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Valorisation des garrigues à romarin et conflits d’usage : cas de la Trouée de Bel-Lassoued (Dorsale centrale, Tunisie)
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La garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued (Dorsale tunisienne) peut avoir des formes différentes qui s’échelonnent entre la pelouse et la forêt ; elle est le résultat de la dégradation de la pinède de pin d’Alep suite à une longue histoire d’anthropisation du milieu méditerranéen. La population locale l’a défrichée pour divers usages. Dans un milieu ouvert, marqué par un climat méditerranéen et un sol calcaire comme le cas de la Trouée de l’oued Bel-Lassoued, la garrigue s’enrichit en romarin. Dans cette région, où tous les indicateurs de développement économique et social montrent la baisse des revenus des habitants, la garrigue de romarin qui occupe de vastes étendues, constitue un pilier important pour l’économie paysanne. Les divers usages des ressources de la garrigue à romarin ont joué et jouent encore un rôle important dans la diminution du taux de chômage dans un milieu exclusivement rural. La valorisation de la garrigue à romarin est fortement dépendante de la pluralité des usages et avec le sens que donnent les acteurs à ce type de formation végétale. Cependant, la pluralité des intervenants dans la garrigue à romarin peut présenter des intérêts divergents. Ceci peut entrainer des conflits d’usage entre les usagers des ressources naturelles de ce milieu.
Abstract
The rosemary plantation of the Bel-Lassoued canyon (Tunisian dorsal) comes in different shapes and forms, ranging between lawn and forest. This vegetation grew because of the degradation of the Aleppo pine wood due to longue anthropization processes of the Mediterranean. The local population has cleared the rosemary and used this plant for various uses. In an open area, characterized by a mediterranean climate and a calcareous soil, the scrubland is also enriched with rosemary. In this region, where most socio-economic indicators of development show a decline in the population’s real income, the rosemary plantation which extends over vast areas is an important pillar of the local peasant economy. The various uses of this plant have always played a key role in reducing unemployment in these rural areas. Further, the role and value of the rosemary are shaped by its multiple uses and significance for the local population. Plurality of stakeholders and multiplicity of goals may, however, become a source of tension due to competition and conflict of interests between the different beneficiaries of the economic resources of this natural milieu. These conflicts manifest themselves in the theft or destruction of equipment and means of production. This requires state intervention through regulations to organize the use of the natural resources of the rosemary garrigues.
Table des matières
INTRODUCTION
1En traversant l’axe principal de la Dorsale tunisienne, le bassin versant de l’oued Bel- Lassoued et ses affluents prend la forme d’une trouée topographique entre Jebel Tebaga et Jebel Fartout. L’orientation de cette trouée répond à un abaissement structural général et à l’inclinaison de l’aplanissement vers le sud-est en direction du couloir d’oued Nabhana. C’est une remarquable ligne de démarcation bioclimatique et géomorphologique qui coïncide avec la zone de transition entre le domaine tellien et le domaine steppique (Karray, 2010). C’est le domaine des garrigues à romarin, qui dérivent par dégradation des pinèdes de pin d’Alep, suite à une dynamique régressive intense. Malgré qu’elle soit qualifiée comme un stade de dégradation plus ou moins avancé, la garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued constitue une importante ressource non seulement de bois, indispensable pour la construction et le chauffage, mais également pour la nourriture des animaux et l’extraction des huiles essentielles.
2La Trouée de Bel-Lassoued est le territoire d’implantation des groupes ruraux issus de la sédentarisation d’anciennes fractions tribales, dont l’économie est basée sur l’apiculture et l’élevage à dominance caprine. La modestie des reliefs qui constituent cette trouée, laisse la place à une large vallée traversée par plusieurs voies de circulation des hommes et des biens reliant le Kairouanais au Haut Tell tunisien (Abdallah, 2022).
3Dans cette zone où tous les indicateurs de développement économique et social montrent la détérioration des revenus des habitants, la garrigue à romarin constitue un pilier important pour l’économie paysanne. Les divers usages des ressources de la garrigue à romarin ont joué, et jouent encore, un rôle important dans le maintien du pouvoir d’achat dans un milieu exclusivement rural.
4La valorisation de la garrigue à romarin est fortement dépendante de la pluralité des usages et des représentations qu’ont les acteurs de ce type de formation végétale (extraction de l’huile essentielle de romarin, apiculture, pâturage, charbonnage, usage culinaire, médicinal...). Cependant, la pluralité des intervenants dans ce milieu peut présenter des intérêts divergents, ce qui peut entraîner des conflits d’usage entre les divers exploitants des ressources naturelles des garrigues à romarin dans la Trouée de Bel-Lassoued :
5• entre les apiculteurs locaux et les apiculteurs des régions voisines qui fréquentent la garrigue à romarin la Trouée de Bel-Lassoued dans le cadre de la pratique de transhumance ;
6• entre les apiculteurs et les tâcherons d’extraction de l’huile essentielle de romarin ;
7• entre les charbonniers et l’administration.
8Ces conflits se traduisent par le vol ou la destruction des équipements et des moyens de production (ruches, alambic, charbonnières…), nécessitant l’intervention des autorités publiques pour organiser l’utilisation des ressources naturelles dans l’espace considéré. Le présent article analyse les modes d’exploitation et de valorisation économique des ressources naturelles de la garrigue et les tensions liés à l’exploitation des ressources forestières.
