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Sara OUAAZIZ

La médina de Marrakech : perceptions contrastées d’un espace résidentiel et touristique

(76 (2021/1) - Tourisme et patrimoine dans l'espace urbain : repenser les cohabitations)
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Résumé

La médina de Marrakech est un haut-lieu du tourisme mondial qui attire chaque année de plus en plus d’occidentaux. Celle-ci évolue en permanence pour satisfaire les touristes, le plus souvent aux dépens des populations locales. À partir de la multiplication récente de micro-musées au cœur de la médina marrakchie, cet article se propose d’analyser cette relation ambivalente habitants-touristes. La réflexion porte sur les différents types de conflits opposant les habitants (Marrakchis) aux musées privés de la médina considérés à la fois comme des lieux culturels et patrimoniaux et des lieux touristiques. La relation entre les Marocains et le musée est ancienne et complexe, oscillant entre rejet d’un héritage colonial, méfiance envers les rouages d’une industrie touristique dont l’ampleur les dépassent, et désintérêt lié à la faiblesse de la politique culturelle.

Index de mots-clés : Marrakech, conflits, habitants, micro-musées, appropriation, patrimoine, tourisme

Abstract

The medina of Marrakesh is a major place of world tourism, which attracts more and more western tourists every year.  This place is constantly evolving to satisfy tourists, most often at the expense of local populations.  Since the recent proliferation of micro-museum in the heart of the Medina of Marrakech, this article proposes to analyze this ambivalent relationship between inhabitants and tourists. The analysis focuses on different types of conflicts opposing the inhabitants (Marrakchis) to the private museums of medina which is considered by the inhabitants as both a cultural and a tourist place. The relationship between Moroccans and the museum is old and complex, oscillating between rejection of the colonial past and the mistrust of the tourism industry whose importance goes beyond them, and the disinterest due to a weak cultural policy.

Index by keyword : Marrakesh, conflicts, inhabitants, micro museums, appropriation, heritage, tourism

Introduction

1Le territoire est devenu un concept de spatialité fondamental en géographie, renvoyant à une construction sociale qui se construit et se déconstruit en permanence grâce aux groupes humains qui, d’une manière permanente ou temporaire, y habitent, évoluent, visitent et circulent.

2Le territoire est « souvent abstrait, idéel, vécu et ressenti » (Di Méo, 1998). Si pour les habitants, il représente un support d’identité locale et collective, le territoire renvoie en même temps à « l’imaginaire d’une authenticité donnée en représentation par et pour les visiteurs et touristes » (Fagnoni, 2013). Plus le territoire est mis en tourisme, plus les images et les imaginaires qui lui sont associés circulent, car le « tourisme est un des plus puissants moteurs de la fabrique des images » (Gravari-Barbas, 2020).

3Mais un touriste peut parfois être déçu par son voyage et son séjour. Plusieurs éléments peuvent être à l’origine de cette déception : la météo, l’accueil, l’hébergement, l’absence d’information ou l’ambiance générale de la destination dont la représentation illustrée qui lui est proposée ne correspond finalement pas à la réalité qu’il s’est faite du lieu à travers ses diverses lectures (guides touristiques papier, sites spécialisés tels que TripAdvisor, forums…). À ce registre de la déception s’inscrit de plus en plus l’appropriation du vécu, relevant de l’expérience touristique. Plus la destination est touristique, plus le risque de conflits et de tensions entre les différents protagonistes augmente : acteurs publics et privés, touristes et habitants.

4Les problématiques liées à la notion de conflits sont abordées dans diverses disciplines : géographie, histoire, politique, anthropologie, sociologie… Le conflit est une composante de la vie en société. En somme, il est indissociable des relations humaines car nous n’éprouvons pas tous les mêmes sentiments, ne justifions pas des mêmes opinions et ne portons pas les mêmes intérêts aux choses et aux lieux.

5Marc et Picard (2015) proposent l’analyse des motifs résumés dans le Tableau 1. Ils en dénombrent 8 catégories que nous avons observées sur notre terrain également.

Tableau 1. Motifs de conflits d’après les catégories proposées par Marc et Picard (2015), repris par l’auteure (2021)

Catégories de conflits

Motifs de conflits

Conflits d’intérêts et rivalités

Intérêts divergents pour lesquels chacun lutte à la recherche d’avantage personnel ; possession et jouissance de biens, de ressources, de situations matérielles ou symboliques.

Conflits de pouvoir

Découlent en partie des conflits précédents.

Rapports de force, d’influence dans le sens des intérêts personnels.

Conflits identitaires

Lutte pour la reconnaissance de son être et de son existence pour les faire reconnaître par autrui.

Conflits territoriaux

Protection de son territoire, de son espace personnel, ses possessions et son intimité contre l’intrusion étrangère.

Conflits de relation

Désaccord autour de la manière d’imposer à l’autre la définition que l’on souhaite faire prévaloir.

Sa gestion est d’autant plus délicate que ces besoins sont tous fortement teintés d’affectivité.

Conflits cognitifs

Représentation que l’on se fait de la réalité et qui n’est pas perçue par l’autre comme telle.

Conflits affectifs

Peur, attirance, amour, jalousie, envie, vanité...

Les conflits affectifs sont fréquemment entretenus par un incessant travail d’autojustification qui sert à légitimer sa position.

Conflits culturels

Choc culturel produit quand l’on est face à une personne d’une autre culture que soi. Les mobilités participent à l’augmentation des conflits interculturels.

6Si les conflits sont sources de tensions, certains peuvent néanmoins être favorables à la construction de liens, de partenariats entre groupes sociaux animés par les mêmes intérêts.

7La géographie sociale s’intéresse particulièrement aux conflits qui opposent les différents groupes sociaux partageant le même territoire. Ces conflits peuvent être culturels (interculturels). En effet, la culture est parfois abordée comme « moyen de démarcation, manipulée pour justifier le rejet de l’autre » (Harroff-Tavel, 2005), et ainsi elle engendre des discordes quant au processus d’appropriation et de légitimation, en d’autres termes d’existence. Dans la médina de Marrakech où le tourisme est de plus en plus pénétrant, des conflits existent entre acteurs ; particulièrement entre ceux qui considèrent le tourisme comme une opportunité à saisir pour assurer un développement économique (personnel ou collectif), et ceux qui y voient un dérangement, une menace, une intrusion dans leur quotidien (social, culturel, identitaire) et leur intimité.

8Cet article entre dans le cadre de l’élaboration d’une recherche doctorale, qui a pour objectif d’étudier le rôle des acteurs privés dans la co-construction de la destination touristique Marrakech, à travers l’étude du musée en tant qu’« expérience » touristique et émotionnelle. Elle s’intéresse à analyser les profils, les trajectoires de vie de ces acteurs et les motivations qui les ont poussés à s’(ré)installer dans la médina et à se (ré)approprier et convertir ces habitations traditionnelles (riads et maisons) en institution muséale. Autrement dit, nous essayons d’analyser le rôle de ces entrepreneurs de la patrimonialisation dans la fabrique contemporaine du patrimoine dans la destination, selon une approche multi-contexte : post-colonialisme, touristification, mondialisation.

I. Cadrage méthodologique

9Une partie d’enquêtes de terrain réalisées antérieurement a été partiellement exploitée pour les besoins de cet article. Quels genres de rapports entretiennent les habitants, particulièrement les autochtones, de la médina avec les musées et avec les musées privés spécifiquement ? À la lumière de la récente multiplication des musées privés, nous analysons les rapports parfois tendus, souvent complexes et ambigus qu’entretiennent les habitants avec le tourisme en général et avec le musée privé en tant qu’institution culturelle et touristique, en particulier. Si la mise en tourisme a permis à certains habitants de s’adapter et d’en tirer profit, les relations restent le plus souvent conflictuelles. Nous avons repris une partie des résultats d’études menées par Melé (2005) sur les trois types de conflits patrimoniaux qu’il recense : les conflits liés à l’appropriation du patrimoine, les conflits liés à la patrimonialisation, les conflits qui s’inscrivent au sein des espaces patrimoniaux que nous sur lesquels nous basons nos résultats d’enquête. Une tendance en ressort spontanément et presque instantanément : « les musées sont pour les touristes », essentiellement conçus par des privés occidentalisés pour des touristes étrangers. Cette situation confirme par ailleurs notre hypothèse principale qui consiste à démontrer que le musée privé (micro-musée) est considéré par les habitants comme un lieu réservé aux touristes. Le musée, perçu et vécu comme lieu touristique, représente, au même titre qu’une maison d’hôte, qu’un bazar, un concept store ou un café-terrasse, une source de tensions avec une tendance généralisée au phénomène touristique. Des études similaires ont été réalisées auparavant, cela n’est plus à démontrer.

