme elles le font dans le dispositif du tableau, les inscriptions revêtent ainsi, au regard de la construction perspective et de l’appareil entier de la scène, une portée proprement symbolique : si le principe de la costruzione legittima veut en effet que la peinture s’efface devant ce qu’elle représente comme le signe devant ce qu’il signifie, le fait que la lecture soit ainsi contrariée, et que le procès de déchiffrement se heurte au mur du signifiant, prend valeur d’emblème (mur devant s’entendre ici à la lettre et comme la paroi qui sert de support aux inscriptions aussi bien que celle où s’ouvre la « fenêtre » à laquelle s’égalerait le tableau)100.
63De même, les passages énigmatiques comme celui de l’échange entre Jacqueline et Fabre (OS, p. 16-17) qui contrevient au trajet linéaire du roman réaliste comme de l’analyse psychologisante. Ce point aveugle du récit est — paradoxalement — une nouvelle mise en exergue du jeu entre vraisemblance et feinte : « La voix énervante tomba du ciel, d’une haute fenêtre au milieu du ciel : tu simules, Jacqueline. La femme s’éloignait, on ne sait pas qui c’était. » (OS, p. 17, nous soulignons). Comme dans les inscriptions des vues urbinates, le texte se refuse ici au déchiffrement ou se « contente », du moins, de prendre acte du manque en empêchant une fois de plus que la perspectiva artificialis (comme le récit réaliste, vraisemblable) « s’efface devant ce qu’elle représente comme le signe devant ce qu’il signifie ».
64Dans la fresque de L’Occupation des sols, c’est donc une sorte de miniature du dispositif de la perspective plus que son exagération dans le trompe-l’œil ou l’anamorphose qui vient faire tache, ou plus explicitement, qui « troue » (OS, p. 8) le tableau, restituant au décor de la façade une profondeur. À cet égard, le soupirail récupère une partie du rôle que Damisch attribue à la fenêtre :
C’est le cas des vedute, à prendre le terme au sens propre, celui d’une ouverture offrant une vue sur l’extérieur (à la différence de la luce qui n’est là, comme le mot l’indique, que pour les besoins de l’éclairage) : soit une manière d’échappée sur l’arrière-plan du tableau, voire sur un paysage lointain, et qui s’ouvre comme une fenêtre, ou une trouée, dans le dispositif perspectif, et pour mieux dire à travers lui, dans ses mailles — selon la donnée, là encore, du « voir à travers », du perspicere, de la Durchsehun à laquelle il s’ordonne101.
65Ouvrant cette fois-ci sur un intérieur présumé et non un extérieur rendu visible dans le tableau, le soupirail permet de voir à travers le mur en donnant l’impression d’un intérieur derrière la façade qu’il conviendrait d’aérer ou d’éclairer grâce à un soupirail, tout en renforçant l’atmosphère mélancolique, par le mot soupirail qui peut évoquer les soupirs des personnages endeuillés comme de Sylvie. Le rôle joué par le soupirail est d’autant plus paradoxal que ce dernier est un point aveugle (l’écriture d’Echenoz, héritier du Nouveau Roman, ne donne rien à voir de la profondeur suggérée par la personnification et le soupirail), s’apparentant en ceci davantage à la « fenêtre de l’architecte » que décrit Wajcman au début de son essai102 et qui est avant tout conçue pour aérer et éclairer les bâtiments, par pour voir distinctement au-dehors. Comme dans bon nombre de passages qui convoquent la vision dans l’œuvre d’Echenoz, c’est dans la conjugaison d’une vision en excès — le trompe-l’œil — et de l’aveuglement, l’écran ou l’obstacle — le soupirail — que se situe le nœud du récit ou le point de bascule du trajet des personnages.
66Echenoz exhibe dans son texte le pouvoir du regard dans l’agencement de la perspective qu’est le trompe-l’œil et redouble tout en le trouant ce tableau fascinant au moyen de divers motifs architecturaux liés à la perspective, qui sont tous de taille modeste, c’est-à-dire en réduction comme l’est le tableau-fenêtre par rapport à la réalité. Piret, dans son analyse de Fuir de Toussaint et de Je m’en vais, étudie les différents procédés de décomposition du récit dans ces deux romans avant de souligner le processus de recomposition, par le biais d’un tissu métaphorique serré, qui caractérise ces deux textes.