I. Cadre théorique, méthodologie et terrain d’étude
A. Cadre théorique
9La dégradation des forêts est un problème sérieux tant du point de vue environnemental, social ou économique et plus particulièrement dans les pays en développement. Elle est loin d’avoir la netteté qu’on lui attribue souvent (Daget et Godron, 1995). En outre, elle est difficile à définir et à évaluer. La définition de la dégradation des forêts fait encore l’objet de débats. Il est difficile de choisir une définition spécifique de la dégradation des forêts puisqu’elle dépend des différences de perspectives et des objectifs de gestion des acteurs (Morales-Barquero et al., 2014). La dégradation des forêts est un processus temporaire ou permanent conduisant à la réduction de la densité, à un changement de la structure du couvert végétal ou de la composition de ses espèces (Grainger, 1993). C’est un changement dans les attributs de la forêt qui conduit à une réduction de la capacité de production de bois à valeur économique pendant plusieurs années à quelques décennies (Khuc et al., 2018). Pour d’autres auteurs, la dégradation des forêts est plus globalement la réduction de la capacité d’une forêt à fournir des biens et des services (FAO, 2002). Cette notion est perçue différemment en fonction des parties prenantes et de leurs objectifs, ce qui se retrouve dans les termes et définitions utilisées selon les différents usages (Simula, 2009). De ce fait, l’action des populations sur les ressources forestières n’est qu’une résultante des représentations qu’elles s’en font (Lavigne Delville, 1998). Ainsi, les forêts peuvent donc avoir des fonctions multiples et répondre à la demande des usagers (Papillon, 2014).
10Dans cette optique, les différents états de dégradation d’une forêt sont compris entre l’optimum et le minimum de la capacité de la forêt de fournir des biens et des services. Or, les biens et les services tirés de la forêt varient en fonction des stratégies adoptées par les différents intervenants dans le domaine forestier (Daget et Godron, 1995). Il faut donc bien préciser le point de vue adopté pour donner un sens à cette notion. Ainsi, les naturalistes estiment que l’envahissement d’une garrigue par le pin d’Alep représente un progrès vers une belle pinède couvrante. Les entreprises spécialisées en sciage du bois vont également dans ce sens : elles considèrent que la progression d’une garrigue à romarin vers une pinède productrice de bois est indispensable pour alimenter les usines. Contrairement à cette opinion, les éleveurs, les apiculteurs et les cueilleurs partagent le même point de vue. Ils préfèrent les garrigues plus ou moins ouvertes, qui semblent la formation la plus adéquate pour leurs activités. Cette divergence de perception peut donner lieu à des conflits d’intérêt qui peuvent opposer divers acteurs en donnant naissance à des tensions autour des usages de l’espace. Ils sont à la fois des conflits entre usagers, mais ce sont aussi des conflits entre usagers et administration (Bouju et al., 2016).
B. Méthodologie
11Pour étudier la répartition spatiale des différents types de garrigues à romarin et de comprendre le sens de leur évolution dans le temps, il est nécessaire de construire une base de données SIG qui vise à traiter les informations recueillies sur le terrain dans le but de cartographier la végétation des garrigues. Cette approche s’appuie sur le croisement de l’approche physionomique et l’approche phytosociologique (Abdallah, 2015).
1. Cartographie de la végétation
12• Préparation d’une pré-carte : L’approche physionomique est basée sur l’interprétation visuelle des images Google Earth (2019) permettant de découper les garrigues en Zone d’égale Apparences (ZEA). Ces dernières ont été regroupées en Unité d’égale Apparence (UEA) en se basant sur l’aspect physionomique de la végétation (taux de recouvrement, taille, forme, teinte… (Hotyat et Amat, 1989)). Le calcul des surfaces des UEA a été effectué à l’aide du logiciel ArcView 3.2.
13• La vérité terrain : L’approche phytosociologique a pour objectif d’étudier la composition floristique des UEA. Le nombre de relevés de végétation par Unité d’égale Apparence est calculé sur une base proportionnelle à la surface de chaque UEA.
14Pour chaque UEA : ∑nr = s / S * NR
15• nr : nombre de relevés pour chaque UEA
16• s : surface d’UEA
17• S : surface totale de la zone d’étude
18• NR : nombre total de relevés à réaliser
19Pour étudier les modes de valorisation des garrigues à romarin dans la Trouée de Bel-Lassoued, deux enquêtes ont été réalisées.
2. Enquêtes
20La collecte des données a été réalisée grâce à l’utilisation de deux questionnaires structurés. Nous signalons que pour mener nos enquêtes, on s’est adressé directement au enquêtés (paysans, bouchers, maquignons, intermédiaires, consommateurs en utilisant une méthode d’échantillonnage empirique.
21• Enquête socioéconomique : L’enquête socioéconomique a touché 100 chefs de ménage. Les questions posées portent sur les activités des différents membres de la famille et, plus largement, sur les modes de valorisation des ressources naturelles des garrigues à romarin par la population locale. Les revenus des ménages enquêtés ont été calculés sur la base des revenus des activités de valorisation de la garrigue à romarin (élevage, apiculture, coupe, cueillette), des activités agricoles (céréaliculture, oléiculture) et du travail à l’extérieur de la région (fonction publique, industrie, tourisme, bâtiment, commerce …). Ainsi, le revenu de chaque activité est calculé sur la base des ventes des produits d’où sont soustraites les charges de production.
22• Enquête spécifique : La perception et la représentation des produits de la garrigue à romarin a été observée l’aide d’une enquête spécifique qui a pour objectif d’évaluer le degré de réputation des produits locaux. Cette enquête a porté sur :
23• 50 enquêtés (30 consommateurs de viande, 10 maquignons et 10 bouchers) interrogés sur la qualité de viande,
24• 50 enquêtés (30 consommateurs et 20 intermédiaires (commerçants du miel)) interrogés sur la qualité du miel.