10Nous avons fait le choix de mentionner des exemples de tensions globales dans l’article en poussant toutefois notre analyse pour essayer de comprendre et de recenser de nouvelles catégories de tensions, directes cette fois-ci et spécifiques au musée privé, en tant qu’espace culturel. En d’autres termes, l’article met en avant un ensemble, non exhaustif, de conflits engendrés par la mise en tourisme de la médina de Marrakech, une partie de ces conflits est révélée par les musées privés qui n’en constituent néanmoins pas les principales causes.

11Les musées privés sont-ils des lieux de cohabitations ? Sont-ils aujourd’hui appropriés par les habitants ? Quels genres de tensions et de conflits directs les habitants mettent-ils en avant ?

12Les problématiques liées à l’« habiter » sont au centre des recherches en sciences sociales et humaines. C’est une « notion à la une » (Lazzarotti, 2013). Qu’est-ce qu’« habiter » ? Qu’implique-t-il en termes d’acteurs, d’appropriation et de pratiques ?

13Par sa nature, l’humain a besoin de s’approprier le territoire dans lequel il se trouve. Habiter sa maison signifie que l’on s’approprie un chez soi, un espace confortable où l’on se sent bien et en sécurité, entouré d’objets familiers, parfois hérités, de repères (matériels et immatériels), des membres de sa famille etc. permettant de justifier d’une insertion sociale dans son environnement en tant que résident. Mais la notion d’habiter n’est plus à prendre dans le sens de « se loger » uniquement. Selon Mathis Stock, habiter un espace c’est « faire avec de l’espace » (2003). En effet, cette nouvelle manière de pratiquer l’espace laisse place à de multiples rapports à l’espace, notamment dans un contexte de mobilité, voire d’hypermobilité spatiale qui implique des circulations en masse de personnes entre plusieurs et différents lieux. Ainsi, l’habitat est caractérisé comme l’ensemble des lieux pratiqués, c’est-à-dire traversés, parcourus, utilisés, visités... C’est dans cette logique, que l’espace public est alors considéré comme un espace habité : rues, parcs, marchés. En plus de sa demeure, on habite le quartier, la ville.

14Habiter dans un lieu résidentiel et touristique c’est se positionner par rapport à un ensemble d’ordres, de règles, de normes qui participent à la définition du lieu (Lazzarotti, 2018). Le territoire est alors en perpétuelle reconstruction, façonné à la fois par des acteurs qui l’habitent occasionnellement et temporairement (touristes, visiteurs) et par des acteurs qui y habitent et qui le pratiquent quotidiennement (habitants, commerçants...). Les modes d’usage et d’appropriation, à la fois collectifs et privés, sont propre à chaque catégorie, en fonction des besoins, des raisons et de la présence et du temps passé sur place.

15Dans la médina de Marrakech, anciens et « nouveaux résidents » se côtoient quotidiennement dans l’espace public. Si, à l’inverse des premiers, certains ne « résident » pas dans la médina, ils ne pratiquent pas moins le quartier. En effet, ils sont propriétaires de musées privés, parfois deux, s’y rendent quotidiennement, y font venir des touristes, des visiteurs, consomment sur place, traversent les droub (plur. de derb, rues, quartiers). Se pose alors la question de la légitimité entre résidents (habitants) et nouveaux résidents (acteurs) car malgré qu’ils partagent le même territoire, adoptent des modes d’habiter et des niveaux d’appropriation différenciés.

16Parmi les entretiens menés, il nous a semblé pertinent de porter notre attention sur un profil particulier de répondants, qui sont à la fois habitants (ou anciens habitants) de la médina et acteurs (propriétaires) de musées privés. En effet, ils ont été, tour à tour au cours de leur vie, spectateurs puis acteurs de cette mise en tourisme.

17Avant d’aborder l’analyse à proprement parler, nous souhaitons préciser les notions d’« habitants » et d’« acteurs » utilisées dans ce texte.

18« Habitants » concernés : Marocains originaires de la médina (Marrakchis) habitant dans un riad ou une maison traditionnelle située à une distance de 15 minutes à pied d’un des musées de la médina.

19« Acteurs » concernés : « Marocains originaires de la médina de Marrakech (Marrakchis) y vivant encore ou partis vivre dans un autre quartier de la ville mais possédant un musée privé dans la médina » (cat.1), « Marocains originaires d’autres villes marocaines vivant dans la médina et y possédant un musée privé » (cat.2), « Étrangers résidant dans la médina et y possédant un musée privé » (cat.3).

20La deuxième catégorie d’acteurs (cat.2) « Marocains originaires d’autres villes marocaines vivant dans la médina et y possédant un musée privé » n’est pas prise en compte dans cet article. En effet, il existe un seul musée appartenant à un mécène originaire de la ville de Fès et établi à Marrakech depuis de nombreuses années mais pas dans la médina.

21Les acteurs concernés par les critères établis plus haut sont au nombre de 6. Ils sont Marocains nés et/ou ayant vécu de nombreuses années dans la médina et français installés dans la médina depuis 2002 et 2009 et tous font aujourd’hui partie du marché culturel médinal. Il existe un septième et huitième acteur que nous n’avons pas pu inclure dans notre étude ; en effet, notre dernière enquête de terrain ayant été annulée à cause de la crise sanitaire, nous n’avons pu nous entretenir avec eux.

22Cet article donne la parole aux acteurs. Il en ressort l’importance du récit à partir du vécu des acteurs. Nous avons pris le parti de ne pas mentionner les noms des personnes interviewées et de les remplacer par les codes suivants : M1-3, M2, M4, M5, M6. Le M pour musée. Il s’agit de micro-musées dont le nombre d’employés ne dépasse pas trois en moyenne, gérés et entretenus avec les moyens plutôt modestes des propriétaires. Ces acteurs sont présentés (cat., nationalité, âge) dans le Tableau 2 et sont propriétaires des six musées privés représentés dans la Figure 1. Sachant que le M1-3 sont deux musées indépendants mais appartenant au même couple d’acteurs.

Tableau 2. Présentation des acteurs concernés par l’étude en fonction de leur catégorie d’appartenance, nationalité et âge - Source : Sara Ouaaziz (2021)

Musée

Année de création

Origine de l’acteur

Nationalité de l’acteur

Âge de l’acteur (tranches)

M1-M3

2009

Cat.2

Cat.1

Française

Marocain

50-64 ans

30-49 ans

M2

2014

Cat.2

Française

50-64 ans

M4

2017

Cat.1

Marocaine

50-64 ans

M5

2018

Cat.1

Marocaine

30-49 ans

M6

2018

Cat.1

Marocaine

18-29 ans

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Figure 1. Situation géographique des six musées privés étudiés, localisés au cœur de la médina de Marrakech. Repères sur la carte : Babs sont les portes d’entrée à la ville intramuros ; Koutoubia (mosquée classée Monument historique) ; Bahia et Badi (Palais classés Monuments historiques) - Source : Sara Ouaaziz (2021)

II. Vers la multiplication des musées privés

23La mise en tourisme d’un territoire culturellement riche impacte fortement les usages des habitants originaires de ce lieu ; les espaces et les pratiques sont bouleversés et les relations entre les acteurs du tourisme, d’une part, et les habitants d’autre part, deviennent compliquées. Alors que des partenariats économiques se nouent entre commerçants locaux et acteurs du tourisme, elles sont, dans d’autres cas, sources de méfiance voire de conflits. La « touristification » à outrance peut être mal vécue par les habitants et provoquer des manifestations plus ou moins violentes. Parmi les chercheurs ayant travaillé sur le sujet, Patrick Ballester aborde la notion de tourismophobie dans le contexte catalan et précisément à Barcelone. La « révolte » conduite par les habitants en 2014 atteste d’une situation de tensions et de crispations vis-à-vis des touristes. L’étude est en partie basée sur l’analyse des pancartes revendicatrices accrochées aux balcons des habitants (Ballester, 2018).