Le pouvoir du langage, d’organisation voire de configuration de la réalité humaine, est ainsi tout à la fois contesté et célébré. La narration traditionnelle, en tant qu’elle enchaîne les événements, les ordonne logiquement et chronologiquement, les réduit au seul sens du récit (sa signification, c’est-à-dire sa direction), est clairement battue en brèche. Mais on assiste en même temps à un véritable montage langagier, qui établit d’autres modes de liaison et supplée, ce faisant, à la déroute du récit : comme en atteste l’usage de la métaphore en particulier, l’univers romanesque reste un univers régi par les lois du symbolique. Les deux auteurs [Echenoz et Toussaint] le soulignent d’ailleurs, intervenant avec ostentation, exhibant leur propre présence (notamment via le discours indirect libre, auquel ils ont souvent recours) et le travail d’agencement auquel ils se livrent103.
67Dans L’Occupation des sols, Echenoz utilise un montage semblable : il malmène, comme dans la plupart de ses textes, la question de la mimésis, et « supplée » à la vraisemblance non pas seulement par une description de surface mais par un dispositif architectural très construit pour questionner le rapport du sujet contemporain à la représentation et par là la question du point de vue. Une construction similaire à celle du trompe-l’œil troué par les ressources mêmes de la perspective peut s’observer dans bon nombre de ses descriptions du milieu urbain.
Conclusion. Les vues urbinates : l’espace urbain comme trompe-l’œil
68Ce passage par le dispositif perspectif, que Damisch considère comme intrinsèquement lié à l’architecture104, permet également de revenir sur la description de la ville menée par Echenoz. Nombreux sont les indices textuels qui dessinent, dans la nouvelle que nous avons étudiée et, plus largement, dans l’œuvre d’Echenoz, une ville en ruine ou du moins à l’abandon, omniprésente dans les descriptions mais à maints égards présentée comme coupée des personnages, minutieusement mise en relation avec la réalité contemporaine mais tout à la fois impropre à susciter un effet de réel. Les espaces urbains mis en scène par Echenoz portent, comme l’a relevé Jérusalem, quelques traces imprécises d’un passé, laissées par les déchets ou les chantiers qui les jonchent. Ils peuvent aussi être façonnés, dans les rapports qu’ils entretiennent avec les personnages, par une logique spectrale induite par la mélancolie. Ils semblent en tout cas rendus par une description de surface, comme si ces villes constituaient en somme un environnement privé d’investissement humain et qui ne ferait pas ou plus sens pour le sujet. Rappelons par exemple que, dans L’Occupation des sols, devant la palissade encadrant les travaux devant la fresque, l’usager « cautionne cette quarantaine l’œil sec, sans se questionner sur son initiative ; son cœur est froid, sa conscience pour soi. » (OS, p. 12) Ce sentiment de « désancrage » peut être mis en parallèle avec la prolifération des signes et des objets, l’organisation souvent géométrique et l’effet de transparence qui caractérisent à première vue les descriptions d’Echenoz.
69L’atmosphère urbaine des romans d’Echenoz rejoint, pour ce qui est des effets qu’elle dégage, certains tableaux de la Renaissance organisés par la perspectiva artificialis. Rapprochées par Damisch des scènes à l’italienne, ces perspectives ou « vues » architecturales, qu’illustre de manière exemplaire le tableau de la Città ideale (ou panneau d’Urbino) réalisé à la fin du XVe siècle. La représentation d’une ville vide de présence humaine est organisée autour d’un point de fuite central. Ce tableau semble presque purement architectural puisqu’aucun personnage n’y figure, bien que les bâtiments latéraux suggèrent une habitation humaine par les fenêtres et loggias en terrasse qui les scandent et que les bâtiments du premier plan comportent des inscriptions. Le thème de la Veduta di città ideale a été repris dans d’autres compositions, avec des déplacements de perspective, telles que le panneau de Baltimore ou le panneau de Berlin. Ces « déserts d’architecture105 », donnant voir une ville apparemment dépourvue d’inscription subjective, évoquent à plus d’un titre les villes d’Echenoz qui, si elles sont remplies d’objets et de déchets, donnent régulièrement à lire une même désertion de la part des personnages, souvent restreints, comme l’a relevé la critique, à leurs comportements et à une errance solitaire. Cette désertion apparente de leur environnement par la plupart des personnages rappelle le constat posé par Jérusalem d’une « géographie du vide » à l’œuvre dans l’écriture d’Echenoz. Ce constat est d’autant plus explicite dans le cas des personnages secondaires, réduits, dans L’Occupation des sols, à des mentions impersonnelles : un simple « attroupement menaç[ant] de se former » (OS, p. 10), « l’usager » ou le pronom « on ». Seules exceptions, toutes relatives : l’artiste qui a donné naissance à l’effigie de Sylvie et les ouvriers chargés de construire le nouveau bâtiment occultant la fresque se voient caractérisés par leur profession, en lien avec l’aménagement urbain. La plupart des personnages d’Echenoz manifestent donc un détachement par rapport à leur environnement. Les narrateurs de la majorité de ses textes adoptent quant à eux une distance d’observateur souvent minutieux, que nous pouvons, par exemple, également observer dans Vingt femmes dans le jardin du Luxembourg et dans le sens des aiguilles d’une montre, et qui peut paraître, dans Trois sandwiches au Bourget notamment, confiner à une apparente non-habitation des lieux.
