Introduction
L’école constitue un lieu d’apprentissage et d’éducation déterminant pour les générations futures. Pour assurer un enseignement de qualité permettant aux élèves de devenir de futurs citoyens autonomes et critiques, divers acteurs (politiques, experts, enseignants, etc.) sont sollicités pour élaborer les curriculums « prescrits » (Martinand, 2014) ou « officiels » (Jonnaert, 2011). Ils offrent un cadre commun à l’échelle d’une région ou d’un pays et sont alors censés agir comme des guides pour que les professeurs construisent des enseignements adaptés aux spécificités locales et répondant à un projet de société (Oh & Graber, 2019).
Les enjeux de cette étude consistent à caractériser et à comparer les curriculums d’éducation physique (EP) dans le contexte francophone (France, Suisse romande et Québec) alors que les grandes tendances internationales actuelles impactent de plus en plus les contextes nationaux (Hasni, 2015). En effet, les enseignements disciplinaires doivent contribuer à la formation générale de l’élève et au développement de compétences transversales.
Les recherches sur le curriculum se sont développées à partir de différents éclairages théoriques. Dans le cas de l’EP, elles ont majoritairement ciblé la question des valeurs, des finalités et des contenus de l’EP (Le Bot, Pasco & Desbiens, 2011 ; Forest, Lenzen & Öhman, 2017).
Cette étude s’inscrit dans la didactique des curriculums, en privilégiant les contenus d’une part et leur insertion dans le curriculum d’autre part (Lebeaume & Hasni, 2016). A partir des travaux de Lenoir (2014), nous retenons que les curriculums sont structurés selon les composantes suivantes :
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Les finalités éducatives de l’enseignement (le « pourquoi enseigner ») ;
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Les objets d’enseignement, c’est-à-dire quels sont les contenus énoncés dans le curriculum qui doivent faire l’objet d’un enseignement (le « quoi enseigner ») ;
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Les modalités d’enseignement adoptées (le « comment enseigner ») ;
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La progression dans les apprentissages (le « quand » enseigner) ;
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Les éléments qui d’évaluation et comment celle-ci sera- réalisée (le « quoi et comment évaluer ») ;
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L’articulation des composantes du curriculum (« quelles relations entre les composantes »).
Cette étude, comparativement à celles menées préalablement qui concentraient leurs analyses sur une composante en particulier, vise à documenter l’ensemble des composantes structurant les curriculums officiels d’EP dans le contexte francophone (France, Suisse romande et Québec) et les relations entre celles-ci, depuis les finalités éducatives générales jusqu’à la discipline de l’EP.
Cette étude porte sur les questions de recherche suivantes : (1) Quelles sont les finalités éducatives, les contenus, les modalités d’enseignement, de progression et d’évaluation prescrites ? Comment ces composantes du curriculum s’articulent-elles ? (2) Quels sont les principaux éléments de convergence et de divergence entre les trois curriculums officiels d’EP français, suisse romand et québécois ?
Méthodologie
Nous nous sommes centrés sur les curriculums relatifs à la scolarité obligatoire. Le curriculum québécois a été implanté en 2001 dans les écoles primaires (5-11 ans) (Gouvernement du Québec, 2006a) et en 2003 dans les écoles secondaires (11-14 ans (Gouvernement du Québec, 2006b). En France, le curriculum officiel en vigueur (Ministère de l’Éducation Nationale, 2015) pour la scolarité obligatoire concerne l’école primaire (6-10 ans) jusqu’au collège (11-14 ans). Enfin, en Suisse romande, le plan d’études romand (PER) pour la scolarité obligatoire (4-15 ans) a été adopté en 2010 en remplacement des précédents curriculums cantonaux.
L’analyse de contenu (Creswell, 2014) a été menée à partir des composantes du curriculum (Lenoir, 2014) : les finalités éducatives générales ; les finalités et visées de l’éducation physique; les contenus de l’EP ; les attendus de fin de cycle ; les modalités d’enseignement, démarches pédagogiques; la progression des apprentissages; l’évaluation; et les relations entre les composantes du curriculum.