24Cette tendance à vouloir satisfaire le touriste en mettant de côté les besoins des habitants est un phénomène qui se répand dans plusieurs villes touristiques. La mise en tourisme dérange le confort des autochtones et déforme parfois l’authenticité de leur identité locale en la folklorisant et en l’adaptant à un nouveau besoin étranger et mondialisé.

25Ces conflits de proximité (Sénécal, 2005) démontrent une tendance généralisée au repli des habitants sur leur espace de résidence, à la recherche de tranquillité ou de sécurité, fragmentant ainsi l’espace urbain. Ce repli est une réponse à une sensation de ne plus maîtriser l’avenir associé à une perte de contrôle ; de leur avenir et de celui de leur famille, de leur mode de vie et d’habiter leur espace résidentiel.

26La ville de Marrakech a été fondée au XIe siècle, autour des années 1062. Carrefour commercial reliant l’Afrique à l’Europe, construite sur une terre sacrée, la ville des Sept Saints possède un ensemble de ressources naturelles, culturelles, architecturales et spirituelles qui font d’elle l’une des destinations touristiques les plus prisées au monde. L’image de Marrakech véhiculée en Occident est très idéalisée ; elle possède un côté magique et véhicule l’image typique du monde oriental perçue et transmise dans les discours et peintures orientalistes. Les médinas en particulier, en raison de leur architecture typique, représentent dans l’imaginaire des touristes des lieux hors du temps leur permettant d’y projeter l’idéal mythologique des contes orientaux. Ces lieux sont médiatisés comme une ville des mille et une nuits, où le charme de l’Orient opère et où le rêve devient réalité. En somme, ce sont des imaginaires touristiques contemporains imprégnés de représentations coloniales de l’Autre et de l’Ailleurs (Staszak, 2008).

27Marrakech a connu, à la fin des années 1998-1999 et début 2000, un boom touristique. En 2015, la ville a été classée meilleure destination touristique par TripAdvisor. En 2019, elle représente, à elle seule, 24 % de la part des arrivées totales enregistrées dans le pays, toutes voies confondues, soit plus de 3 millions de touristes internationaux arrivés par voie aérienne via l’aéroport Marrakech-Ménara. Les arrivées massives de touristes de passage et l’installation de nouveaux résidents étrangers dans la médina ont créé un engouement pour cet espace urbain et particulièrement pour ses maisons traditionnelles. Le phénomène des maisons d’hôtes a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs qui lui ont consacré un ensemble de publications et d’évènements scientifiques, abordant diverses problématiques telles que la gentrification, l’augmentation du prix du foncier, le choc des civilisations, les impacts environnementaux et écologiques sur les ressources naturelles, la renaissance culturelle, les mutations sociales et les nouvelles formes d’occupation de l’espace urbain.

28Depuis une dizaine d’années, Marrakech connait une floraison de micro-musées majoritairement privés et spécialisés, à l’initiative de particuliers étrangers et Marocains. Cet engouement pour l’institution muséale privée a été accéléré à partir de 2014 avec la création d’un ou plusieurs musées par an. Par exemple, l’année 2016 a enregistré à elle seule quatre nouveaux musées privés.

29Si cet engouement muséal est assez récent et reste plutôt rare dans les médinas marocaines, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, l’État colonial (1912-1956) en a été l’instigateur. On rappellera que suite au Traité de Fès (Fès, 30 mars 1912), la sauvegarde du patrimoine, au moyen notamment des musées, a été fortement encouragée par le colonialisme au travers du Service des Beaux-Arts créé à l’initiative de Lyautey en novembre 1912. Une institution dont l’une des principales missions est de contrôler, d’autoriser ou non, les opérations de restauration et de construction dans les médinas intramuros, participant fortement à leur muséification. La notion de muséification est ici utilisée dans le sens de la préservation du paysage sous sa forme actuelle (Assion, 2002), d’une conservation statique (Masmoudi, 2018).

30La constitution d’une identité nationale et d’une mémoire collective a donc été initiée par le régime colonial selon sa propre conception et perception de l’identité du pays, sans réellement prendre en considération l’implication des institutions marocaines. Les politiques de sauvegarde ont alors été subies par les locaux et non choisies. Cette volonté politique sera accompagnée d’actions, de violences symboliques, affirmant la puissance occidentale : le changement d’usage des lieux. En effet, le premier musée au Maroc, musée Batha, a été fondé en 1915 à Fès, dans l’ancien palais du Sultan Hassan Ier. Le premier musée de Marrakech, Dar Si Said, a pris place dans l’ancien palais du frère du grand Vizir Ahmed ben Moussa, en fonction entre 1894 et 1900. Ces initiatives unilatérales du colonialisme ont participé à la création d’un fossé entre la mémoire collective du Maroc, des Marocains, et leur image culturelle fabriquée par l’Occident et pour des touristes occidentaux qui arriveront plus tard.

31À l’indépendance, les musées issus du protectorat ont été mis de côté par l’état marocain qui a privilégié d’autres voies dans sa politique de construction nationale. Les musées coloniaux ont donc été négligés. L’absence de politique nationale culturelle a peu à peu laissé champ libre aux initiatives privées, souvent occidentales, dont la vocation principale est de satisfaire la curiosité des visiteurs internationaux. En effet, il n’est plus à démontrer que la prolifération de musées privés émane d’une demande touristique étrangère ; les visiteurs de musées sont majoritairement, voire parfois exclusivement, étrangers. L’acteur du M2 le justifie par le manque de sensibilité des Marocains pour l’institution muséale qui est récemment introduite dans leur pays :

32« Les Marocains n’ont pas de musée, encore une fois ce n’est pas de leur culture, donc le musée marocain n’existe pas, citez-moi un seul !? Maintenant oui. Le premier musée d’art contemporain à Rabat, le roi l’a mis en place il y a à peine 5 ans ; tout ça est récent. Le concept n’existe pas légalement non plus. Quand les touristes sont arrivés, la Medersa n’était pas visitée avant 2000, n’existait pas en tant que telle avant 2000. Les musées marocains, on n’allait pas les visiter car pas de touristes, on ne les ouvrait même pas au public local qui ne pouvait même pas s’approprier son propre musée ! Tout ça est récent. Maintenant tous les musées nationaux existent depuis l’Indépendance, ça n’est que 60 ans sur le papier, c’est assez récent », extrait M2, 2020.

33En dépit de l’augmentation du nombre de musées privés dans la médina, les visiteurs marocains restent assez rares dans l’ensemble.

III. Conflits autour du musée privé en tant que lieu touristique

A. Conflits liés à la contrainte du label UNESCO

34La médina de Marrakech a été labellisée en tant que Patrimoine Universel de l’Humanité en 1985. À son tour, la place Jamaâ el Fna a été officiellement inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité en 2008, après une proclamation en 2001. La première labellisation, puis la seconde ont respectivement contribué à la reconnaissance de la ville, à l’arrivée et à l’installation des premiers touristes dont des hommes politiques, des artistes, des people et des hommes d’affaire venus d’abord séjourner dans un espace encore peu connu, authentique par son lifestyle et sa médina moyenâgeuse, mais aussi pour les possibilités d’investissements qu’il offre en tant que haut-lieu touristique.