70Cependant, nous l’avons vu, la ville décrite par Echenoz représente souvent bien plus qu’un simple désert urbain et, dans le cas de L’Occupation des sols, exerce une influence déterminante sur les personnages tout en interrogeant le rapport de ce dernier à la représentation. Comme dans les vues urbinates, tout, dans le « désert » urbain, « parle de l’homme, à commencer — pour ne rien dire de l’architecture elle-même, qui en est bien la trace la plus évidente — par la récurrence obstinée du motif de la porte ou de la fenêtre106 », du tableau ou du soupirail. Constituée d’éléments en forte opposition — tour à tour minorés et élevés au rang d’icônes, empreints de mélancolie ou prêtant à sourire —, dessinée par une logique de « dénouement », la ville d’Echenoz, à mille lieues de la désertion subjective généralement attribuée aux villes des romans « postmodernes », exerce la même ambivalence que les urbinates, forme d’architecture « que les architectes travaillaient à réaliser, ou celle dont ils rêvaient, et dans laquelle — ainsi le veut la notion d’une “Renaissance” — le futur se conjuguait au passé selon une modalité proprement onirique, et qui faisait éventuellement sa place, jusque dans l’architecture construite, à la contradiction, au déplacement, à la condensation107. » Dans L’Occupation des sols, cette force de contradiction se manifeste dans le mouvement constant d’apparition et de disparition ainsi que dans la mise en question de différents paradigmes artistiques (minimalisme et hyperréalisme, essentiellement). La force de condensation s’exerce quant à elle dans la figure de style qu’est la personnification.
71En dessinant un espace « géométrique108 » et en recourant à des dispositifs perspectifs, Echenoz réactive plusieurs caractéristiques des vues urbinates (telles du moins qu’elles sont appréhendées par Damisch). Les villes mises en scène par un auteur contemporain ne sont évidemment pas similaires à celles peintes par les artistes du Quattrocento, clairement organisées autour d’un ou de plusieurs points de fuite, là où le brouillage narratif (personnages peu caractérisés, hésitation dans l’attribution des voix narratives) et esthétique (exploitant et minant tour à tour hyper-réalisme et minimalisme, par exemple) d’Echenoz rend impossible l’élection d’un point de fuite comme d’un point de vue uniques. Cependant, cette appréhension de L’Occupation des sols en contre-point des vues urbinates permet également de rappeler le constat de Damisch pour qui, même dans des vues urbinates organisées par un système perspectif très mathématisé, l’ancrage dans la ville ou l’environnement ne va pas, pour le sujet voyant, de soi.
Une ville, ou plutôt un lieu, un site urbain figé dans une perspective qui déploie devant l’œil l’éventail symétrique de ses lignes de fuite. […] Une vue d’architecture, connotée comme « renaissance », et où le regard, en dépit de la simplicité apparente d’une construction qui s’ordonne à un point de fuite unique établi sur l’axe médian du tableau, ne réussit pas vraiment à trouver son ancrage mais doit procéder, sans qu’on en saisisse de prime abord la raison, par glissement alternés109.
72Les procédés sont bien sûr très différents dans l’œuvre d’Echenoz mais aboutissent, comme dans bon nombre de romans contemporains d’ailleurs, à un même sentiment de désancrage pour le sujet, qui ne va pourtant pas nécessairement de pair avec une quelconque inutilité du motif urbain en littérature ou une représentation univoque de villes contemporaines hostiles. Ce défaut d’enracinement met plutôt simultanément en exergue le pouvoir et les limites du regard.
73En effet, la particularité de ce texte d’Echenoz est de recourir à cette perspective poussée à son comble qu’est le trompe-l’œil et d’exploiter plusieurs potentialités esthétiques et critiques de ce dernier. Il nous semble donc que ce n’est pas tant sur le vide que s’ouvrent la géographie ou l’architecture mises en scène par Echenoz, les fenêtres donnant sur le canal dans le deuxième appartement de Fabre ou la description « de surface » que mène l’auteur dans son œuvre. En ceci, l’utilisation du dispositif par Echenoz nous semble renouer avec la mise en scène des vues urbinates, « déserts d’architecture » où le sujet s’énonce pourtant « par la récurrence obstinée du motif de la porte ou de la fenêtre, ouverte, fermée, ou seulement entrouverte […] De cette scène — si « scène » il y a — on ne saurait dire si l’homme vient de se retirer, ou s’il est sur le point de s’y produire110. »
74La ville echenozienne comme la Città ideale fascinent l’observateur, que ce soit, chez Echenoz, le personnage (Fabre dans L’Occupation des sols) ou, dans d’autres textes comme Trois sandwiches au Bourget, le narrateur. En effet, la ville désertée dessine, selon Damisch,
[L]a forme d’un manque, en l’occurrence celui de la représentation qui devrait prendre place sur cette scène, mais qui reste comme suspendue, et sans qu’on puisse décider […] si elle vient de s’achever ou si elle n’a pas encore commencé, le sentiment de l’attente se renforçant de celui d’une imminence ambiguë. […] [Les photographies d’Atget dont parlait Walter Benjamin] ne montrent en effet que le théâtre, le vide de la scène concourant, paradoxalement, à renforcer l’effet de « théâtralité111 ».
