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- 62 (2014/1) - Questions et débats en géographie
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Repenser la territorialité. L’apport du croisement mobilité et genre.
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Cet article réinvestit les concepts de lieu et d’espace à partir des apports d’études qui développent une approche genrée des mobilités. Il montre qu’une conceptualisation du lieu en termes d’espace-temps défini par les interrelations sociales qui le traversent à toutes les échelles ouvre des perspectives nouvelles pour repenser les territorialités. Le développement de métaphores spatiales, de l’île et de l’archipel par exemple, a une portée analytique forte permettant de lire les objets spatiaux en dehors des catégories duales et de saisir pleinement les hybridations sociales en cours.
Abstract
This paper reinvests the concepts of place and space from the contributions of studies that develop a gendered mobility approach. It shows that a conceptualization of the place in terms of space-time characterized by social interrelationships at all scales opens up new perspectives to rethink territorialities. The development of spatial metaphors, such as island and archipelago, has a strong analytical scope : it enables to read the spatial objects outside the dual categories and to fully grasp current social hybridizations.
Tabla de contenidos
I. Introduction
1Dans le champ des études sur le genre, les géographes ont appelé à une remise en cause des acceptions ontologiques des concepts de lieu, d’espace et d’échelle. Leurs réflexions mettent en évidence la subjectivité qui sous-tend la définition de ces concepts. Pour dépasser les appréhensions dominantes de ces notions, ils développent une conceptualisation des espaces-temps fondée sur la prise en compte des interrelations sociales à toutes les échelles.
2Dans cette perspective, l’objectif de cet article est de repenser les territoires et les territorialités à partir des études qui croisent genre et mobilité en géographie car ce sont celles qui proposent les avancées conceptuelles critiques les plus significatives. Dans leurs démarches, la mobilité devient souvent une métaphore qui évoque de nouveaux rapports à l’ici, à l’ailleurs, aux autres, en somme à l’altérité. Dans ces approches, plus que dans d’autres, la mobilité traduit une nouvelle interprétation des relations de pouvoir et des cadres à partir desquels s’exprime le contrôle social conduisant à un renouvellement de l’interprétation des liens des sociétés avec les territoires. L’argumentaire est construit à partir d’une lecture croisée, d’une part, de résultats d’études empiriques et de terrains que j’ai menées ces dix dernières années et, d’autre part, d’une analyse bibliographique d’études francophones et anglo-américaines publiées au cours des vingt-cinq dernières années dans le champ de la géographie du genre et de la géographie féministe.
II. Territorialité mobile : l’impossible concept ?
3Depuis une quinzaine d’années, l’acception fréquente de la mobilité comme un déplacement réel effectué entre deux lieux est jugée trop restrictive. La mobilité est le déplacement lui-même et sa potentialité, c’est-à-dire qu’elle intègre tout ce qui
4précède, accompagne et prolonge le mouvement (Kaufmann et al., 2004; Urry, 2005; Kesselring, 2006). La stratégie des acteurs est de ce fait prise explicitement en compte. Dans cette acception, la mobilité acquiert un potentiel de transformation des individus qui la pratiquent. L’idée selon laquelle les espaces et aussi les personnes changent de nature en devenant, elles-mêmes, des entités mouvantes traverse un grand ensemble de travaux (Lévy, 1999 ; Lussault, 2004). La mobilité devient une dimension structurante de la vie sociale et hybride les catégories spatiales et sociales. Dans cette acception large, la mobilité appelle à un renouvellement de l’interprétation des liens des sociétés avec les territoires ; elle est plus qu’un interstice, qu’une liaison entre un point de départ et de destination. Elle devient une métaphore pour évoquer une toute autre forme de rapports à la distance. La métaphore de la mobilité traduit également une nouvelle interprétation des relations de pouvoir et des cadres à partir desquels s’exprime le contrôle social. Dans ces approches, le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, ne s’opposent plus dans une catégorisation binaire de l’espace. Il est courant de parler de situations d’entre-deux, où l’immigrant et l’émigrant font place au migrant, les origines et les destinations se fondent dans des espaces circulatoires.
5Les notions de sociétés nomades (Knafou, 1999) et de sociétés en réseaux, où la liquidité et la fluidité deviennent des qualificatifs de choix pour évoquer l’impact des mobilités sur nos sociétés (Bauman, 2000) expriment l’idée d’un espace ouvert capable de concilier des catégories perçues comme antagonistes dans la plupart des théories dominantes.