35Parmi les célébrités internationales qui ont, au fil des années, réussi à associer leur nom et leur renommée mondiale à celle de la ville de Marrakech, tel le mythique couple Yves Saint Laurent (1936-2008) - Pierre Bergé (1930-2017) qui, en s’installant à Marrakech en 1985, a repris la gestion du Jardin Majorelle créé par le peintre orientaliste Jacques Majorelle (1886-1962) autour des années 1930. L’ouverture du musée Yves Saint Laurent Marrakech s’est faite parallèlement à celle du musée Yves Saint Laurent Paris, en octobre 2017. Aujourd’hui le Jardin Majorelle et le mYSLm sont considérés comme un des premiers sites payants les plus visités de Marrakech, situé toutefois hors médina. L’intérêt des people et la diffusion massive dans les médias, notamment l’émission Capital spéciale Marrakech en 1998, ont contribué à la renommée mondiale de la ville. C’est le cas de l’acteur du M2, qui a découvert la destination par le biais de l’émission :

36« Quand j’étais en Pologne, avec mes -20° dans mon appartement-cabane, j’ai vu une émission qui m’avait bien réchauffé : Capital, en 1995 (sic). C’était la première émission sur le Maroc qui a déclenché la ferveur pour ce pays. En 1995 (sic), je vois donc, dans mon petit appartement de Varsovie, 52 min sur Marrakech - vous pouvez imaginer qu’en 1995 il n’y avait pas le tourisme qu’on connait aujourd’hui. […]. En 1995 (sic), Capital invitait les français à venir acheter un riad comme le mien à 10 000 euros ! C’est une petite somme que tout le monde peut avoir ou peut-être se faire facilement prêter. Pour acheter un palais quoi ! Quand je suis arrivé en 2002 c’était plus 10 000 mais 100 000 et encore une fois ce prix-là c’est rien (sic) du tout car pour le même prix on peut avoir une chambre de bonne à Paris », extrait M2, 2020.

37L’arrivée et l’installation massive des européens dans la médina de Marrakech jouent un rôle dans l’augmentation du marché immobilier.

38La promotion d’une ville au rang de Patrimoine Mondial de l’UNESCO a-t-elle des répercussions sur les pratiques de ses habitants ? Ceux-ci portent-ils une vision différente sur leur patrimoine commun ? Comment, une décennie plus tard, cette labélisation est-elle perçue, comprise ? Aujourd’hui encore, le sens et l’impact de la labellisation reste flou pour les habitants de la médina. Les personnes ayant « vécu cet événement » retiennent essentiellement avoir été confrontées à des contraintes et des obligations de respect de normes de conservation internationales assez coûteuses d’autant plus qu’il « n’existe pas de dispositifs d’aides et d’intervention permettant d’inciter à la restauration ou la réhabilitation » (Melé, 1998). En l’absence d’aides publiques et ne pouvant assurer les restaurations dans les normes imposées, certains habitants se retrouvent malgré eux forcés de contourner la loi et les normes (fraudes, pot-de-vin, corruption) ou, pour les plus timorés, quitter la médina.

39La sauvegarde patrimoniale de la médina a été initiée par l’international. Outre les contraintes financières qu’elle engendre en l’absence d’aides et de sensibilisation de la population concernée, cette dernière est « subie » par les habitants qui n’ont pas été sollicités et impliqués dans le projet. Cette contrainte persiste aujourd’hui encore. Il en va de même pour le flou autour de ce qu’implique la labélisation.

40Parallèlement à cette reconnaissance mondiale, l’État a mis en place des politiques encourageant l’investissement étranger. Des facilités qui ont permis la mise en place d’une infrastructure conséquente et l’implantation de plusieurs grandes chaines hôtelières, ainsi que des entreprises et micro-entreprises dont les activés sont basées sur le tourisme dans une destination dorénavant mondialement connue et principalement pour ce qui est de sa médina. Le tout à un rythme effréné imposant des changements brusques dans la vie quotidienne des habitants de la médina.

41Si pour Oriane Calligaro « Cultural heritage is an all-encompassing concept which can cover a large spectrum from universal values to peculiar cultural expressions », la valeur, mondialement reconnue de l’espace « médinal », n’est pas revendiquée par ses habitants. Elle n’est ni comprise ni appréciée. La légitimité de cette valeur ne lui est pas accordée. Ainsi, la prolifération des lieux touristiques, d’abord les maisons d’hôtes puis plus tard, les musées et galeries d’art, est ressentie comme une totale intrusion par les habitants qui se voient peu à peu dépossédés des quartiers où ils vivent et contraints de composer avec de nouvelles pratiques venues d’ailleurs.

B. Conflits liés à l’impuissance face à la vague touristique

42Si l’engouement touristique pour la médina a été vecteur d’opportunités pour certains commerçants, artisans et autres auto-entrepreneurs, une grande partie, des habitants, a été laissée de côté. Des chercheurs tels que Borghi (2003), Skounti (2006), Tebbaa (2004, 2006, 2008), Oiry-Varacca (2011) ont étudié les impacts de la labellisation de la Jamaâ el Fna, survenue en 2001, en enquêtant auprès des acteurs de la place. Nombreux étaient ceux qui se réjouissaient à l’idée d’obtenir un salaire fixe de la part de l’UNESCO ou de l’État marocain et qui ont finalement vu cet espoir s’évaporer au fil des années. D’autres ont manifesté leur étonnement en voyant leurs revenus baisser malgré la hausse du nombre de touristes. Ce qui supposerait donc que les touristes seraient tout aussi mal informés – sinon opportunistes – sur les impacts économiques de cette labélisation et par conséquent, moins disposés à rémunérer les diverses animations (conteurs, charmeurs de serpents, Gnawas, danseurs…) qui font la renommée internationale de la place et qui se font de plus en plus rares au fil des années.

43Il ressort de nos entretiens que l’attitude des habitants face à la labélisation institutionnelle traduit un manque de confiance voire une colère face à l’État qui, soucieux d’attirer toujours plus de touristes et de réaliser le plus de bénéfices, les met de côté et, comme exprimé de manière violente par l’un des habitants interviewés, « profite de notre image pour s’enrichir sur notre dos ».

44Il n’est pas étonnant que, dans l’esprit collectif des habitants, les musées privés soient perçus, au même titre que les riads-maisons d’hôtes, comme produits touristiques s’imposant de plus en plus dans leur espace de vie et provoquant cette vague de mutations sociales, culturelles et de pratiques hors contrôle. Par conséquent, il naît un sentiment d’insécurité, d’incompréhension, d’abandon dans une réalité autre que ce qui est décrit dans les guides touristiques. Par ailleurs, les habitants - même s’ils ne sont pas acteurs de la place - éprouvent un sentiment d’impuissance face à la concurrence des musées. C’est le cas de certains commerces également. En effet, certains musées proposent des salles de présentation où des films et des documentaires historiques sont projetés sur les acteurs de la place Jamaâ el Fna. C’est le cas du M1 par exemple. Même si ce dernier ne propose d’apprécier un spectacle vivant qu’au travers d’un écran, il offre un « confort » que la place ne possède pas : des chaises, du calme, une traduction (français, anglais) et des commentaires présentés par le personnel. Des avantages qui poussent certains touristes à privilégier les musées aux spectacles de la place que l’on traversera une fois ou deux pendant son séjour, histoire de faire une photo-souvenir… En d’autres termes, l’immatérialité de la place Jamaâ el Fna qui se traduit par les savoir-faire des acteurs de la Halka certes mais également par l’ambiance (sonore, olfactive) générale du lieu et son animation s’essouffle graduellement au profit des musées privés et de leurs projections privatives.

45Par ailleurs, ces musées proposent aujourd’hui des cafés-terrasses avec vue imprenable sur la médina et des boutiques de souvenirs bien garnies (totem, livres, cartes postales, petits objets d’artisanat) et représentent une concurrence supplémentaire aux petits bazars, cafés etc. Ils sont, certes, plus chers mais l’institution légitime les prix.

C. Conflits liés à la gentrification et au repli sur soi

46L’arrivée du tourisme de masse a donné naissance à de plus en plus d’initiatives publiques et privées. Ces initiatives entrent dans les stratégies de marketing territorial et à terme, contribuent à la construction de l’image de la destination. Toutefois, une régulation est de rigueur afin de limiter les débordements qui peuvent avoir lieu.

