Introduction
L’éducation physique cherche à former le citoyen de demain en l’aidant à construire des compétences motrices, sociales, émotionnelles, et méthodologiques (MCLennan & Thompson, 2015). L’accomplissement des élèves n’est pas seulement de remplir les conditions motrices nécessaires à la réalisation d’une tâche mais aussi de développer une capacité à réfléchir, se remettre en question, collaborer, travailler en groupe, aider son camarade, partager des points de vue pour apprendre à apprendre, pour apprendre à vivre ensemble, pour apprendre à s’adapter à un monde en évolution. Cependant nous remarquons que sur le terrain persiste une certaine molécularisation des activités physiques (Rovegno, 1995). L’approche ‘one size fit all’ est une approche qui morcelle les contenus de telle manière qu’ils soient enseignables dans un temps et un espace imparti dans le monde scolaire (Kirk, 2010) mais elle ne propose ni continuité, ni réflexion sur les actions que les élèves entreprennent en cours. En nous appuyant sur la théorie de l’activité (Engeström, 2015), nous proposons un cadre d’analyse qui permettrait à l’élève d’investir son apprentissage dans un environnement situé et incarné. En effet, la théorie de l’activité explique la dialectique qui existe à l’intérieur d’un système d’activité en prenant en compte les interactions des élèves dans leur environnement avec les différentes composantes de l’activité (la communauté, les règles, la division du travail, les instruments) tout en lui offrant la liberté de co-créer ses contenus pour construire ses apprentissages. Il existe dans chaque système d’activité, des contradictions auxquelles les élèves doivent faire face. Pour ce faire, les enseignants les identifient et proposent des artefacts médiateurs afin d’aider les élèves à surmonter ces contradictions. Ces artefacts médiateurs sont des outils culturels et sociaux qui servent à dépasser les conflits de motifs rencontrés ici par les élèves dans l’activité d’escalade. La double stimulation (Sannino, 2015) sert à tracer le comportement des élèves face à l’artefact médiateur dans son adoption et son actuation (Vygotsky, 1978) jusqu’à ce que cet artefact devienne un outil pour apprendre. Ainsi, l’artefact médiateur entretient la motivation continuée (Famose, 2001) en ce sens qu’il implique les élèves dans leur action intentionnellement (Sannino & Engeström, 2011) dans une recherche de but collectif. Plus qu’une motivation individuelle, l’artefact médiateur permet de fédérer une motivation collective dans une activité orientée en servant les intérêts de chaque individu dans l’activité. En ce sens, l’élève est agent de la création de ses intentions au sein d’une construction partagée de savoirs (communauté de pratique) et d’actions motrices (développement individuel).
Nous soutiendrons l’hypothèse selon laquelle, un élève, sujet d’un système d’activité développe des ressources motrices, sociales, émotionnelles et intellectuelles afin de répondre à un artefact médiateur (les cartes de grimpe) et construise ses connaissances et compétences de manière itérative en dialectique avec les autres éléments inhérents du système d’activité. Les questions de recherche qui en découlent sont les suivantes : Comment les élèves intègrent-ils l’artefact médiateur ? La réflexivité joue-t-elle un rôle prépondérant dans la résolution des contradictions rencontrées ? Quel apprentissage développent les élèves ? Quel rôle joue l’enseignant dans cette co-création ?
Méthodologie
Aperçu de l’étude
L’étude repose sur un pilot réalisé en Août 2018 à Art Block (Nice, France) autour de quatre enfants âgés de 7 à 11 ans débutant en escalade. Les élèves étaient répartis sur quatre murs d’escalade différents. Les cartes données représentaient l’artefact utilisé afin de résoudre la contradiction primaire (figure 1). Ils possédaient les mêmes cartes et devaient effectuer le même travail de réalisation de code de grimpe. Les enfants ont utilisé des cartes rouges pour les prises avec les mains, des cartes bleues pour les prises avec les pieds et des cartes jaunes pour les directions. Ils avaient un total de 148 cartes. Nous avions défini une durée de travail sur l’activité de trente minutes par voie avec pour objectif partager leur création et tester le code par les autres membres de la communauté.