25La qualité des produits des garrigues à romarin étant le reflet du degré de son appréciation par les consommateurs, il nous est apparu capital d’étudier le comportement des consommateurs et des intermédiaires qui s’intercalent entre le producteur et le consommateur de viande (bouchers, grande distribution…) et de miel. Cette partie de l’enquête vise à apprécier la qualité des produits des garrigues à romarin à travers l’importance accordée par les consommateurs et les intermédiaires à ces produits.
3. Terrain d’étude
26La Trouée de Bel-Lassoued brise la continuité topographique de la zone d’abaissement de la Dorsale centrale entre Jebel Bargou (1266 m) et Jebel Fkirine (985 m). Elle présente une orientation générale nord-ouest - sud-est. Cette zone est caractérisée par un fort gradient bioclimatique, allant du semi-aride supérieur à l’aride supérieur, et par des moyennes annuelles de pluies oscillent entre 400 et 250 mm. Comme de nombreuses zones de la Dorsale centrale, la Trouée de Bel-Lassoued est dominée parles garrigues à romarin qui résultent de la dégradation des pinèdes de pin d’Alep, sous l’effet combiné des coupes de bois répétées, de la surexploitation pastorale et des incendies.
Figure 1. Carte de localisation (Source : Extrait de la carte topographique de Djebibina au 1/50000, révisée en 1956)
a. Caractéristiques des garrigues à romarin
27Le mot garrigue serait issu du terme pré-indoeuropéen garric qui désigne une formation végétale basse composée de végétaux buissonnants, d’arbustes et d’herbacées avec de nombreuses espèces adaptées au climat chaud et sec de type méditerranéen et surdes sols calcaires rocailleux, peu fertiles, vallonnés, secs et, donc, peu favorables à l’agriculture intensive (Martin, 1996). Il s’agit d’une végétation basse plus ou moins ouverte, de moins de 2 m de hauteur qui se développe sur des versants fortement anthropisés par les activités paysannes (coupes, cueillettes, pâturages). Dans la Trouée de Bel-Lassoued, les garrigues à romarin dominent le paysage forestier. Elles associent le romarin à plusieurs arbrisseaux et d’arbustes (le lentisque, le genêt épineux, la bruyère multiflore, la globulaire, le genévrier de Phénicie, le thym, l’asperge à feuilles aigues...) Ce sont des formations végétales riches en plantes aromatiques et en huiles essentielles.
b. Origine des garrigues à romarin
28Les caractéristiques du climat méditerranéen, (forte sécheresse estivale, irrégularité des pluies…) présentent un milieu favorable à l’extension des formations de dégradation (garrigue, erme1, pelouse…). Les garrigues à romarin dérivent par dégradation des pinèdes de pin d’Alep suite à une lente dynamique régressive. Elles présentent des capacités d’adaptation aux contraintes de sécheresse. Il s’agit des formations intermédiaires entre la pelouse et la forêt (Ibannez, 2012). L’ouverture des pinèdes de pin d’Alep favorise le développement des plantes xérophiles adaptées à la sécheresse.
29Dès les années 1920, le phénomène de déforestation s’est fortement intensifié dans la trouée de Bel-Lassoued et dans toute la dorsale centrale. Ceci, a été dicté par l’installation de la grande exploitation coloniale dans le secteur, ce qui a donné naissance à une vague de défrichements accélérés, qui a éradiqué la forêt de la plaine et du piémont (Gammar et Ben Salem, 2004). Ainsi, l’accaparement des terres par les colons a contribué au rétrécissement des parcours, à l’éclatement des troupeaux et au refoulement des pasteurs vers les versants et les piémonts des jebels. Le recul des retombés de l’élevage a encouragé les anciens pasteurs à exploiter les ressources forestières (charbonnage, apiculture, cueillette de romarin…). Le passage de la société pastorale à la société paysanne a été engendré par la diversification des usages des produits forestiers qui aété à l’origine de l’extension des garrigues aux dépens des pinèdes de pin d’Alep.
30Au cours des trois dernières décennies, la consommation domestique du bois (bois de feu, charbonnage, bois de construction…) a nettement diminué suite au recours croissant à l’utilisation du gaz butane et la construction des habitations en dur. Ceci a conduit à une diminution de la pression humaine sur les ressources ligneuses (Abdallah et Souilmi, 2015).
c. Typologie des garrigues à romarin
31L’intensification des activités humaines dans la Trouée de Bel-Lassoued a généré au fil de temps une fragmentation des pinèdes de pin d’Alep en donnant lieu à des formations végétales dérivées, dont le niveau de dégradation varie en fonction de l’intensité de la pression anthropique. Ainsi, la substitution des pinèdes dans la zone d’étude est à l’origine de l’extension des garrigues à romarin qui présentent une extrême variabilité de par sa distribution spatiale. Nos travaux de terrain dans le secteur d’étude, nous ont permis l’établissement d’une typologie détaillée de la répartition des formations végétales dans la Trouée de Bel-Lassoued.
32Entre la forêt et la pelouse, la garrigue constitue un ensemble de formations végétales variant selon la hauteur de la végétation, l’histoire de l’utilisation du milieu, la topographie, la nature de la roche et du sol, les conditions microclimatiques (Ibanez, 2012).