47À Marrakech, la mise en tourisme est renforcée par les micro-musées. Le poids des contraintes financières consécutives à la labellisation de la ville, la hausse des prix de l’immobilier urbain, l’arrivée de touristes internationaux et leur installation, courte ou longue, provoquent une dynamique de gentrification et d’embourgeoisement. Cette nouvelle image de la médina façonnée par les acteurs du tourisme pousse de manière directe et/ou indirecte les locaux à s’exiler pour quitter un endroit qui leur est finalement de moins en moins destiné. En effet, si certains s’accommodent de ce nouveau mode de vie et possèdent les moyens nécessaires pour s’y adapter et en tirer bénéfices, d’autres, moins chanceux, sont parfois contraints de vendre leur héritage immobilier, souvent transmis sur plus de deux générations. Notons que des ventes ont également lieu par pur opportunisme au vu des prix pratiqués en perpétuelle augmentation.

48Les habitations sont progressivement remplacées par des lieux réservés aux touristes : riads de charme, restaurants gastronomiques, galeries d’art. L’augmentation du nombre de musées dans la médina n’y est pas étrangère et en est un bon indicateur. Leur vie traditionnelle étant bouleversée, certaines familles préfèrent s’éloigner et s’installer dans des quartiers émergents, troquant leurs maisons avec patio contre un deux-pièces d’un logement économique et social. Bien que ce cas de figure ne se soit pas présenté à nous, il est toutefois important de mentionner que pour certaines familles, « sortir » de la médina est néanmoins une décision réfléchie, reflétant une certaine maturité financière, un choix de vie plus moderne.

49Il nous a été signalé, lors de nos différents échanges, que dans un quartier de la médina de Marrakech, le départ de la dernière famille marocaine d’un derb - terme arabe employé pour désigner une rue, parfois une impasse ou encore une ruelle - aurait été fêté. D’autres droub, majoritairement habités par des occidentaux, ont été munis de portails avec interphones. En tant qu’espace semi-privé, cet espace est traditionnellement réservé aux habitants et à leurs invités mais avec l’installation de portails, le derb se privatise ; il n’est plus un espace de sociabilisation où les habitants des droub voisins se croisent, se retrouvent, se rendent spontanément visite, comme c’est l’usage dans la médina. Ces pratiques de privatisation du derb bouleversent le quotidien des habitants et leur rapport au voisinage, et modifient les rapports essentiels dans la culture marocaine, qui régissent la vie quotidienne des habitants de la médina.

50L’engouement touristique pour cet espace fait surgir, depuis des années déjà, des tensions entre habitants/touristes et habitants/acteurs : harcèlement, comportements et pratiques jugés déplacés, irrespect de certaines mœurs, conflits de voisinage, etc. En effet, certains touristes d’origine marocaine ont parfois recours aux réseaux sociaux et aux forums en ligne pour dénoncer un nouveau type de xénophobie qui émerge dans la médina de Marrakech : une xénophobie envers les Marocains. Parmi ces dénonciations, un touriste franco-marocain s’est vu refuser d’accès à une auberge de jeunesse au cœur de la médina, appartenant à une européenne. Cette interdiction pourrait éventuellement s’expliquer par le respect de l’auberge pour les lois marocaines interdisant aux hommes et aux femmes non-mariés de dormir dans la même pièce, cette interdiction allant à l’encontre du concept d’auberge, où les dortoirs sont souvent mixtes ; toutefois le touriste confirme avoir présenté son passeport français. Une citoyenne marocaine a été refusée dans un restaurant proche de la place Jamaâ el Fna. Le restaurant en question, appartenant à des Marocains, se justifiait en prétendant ne pas prendre de clients sans réservation ; toutefois, plusieurs témoignages dénoncent la xénophobie du propriétaire qui aurait donné comme instructions de refuser les Marocains.

51Cette polémique et ces tensions devraient donner à réfléchir quant à l’avenir de cet espace et au suivi des stratégies mises en place par les acteurs privés. En l’absence de politiques concrètes et peut-être plus strictes de l’État, il est nécessaire que la société civile s’implique davantage et réagisse concrètement sur le terrain. Devrons-nous craindre le jour où la médina marrakchie soit vidée de Marrakchis ? La médina de Marrakech est aujourd’hui un haut-lieu de déambulation et par conséquent de cohabitation entre étrangers, touristes, résidents et habitants mais cette mixité sociale et culturelle, pourtant quotidienne, serait-elle uniquement superficielle ? En effet, lors de nos enquêtes et observations sur le terrain, nous avons remarqué que le touriste n’a finalement que très peu de contact avec l’habitant ; ils se croisent, se regardent mais n’interagissent pas réellement. Les musées privés sont mis en avant en tant qu’espaces de cohabitation sociale ; toutefois le rapport des employés aux visiteurs est limité, contrôlé.

52Le tourisme façonne les lieux de culture et d’identité marocaine et ceci se fait sans inclure les habitants et sans prendre en considération leurs propres besoins et pratiques. C’est le cas du patrimoine muséal qui, dans le cas de la médina marocaine, est une fabrique occidentale, orientaliste, héritée de la période coloniale ; il est sélectionné, façonné par le touriste qui le fait vivre. C’est ce dont nous fait part spontanément le propriétaire du musée M5 au début de notre entretien :

53« J’aimerais avant tout souligner un point très important ; il n’y a pas besoin de préciser musées privés et Marrakech dans la même phrase comme s’il y en avait ailleurs : il n’y en a pas ailleurs, malheureusement ! Les – rares – musées privés au Maroc sont généralement situés à Marrakech. Il y a quelques très rares autres initiatives – les gens appellent ça musée mais je n’oserai pas les qualifier de tel – dans le sud du Maroc, vers Zagoura. […] j’ai préféré en parler au tout début de notre entretien et préciser que la plupart des musées privés se trouvent à Marrakech pour la simple raison que si vous ouvrez un musée à Casablanca il sera voué à l’échec ; qui y viendra ? Il n’y a pas de touristes à Casa (sic) qui est une ville économique et pas touristique. À la limite il marcherait à Agadir mais pas à Casa. Alors que si vous allez aux musées en France, en dehors des chinois et des américains qui viennent visiter la Tour Eiffel, il y a 50 % de visiteurs français. Au Maroc non ! », extrait M5, 2020.

54Le tourisme a certes contribué à la mise en valeur de la médina mais ce dernier n’inclut pas tous ses quartiers. En effet, la patrimonialisation privée et institutionnelle, au travers des conventions de sauvegarde, se font simultanément et concernent des quartiers bien précis. Ces quartiers sont traversés par l’axe touristique principal allant de la place Jamaâ el Fna, au quartier Mellah en passant par la place Moulay Youssef (Figure 1).

D. Conflits liés au sentiment d’intrusion

55Le tourisme contribue à la fois au dynamisme économique d’un territoire et à la sauvegarde de son bâti et par conséquent, à sa revalorisation.

56Le centre-ville traditionnel que représente la médina de Marrakech, dont la fonction initiale est résidentielle est devenu un espace hyper touristique, circulant et commercial. La relation des habitants avec les ruelles de la médina diffère de celle que peut avoir le touriste de passage. Le touriste voit la ruelle comme un moyen d’accéder au musée qu’il souhaite visiter, un espace de déambulation, d’observation et de « cohabitation » avec des locaux. L’habitant lui consacre une importance culturelle et sociale et le considère comme un espace semi-privé où seuls les habitants et leurs invités ont droit d’accès.

57La grande majorité des attractions touristiques (riads, musées, galeries, bazars) sont situées sur l’axe touristique, toutefois certains de ces lieux se sont implantés au fond de derbs et impasses, encourageant les touristes à pénétrer de plus en plus la médina. L’accès aux derbs par les étrangers que sont les touristes, le changement d’usage et de pratiques qu’a subi cet espace tout au long de ces années, est alors vécu comme intrusif, indiscret, pénétrant et donc déstabilisant pour les habitants qui voient des inconnus rôder devant chez eux et prendre en photos leurs maisons ou les prendre en photos eux-mêmes, sans permission. C’est le cas parfois pour les personnes âgées qui ont pour habitude de se retrouver devant leurs portes en fin d’après-midi, pour se raconter leurs journées ou échanger les dernières nouvelles du derb. Aujourd’hui, cette pratique se fait de moins en moins car l’intimité du derb, espace semi-privé, est compromise par les nombreux passages de touristes.