Figure 1 - Cartes servant de base pour les actions de création de code de grimpe
Nous avons retracé les activités des enfants sur vidéo et les avons interviewés à la fin de chaque session afin d’analyser ces éléments et de rechercher les traces d’un apprentissage moteur ou de la résolution des contradictions.
Design méthodologique
L’étude utilise la méthode mixte (Creswell, 2014). Nous combinons à la fois des résultats d’ordre quantitatif et qualitatif afin de gagner en compréhension dans notre recherche. En effet, l’objectif est de rendre visible des processus psychologiques internes et inobservables (Vand der Veer & Valsiner, 2001). Nous avons aussi utilisé dans les résultats des données, des outils propres aux théories culturalistes de l’activité qui sont d’une part l’analyse des systèmes d’activité et des manifestations discursives (Engeström, 2015 ; Engeström & Sannino, 2013) mais aussi des recueils de données quantitatives qui nous permettaient de valider les analyses linguistiques des élèves. Ces données quantitatives s’articulaient autour de la démarche de la création du code en termes de nombres de cartes utilisées, nombres de fois où le code avait été changé, nombres de chutes et de réussite de la voie. Ce double recueil des données permettait de trianguler les résultats autour des deux objectifs de travail : la qualité de l’activité et la réussite des élèves.
Protocole
Afin d’aider les élèves à s’investir davantage dans l’activité, nous avons proposé de travailler la création du code à partir d’une histoire imaginaire dans laquelle tous les élèves étaient le héros. Les élèves étaient donc tous un Pop en action. Pop est un dinosaure qui adore lire et fait la collection de vieux livres. Il doit retrouver un grimoire de magie situé tout en haut du mur. Pour grimper, Pop aura l’aide de cartes. Elles lui montreront où placer ses mains (cartes rouges), où poser ses pieds (cartes bleues). Les cartes jaunes indiquent les directions. Pop doit réussir son ascension en assemblant les cartes. Le code réalisé doit permettre à tous les élèves de grimper.
Résultats
Cette méthodologie mixte nous a permis d’enrichir l’analyse de l’artefact médiateur dans son utilisation en termes d’apprentissage qualitatif. Nous avons pu modéliser un système d’activité (figure 2) qui met en lumière les différentes contradictions auxquelles les élèves ont dû faire face afin d’utiliser l’artefact médiateur des cartes de grimpe en escalade. Le constat initial résidait dans le fait que les élèves désiraient grimper le mur mais se retrouvaient face à leurs contraintes physiques et motrices. L’artefact médiateur leur fut proposé comme objet médiateur afin de leur permettre de planifier leur chemin. Lors d’une activité, différentes composantes entrent en dialectique, si le sujet (l’élève) reste l’acteur principal de son système d’activité, il est en interaction aussi bien avec son environnement social (la communauté) mais aussi par les règles qui définissent cette activité (sécuritaires et culturelles) ainsi que par la division de travail (formes de groupement proposées pour cette activité). Si le but de l’activité est de grimper le mur, différents dialogues se créent spontanément entre les systèmes de chaque élève afin d’utiliser les cartes pour grimper. Ainsi, l’introduction des cartes montre les différentes étapes du processus de leur adoption et de leur actuation partant de la difficulté de les lire avant de grimper, à les associer aux prises du mur et à les assembler pour créer un code.
Figure 2 - Modélisation des contradictions dans le système d’activité escalade
Les données quantitatives
Lors du recueil de ces données, nous avons remarqué que l’ensemble des élèves était arrivé à la prise but matérialisée par le grimoire magique. Par conséquent nous pouvons avancer que les codes de grimpe créés par les élèves leur ont permis de réussir l’activité et donc de développer des capacités motrices et de réflexion. En effet lorsque les élèves ont corrigé leur code au regard de leurs essais, nous remarquons que les champs utilisés pour corriger exprimaient que la carte choisie ne correspondait pas car la prise était trop petite ou qu’elle était trop éloignée. Les élèves en s’éprouvant sur leur mur, ont expérimenté leur capacité physique et ont émis des hypothèses : « les prises plus grosses sont plus faciles et donc nous réussissons mieux à grimper en choisissant celles-ci » ou « il vaut mieux choisir des prises rapprochées afin de rester bien en appui et pouvoir rester en équilibre ».