75En réalité, la ville de la Città ideale, apparemment désertée par l’humain, exerce un effet sur l’observateur que la fresque en trompe-l’œil de L’Occupation des sols semble rappeler. Reprenant l’expression d’« œil crevé » que Jean Cocteau aurait réservée tant aux vues urbinates qu’au surréaliste De Chirico, Damisch suppose ainsi que l’observateur est « médusé » par la ville aveugle de la Città ideale, au sein de laquelle le manque organise la scène.
Comme tu l’es toi-même [médusé] devant ces fenêtres, ces portes ouvertes, fermées, entrouvertes, et derrière lesquelles tu ne saurais dire si un autre est ou non aux aguets, et de qui l’indiscrétion est la plus grande : de toi, qui regardes la ville, ou de la ville qui te regarde de tous ses yeux, pour crevés qu’ils soient112.
76La particularité du trompe-l’œil mis en scène par Echenoz est d’être simultanément percé — et donc signalé pour ce qu’il est : une représentation qui par la perspective donne l’illusion de la présence — par un objet architectural qui, par sa forme, rappelle le dispositif de la perspective qui préside au trompe-l’œil. La description minutieuse à laquelle se livre le narrateur nous ramène une fois de plus au projet de « tentative modeste de description du monde113 » d’Echenoz. En effet, les vues urbinates sont pour Damisch l’illustration parfaite de la correspondance entre dispositif perspectif et architecture. Or, ces vues architecturales combinent souci descriptif (qu’au prix d’un anachronisme, nous pourrions peut-être qualifier de souci réaliste) — Damisch note ainsi « qu’il ne saurait y avoir de perspective […] que de quelque chose114 » — et feinte d’une part (le trompe-l’œil de la personnification), inscription de l’autre (la signature de l’artiste Flers et surtout le soupirail).
En fait, ce que les inventaires de la Renaissance et de l’âge classique ont nommé « perspective » dénote, dans tous les cas, une « vue d’architecture » : avec cette nuance, cependant, que le terme paraît impliquer que l’accent fût mis sur la forme de représentation dont ces peintures […] s’employaient à jouer de telle façon que cette monstration prît figure de dé-monstration. Et pourtant, en dépit de leur évidence volontiers ostentatoire, de telles « perspectives » ne vont jamais sans le soupçon d’une feinte : ainsi, dans l’architecture construite, nommera-t-on souvent « perspective » une disposition où entrait une part de trompe-l’œil115.
77La vue urbinate est donc tout à la fois, comme dans le projet d’Echenoz, faite de souci d’exactitude — toujours déjà conçue comme une fiction, rappelons que cette cité est un idéal utopique — et de la mise en exergue de l’artifice que cette exactitude requiert. Dans le cas de L’Occupation des sols, cette caractéristique est remplie par le trompe-l’œil de la personnification, accompagné d’une inscription (la signature de l’artiste) et surtout percé d’un soupirail. Celui-ci troue le trompe-l’œil tout en utilisant le même principe constitutif que ce dernier, à savoir la perspective. Les urbinates ou perspectives architecturales, comme la description des villes dans l’œuvre d’Echenoz, poussent les effets de la perspective à leur comble — le trompe-l’œil d’une description réaliste, voire hyperréaliste, presque simultanément troué par une mise en relief des procédés constitutifs de ce trompe-l’œil littéraire — pour souligner simultanément les ressorts de la représentation et les effets de celle-ci sur l’individu.