58Le terme « terrasse » a été évoqué à maintes reprises lors de nos entretiens. Traditionnellement dans la culture marocaine, les terrasses sont des espaces privés destinés aux femmes. Elles s’y retrouvent pour papoter, sécher leur linge ou encore laver leurs graines.

59La terrasse est aujourd’hui devenue un élément marketing à part entière mis en avant par les musées et les maisons d’hôtes pour attirer et fidéliser leurs « consommateurs ». En effet, le paysage urbain avec ses minarets, ses places et ses ruelles, regardé à partir d’une terrasse, ne fait pas partie de la sensibilité socioculturelle locale. L’exploitation des terrasses donne parfois naissance à des comportements pervers de la part de certains habitants qui réclament une contrepartie monétaire à ceux qui les exploitent et les fréquentent. Dans ce sens, l’acteur du M6, originaire de la médina, nous fait part de son expérience avec l’un de ses voisins :

60« Quand je faisais les travaux, ils sont venus me voir pour réclamer de l’argent : « Il faut que tu fasses comme les autres et nous donner 10 000 MAD pour chaque membre de notre famille », j’ai dit « Oui » à l’époque car je voulais ouvrir mon café sur la terrasse et comme on dit, c’est là aussi qu’il faut avoir l’esprit de la médina, marrakchi, marocain même : « Quand tu connais, tu sais t’adapter […] ! ». Ils ont voulu profiter, j’ai menti. J’avais donc dit : « Oui » mais à chaque fois qu’il venait, je prétextais que le café n’était pas encore ouvert, que je manquais d’argent etc. Ce petit jeu a duré un an, tu imagines ? Jusqu’au jour où ils ont compris que je ne donnerai rien du tout et ils ne sont plus revenus me voir. On s’est privé de notre terrasse pendant un an entier, personne n’y montait mais il a bien fallu ouvrir car je n’ai pas fait tous ces travaux et aménagements pour rien quand même ! Je ne vois pas pourquoi j’aurai donné en fait. Plus tard j’ai compris que c’était purement une histoire d’argent et que les touristes ne les gênaient pas plus que ça en réalité », extrait M6, 2020.

IV. Conflits autour du musée privé en tant que lieu culturel

A. Conflits liés à l’appropriation de l’espace et de l’objet patrimonial

61Le regard extérieur a joué un rôle fondamental dans l’émergence et la reconnaissance du patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel, de sa sélection, des techniques de sa mise en valeur et de sa transmission. Le régime colonial a mis en place les premières politiques de sauvegarde du patrimoine bâti. Avec l’arrivée des touristes et leur installation ont contribué à la mise en valeur de l’espace et de ses différentes composantes. Le patrimoine en fait partie.

62Le plus jeune de nos acteurs (M6) est marocain et doit sa carrière et sa passion pour le domaine patrimonial culturel, en particulier l’institution muséale, à un étranger (M1-3) qui fait également partie des acteurs avec qui nous avons eu l’occasion de nous entretenir. Il nous raconte comment un étranger, en l’occurrence français, lui a fait prendre conscience de son propre patrimoine :

63« Je me suis intéressé à la culture suite à une rencontre que j’ai faite à l’âge de 16 ans et qui a changé le cours de ma vie, le jour où j’ai rencontré Patrick, […] ; c’est mon maitre qui m’a tout appris. Je l’ai rencontré dans la médina et, en parlant avec lui, il m’a offert un flyer de la Maison de la Photographie et m’a invité à venir la visiter gratuitement. La Maison de la Photographie était alors le premier musée que je visitais de toute ma vie, à l’âge de 16 ans ! Vous vous rendez compte qu’à l’époque, je ne connaissais même pas ce que c’est un musée et je n’étais même pas au courant de l’existence du monde culturel […] », extrait M6, 2020.

64L’attribution de la valeur patrimoniale passe par un tri, une sélection, une hiérarchisation. Ce processus de reconnaissance implique des conflits et des controverses autour de la légitimation de l’élément « choisi », et de la valeur commune qui lui est attribuée. Autrement dit, le choix des objets aujourd’hui exposés dans les musées a été fait aux dépens d’autres objets, éventuellement plus représentatifs de l’identité marocaine « authentique » et probablement plus appréciés et donc plus facilement adoptés par les habitants.

65Par ailleurs, l’accès à la reconnaissance patrimoniale ne se fait pas de la même façon pour tout le monde. En effet, habitants, acteurs et touristes font partie de groupes sociaux différents, tantôt dominés, tantôt dominants, qui ne portent pas le même regard sur le patrimoine, qui ne le consomment pas de la même manière et qui par conséquent, l’instrumentalisent selon leurs propres intérêts et leurs cultures respectives à travers des stratégies et techniques de médiation diverses et des rapports (au pouvoir, à la légitimation) parfois conflictuels.

66L’une des principales raisons de cette hostilité portée par les habitants aux musées repose sur l’absence de l’attribution de valeurs patrimoniales (esthétiques, historiques, artistiques) aux objets exposés. En effet, de nombreux, voire la grande majorité des objets actuellement exposés dans les musées, font partie de la vie quotidienne des habitants : théière et autres ustensiles de cuisine et de bien-être tel le mortier servant à écraser les feuilles de henné : « Je n’irais pas payer pour voir des ustensiles qui se trouvent dans ma propre cuisine ; je préfère aller boire un café avec cet argent et me changer les idées » (témoignage anonyme).

67Ces objets devenus « patrimoines » sont toujours utilisés dans la vie quotidienne des Marocains. La valeur d’usage étant toujours de vigueur, la perception de la valeur esthétique, d’ancienneté voire symbolique n’est pas perçue. Ceci conforte l’hypothèse que ces lieux culturels sont destinés à une cible néophyte occidentale et ne prennent pas en compte les besoins des habitants pour qui, les objets sont banals au sens du quotidien. N’éveillant pas d’intérêt particulier, ils sont alors difficilement appréciables dans leur dimension patrimoniale. L’acteur (M5) affirme, qu’un patrimoine du quotidien, dont l’usage utilitaire est toujours d’actualité, peut d’ores et déjà acquérir une valeur patrimoniale :

68« Il y a beaucoup de Marocains qui n’arrivent pas à considérer un objet du quotidien comme patrimoine… il y a une proximité et une distanciation à la fois… Cela veut-il dire qu’un objet patrimonial est forcément un objet en voie de distinction ou qui n’existe plus ? Faut-il attendre qu’il n’y ait plus que deux ours polaires pour prendre en considération cette espèce menacée ? Prenons l’exemple de la Djellaba : on ne veut pas la considérer comme patrimoine aujourd’hui parce qu’elle est contemporaine mais dans deux siècles, la Djellaba 2020 sera une antiquité ! Nous ne parlons pas d’ouvrir un musée et d’exposer une Djellaba Bziwiya d’aujourd’hui mais d’il y a 300 voire 400 ans ; ce n’est pas le même travail. Aujourd’hui un homme se vante de sa voiture et avant il se vantait de son cheval : on reconnaissait le niveau social d’un être humain que l’on voyait pour la première fois dans la rue grâce à sa monture : un pur-sang, une scelle non pas en cuir normal mais ciselée avec de l’or, sa Djellaba en laine ou en soie et son sabre, ce qu’on appelle Seif, sa Koumia ou son couteau Khanjar en or pour les grands notables ou en argent. À travers ses objets, le Marocain montrait sa richesse, son rang social. C’est pour ça que je parlais de narration. Ce n’était pas pour montrer qu’il était riche et l’autre pauvre mais pour montrer la cohabitation entre riches notables et moins riches. Dans un musée, on ne met pas que des sabres en or mais aussi des objets usuels qui appartenaient à des familles pauvres. […]. Pour dire aujourd’hui qu’on n’est pas sensible parce que ces objets existent encore ; ce n’est pas vrai car la théière que vous achetez à 120 MAD est fabriquée à Fès dans des moules en Maaden et qu’il faut changer au bout de deux mois n’est pas de la même qualité que celle de l’époque, martelée à la main etc. C’est l’ignorance qui pousse les gens à tenir ce genre de discours, c’est n’importe quoi… des discours à la con, navré pour le terme », extrait, M5, 2020.