Les données qualitatives
En utilisant les manifestations discursives et la méthodologie de l’oignon, nous avons pu tracer l’évolution de l’actuation et de l’appropriation de l’artefact médiateur. En effet, les élèves suivent un processus itératif dans lequel ils passent par des dilemmes « Je ne monte pas avec des cartes mais avec mon corps » puis, la réflexivité évolue pour laisser place à un conflit critique « Quelle cartes correspondent à quelles prises, si je les assemble, il n’y a pas de suite logique dans mon ascension » pour finir sur une double contrainte « Moi, j’ai utilisé les images des cartes avant de monter. J’ai repéré les formes des prises puis je suis montée en essayant mes cartes et mes prises ». Cette intégration de l’artefact en tant qu’outil montre la capacité des élèves à dépasser les contradictions de l’activité et à réfléchir pour créer des solutions. Ainsi l’analyse des élèves devient de plus en plus pertinente au cours de la réalisation du code de grimpe.
Discussion
L’intégration de la dynamique des cartes de grimpe comme artefact médiateur a permis de canaliser la « frénésie » de grimper et a permis aux élèves de réfléchir avant d’agir. Plusieurs pistes peuvent être envisagées. Tout d’abord, l’aspect méthodologique de la réflexivité en action et de la double stimulation montre la possibilité de penser à la construction de connaissance sous forme d’une méthodologie pour apprendre. Lors de l’actuation et de l’adoption de l’artefact, l’élève développe son agentivité en termes d’intention et de volition (Engeström & Sannino, 2013). Ainsi, les étapes de réalisation du code montrent les différents objets recherchés en termes d’opérations. En effet, les élèves résolvent leur contradiction grâce un code de pensée pour apprendre à apprendre. En ce sens le code de grimpe se présente comme un algorithme de réussite et la méthode de recherche utilisée peut être généralisée en termes de pensée informatique (Wing, 2006).
D’autre part, dans cette activité, nous avons remarqué que l’activité initiale qui était d’utiliser les cartes pour grimper avait été transformée. Les élèves développaient une autre forme d’activité dans laquelle ils partageaient et collaboraient vers un but collectif (le code de grimpe efficient pour tous). Cette redéfinition de l’activité initiale montre que les élèves trouvent un point de rencontre dans leur activité pour collaborer, discuter et proposer des solutions collectives à une activité sociale. Cette nouvelle activité de co-création autour de l’objet partagé sur l’utilisation des cartes montre la dialectique des systèmes d’activité d’un ou plusieurs élèves.
Conclusion
Nous avons proposé un exemple d’utilisation de la théorie de l’activité pour analyser les système d’activités des élèves dans l’appropriation et l’actuation de l’artefact médiateur des cartes de grimpe en Escalade. La qualité de l’enseignement résidait dans la découverte de la nécessité de comprendre la nécessité de planifier son action avant de grimper. Il ressort de cette étude que pour développer une éducation physique de qualité, les élèves doivent être agents de leur apprentissage, comprendre les raisons de l’action et participer activement à l’activité de manière à créer les solutions nécessaires à l’élaboration de leurs connaissances. Ces composantes nécessaires à la formation d’un citoyen du 21ème siècle souligne l’importance de la créativité et de l’esprit critique dans l’éducation. Pour reprendre Biesta (2015), la question se poserait plus en termes de « bonne » éducation plutôt qu’en termes de qualité en ce sens où la « bonne » éducation en éducation physique ne serait pas de développer uniquement des compétences motrices et habiletés techniques mais de prendre en compte la diversité de chacune et chacun afin de développer une culture commune partagée de manière agentive et transformatrice.