6Malgré l’apport de ces cadres théoriques, la pensée d’une territorialité mobile demeure encore aujourd’hui inachevée. On sait dire en effet ce que devrait être le changement de perspective dans notre conception des territoires mais on ne sait pas totalement lui donner sens (Cattan, 2008 ; Vanier, 2010). La raison inlassablement évoquée pour expliquer cette difficile prise en compte de la réalité mobile relève de contingences matérielles ou techniques qui vont de l’impossible accès aux données relationnelles à la complexité méthodologique de leur mise en oeuvre. Ces limitations sont certes de fortes contraintes. Mais les raisons sont ailleurs. Plusieurs pesanteurs où se mêlent des résistances d’ordre institutionnel, symbolique et idéologique continuent d’empêcher consciemment ou pas le renouvellement des bases sur lesquelles reposent nos savoirs scientifiques (Cattan, 2008). Un des facteurs de résistance majeurs qui empêche d’envisager la mobilité comme un vecteur de production sociale et spatiale est relatif au dernier symbole identitaire de la civilisation contemporaine, majoritairement urbaine, celui de la sédentarité. L’histoire des civilisations n’est-elle pas construite autour des vestiges des premières sédentarisations datées du néolithique? Penser les nations et les identités prend souvent la forme de racine où la culture est souvent conçue comme inexorablement liée au sol. Les individus se représentent comme enracinés dans un lieu (Malkki, 1992). Cela découle de l’idée reçue dominante qu’être « out of place » c’est être incapable de s’intégrer en société (Cresswell, 2006). Cette acception qui lie les individus à un lieu, une nation à un territoire, n’est pas seulement territoriale mais profondément métaphysique (Malkki, 1992).
7Gilles Deleuze (1980) explique comment l’arbre avec son fondement-racine a dominé la pensée occidentale de la botanique à la biologie mais aussi la théologie, l’ontologie et la philosophie. Il souligne comment, quand on écrit l’histoire, on l’écrit toujours du point de vue des sédentaires et au nom d’un appareil unitaire d’État. Réconcilier l’histoire des civilisations modernes contemporaines avec les composantes d’une société nomade est un défi. Sommes-nous capables, dans une posture poststructuraliste, de penser totalement la figure du rhizome, un système acentré et non hiérarchique, défini par une circulation d’états (Deleuze, 1980) ? Il s’agit de pouvoir concevoir les choses non pas comme une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement mais comme un mouvement transversal sans début ni fin (Deleuze, 1980). « L’arbre est filiation mais le rhizome est alliance ».
8Les tentatives de réconciliation des composantes spatiales et sociales traditionnellement perçues comme antagonistes ne sont certes pas l’apanage des études genrées. Toutefois, force est de reconnaître que ces dernières ont, plus que d’autres, remis en question les théorisations classiques relatives à l’espace en abordant notamment, très explicitement, les notions d’identités, de communautés et de pouvoir.
III. Redéfinir les objets spatiaux
9Depuis une vingtaine d’années, en montrant comment les définitions des objets spatiaux sont soumises aux normes institutionnelles et sociales, les géographes féministes réinterrogent les notions d’espace et de lieu. Au-delà des appréhensions fortement économistes qui engluent les lieux dans des acceptions figées de limites, du dedans et du dehors, du public et du privé, leurs analyses notamment des migrations différenciées selon le genre conduisent à une conceptualisation du lieu en terme d’espace-temps basé sur la prise en compte des interrelations sociales à toutes les échelles qui vont de l’échelle du corps et de la maison à celles des espaces nationaux et mondiaux. Dans cette perspective, D. Massey (1994) décrit un lieu comme un espace-temps articulé de réseaux sociaux où les identités des lieux sont multiples, non figées, construites dans leurs interconnexions avec l’altérité. L’auteure explique que les lieux (places) ne résultent pas des liens intracommunautaires et de leurs racines internes et mythiques, de leur isolement, mais de la diversité des influences puisées dans les différents liens tissés entre les lieux. Dans ces approches, le lieu est appréhendé comme un processus en continuelle recomposition « always linked by people to other places, continually reproduced across difference and similarity and producing distinctive subjectivities » (McKay, 2004).