69Dans de telles conditions, adhérer aux discours et aux espaces patrimoniaux parait compliqué pour les habitants. Toutefois, l’absence de considération de la valeur patrimoniale peut également émaner du touriste qui portera finalement peu d’intérêt à un objet en particulier, surtout quand il s’agit d’un musée spécialisé. C’est le cas du propriétaire du M2, dont la situation financière est critique et qui, en août 2020, nous a fait part de ses difficultés à payer les charges et de son projet de fermeture définitive du musée :

70« […] Or ici le tapis est ancré en tant que patrimoine local et surtout il y en a plein le souk, […]. Pour eux un tapis c’est un tapis qu’on aura en déco (sic) chez soi par terre ou en utilitaire. C’est un élément utilitaire oui. Donc pour aller payer 40 MAD pour aller dans un musée et retrouver les mêmes tapis que je vois tous les jours gratuitement en marchant, en rentrant dans les magasins, les bazars etc. J’ai ces deux handicaps [le premier étant la localisation au fond d’une impasse] qui font que j’ai peu de fréquentation », extrait M2, 2020.

71Par ailleurs, il ressort de notre enquête un aspect qu’il serait intéressant d’approfondir : à choisir, les habitants de la médina préfèrent visiter un musée public plutôt qu’un musée privé, en l’occurrence, Dar Si Said, premier musée de la ville fondé en 1932 et Dar el Bacha qui a ouvert en 2017 dans l’ancienne demeure du Pacha Glaoui. Cette attention particulière serait-elle de l’ordre du nostalgique ou d’un patriotisme militant et identitaire pensant être mieux représentés par l’institution publique que par l’institution privée bien qu’au final, les deux exposent les mêmes catégories d’objets ?

72Le musée, public et privé, met en place des stratégies afin d’assurer une rentabilité financière permettant de payer les charges relatives à l’entretien du lieu, de la collection et des ressources humaines. Pour le cas des musées privés, les habitants estiment que l’appât du gain légitime la mise en scène et de discours narratifs qui rendent l’appropriation difficile, voire « douteuse ». Parmi les habitants interviewés, l’un a été employé dans un musée que nous ne souhaitons pas identifier ; il nous a partagé son expérience et donne son avis sur les propriétaires de musées privés qui : « […] n’hésitent pas à inventer des histoires qu’ils racontent aux touristes mais nous on n’y croit pas car on sait que c’est (sic) pas vrai ! ».

73Parler de patrimoine implique la notion de transmission, notamment aux générations futures. Toutefois quand la valorisation d’un patrimoine nécessite l’invention, parfois la création d’un discours mythifiant, il est légitime de se poser la question de savoir ce que l’on transmet au juste ? À travers son patrimoine, l’acteur du M2 souhaite faire vivre une expérience émotionnelle à ses visiteurs. Pour lui, plus un objet émet de sensations aux visiteurs, plus il acquière de valeur patrimoniale. Pour pouvoir « lire » ses tapis, - n’étant pas expert et n’ayant jamais rencontré leurs réalisatrices - il s’est basé sur un ensemble de livres réalisés par des occidentaux et disponibles en ligne. C’est avec ces informations qu’il construit son propre discours patrimonial et qu’il transmet à son tour :

74« Vous allez me dire que tout ça [narrations autour des œuvres d’art] ce sont des histoires, nos interprétations, occidentales justement, et vous n’avez pas tout à fait tort. Comme vous avez dit tout à l’heure, je suis occidental, ma culture est occidentale et c’est des lectures sous le prisme occidental, c’est une évidence et je ne peux pas l’affuter, mais il y a Khalid [employé] qui l’a lu et peut-être qu’il se trompe mais ce n’est pas grave. Alors peut-être que ces femmes-là [créatrices des tapis exposés] n’ont pas réellement eu conscience de ce qu’on a lu, mais elles l’ont fait et il y a des histoires derrière. Personne ne détient la vérité encore moins moi et la vérité n’existe pas sur la terre mais c’est pas (sic) grave car on a de belles histoires. Et vous pouvez lire votre propre histoire d’une œuvre d’art, vous n’avez pas besoin que l’on vous explique ce que l’artiste a voulu exprimer », extrait M4, 2020.

75Présenter comme une réalité historique, une histoire adaptée aux imaginaires touristiques occidentaux, qui remodèlent le sens et la valeur des objets dits patrimoniaux, est source de conflit creusant davantage le fossé entre les habitants de la médina et les espaces culturels qui revendiquent leur rôle de conservateur du patrimoine marocain. Le témoignage (anonyme) d’un employé de musée, fils de la médina, souligne encore une fois cette distanciation vis-à-vis du lieu et de l’objet exposé :

76« J’ai depuis quelques temps l’occasion de faire les visites guidées aux visiteurs. Ce sont des textes que j’ai appris par cœur et que je répète à chacune des visites, en fait. C’est un boulot qui m’apporte un salaire mais si j’ai l’occasion d’aller travailler ailleurs, je n’hésiterai pas. Je ne me vois pas faire ça toute ma vie ».

B. Conflits liés au sentiment de mise à l’écart

77Le sentiment de mise à écart vis-à-vis de l’espace muséal a été exprimé de manière directe et indirecte lors de nos entretiens. Le constat est le même : le musée est un espace réservé. Réservé au touriste. L’acteur du M6, ayant vécu toute sa vie dans la médina, témoigne :

78« Je suis né et j’ai grandi dans la médina, comme mes parents et grands-parents. […] Depuis tout petit, on nous a inculqué que certains espaces dans notre chère médina étaient malgré nous, réservés aux touristes ; ils ont leurs souks, on a les nôtres, ils ont leurs hammams, on a les nôtres, etc. », extrait entretien, M6, 2020.

79Plusieurs éléments font ressortir ce sentiment de mise à l’écart. Le premier élément : la langue. Le français et l’anglais sont les deux principales langues d’affichage signalétique intérieur et extérieur, et scientifique au sein des musées privés. La traduction arabe n’est pas disponible dans tous les musées ; ce fait représente une discrimination aux yeux des habitants dont la majorité ne parle et/ou ne lit pas d’autres langues. Conscient de ce handicap linguistique, M6 le prend en considération dans la communication et la médiation au sein de son musée :

80« Je ne sais pas si vous avez remarqué mais dans la grande majorité des musées à Marrakech, il n’y a pas l’arabe. On y retrouve des textes de présentation des objets et de signalétique en tout genre en français et en anglais uniquement. Le Musée de la Femme communique en quatre langues : arabe, berbère, anglais et français. J’ai entendu, un jour, un voisin de quartier passer et crier à haute voix « wa kayn mat’haf al mar’a, w makaynch mat’haf rajel !? », « Oh, le musée de la femme, à quand le musée de l’homme ? » ; ça (sic) m’a fait rire... », extrait M6, 2020.

81Il en va de même pour les visites guidées organisées par l’institution même. La médiation culturelle proposée en anglais et en français est considérée comme inadaptée voire intimidante pour les habitants qui n’osent pas s’aventurer dans le musée et être confrontés à une situation embarrassante et de totale incompréhension.