33• La Pinède de pin d’Alep : Les pinèdes associent des forêts de pin d’Alep de différents taux de recouvrement (forêt dense, forêt trouée et forêt claire). Elles couvrent les pentes montagneuses et les talus du piémont. Les pinèdes de la zone d’étude se rattachent à des groupements de l’étage semi-aride inférieur. Elles sont en interaction avec les garrigues qui ont un caractère méditerranéen évident (Figure 2). Les ilots de pinède de pin d’Alep de la Trouée de Bel-Lassoued sont éventrés de nombreuses étendues de garrigues et de clairières agricoles à cause de la prédominance de l’activité pastorale, des incendies pastoraux, du charbonnage et des cultures sporadiques (Gammar et ben Salem, 2004).
34- La garrigue arborée à romarin dépasse souvent deux mètres de haut, sous un couvert continu dominé par le romarin, la bruyère multiflore et le dyss (Ampelodesma mauritanicum) et piqueté par quelques pieds de pins d’Alep. La strate arbustive est dominante dans ce type de garrigue, qui couvre souvent les bas de versants exposés vers le nord où s’accumule une assez importante couche de sol.
35- La garrigue arbustive à romarin: Cette formation présente les mêmes espèces rencontrées dans la garrigue arborée, mais avec un taux de recouvrement moins important en comparaison avec le type précédent. C’est un milieu ouvert caractérisé par une végétation clairsemée. Pendant le printemps et l’automne, les vides entre les grandes touffes de cette garrigue, sont envahis par un tapis herbeux d’importante valeur pastorale.
36- La garrigue buissonnante à romarin: la garrigue basse fermée est composé d’espèces végétales buissonnantes, ne dépassant généralement pas un mètres de hauteur. Elle associe le romarin à plusieurs autres chaméphytes méditerranéennes (bruyère multiflore, dyss, ciste de Liban, thym, globulaire, genêt épineux…). Ce type de formation se rencontre sur les replats de faible pente et sur les bas versants ensoleillés. Il est caractérisé par un taux de recouvrement qui dépasse souvent les 80%. Sur les zones limitrophes des noyaux de peuplement, la garrigue buissonnante devient plus ouverte, à laquelle s’associe, pendant la saison favorable, une strate herbacée assez couvrante.
Figure 2. Les formations végétales de la garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued
II. Les pratiques et les usages de la garrigue à romarin
37La conservation de l’aspect ouvert du couvert végétal est généralement conditionnée par le maintien des activités paysannes (Ostermann 1998 ; Halada et al., 2011). Il s’agit de définir les rapports que la population de la Trouée de Bel-Lassoued entretient avec les garrigues à romarin dont elle tire une partie de ses revenus. De nombreuses activités paysannes sont pratiquées dans la garrigue à romarin : l’apiculture, le pastoralisme, la cueillette et la distillation du romarin et la coupe forestière. Ces activités paysannes ont façonné ce milieu au fil du temps. Il s’agit d’identifier ici les différents modes de gestion et de valorisation des garrigues à romarin. Malgré la disparition (ou, du moins, la forte régression) de plusieurs activités traditionnelles au cours des dernières décennies (goudronnage, production de la chaux, cueillette de l’alfa, charbonnage…), la garrigue abrite de multiples activités paysannes, dont les plus importantes sont liées à l’élevage (apiculture, élevage caprin) et à la cueillette du romarin. Les données issues de notre enquête (réalisée en 2019 dans la Trouée de Bel-Lassoued) montrent que la part des revenus issus de la valorisation des ressources naturelles de la garrigue à romarin représente environ 70 % des recettes annuelles des familles enquêtées (Tableau 1).
Origines des revenus familiaux |
||
Douar |
Part des revenus issus de la valorisation des garrigues à romarin en % |
Part des revenus issus de l’oléiculture, de la céréaliculture et dutravail hors exploitation en % |
Abaidia |
72,95 |
27,05 |
Thlijene |
68,80 |
31,20 |
Bou Aissa |
72,70 |
27,30 |
Orazla |
66,30 |
33,70 |
Frahtia |
63,50 |
36,50 |
Ben Hloua |
69,60 |
30,40 |
OuledZouabi |
74,80 |
25,20 |
Revenu moyen |
69,81 |
30,19 |
Tableau 1. Contribution moyenne de l’exploitation des garrigues dans la recette familiale (Source : Enquête, 2019)
A. Les garrigues à romarin : formations végétales « dégradées » d’un important potentiel fourrager
38Pour l’éleveur, l’état du pâturage bascule entre deux états extrêmes qui s’expriment en effectif de cheptel. C’est l’écart entre le plus grand troupeau possible nourri sur un pâturage en très bon état et l’effectif de cheptel le plus faible possible nourri sur un pâturage dégradé (Daget et Godron, 1995).
1. Valorisation des ressources pastorales de la garrigue à romarin
39La valorisation des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued, notamment par l’élevage caprin, constitue un atout important pour la population riveraine. Cette activité contribue à l’identité et au développement des territoires locaux caractérisés par des conditions naturelles difficiles. Les formes d’élevage en vigueur relèvent bien moins du modèle agro-industriel que du pastoralisme traditionnel. Il s’agit d’un élevage extensif avec un recours important aux parcours (Fleury et al., 2018). Dans cette optique, l’activité pastorale dans la Trouée de Bel-Lassoued compte parmi les pratiques paysannes les plus fréquentes. Elle permet de transformer les ressources pastorales de la garrigue à romarin en produits de qualité (viande, lait, laine…), à usage local et source de revenu familial (Tableau 2). L’origine géographique de ces produits est un signe de qualité associant les ressources pastorales des parcours naturels aux races ovine, caprine et bovine locales.