Nous avons reporté fidèlement les données extraites des textes officiels renvoyant à ces composantes en les citant dans un tableau regroupant les trois curriculums pour faciliter leur comparaison. Enfin, nous avons comparé les points communs et spécificités des trois curriculums, avant d’interpréter les résultats. Afin d’assurer la fiabilité des analyses de contenu, nous avons procédé à une triangulation des analyses des chercheurs.
Résultats et discussion
Une inégalité prescription au regard des composantes structurant le curriculum
En premier lieu, les résultats mettent en évidence une inégale prescription au regard des composantes structurant le curriculum (Van den Akker, 2006) : les finalités éducatives générales et les visées de l’EP sont prescrites en grand nombre tandis que les autres composantes relatives aux contenus, aux modalités d’enseignement, de progression et d’évaluation en EP sont peu, voire pas documentées. Les curriculums officiels d’EP pour la scolarité obligatoire dans les contextes français, québécois et suisse romand peuvent être assimilés à des curriculums ouverts (Kuipper & Berkvens, 2013 ; Oh & Graber, 2019) : ils accordent une responsabilité importante aux équipes pédagogiques pour élaborer les contenus, les modalités d’enseignement, de progression et d’évaluation. Ces résultats convergent avec les travaux menés dans le champ de l’ergonomie qui mettent en évidence une sur-prescription de visées multiples et une sous-prescription des moyens pour les atteindre (Félix & Saujat, 2008).
Les curriculums officiels français, suisse romand et québécois sont structurés selon une approche descendante ou « top down » (Lebeaume, 2019), depuis la formation générale définissant les grands enjeux éducatifs de l’école jusqu’aux enseignements disciplinaires. Cette structuration des curriculums impacte les enseignements disciplinaires, lesquels sont considérés comme des moyens au service des enjeux éducatifs. Les résultats de cette étude mettent en évidence que les trois curriculums donnent la priorité à la formation générale, en déclinant les finalités éducatives, alors que la dimension disciplinaire est sous-prescrite. Les contenus sont peu détaillés, formulés sous la forme d’attendus de fin de cycle et apparaissent fragilisés et relégués au second plan (Hasni, 2015). La définition des contenus, ainsi que des modalités d’enseignement, de progression et d’évaluation relève de la responsabilité des équipes pédagogiques. Seul le curriculum québécois, ayant intégré l’approche curriculaire avant la France et la Suisse romande, a apporté des outils complémentaires relatifs à la progression des apprentissages et à l’évaluation. Comme le souligne Hasni (2015), ce tournant curriculaire pris par les politiques éducatives, influencées par les grandes tendances internationales, conduit à une minoration de la dimension disciplinaire. Au regard de cette sous-prescription des composantes disciplinaires, Lebeaume et Hasni (2016) considèrent que les réformes contemporaines sont inachevées et incomplètes en France et au Québec : « les textes prescriptifs n’apportent pas aux enseignants toutes les précisions indispensables à une mise en œuvre contrôlée » (Lebeaume, 2019, p. 18). On peut en effet craindre que ce déficit de prescription place les enseignants d’EP en difficulté (Oh & Graber, 2019), puisque ceux-ci sont peu guidés pour définir les contenus et les modalités d’enseignement, de progression et d’évaluation. Peut-on considérer qu’un curriculum qui ne renseigne que certaines composantes du curriculum constitue un outil opérationnel pour les enseignants (Braslavsky, 2002) ? Dans le contexte français marqué par une forte culture disciplinaire, cette logique curriculaire engendre d’ailleurs de fortes résistances de la part des organisations syndicales et professionnelles (Lebeaume & Hasni, 2016).
Il semble nécessaire de penser la complémentarité entre les approches curriculaire et didactique (Audigier, Crahay & Dolz, 2006 ; Martinand, 2014 ; Musard, 2018). Dépasser le débat opposant ces deux approches pour penser leur articulation semble être une perspective prometteuse pour contribuer à l’éducation des élèves et développer les apprentissages disciplinaires. Dans cette optique, la réflexion ne peut pas être exclusivement curriculaire et se centrer sur les finalités éducatives (la question du « pourquoi enseigner ? »), sans prendre en compte les spécificités des savoirs disciplinaires. A l’inverse, on ne peut pas non plus penser les enseignements de façon exclusivement disciplinaire (la question du « quoi enseigner ?), sans questionner leur contribution aux finalités éducatives plus larges, ainsi que les relations entre les disciplines. C’est donc dans une dialectique entre les approches curriculaire et didactique, les volets éducatif et disciplinaire, que doit être pensé ce vaste chantier de la fabrique des curriculums.
