Introduction
S’interroger sur les apports des entraîneurs aux sportifs amène à s’intéresser à leur formation tant formelle qu’informelle (Brougère & Bézille, 2007), médiée que non médiée (Werthner & Trudel, 2006). Les savoirs issus de la science peuvent contribuer à cette formation, bien que des études pointent la faible contribution de ces savoirs à l’agir des entraîneurs (p. ex. Reade, Rodgers & Hall , 2008) et l’existence d’un fossé (« gap ») depuis au moins 40 ans entre production de savoirs scientifiques et mise en œuvre par les entraîneurs sportifs (Gould, 2016; Haugen, 2019; Reade, Rodgers & Spriggs, 2008).
Le sujet est d’actualité et ne peut être ignoré pour une meilleure translation/implémentation (Eisenmann, 2017; Finch, 2011) des savoirs déjà produits et des savoirs à venir. En effet, d’une part, récemment Gould (2016), consultant pour les fédérations olympiques américaines et chercheur, expliquait que la plupart des questionnements des entraîneurs ne nécessite pas fondamentalement de nouveaux savoirs scientifiques mais que l’enjeu majeur est la circulation/appropriation des savoirs existants. D’autre part, plusieurs sociétés savantes, dont l’ARIS, témoignent de la vitalité de la recherche sur le sport, tandis que l’obtention de l’organisation des Jeux olympiques de 2024 par la France est accompagnée d’un budget supplémentaire alloué sous forme d’appel à projets de recherche et donc une augmentation de la production de savoirs scientifiques, qui doivent servir aux entraîneurs et donc dépasser le gap.
Au-delà de son écho contemporain, le gap questionne la place du savoir et notamment du savoir issu de la recherche, dans l’agir de l’entraîneur. Dans la société du savoir qui caractérise le nouveau cycle post-industriel (David & Foray, 2002), le savoir est le principal capital. Les entraîneurs étant intéressés par les savoirs scientifiques (Collinet, 2005; Reade, Rodgers & Spriggs, 2008), il y a donc des enjeux à ne pas ignorer ce gap, à le caractériser et à déterminer les leviers disponibles par le chercheur et l’entraîneur en vue de le réduire. Quelles sont les raisons du faible apport des savoirs scientifiques aux entraîneurs sportifs ? Comment agir sur cette situation ?
Cette distanciation entre savoirs scientifiques et usage par les praticiens n’est pas spécifique au milieu de l’entraînement. Elle se retrouve en formation des adultes (Mezirow, 2001), en travail infirmier (Bishop, 2008), dans les pratiques de gestion (Schmitt, 2007), par exemple. Si dans de nombreux domaines les rapports entre les chercheurs et les praticiens sont souvent ambigus et contradictoires (Lacourse & Thibault, 1996; Vinatier & Rinaudo, 2015), cette explication reste partielle. Nous mobilisons le cadre de Finch (2011) qui distingue trois métacatégories explicatives de ce gap. La recherche peut être hors de propos par rapport au champ d'activité, à la réalité de l’entraînement et du métier (research relevance failure). Elle peut ne pas atteindre son public (dissemination failure). Enfin, il est possible que la recherche atteigne le public mais avec un faible impact (translation/adoption failure). Dans la suite du texte, nous proposons un tableau pour chacune de ces catégories. Conçus à partir de la littérature, ces tableaux visent à donner au chercheur et à l’entraîneur une vision synthétique et opérationnelle des facteurs du gap et des leviers mobilisables. Dans ces tableaux, les leviers relevant plutôt du chercheur, de l’entraîneur ou d’une autre personne ou institution sont identifiés respectivement par « [C] » « [E] » et « [?] ».
Premier objectif : produire des savoirs pertinents pour les entraîneurs sportifs
Le tableau 1 décrit les facteurs du gap et les leviers relatifs à la pertinence des savoirs scientifiques pour un public d’entraîneurs.
Tableau 1 : Les facteurs "research relevance failure" et leurs leviers
Facteurs de cette catégorie |
Leviers |
Sources |
Certaines postures scientifiques : Vision analytique, réductionniste, de rationalité technique, réification… Ne sont pas cohérentes avec la réalité de l’entraînement sportif : Intervention systémique, singulière, dans l’adaptation, la gestion des imprévus, des dilemmes… |
[C] Adopter une approche systémique [E/C] S’acculturer réciproquement, dès la formation initiale [E/C] Positionner l’interaction chercheurs-entraîneurs sur un pied d’égalité, de sachant à sachant, en co-construction [E/C] Réfléchir davantage sur les savoirs à produire et les savoirs produits / prise en compte des besoins |
Bernardeau-Moreau & Collinet, 2009; Buchheit, 2017; Couckuyt, Robin & Sarremejane, 2016; Eisenmann, 2017; Finch, 2011, p. 201; Fleurance, 2006; Fleurance & Pérez, 2008; Lacourse & Thibault, 1996; Mouchet, 2018; Pérez, 2009; Rolland & Cizeron, 2011 |
Deuxième objectif : favoriser la circulation des savoirs scientifiques jusqu’au public-cible
Le tableau 2 décrit les facteurs du gap et les leviers relatifs à la diffusion des savoirs scientifiques auprès des entraîneurs.