Douar |
Contribution de l’élevage aux revenus familiaux en % par douar |
Abaidia |
44,10 |
Thlijene |
59,80 |
Bou Aissa |
53,40 |
Orazla |
58,30 |
Frahtia |
45,60 |
Ben Hloua |
48,30 |
OuledZouabi |
43,40 |
Contribution moyenne de l’élevage en % |
50,41 |
Tableau 2. Place de l’élevage dans l’économie paysanne (Source : Enquête, 2019)
40L’élevage est le mode de mise en valeur principal des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued. Les ressources pastorales de ce milieu forestier constituent un important levier pour l’amélioration des conditions de vie de la population locale. Le principe économique consiste à transformer en viande et en lait, à très faible coût, les ressources pastorales de la garrigue à romarin (Bourbouze, 2018). L’enquête montre que les revenus issus de l’élevage représentent en moyenne plus de 50 % des recettes annuelles des enquêtés.
41D’après les déclarations de différentes personnes interrogées (éleveurs, maquignons, bouchers et consommateur), l’argument le plus fréquent qui motive la consommation de la viande produite dans les pâturages de garrigues à romarin repose sur l’origine géographique et sur les modes de production traditionnels des produits. Cette particularité conduit le consommateur à le choisir pour sa consommation quotidienne et à l’occasion des cérémonies familiales exceptionnelles (Aïd el Kebir, pèlerinage, circoncision…).
2. Les systèmes d’élevage
42Trois types d’élevage coexistent dans la Trouée de Bel-Lassoued (Figure 3) :
43- un système d’élevage pastoral à dominante caprine;
44- un système d’élevage semi-extensif d’ovin et de caprin ;
45- un système d’élevage hors sol.
Figure 3. Les types d’élevage caractéristique des garrigues à romarin
a. Le système d’élevage pastoral à dominante caprine
46Les exploitations enquêtées réunissent au total 683 chèvres de race locale réparties selon une taille moyenne des troupeaux qui varie de 40 à 150 têtes, en fonction de la stratégie des éleveurs. Selon les déclarations des intéressés, la rusticité est le principal atout de cette race. Elle est adaptée au climat et à la conduite extensive dans les milieux les plus accidentés. La prédominance de ce type d’élevage dans la Trouée de Bel-Lassoued s’explique par la forte appétence des ligneux par les chèvres. C’est un élevage pastoral monospécifique, pratiqué sans complémentation fourragère pour les mères et avec une légère complémentation en orge pour les chevreaux.
47Pour s’adapter à la fluctuation interannuelle et inter saisonnier des ressources pastorales des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued, les éleveurs pratiquent un système de régulation des effectifs. Il s’agit de réduire la taille des troupeaux pendant l’année qui s’annonce sèche et de l’augmenter pendant l’année qui s’annonce favorable.
48Ce système d’élevage pastoral est destiné principalement à la production de viande de chevreaux destiné à approvisionner les boucheries des villes environnantes. La période de commercialisation débute à l’âge de 7 à 10 mois. La demande en viande de chevreaux enregistre deux pics : un premier pic estival pour approvisionner les cérémonies de mariages et le second est corrélatif à la hausse de la demande qui coïncide avec le mois de Ramadan.
b. Le système d’élevage semi-extensif d’ovin, caprin et bovin
49C’est un système intermédiaire entre le système extensif et le système intensif. Les animaux sont conduits sur les pâturages riches en feuillus de la garrigue à romarin qui occupent les versants à faibles pentes. Les prélèvements directs sur le parcours qui constituent une ressource fourragère importante sont complétés par des suppléments fourragers et des sels minéraux. Ce système est orienté à l’approvisionnement de l’élevage intensif en moutons, chevreaux, veaux et génisses.
c. Le système d’élevage hors-sol
50Ce type d’élevage sans rapport direct avec les parcours des garrigues à romarin ne se développe pas aux dépens du pastoralisme. Au contraire il le favorise en augmentant la demande sur les jeunes moutons, chevreaux et veaux à engraisser qui reste encore un produit exclusif de l’élevage pastoral extensif ou semi-extensif. Cet élevage est une sorte d’adaptation à l’exiguïté des parcours et aux fluctuations climatiques. Durant la période d’engraissement (3 à 6 mois), les animaux sont fortement tributaires, pour leur approvisionnement alimentaire, des achats de fourragers sur le marché. En stabulation permanente, les animaux reçoivent uniquement des aliments concentrés et des sels minéraux. Dans le cadre de ce système, l’éleveur a une aptitude relativement élevée à la prévision et à la gestion en plus des connaissances techniques d’élevage. Ce système concerne la production de viandes de moutons, de chevreaux, de veaux et de génisses.
B. Commercialisation des produits de l’élevage
51Pour évaluer la réputation de la viande provenant des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued, nous avons interrogé les différents agents intervenant dans les maillons de la filière de l’élevage : les éleveurs, les maquignons, les bouchers et les consommateurs. L’étude de la répartition des ventes du bétail à l’échelle de l’année montre trois circuits de commercialisation :
52• le circuit d’approvisionnement des boucheries ;
53• le circuit d’approvisionnement des fêtes de mariages ;
54• le circuit d’approvisionnement de moutons à l’occasion de la fête de l’Aïd El Kebir2.