10En mettant en lumière le coût social des mobilités et en développant la notion d’« embodiment » pour désigner les inégalités genrées qui régissent l’accès aux espaces publics explicitement et aux transports en commun, ces études mettent en évidence la subjectivité de nos définitions ainsi que les modes de régulations qui l’accompagnent. Les auteurs montrent comment l’espace et le lieu, par exemple, sont toujours définis en disjonction des mobilités et du genre, et demeurent prisonniers des notions de délimitation et de frontière renvoyant systématiquement à une acception défensive de l’identité (Mc Dowell, 1993 ; Bondi & Rose, 2003 ; Cresswell, 2006 ; Silvey, 2006 ; Lussault, 2009). Les tenants de ces approches plaident la cause d’une géographie capable de se saisir du multiple et du pluriel hors d’un système territorial basé sur des découpages et des grilles.
11Dans la ligne de ces réflexions, des travaux plus récents mobilisent, dans une approche phénoménologique et ethnographique, les concepts de l’affect et de l’émotion et proposent des visions alternatives des territoires et des territorialités qui valorisent le temporaire et le fluide (Knopp, 2004 ; Gorman-Murray, 2009). Les émotions contribuent à identifier les identités spatiales dans une approche relationnelle qui définit le soi par les relations avec les autres, avec les évènements et les objets, que ces derniers soient présents dans l’environnement proche ou bien localisés dans un ailleurs plus lointain ou étant intervenus à un autre moment (Conradson, 2007 ; Thrift, 2008). Dans cette perspective, le développement de métaphores spatiales ouvre la voie à de multiples possibilités analytiques (Noxolo et al., 2008). Celles de l’île et de l’archipel ont par exemple été mobilisées pour analyser les lieux de divertissement nocturnes gays et lesbiens. Elles ont permis de repenser l’idée du club gay et lesbien comme une utopie étrangère à l’espace qui l’entoure (Edmond, Smith, 2003 ; Bousious, 2008 ; Cattan & Vanolo, 2013) et exprime dans le même temps matériellement l’expression «voyager vers les îles». En intégrant les mouvements vers et à partir des clubs et des bars et en décryptant toute la charge émotionnelle qui les accompagne, la métaphore de l’île nuance grandement la perspective d’une séparation rigide entre le club et le reste de l’espace urbain hétéronormatif. Ce réinvestissement de la notion de l’île ouvre de nouvelles perspectives pour expliquer les logiques spatiales des sociabilités homosexuelles et les stratégies élaborées pour se ménager une place dans un espace urbain (Jones, 2010). Elle souligne comment le mouvement et l’éphémère participe de la définition même d’un lieu. En proposant de subvertir l’imaginaire cognitif dominant, cette ontologie alternative conduit à concevoir les îles comme des lieux qui incarnent l’ouverture et la relation. Le mythe de l’insularité comme isolement est ainsi dilué dans un imaginaire transocéanique d’îles partagées qui donne une vision renouvelée, plus créative, des territorialités.
IV. Réinvestir les concepts et théories spatiales
12La déstabilisation des archétypes spatiaux se retrouve également dans les perspectives théoriques d’un très grand nombre de travaux qui abordent les migrations internationales et la mondialisation en mobilisant le genre comme catégorie d’analyse des dynamiques socio-spatiales. Les auteurs (Kelly, 1999 ; Katz, 2001 ; Sparke, 2001 ; Pratt & Yeoh, 2003 ; Cattan, 2008) expliquent comment, en valorisant la seule sphère productive, les images dominantes de la globalisation véhiculent des stéréotypes qui accordent à certaines activités et flux des propriétés structurantes conduisant à exclure du débat sur la mise en réseau du monde les contributions d’un nombre non négligeable de populations. Les visions du monde qui en découlent sont en conséquence duales et immuables, produisant les mêmes discours, les mêmes typologies et les mêmes classements des grandes villes mondiales et des plus forts courants de l’échange international : dans ces approches, le centre domine la périphérie, la métropole la petite ville, l’espace public prend le pas sur l’espace privé, le nord sur le sud, les activités hautement qualifiées sur les activités à bas salaires (Kelly, 1999 ; Sparke, 2001 ; Cattan, 2008). Les lieux du Sud et leurs populations sont perçus (au cas où ils seraient mentionnés) comme des « récipients » de la mondialisation et les femmes migrantes de ces pays sont ainsi doublement marginalisées dans les analyses de la mondialisation (Nagar et al., 2002).