78Echenoz donne donc à lire dans L’Occupation des sols et plus largement dans son œuvre une ville constituée de « non-lieux », sans pour autant que ces derniers soient synonymes de retrait d’une position subjective, dans toutes les dimensions symboliques et imaginaires que celle-ci suppose. Remarquons qu’Augé a lui-même d’emblée nuancé son propos et n’a jamais considéré le non-lieu comme une réalité universelle et inamovible, les individus pouvant sans cesse refaçonner en lieux ce que d’autres prendraient pour des espaces vidés de toute possibilité de faire sens pour le sujet :
[I]l en est évidemment du non-lieu comme du lieu : il n’existe jamais sous une forme pure ; des lieux s’y recomposent ; des lieux s’y reconstituent ; les « ruses millénaires » de « l’invention du quotidien » et des « arts de faire », dont Michel de Certeau a proposé des analyses si subtiles, peuvent s’y frayer un chemin et y déployer leurs stratégies. Le lieu et le non-lieu sont plutôt des polarités fuyantes : le premier n’est jamais complètement effacé et le second ne s’accomplit jamais totalement — palimpsestes où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de l’identité et de la relation116.
79Le caractère artificiel, provisoire, arbitraire, des non-lieux, propice à l’expérimentation fictive, qu’a souligné117 Echenoz rejoint l’utopie de la vue urbinate, de la suspension de la référence que constitue la Città ideale118 et qui permet précisément de mieux révéler le regard à l’œuvre dans la représentation tout en travaillant les stéréotypes sur la ville contemporaine. Grâce à des dispositifs architecturaux très construits, tels que le trompe-l’œil percé par un soupirail ou la logique du chantier, Echenoz façonne un espace diégétique qui restitue paradoxalement — par le biais d’une façade — une « profondeur », qui reste néanmoins dissimulée par un mur, et qui est inscrite dans un rapport au sujet. Ce rapport n’est pas tant à chercher du côté d’une psychologisation ou d’une anthropomorphisation stricte du paysage, comme le montrent les traces d’humour ou la tentation minimaliste à l’œuvre dans la nouvelle, mais bien dans une faculté de la ville diégétique à interroger les pouvoirs — supposés — de l’œil et de la représentation à l’époque contemporaine.
80 Ce faisant, les descriptions d’Echenoz, loin de pouvoir être réduites à des paysages urbains en déliquescence ou à des portraits de personnages à la dérive d’une part, à de purs jeux formalistes d’autre part, nous paraissent plutôt prolonger l’héritage du Nouveau Roman en prenant acte d’un monde qui a pour plus grande particularité d’« être là, tout simplement », pour reprendre la formule d’Alain Robbe-Grillet. La façade, puis le chantier comme le soupirail, permettent de mener une description dans laquelle le sujet — personnage, narrateur, lecteur ou lectrice — reste définitivement « à l’extérieur, en face » du monde environnant.
Il ne s’agit plus de se les [les choses] approprier ni de rien reporter sur elles. Posées, au départ, comme n’étant pas l’homme, elles restent constamment hors d’atteinte et ne sont, à la fin, ni comprises dans une alliance naturelle, ni récupérées par une souffrance. Se borner à la description, c’est évidemment récuser tous les autres modes d’approche de l’objet : la sympathie comme irréaliste, la tragédie comme aliénante, la compréhension comme relevant du seul domaine de la science119.
81Cette volonté de prendre en considération le monde qui est là dépasse cependant la tautologie minimaliste qu’a décrite Didi-Huberman et qui voudrait croire que l’objet est tout simplement, sans plus pouvoir révéler au sujet le manque, la perte, qui le définit. Certes, Echenoz utilise dans cette nouvelle et dans d’autres textes des dispositifs qui à l’instar de la perspective tiennent l’objet à distance, poursuivant en ceci une partie du projet du Nouveau Roman.
Enregistrer la distance entre l’objet et moi, et les distances propres de l’objet (ses distances extérieures, c’est-à-dire ses mesures), et les distances des objets entre eux, et insister encore sur le fait que ce sont seulement des distances (et non pas des déchirements), cela revient à établir que les choses sont là et qu’elles ne sont rien d’autre que des choses, chacune limitée à soi120.
82Néanmoins, tout en respectant le leitmotiv de Robbe-Grillet selon lequel « le regard, s’il veut rester simple regard, laisse les choses à leur place respective121 », Echenoz met en scène le processus d’élaboration de ce regard sur les choses qui, bien que restant à leur place respective, exercent néanmoins un effet sur l’observateur, lui révélant tout à la fois son manque constitutif — par le regard fascinant de la fresque et la logique du chantier — et, par le biais du soupirail trouant le trompe-l’œil, le pouvoir de son propre regard qui a présidé à l’élaboration du trompe-l’œil et le dissipe du même geste par le biais d’une miniaturisation de la perspective. La grille du soupirail, rappelant la grille utilisée par certains artistes pour obtenir une perspective « exacte » et pouvant donc figurer tout à la fois la perspective artistique et géométrique, dissipe le trompe-l’œil tout en en soulignant les effets :
[L]a dimension géométrale [permet] d’entrevoir, ainsi que l’observe Lacan, comment le sujet est pris, manœuvré, capté dans le champ de la vision, et que la peinture [peut] en user délibérément pour le captiver, ce « sujet », dans un rapport évident au désir, mais qui reste énigmatique […] Que la place du « sujet » soit autre chose que le point géométral que définit l’optique géométrique, et que le même sujet émigre dans le tableau, qu’il puisse être séduit, attiré par lui, comme Narcisse l’est par son reflet spéculaire, c’est là la loi même de la vision. […] et si la vision, comme le disait encore Merleau-Ponty, après Descartes, est une « palpation du regard », il faut que celui qui regarde ne soit pas lui-même étranger au monde qu’il regarde122.