Tableau 2 : les facteurs "dissemination failure" et leurs leviers
Facteurs de cette catégorie |
Leviers |
Sources |
Manque d’interaction |
[E/C] Avoir la possibilité d’accéder aux uns et aux autres, dans un environnement propice
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Cushion, Armour & Jones, 2003; Jones et al., 2019; Lacourse & Thibault, 1996; Reade, Rodgers & Hall, 2008; Reade, Rodgers & Spriggs, 2008 |
Difficulté d’accès aux savoirs issus de la science, relation en sens quasiment unique |
[C] Dégager du temps pour la circulation [E] S’entraider, partager entre pairs les articles et savoirs scientifiques [?] Dégager un budget pour l’accès à la science |
Cloes, lenzen & Trudel, 2009; Eisenmann, 2017; Finch, 2011; Gould, 2016; Schmitt, 2007 |
Troisième objectif : outiller les entraîneurs sportifs, impacter les pratiques d’intervention
Le tableau 3 décrit les facteurs du gap et les leviers relatifs à l’appropriation des savoirs scientifiques par les entraîneurs.
Tableau 3 : les facteurs "translation/adoption failure" et leurs leviers
Facteur GAP |
Leviers |
Sources |
Manque de langage partagé / savoirs rédigés pour des pairs, non adressés au public cible (les entraîneurs) Overdose d’informations pour le praticien, voire contradiction entre elles. Où chercher, quoi retenir ? |
[C/ ?] Eduquer les futurs chercheurs à écrire pour les entraîneurs, de manière intelligible en présentant différemment les mêmes savoirs, ce qui suppose une traduction/mise en scène [E/C] Légitimer les savoirs scientifiques par utilisation dans divers contextes d’entraînement [E] S’entraider, partager entre pairs les articles et savoirs scientifiques jugés pertinents [E/C] Accompagner les entraîneurs grâce à des chercheurs qui orientent et facilitent |
Avenier & Schmitt, 2007; Bishop, 2008; Buchheit, 2017; Cloes et al., 2009; Cushion et al., 2003; Eisenmann, 2017; Gould, 2016; Reade, Rodgers & Hall, 2008; Reade, Rodgers & Spriggs, 2008 |
Manque de compétence pour comprendre avec recul critique les écrits scientifiques |
[E] Améliorer la formation |
Bishop, 2008; Eisenmann, 2017; Finch, 2011 |
Manque de marge de manœuvre des entraîneurs (contextes contraints, complexité, gestion d’imprévus et de dilemmes) |
[C] Prendre en compte les contextes et contraintes, la réalité du métier |
Fleurance, 2012; Gould, 2016 |
Temporalités différentes qui perturbent l’adoption des savoirs : praticiens dans des méthodes rapides et informelles d’obtention de savoirs, sous temps contraint VS chercheurs dans temps long avec dilemme rigueur/pertinence |
[E/C] Elaborer collectivement le dispositif de recherche ainsi que de la temporalité des livrables [E/C] Restituer les résultats en articulant boucle courte/longue |
Biémar, Dejean & Donnay, 2008; Buchheit, 2017; Burlot et al., 2019; Mouchet, 2018; Reade, Rodgers & Spriggs, 2008; Saury, 2008 |
Conclusion
Au-delà des constats, pour activer les leviers, un des éléments est la disponibilité des protagonistes. Du côté des chercheurs, cet article invite alors également à repenser la valorisation du « franchissement » du gap, par exemple dans le cadre de l’avancement de carrière, mais aussi de manière symbolique et culturelle. Possibilité complémentaire, une personne interface peut assurer cette translation en assurant « la traduction réciproque d’énoncés et de langages différents et la transaction entre des acteurs de mondes divers » (Lyet, 2011, p. 50). Elle doit connaître suffisamment les deux communautés et cultures pour favoriser les interactions, les translations réciproques et la compréhension partagée (Akkerman & Bakker, 2011). Des initiatives commencent à poindre autour de la formation et de l’emploi de telles personnes. Par exemple, en France l’Institut National du Sport de l’Expertise et de la Performance (INSEP) porte depuis quelques années avec l’Université de Paris une formation de niveau Master visant justement à former ces personnes interfaces, les accompagnateurs scientifiques de la performance. Différents clubs professionnels ont également créé des cellules recherche en leur sein, avec des chercheurs au plus près des staffs et des collectifs d’entraînement pour optimiser la performance.
La littérature invite également à travailler sur le complexus expérience-savoir scientifique, sur les complémentarités (Trudel, Milestetd & Culver, 2019). Cette thématique de recherche a déjà été abordée dans d’autres domaines, par exemple par Lièvre (2007) sur l’intégration de connaissances tacites et de savoirs scientifiques pour construire des savoirs pour l’action dans des situations extrêmes, notamment des expéditions polaires. En sciences du sport, Haugen (2019) souligne une approche norvégienne novatrice : les pratiques, méthodologies d’entraînement, savoirs et théories liés à l’expérience des meilleurs entraîneurs en endurance et en sprint sont testées scientifiquement et bien souvent validées. Ainsi, pour dépasser le gap une inversion de polarité est également une voie à investir.
Enfin, il existe également un gap entre formation des entraîneurs et activité sur le terrain, la formation étant relativement décriée comme ne préparant pas à la réalité (Bernardeau-Moreau & Collinet, 2009; Cushion et al., 2003; Fleurance & Pérez, 2008). Cette thématique pourrait constituer un objet de recherche ultérieure autour des facteurs et des leviers mobilisables par les ingénieurs de formation, les formateurs et les néo professionnels.