13C’est la prise en compte d’autres mobilités négligées dans la littérature comme par exemple les réseaux d’activistes concernés par les questions environnementales et de santé publique ainsi que les réseaux transnationaux féminins (Katz, 2001 ; Nagar et al., 2002 ; Sassen, 1999 ; Marchand & Ruyan, 2000 ; Pratt & Yeoh, 2003) qui donne un souffle nouveau aux débats et apporte des connaissances nouvelles sur la mondialisation. C’est le cas en particulier des études effectuées sur les migrations internationales de femmes actives vers des emplois d’employées de maison, mobilités catégorisées dans la sphère du travail privé donc jugées moins importantes que les migrations relevant des secteurs économiques plus formels, et en conséquence longtemps négligées dans les théories socio-économiques (Pratt & Yeoh, 2003). Dès les années 1990 pourtant, plus de 1.7 million de femmes employées de maison auraient quitté le Sri Lanka, les Philippines, l’Indonésie et le Bangladesh vers d’autres pays asiatiques et le Moyen-Orient (Yeoh et al., 1999) produisant des effets induits à la fois dans les pays de départ et d’arrivée. Les analyses de ces mobilités domestiques se font selon différents champs majeurs : de l’évolution des relations bilatérales entre pays émetteurs et récepteurs (Yeoh et al, 1999 ; Pratt 1997) aux retombées économiques de l’argent gagné à l’étranger et souvent reversé aux membres de la famille restés au pays (McKay, 2004), à celui enfin qui conduit à revisiter nos concepts socio-spatiaux en mettant l’accent sur les nouveaux apports dont sont porteuses ces mobilités. Par la prise en compte de l’ensemble des localisations et des échelles qui traversent cette mobilité, alliant simultanément les niveaux du corps, du domicile, de la communauté et du transnational, toutes ces études montrent comment les migrations féminines à bas salaires participent pleinement de la mondialisation.
14Les notions par exemple de translocalité (Appadurai, 1995) et de transterritoire (Cattan, 2012) sont très explicites et ouvrent de nouvelles perspectives pour comprendre les transformations territoriales induites par ces migrations internationales de femmes. Les deux notions prônent un espace créé à la fois par les populations locales et les populations mobiles, un lieu où se mêlent les transactions économiques et les relations affectives. Translocalité et transterritoire mettent l’accent sur toutes les formes de coprésence qui participent de la production des espaces pratiqués. Ces deux notions expriment des espaces-temps articulés de réseaux sociaux qui associent les caractéristiques propres du lieu lui-même aux spécificités des liens qui le relient avec l’extérieur. De ce fait, ce sont ces liens, interpersonnels et interlieux qui participent pleinement de l’identité même de ce lieu.
15Le réinvestissement de la notion d’appropriation de l’espace public tient également d’un objectif similaire qui est de décrypter les territorialités spécifiques qui se mettent en place hors des stéréotypes relatifs à la visibilité/invisibilité et de permettre ainsi d’identifier toutes les modalités de transformations du paysage urbain (Ruddick, 1996). Un grand nombre de travaux dans le champ des études gays et lesbiennes montre comment l’appropriation, éphémère (parcours de la gay pride, évènements festifs récurrents dans un même lieu) ou plus durable (quartiers gays, bars, clubs), de certaines portions d’espaces urbains par les populations homosexuelles ne signifie pas la privatisation ou la ghettoïsation de ces lieux. Elle constitue au contraire une stratégie de résistance qui renvoie à un outil susceptible de renforcer la visibilité d’un groupe qui, du fait de son orientation sexuelle, est stigmatisé dans les espaces publics fortement normés (Cattan & Leroy, 2010).
V. Conclusion
16Ce texte montre comment l’écriture de la différence (Doel, 1994) permet, plus que d’autres approches, de concilier des catégories spatiales perçues comme antagonistes dans la plupart des théories dominan51 Repenser la territorialité. L’apport du croisement mobilité et genre tes. Il souligne tout l’apport des analyses genrées de la mobilité dans la reformulation des fondements même de certains acquis majeurs des théories spatiales. Ce texte ne fournit pas une vision exhaustive du corpus. Il sélectionne les études qui considèrent le mouvement comme ontologiquement connecté au lieu. En proposant de repenser les objets et les concepts spatiaux, il est porteur de l’hybridation aujourd’hui à l’oeuvre à la fois dans la société et dans l’élaboration même des savoir-faire et savoir-penser les espaces et les territoires.
17La synthèse proposée montre comment l’usage de la métaphore, de l’île et de l’archipel par exemple, permet de se saisir pleinement de ces hybridations conduisant à lire les objets spatiaux en dehors des catégories duales comme le local/le global, l’ici/l’ailleurs, la périphérie/le centre, l’intérieur/l’extérieur, le privé/le public où le premier terme est souvent associé au féminin, le second attribué au masculin.
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