83Selon Damisch, il n’y aurait donc aucune position d’extériorité pure dans le modèle perspectif, et par là même, d’« œil absolu » ou d’omnivoyance, pas plus que dans l’œuvre d’Echenoz où la prépondérance manifeste de la perception visuelle va toujours de pair avec l’écran, la tache ou le trou et qui lie donc toujours intimement transparence et aveuglement.
84Le dispositif perspectif qu’Echenoz déploie renoue donc avec la particularité du tableau-fenêtre qui est — dans un mouvement qui caractérisera la pensée cartésienne et plus largement l’histoire occidentale moderne — de séparer sujet et objet mais aussi de donner à lire que cette opération de séparation, comme le rappelle Wajcman implique un troisième terme, « un trou, qui met à distance, le trou qui à la fois sépare et relie le sujet et l’objet » et met en valeur, par conséquent, un quatrième terme, « la surface que le trou troue, qui le borde et qu’il borde […] [à savoir] une fenêtre123 ».
Notes
1 Echenoz (J.), L’Occupation des sols, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988. Désormais : OS.
2 Notons que Pierre Hyppolite, Christine Jérusalem, Sophie Deramond, Bruno Blanckeman et Susanne Schlünder, utilisent – parfois brièvement – la même expression de « trompe-l’œil », ainsi qu’Echenoz lui-même, qui parle de « réalisme en trompe-l’œil » au sujet de son œuvre. Hyppolite (P.), « L’occupation des sols de Jean Echenoz, ou l’occupation des sols architectural, iconique et littéraire », in Architecture, littérature et espaces, sous la direction d’Hyppolite (P.), Presses universitaires de Limoges, Limoges, 2006, p. 65‑79 ; Jérusalem (C.), Jean Echenoz: géographies du vide, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005 ; Deramond (S.), Implications culturelles et structurelles de l’espace dans l’œuvre narrative de Jean Echenoz, thèse de doctorat, Paris, École doctorale Littérature française et comparée, 2007 ; Blanckeman (B.), Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000 ; Schlünder (S.), « “Un réalisme en trompe-l’œil”. Les figures de perception comme principe narratif chez Jean Echenoz (Un an, Je m’en vais) », Roman 20-50, 1, 45, (2008), p. 145‑158.
3 Damisch (H.), L’origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1993, p. 269.
4 Ibid., p. 288.
5 Garric (H.), Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Champion, 2007.
6 Wajcman (G.), Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 158.
7 Quinet (A.), Le plus de regard : destins de la pulsion scopique: étude psychanalytique, Paris, Éditions du Champ Lacanien, 2003, p. 177.
8 Ibid., p. 174.
9 Cet architecte, sculpteur et peintre a démontré la perspective linéaire ou artificielle avant que celle-ci ne soit théorisée par Alberti. Son expérience sur la place San Giovanni à Florence proposait au spectateur de se placer derrière un dispositif composé d’une tavoletta, une petite planche représentant le baptistère, dans laquelle un petit trou avait été percé, et d’un miroir. Le spectateur peut voir par le trou l’image du temple se refléter dans le miroir et, placé devant le baptistère réel, se rendre compte que le dessin se superpose parfaitement au monument réel. Brunelleschi démontre ainsi que la perspectiva artificialis crée une illusion parfaite.
10 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 174.
11 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 17.
12 Genette (G.), Figures III, Paris, Seuil, 1972.
13 Paillet (A.-M.), « Humour et stratégies d’effacement dans L’Occupation des sols », Revue Sciences/Lettres, 3 (2015), p. 5, en ligne, http://rsl.revues.org/887, consulté le 27 septembre 2022.
14 Ibid., p. 6.
15 Ibid.
16 Hamon (P.), « Un discours contraint », in Littérature et réalité, sous la direction de Bersani (L.), Barthes (R.), Hamon (P.), Paris, Seuil, 1982, p. 153.
17 Paillet, « Humour et stratégies d’effacement dans L’Occupation des sols », art. cit., 2015, p. 4.
18 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 175.
19 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 218‑296 ; Piret (P.), Fernand Crommelynck : une dramaturgie de l’inauthentique, Bruxelles, Labor, 1999.