Espèces animales élevées |
Races |
Taille moyenne |
Effectif détenu par les enquêtés |
Ovin |
Barbarine à grosse queue |
65 |
957 |
Caprin |
Locale |
47 |
683 |
Bovin |
Brune d’Atlas |
5 |
52 |
Tableau 3. Le cheptel : races, compositions et effectifs (Source : Enquête, 2019)
1. Le circuit d’approvisionnement des boucheries
55Les bouchers jouent le rôle central dans le circuit du commerce de détail de viande. Plus de 60 % des viandes consommées en dehors des occasions de rituels sociaux (tels que les mariages, les circoncisions et le retour du pèlerinage à la Mecque), sont assurés par les boucheries. Le reste (40 %) est écoulé par abattages individuels ou organisés en association entre deux ou trois familles. Ainsi, les bouchers établissent des relations en amont du circuit de viande avec les éleveurs et les maquignons pour s’approvisionner en carcasses et, en l’aval, ils alimentent en viande une clientèle constituée de consommateurs locaux et d’acheteurs de passage (Figure 4);
56• les consommateurs locaux achètent souvent la viande au kilo,
57• les consommateurs de passage fréquentant la route reliant Tunis à Kairouan (dans sa section entre Nadhour et Sbikha consomment souvent la viande grillée (méchoui) sur place.
Figure 4. Circuit de viande, animé par les bouchers
58Les boucheries alimentées par la viande produite dans les parcours des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued sont regroupées en quatre stations de méchoui (Tableau 4).
Station de méchoui |
Nombre de boucheries |
Nombre moyen de carcasses /boucherie /jour |
Nombre moyen de carcasses par jour |
Nadhour |
9 |
5 |
45 |
BirNadhour |
7 |
6 |
42 |
BirEch-Chaouech |
10 |
8 |
80 |
Sbikha |
11 |
4 |
44 |
Nombre total moyen de carcasse par jour dans la région |
211 têtes/jour |
Tableau 4. Le commerce de viande (Source : Enquête, 2019)
59Par ailleurs, selon les déclarations des bouchers, la plupart des consommateurs ont une préférence élevée de la viande des petits ruminants. La demande en viande de chevreaux augmente généralement, notamment durant le mois de ramadan et pendant la saison estivale.
2. Le circuit des moutons de l’Aïd El Kebir
60L’éleveur est le maillon le plus fort dans le circuit de commercialisation des moutons de l’Aïd El Kebir. Durant cette période, c’est la vente directe des moutons à des particuliers qui domine. Il s’agit d’un réseau interpersonnel reliant les consommateurs directement aux éleveurs. Ce qui permet à ces derniers de vendre leurs bêtes sans l’intervention des maquignons. Les données de l’enquête montrent que plus des deux tiers des moutons autoproduits dans la Trouée de Bel-Lassoued sont commercialisés pendant la période de l’Aïd El Kebir. Les ventes se concentrent sur plus d’une vingtaine de jours et se poursuivent jusqu’à la veille de la fête. Pendant cette période, les éleveurs sont souvent obligés de liquider la totalité de leurs animaux mis en vente afin d’échapper à la baisse des prix survenant habituellement après l’Aïd, qui sont généralement instables. Selon les déclarations des consommateurs, les prix pratiqués par les éleveurs sont généralement inférieurs à ceux des maquignons (Figure 5). Les prix élevés pratiqués par les maquignons s’expliquent par les circuits de commercialisation qui sont relativement longs, dans la mesure où, plus le circuit est long, plus le prix à la consommation est élevé (Hammami, 2007). À l’inverse, la demande sur les chevreaux enregistre une forte baisse pendant la période de l’Aïd El Kebir, car, selon la tradition, le prophète Mohamed préférait l’abattage du mouton pour ce rituel.
Figure 5. Circuit de la viande, animé par les éleveurs
3. Circuit en œuvre lors des fêtes de mariage, de circoncision et de pèlerinage
61Les abattages familiaux concernent l’ensemble des animaux consommés parles familles lors des cérémonies de mariage, de circoncision, de pèlerinage et des funérailles, pendant lesquelles la viande est l’aliment le plus favori. Ce sont des événements sociaux et religieux qui engendrent une hausse remarquable de la demande en viande. Dans ce circuit, le maquignon intervient lourdement dans l’écoulement des bêtes sur le marché. Il assure le transfert des animaux entre l’éleveur et le consommateur. La Figure 6 schématise la place des maquignons dans ce circuit de commercialisation de bétail. Il en ressort que les trois-quarts des animaux orientés à alimenter la commémoration des événements sociaux et religieux sont écoulés par les maquignons.
Figure 6. Circuit de viande, animé par les maquignons
C. Apiculture
1. Ancrage territorial de l’activité apicole
62Le miel des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued est l’un des produits forestiers les plus prisés par les habitants de la région. Cette réputation se réfère à une opinion positive cumulée au fil du temps. La localisation géographique de la région d’étude sur une voie de transhumance très active, reliant les Basses steppes et le Sahel au Haut Tell est à l’origine de la réputation de ce miel. La richesse de la garrigue à romarin en espèces mellifères (le romarin, le thym et la bruyère multiflore, caroubier…) explique l’ancienneté de cette activité. Selon les déclarations des anciens apiculteurs, la transhumance en dehors de ce territoire n’était pas pratiquée. Les déplacements des ruches se faisaient sur de courtes distances. Le transport des colonies était effectué par les ouvriers ou à dos d’ânes et sur des chameaux, à travers les sentiers de montagne. Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, le miel a été très demandé, malgré la forte concurrence du sucre et les confitures. La hausse de la demande en miel de la garrigue à romarin produit par les apiculteurs de la zone d’étude a contribué à l’amélioration du niveau de vie de vie des habitants.