82Un deuxième élément pose problème : le tarif. Les tarifs d’entrée aux musées de la médina vont de 40 MAD à 120 MAD, soit entre 4 et 12 euros. Des formules « visites guidées », « ateliers » et « cours d’initiation » sont également proposées à des tarifs plus élevés. La politique tarifaire diffère d’un musée à l’autre mais, sauf rares exceptions, les Marocains, voire les arabes (syriens, algériens, égyptiens…) bénéficient d’un tarif privilégié, parfois de la gratuité tous les jours de l’année. Ce paramètre est très appréciable sachant que payer un droit d’entrée moyen de 40 MAD n’est pas à la portée de tous les habitants dont la grande majorité occupe des postes à revenus modestes. Néanmoins, la gratuité d’accès aux Marocains n’est pas affichée à l’entrée du musée ou sur les sites Internet. Cette absence de communication sur la gratuité est-elle volontaire afin de « filtrer » les entrées et par conséquent le public des musées ? Certains habitants le ressentent ainsi et expriment leur sentiment d’être non-désirés car ils ne sont pas ciblés par la communication marketing via le site Internet. M1-3 exprime l’inefficacité de cette stratégie sans vouloir justifier son point de vue. Nous retenons de son propos l’extrait suivant :

83« (Agacement) Comment voulez-vous que je communique sur la gratuité ? Je ne vais pas l’annoncer sur les ondes ! Quand ils viennent, ils le voient que c’est gratuit puisqu’on leur dit ! Ils ne viennent pas pour la gratuité mais pour la maison, les photos quand même ! Sur le site Internet peut-être ? Oui OK pourquoi pas !? Mais ils n’iront pas le voir car ils viennent par des voies trop incertaines pour que la communication soit efficace je pense », extrait M1-3, 2019.

84D’autres éléments tels que l’accueil, perçu parfois comme hautain, voire humiliant ont été évoqués mais de manière assez faible. Ne pouvant nous baser sur des impressions que nous n’avons pas pu observer sur le terrain, nous ne nous attarderons pas sur ce point.

85Il ressort essentiellement de cette observation que les habitants se sentent démunis face à la touristification et l’exploitation de la culture locale en transmettant des représentations occidentalisées, parfois inventées de toute pièce, d’un patrimoine dans lequel ils ne se reconnaissent pas et auquel ils n’adhèrent pas. Ceci entraîne un conflit identitaire. En effet, dans le contexte marocain, la conscience patrimoniale s’est développée sous le Protectorat. À l’indépendance, c’est cette même vision coloniale qui est reprise dans les politiques et actions publiques. Le tourisme international se base sur les imaginaires orientalistes des espaces et des cultures qu’ils souhaitent découvrir, influençant la perception des habitants, et surtout la jeune génération, de leur espace, patrimoine et identité. C’est dans ces propos que l’acteur du M5 nous confie son point de vue :

86« L’identité ; nous avons un problème identitaire. La France nous a colonisé de 1912 à 1956, ce sont 2 à 3 générations de toucher ; les Marocains sont déboussolés, ils ne savent plus s’il faut s’habiller en jeans ou en Djellaba. C’est un vrai problème identitaire derrière tout ça. Il y a des marocain qui ont ce genre d’initiatives à plusieurs objectifs. À travers mon musée, je me suis passionné et j’ai la rage et l’envie de rapatrier certains objets et pièces qui ont quitté le Maroc mais qui lui appartiennent de base. Les français ont dépouillé le Maroc ; ses magnifiques pièces d’antiquité sont ailleurs. Heureusement que, de temps en temps, il y a des français qui meurent et dont les enfants, insensibles, foutent ces pièces dans des maisons de vente aux enchères ou sur Internet. Et heureusement qu’il y a des gens comme nous, passionnés, qui permettent à ces pièces un retour aux sources ! Parce qu’un jour viendra où nos enfants, quand on leur parlera de la Djellaba Jeblia, qui est entièrement faite avec de la soie, et que s’il n’y a pas de musée pour la voir réellement, devront aller sur Google ! », extrait M5, 2020.

87Pour y remédier, des initiatives « populaires » se sont mobilisées pour la mise en valeur du bâti laissé à l’abandon, des pratiques tombées en désuétude. La société civile se mobilise et de plus en plus d’associations militantes pour la sauvegarde du patrimoine local et « authentique » voient le jour dans la médina : des « entrepreneurs de mémoire locale » (Saez et Glaverec, 2002) désirant centrer leur action sur la préservation et la transmission des « vraies » interprétations du paysage culturel, architectural, spirituel de la médina. La présence de ces associations est révélatrice des regards divergents et des sensibilités différentes que portent les musées privés centrés sur le tourisme. Toutefois, l’un des acteurs se démarque des autres en mettant en avant le côté culturel et pédagogique de son musée, il prétend accueillir un public cultivé et passionné :

88« Ma démarche est didactique et mon public est issu du tourisme de « niche ». Le tourisme de masse ne m’intéresse absolument pas parce que dans la « niche », il y a du travail à faire et on travaille avec des gens conscients et cultivés. J’ai le devoir d’exposer mes artistes à un public qui doit être sensible à leur art. Moi exposer des tableaux devant des groupes de Fram qui passent en courant devant, ne m’intéresse pas ! Je travaille pour la « niche » qui reste plus longtemps et qui partage son retour – qualitatif et non quantitatif - d’expérience sur le pays. C’est pour toutes ces raisons que je me suis installé dans des lieux qui ne sont pas encore touchés par le tourisme de masse et c’est tant mieux », extrait M4, 2020.

Conclusion 

89Des années de promotion et d’investissement touristiques ont fortement contribué aux changements que connait la médina de Marrakech, impactant irrémédiablement le quotidien de ses habitants qui se retrouvent face à de nouveaux défis et de nouveaux acteurs (investisseurs du tourisme, touristes etc.). Si certains ont pu s'adapter et s’intégrer dans l’économie touristique, nombreux sont les laissés pour compte.

90Devant des changements qui affectent leurs pratiques et leurs espaces quotidiens, les habitants de la médina font preuve de méfiance envers les institutions touristiques qui les poussent à l'exil. Les musées privés ne font pas exception et sont source de conflits directs et indirects avec les habitants. Ils sont perçus comme purs lieux touristiques, envahissants et intrusifs, participant à la gentrification de la médina et jouant un grand rôle dans la muséification de leur quartier de résidence, dans la diffusion d’imaginaires touristiques et culturels parfois très éloignés de leur propre réalité, les dépossédant ainsi de leur propre patrimoine, de leur territoire et de leur identité.

91La mise en tourisme d’une destination contribue à son développement économique et à la mise en valeur de ses ressources patrimoniales. La crise épidémique COVID-19 en témoigne. En effet, le Maroc a été parmi les premiers pays à appliquer la fermeture de ses frontières internationales, en mars 2020. En septembre-octobre de la même année, les musées publics et privés ont eu l’autorisation de rouvrir mais en l’absence de touristes étrangers, le business demeure au point-mort. Aussi, plusieurs musées ont décidé de rester fermés jusqu’à nouvel ordre. Il en va de même pour les riads-maisons d’hôtes, les hôtels, les restaurants, les agences de voyages, les bazaristes etc.

92Cet exemple confirme que la mise en tourisme d’une destination, en l’absence de régulation, nuit à son équilibre social, culturel, économique, politique et environnemental et au bien-être de ses habitants. C’est le cas des Marrakchis qui se sentent envahis et impuissants face à ces groupes de touristes parfois sans-gênes qui perturbent leur quotidien. À l’échelle du musée privé, la commercialisation de la culture et de l’identité locale (à travers le maintien d’imaginaires touristiques, l’invention de discours patrimoniaux, la vente d’objets de collections) permet de développer la notion de désappropriation et, à plus grande échelle, de dépatrimonialisation ; quand l’enjeu économique prime sur l’objectif premier du lieu qui « conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l'humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation » (ICOM).

93Au vu de ces éléments, il semble important de ne pas tomber dans une dynamique illogique qui, en misant sur le tourisme culturel, pousserait les Marocains à s’exiler de la médina et à être remplacés par des vitrines « touristiques » et « muséales » qui représenteraient un spectacle qui se veut représentatif et « authentique » de leur vie quotidienne.

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Pour citer cet article

Sara OUAAZIZ, «La médina de Marrakech : perceptions contrastées d’un espace résidentiel et touristique», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 76 (2021/1) - Tourisme et patrimoine dans l'espace urbain : repenser les cohabitations, 151-167 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=6419.

A propos de : Sara OUAAZIZ

Doctorante en cotutelle, École doctorale de Géographie de Paris, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, Centre d’études doctorales Lettres et Sciences Humaines de Marrakech, FLSH Marrakech - Université Cadi Ayyad, ouaaziz.sara@gmail.com

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