20 Ibid., p. 230.
21 Ibid., p. 59.
22 Ibid., p. 53-54.
23 Hamon (P.), « Un discours contraint », art. cit., 1982, p. 119.
24 Schefer (J.-L.), « Préface », in Alberti (L.B.), De la peinture. De pictura (1435), Paris, Macula, 1993, p. 11.
25 Alberti (L.B.), De la peinture. De pictura (1435), op. cit., 1993, p. 103.
26 Ibid., p. 101 (nous soulignons).
27 Arasse (D.), L’homme en perspective. Les primitifs d’Italie, Paris, Hazan, 2008, p. 204.
28 Schefer (J.-L.), « Préface », art. cit., 1993, p. 18.
29 Alberti (L.B.), De la peinture, op. cit., 1993, p. 147.
30 Lacan (J.), Le séminaire de Jacques Lacan, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., 1990, p. 100‑101.
31 Alberti (L.B.), De la peinture, op. cit., 1993, p. 115.
32 Didi-Huberman (G.), Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992, p. 35.
33 Arasse (D.), L’homme en perspective. Les primitifs d’Italie, op. cit., 2008, p. 205.
34 Baudrillard (J.), Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 10‑11.
35 « Jean Echenoz : antique de Paris », cité par Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005, p. 76.
36 Hamon (P.), « Un discours contraint », art. cit., 1982, p. 129.
37 Ibid., p. 139.
38 Echenoz (J.), Le Méridien de Greenwich, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 7.
39 Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005, p. 125.
40 Ibid., p. 127.
41 Ibid.
42 Voir les éditions de Schefer (J.-L.), op. cit, 1993, de Golsenne (T.) et Prévost (B.), La Peinture, Paris, Seuil, 2004 (Sources du savoir) et de Sonnier (D.), De pictura, Paris, Éditions Allia, 2014.
43 Wajcman (G.), Fenêtre, op. cit., 2004, p. 270‑271.
44 Ibid., p. 271‑272.
45 Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005, p. 83.
46 Lacan (J.), entre autres, écrira ainsi que « le dispositif perspectif » est « l’analogon, la version imaginaire, sinon muette » du cogito (Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 55‑56).
47 Panofsky (E.), La perspective comme forme symbolique: et autres essais, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 (Le sens commun).
48 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 66.
49 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 177.
50 Garric (H.), Portraits de villes, op. cit., 2007, p. 35.
51 Wajcman (H.), Fenêtre, op. cit., 2004, p. 158.
52 Arasse (D.), L’homme en perspective. Les primitifs d’Italie, op. cit., 2008, p. 33.
53 Ibid., p. 34.
54 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 178.
55 Ibid.
56 Quinet (A.), L’homme en perspective. Les primitifs d’Italie, op. cit., 2008, p. 202.
57 Ibid., p. 202‑203.
58 Ibid., p. 204.
59 Ibid., p. 205.
60 Vinciguerra (L.), Archéologie de la perspective: sur Piero della Francesca, Vinci et Dürer, Paris, PUF, 2007, p. 8.
61 Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005, p. 60.
62 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 66.
63 Ibid.
64 Castadot (E.), « Assumer sa finitude pour éviter sa dissolution. Parcours subjectifs dans le théâtre de Paul Pourveur », Interférences littéraires, 5 (2010), p. 43.
65 Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., 1992, p. 51.
66 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 314.
67 Virilio (P.), L’écran du désert : chroniques de guerre, Paris, Galilée, 1991, p. 163.
68 Ibid., p. 182.
69 Wajcman (G.), L’œil absolu, op. cit., 2010.
70 Virilio (P.), L’écran du désert, op. cit., 1991, p. 187.
71 Virilio (P.), La machine de vision, op. cit., 1988, p. 131‑132.
72 Mondzain (M.-J.), Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 17.
73 Wajcman (G.), Fenêtre, op. cit., 2004, p. 352.
74 Piret (P.), « Le dispositif minimaliste et la dialectique du désir (Echenoz, Toussaint) », in Représenter à l’époque contemporaine. Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques, sous la direction d’Ost (I.), Piret (P.), van Eynde (L.), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 334.
75 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 236.
76 Lacan (J.), Le séminaire de Jacques Lacan, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., 1990, p. 106.
77 Ibid.
78 Baltrušaitis (J.), Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Paris, Flammarion, 1996.
79 Notons que Blanckeman (B et Dangy (I.) qualifient brièvement L’Occupation des sols de Vanité et que Deramond (S.) analyse quant à elle Un an en fonction de cette image particulière (Blanckeman (B.), « L’Occupation des sols ou la mélancolie des vanités », conférence tenue le 19/03/03 à Saint-Etienne dans le cadre du séminaire sur « Les objets architecturaux chez Jean Echenoz » organisé par Jean-Bernard Vray, cité par Deramond (S.), « Un An de Jean Echenoz : d’une retraite minimaliste vers un espace poétique », Interval(le)s, I, 1, 2004, p. 127 ; Dangy (I.), « Au travail ! De l’écart au labeur dans L’Occupation des sols », Revue Sciences/Lettres [En ligne] 3 (2015), en ligne, http://rsl.revues.org/879, page consultée le 27 septembre 2022.