63Au cours des dernières décennies, les jeunes diplômés chômeurs de la zone d’étude ont entrepris de se tourner vers l’apiculture en profitant du savoir-faire apicole et de l’abondance des espèces mellifères de la région. La transmission de savoir-faire entre les anciens et les jeunes apiculteurs instruits est à l’origine de la modernisation de l’apiculture et d’une meilleure exploitation de la flore nectarifère de la garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued. Les données de l’enquête personnelle (effectuée en 2019) montrent que 59 % des apiculteurs sont des jeunes (âgés de 20 à 40 ans) qui disposent de 55 % de l’effectif total des ruches (Tableau 5). Le retour des jeunes vers l’apiculture s’explique par plusieurs raisons dont l’ancrage de l’apiculture dans ce milieu et le fort attachement de la population de la région à cette activité.
Tranche d'âge |
Nombre des apiculteurs selon la tranche d'âge |
En % du total des apiculteur |
Effectif des ruches |
En % du total des ruches |
Moins de 40 ans |
15 |
59,10 |
505 |
55,9 |
Plus de 40 ans |
11 |
40,9 |
399 |
44,1 |
Total |
26 |
100 |
904 |
100,0 |
Tableau 5. Structure des apiculteurs (Source : Enquête, 2019)
Figure 7. Une apiculture moderne détenue par de jeunes apiculteurs
a. Production des miels de la garrigue à romarin à plusieurs parfums
64La diversification des types de miels de la garrigue à romarin dans la région d’étude s’explique par la longue période de floraison qui s’étale de janvier à fin septembre, et qui coïncide avec la floraison de plusieurs espèces mellifères qui se succèdent dans le temps. Elle s’explique aussi par l’effet d’un gradient phénologique sud-est nord-ouest puisque, à chaque récolte, les espèces mellifères en stade de floraison fournissent des nectars aux caractéristiques bien spécifiques qui s’ajoutent à celui de romarin pour donner un miel de garrigue à romarin caractéristique de cette période de l’année (couleur, saveur et parfum).
2. Variations de la composition des espèces mellifères accompagnatrices du romarin dans le temps
65Au début de la floraison du romarin (vers mi-octobre), les ressources mellifères sont alors plus limitées et plus localisées. Cette période coïncide avec la fin de la floraison du caroubier. Malgré la rareté des espèces mellifères fleuries en automne, le romarin et le caroubier offrent aux butineuses de quoi se nourrir pendant cette période difficile de l’année, surtout lorsque la région est affectée par les forts orages d’automne. Ces pluies automnales se caractérisent par des fortes averses qui apportent en quelques jours, voire même en quelques heures, plusieurs dizaines de millimètres d’eau. Ces orages automnaux permettent la floraison précoce du romarin sur les façades orientales de la Dorsale tunisienne. Mais tel n’est pas toujours le cas, car, pendant les années sèches, l’automne est la période la plus difficile pour les abeilles. Ainsi, les apiculteurs se trouvent obligés de recourir à l’alimentation artificielle des colonies. La période de pleine floraison du romarin (de novembre à février) est caractérisée par la richesse du cortège floristique en espèces mellifères en stade de floraison. Les résultats de nos travaux de terrain nous ont permis d’inventorier la liste suivante : Tamaix gallica, Lavendula, Pistacia lentiscus, Globularia alypum, Erica multiflora, Diplotaxis erucoides, Cistus monspeliensis, Arbutus unedo, Ammi majus, Prunus amygdalus…
66La fin de floraison du romarin coïncide avec la pleine floraison de plusieurs espèces apicoles (Tableau 6). En effet, la composition botanique des espèces mellifères accompagnatrices en stade de floraison témoigne d’une richesse importante en essences ligneuses et herbeuses : Ammi majus, Calycotome villosa, Cistus monspeliensis, Diplotaxis erucoides, Globularia alypum, Halimium libanotis, Hédysarum, Lavendula, Mentha Pulegium, Pistacia lentiscus, Reseda lutea, Tamaix gallica, Prunus amygdalus.
Espèces mellifères |
O |
N |
J |
F |
Durée de floraison (en jour) |
||
Ammi majus |
60 |
||||||
Arbutus unedo |
120 |
||||||
Calycotome villosa |
30 |
||||||
Ceratonia siliqua |
60 |
||||||
Cistus libanatis |
30 |
||||||
Cistus monspeliensis |
60 |
||||||
Diplotaxis erucoides |
60 |
||||||
Erica multiflora |
120 |
||||||
Globularia alypum |
60 |
||||||
Halimium libanotis |
30 |
||||||
Hédysarum |
30 |
||||||
Mentha pulegium |
30 |
||||||
Pistacia lentiscus |
60 |
||||||
Reseda lutea |
30 |
||||||
Rosmarinus officinalis |
180 |
||||||
Tamaix gallica |
60 |
||||||
Lavendula |
90 |
||||||
Prunus amygdalus |
60 |
Tableau 6. Durée de floraison des espèces mellifères accompagnatrices du romarin (Source : Enquête, 2019)
3. Variations dans l’espace de la composition des espèces mellifères accompagnatrices du romarin
67L’étude de la variabilité phénologique des espèces apicoles est fondée essentiellement sur les observations et le contrôle des différentes étapes de floraison des différentes espèces mellifères accompagnatrices du romarin au cours de la période de floraison. Ainsi, la variation de la composition des espèces mellifères accompagnatrices du romarin dans l’espace s’explique par l’influence combinée des gradients climatiques qui sont à l’origine des variations latitudinales et altitudinales. Dans le territoire de butinage de la Trouée de Bel-Lassoued, la pluviométrie moyenne annuelle suit un gradient croissant du sud-est au nord-ouest contrairement au gradient thermique qui augmente du nord-ouest au sud-est. Par conséquent, la floraison est plus tardive au nord-ouest du territoire apicole étudié, avec un décalage d’une dizaine de jour en moyenne par rapport au sud-est de la région. Les travaux de terrain montrent que, les moyennes du début de floraison confirment que le débourrement des espèces apicole présentes dans la Trouée de Bel-Lassoued est plus précoce pour le site d’Oued Jenene.