Spécificités dans la prescription des composantes des trois curriculums
En second lieu, au-delà de la tendance commune à sur-prescrire les finalités éducatives et sous-prescrire les composantes disciplinaires, les résultats obtenus suggèrent des spécificités dans la prescription des composantes du curriculum. Les curriculums du Québec et de la Suisse romande sont relativement proches dans la structuration de la formation générale, constituée des domaines de formation générale et des compétences ou capacités transversales. Quant au curriculum français, il est davantage marqué par une culture disciplinaire (Lebeaume & Hasni, 2016) avec une référence aux disciplines dans certains domaines de formation du socle commun.
Les curriculums officiels sont également influencés par différentes traditions d’enseignement (Forest et al., 2017). Celui de la France se centre davantage sur la citoyenneté et l’acquisition d’une culture commune dans les finalités éducatives que sur la santé, sans pour autant abandonner cette dimension en EP, tandis que le Québec et la Suisse romande accordent à cette dernière une place importante et ce, dès la formation générale. La tradition culturelle marque également la Suisse romande, qui comme la France, est attachée à la transmission d’un patrimoine culturel, représenté par les différents champs d’APS qui composent le parcours de formation des élèves. Cette tradition culturelle n’apparaît pas dans le curriculum québécois. Quant à la tradition centrée sur les techniques, elle est plus explicite dans le contexte suisse romand avec des attendus de fins de cycle en sports collectifs qui exigent la maîtrise d’un certain nombre de techniques.
Enfin, la comparaison des curriculums officiels français, suisse romand et québécois met en évidence des spécificités dans l’articulation entre les composantes du curriculum (Lenoir, 2014). Concernant l’articulation entre les finalités éducatives générales et la discipline de l’EP, seul le curriculum français établit une correspondance respectivement entre les cinq domaines de formation générale et les cinq compétences de l’EP. Dans les curriculums suisse romand et québécois, comment tisser des liens entre les domaines de formation générale, les compétences transversales et les compétences de l’EP ? Concernant l’articulation entre les composantes de l’EP, le curriculum québécois propose une articulation compétences de l’EP – contenus – modalités de progression et d’évaluation. Les curriculums suisse romand et français, marqués par la tradition culturelle, structurent les contenus de l’EP à partir des champs d’APSA et non des compétences de l’EP. Ces résultats mettent en évidence toute la complexité de l’approche curriculaire pour construire une cohérence entre les finalités éducatives de la formation générale et l’enseignement disciplinaire de l’EP, ainsi qu’entre les composantes de l’EP.
Conclusion
Bien que le curriculum prescrit ne soit pas à considérer comme devant être appliqué tel quel, mais bien comme un vecteur potentiel de développement professionnel, il n’en reste pas moins une référence indispensable pour un enseignement de qualité et égalitaire. Ainsi, d’après Lombardi (2019), le réformateur devrait être davantage informé sur les limites des curriculums actuels, les enjeux liés à la fabrication des curricula, en particulier leur dimension systémique pour assurer la cohérence de l’enseignement. A la suite de Lebeaume (2019, p. 21), nous pensons que « les recherches en didactique sont alors susceptibles de soutenir cet enjeu décisif pour l’avenir, en discutant la cohérence d’ensemble du curriculum, la pertinence des contenus prescrits et de leur agencement ainsi que les conditions d’acquisition de ce qui est indispensable à tous les élèves à l’issue de la scolarité obligatoire ».
Enfin, il semble important de redéfinir les responsabilités que peuvent jouer les formateurs, les enseignants et les chercheurs dans la construction des curriculums. S’il semble nécessaire d’accorder autonomie, souplesse et confiance aux équipes pédagogiques, il apparaît délicat de déléguer cette responsabilité aux seuls enseignants (Oh & Graber, 2019). Dans ce contexte, les recherches associant professionnels, formateurs et chercheurs pour concevoir des séquences d’enseignement ou des dispositifs au sein de collectifs de travail (Bezeau, 2019 ; Lenzen et al., 2020) sont en plein essor et pourraient s’inscrire dans la construction de curriculums selon une approche ascendante.