80 Lacan (J.), Le séminaire de Jacques Lacan, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., 1990, p. 86‑87.
81 Notons que Pierre Hyppolite mentionne également les figures de l’anamorphose et du trompe-l’œil, en les liant aux marques d’humour déposées dans le texte, qui agissent comme autant de déstabilisations dans la lecture (Hyppolite (P.), « L’occupation des sols de Jean Echenoz ou l’occupation de l’espace architectural, iconique et littéraire », art. cit., 2006, p. 74).
82 Lacan (J.), Le séminaire de Jacques Lacan, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., 1990, p. 121.
83 Vinciguerra (L.), Archéologie de la perspective, op. cit., 2007, p. 7.
84 Rappelons que S. Houppermans évoque une « spatialisation du sevrage » au sujet de cette nouvelle (Houppermans (S.), « Pleins et trous dans l’oeuvre de Jean Echenoz », in Jeunes auteurs de Minuit, sous la direction d’Ammouche-Kremers (M.), Hillenaar (H.), Amsterdam, Rodopi, 1994, p. 86.)
85 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 284.
86 Lacan (J.), Le séminaire de Jacques Lacan, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., 1990, p. 106.
87 Ibid., p. 87.
88 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 68.
89 Wajcman (G.), Fenêtre, op. cit., 2004, p. 392.
90 Rykner (A.), Pans: liberté de l’œuvre et résistance du texte, Paris, Corti, 2004, p. 22.
91 Quinet (A.), Le plus de regard, op. cit., 2003, p. 175.
92 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 243.
93 Piret (P.), Fernand Crommelynck, op. cit., 1999, p. 182.
94 Baltrušaitis (J.), Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, op. cit., 1996, p. 7.
95 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 193.
96 Robbe-Grillet (A.), Pour un nouveau roman, op. cit., 1963, p. 18.
97 Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., 1992, p. 11.
98 Assoun (P.-L.), Le regard et la voix. Leçons de psychanalyse, Paris, Economica, 2014, p. 15.
99 Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005, p. 71.
100 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 293‑294.
101 Ibid., p. 317.
102 Wajcman (G.), Fenêtre, op. cit., 2004.
103 Piret (P.), « Le dispositif minimaliste et la dialectique du désir (Echenoz, Toussaint) », art. cit., 2010, p. 338‑339.
104 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 289‑290.
105 Ibid., p. 230‑231.
106 Ibid.
107 Ibid., p. 225.
108 Jérusalem (C.), Jean Echenoz, op. cit., 2005.
109 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 192.
110 Ibid., p. 230‑231.
111 Ibid., p. 283.
112 Ibid., p. 284‑285.
113 Jérusalem (C.), Vray (J-B) (dir.), Jean Echenoz: une tentative modeste de description du monde, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006.
114 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 289.
115 Ibid., p. 290.
116 Augé (M.), Non-lieux, op. cit., 1992, p. 101.
117 De l’imposture en littérature. Dialogue entre Enrique Vila-Matas et Jean Echenoz, traduit de l’espagnol par Sophie Gewinner et du français par Guadalupe Nettel, édition bilingue, Saint-Nazaire, Maison des Écrivains étrangers et des Traducteurs, 2008.
118 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 189‑460.
119 Robbe-Grillet (A.), Pour un nouveau roman, op. cit., 1963, p. 63.
120 Ibid., p. 65.
121 Ibid.
122 Damisch (H.), L’origine de la perspective, op. cit., 1993, p. 68.
123 Wajcman (G.), Fenêtre, op. cit., 2004, p. 96.
Para citar este artículo
Acerca de: Manon Delcour
Chargée de cours à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, Manon Delcour a soutenu en mars 2020 une thèse de doctorat intitulée Dispositifs de l'habitation : Jean Echenoz, Hélène Lenoir, Eugène Savitzkaya (UCLouvain). Ses recherches portent sur la littérature de langue française des XXe et XXIe siècles, en particulier sur les dispositifs visuels ainsi que les rapports entre spatialité et énonciation. Elle a codirigé un numéro des Lettres romanes (Écrire après la fin : la logique spectrale à l’époque contemporaine, 2016) et un numéro de la revue Phantasia (Zones, passages, habitations : les espaces contemporains à l’aune de la littérature, 2020).