68Sur les pentes exposées au sud-est, la floraison se produit plus tôt dans les endroits les plus arides. Les observations ont montré aussi des nuances au niveau du même massif, sur le versant exposé au sud-est, la floraison se produit trois quatre semaines plus tôt que sur les versants exposés vers le nord-ouest. C’est donc la chaleur, et pas la sécheresse, qui agit comme un facteur déterminant du déclenchement de la floraison des espèces mellifères. Mais pendant les années exceptionnellement sèches, comme 2018, la sécheresse a empêché la floraison des espèces réunies autour du romarin.
69Le nombre de récoltes du miel varie en fonction de la diversification de ce calendrier de floraison. Généralement, 32 % des apiculteurs de la Trouée de Bel-Lassoued font généralement deux récoltes de miel par an, alors que 68 % réalisent plus de deux récoltes par an. Les miels de la garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued est un produit spécifique qui possède des caractéristiques particulières liées à sa provenance géographique, à l’histoire et à l’ancrage territorial de la population locale dans ce milieu. L’enquête socioéconomique et les travaux de terrain réalisés dans la région ont montré que ce produit est étroitement lié à son territoire de production. Ses caractéristiques et sa qualité dépendent de la richesse floristique, des conditions climatiques et édaphiques et d’un savoir-faire local cumulé au fil des générations. Il peut constituer un atout important pour le développement local.
Type de parcours |
Romarin et bruyère multiflore |
Romarin et caroubier |
Romarin et Arbousier |
Date de récolte |
05 février |
12 octobre 2019 |
09 mars 2019 |
Couleur du miel |
|
|
|
Tableau 7. Variation de la couleur du miel en fonction de la composition spécifique accompagnatrices du romarin
Douar |
Contribution de l’apiculture dans les revenus familiaux en % par douar |
Abaidia |
16,20 |
Thlijene |
4,30 |
Bou Aissa |
13,20 |
Orazla |
2,60 |
Frahtia |
15,10 |
Ben Hloua |
8,90 |
OuledZouabi |
24,90 |
Contribution moyenne de l’apiculture en % |
12,17 |
Tableau 8. Contribution de l’apiculture dans les revenus familiaux par douar (Source : Enquête, 2019)
D. La cueillette du romarin
70En plus de son usage domestique comme plante aromatique souvent utilisée par la population locale pour donner plus de saveur à la viande grillée et au lait, le romarin est exploité pour extraire de l’huile essentielle, c’est un autre mode de valorisation des potentialités naturelles des garrigues de la Trouée de Bel-Lassoued. Cette activité qui s’est développée dans la région d’étude depuis les années 1960, constitue une source de revenu complémentaire qui s’ajoute à l’élevage et l’apiculture. Elle joue un rôle prépondérant dans la diversification du revenu des ménages et la création sources de revenu dans des régions rurales marginalisées (Gammoudi et Sghaier, 2007). Habituellement, la cueillette de romarin mobilise les membres des familles concernées. En apportant de l’argent frais, cette activité contribue, d’une part, à l’amélioration de revenu familial, notamment pendant les périodes critiques de l’année et, d’autre part, à la fixation de la population locale. Les données de l’enquête ont permis d’estimer la contribution de la cueillette de romarin dans la recette annuelle des ménages enquêtés. De fait, selon les douars, la part de cette activité dans les revenus familiaux varie entre 2 et 13 %, et peut assurer un revenu saisonnier moyen de l’ordre 250 à 300 DT par ouvrier (Tableau 9). La variation des retombées de la cueillette du romarin reflète bien la place de cette activité dans la stratégie familiale. Malgré la modestie de ces revenus, ils permettent d’assurer la survie des ménages avant la saison de récolte du miel et vente de bétail.
Douar |
Contribution de la coupe et la cueillette dans les revenus familiaux en % par douar |
Abaidia |
12,65 |
Thlijene |
4,70 |
Bou Aissa |
6,10 |
Orazla |
5,40 |
Frahtia |
2,80 |
Ben Hloua |
12,40 |
OuledZouabi |
6,50 |
Contribution moyenne de la coupe et la cueillette en % |
7,22 |
Tableau 9. Contribution de la coupe et la cueillette dans les revenus familiaux (Source : Enquête, 2019)
Figure 8. Répartition des anciens sites de distillation de romarin
71Les sites de distillation du romarin sont répartis dans toute la Trouée de Bel-Lassouad. Nous avons pu localiser une dizaine de vestiges d’anciens sites de distillation de romarin, installés près des points d’eau et le long des oueds pérennes (Bel-Lassoued et Neghefa). La cueillette du romarin est assurée notamment par les femmes qui le moissonnent dans les garrigues et le transportent à dos d’âne jusqu’aux sites de distillation. L’opération de cueillette destinée à la distillation est effectuée par la main d’œuvre locale, payée au poids. De nos jours, on compte seulement 3 sites de distillation actifs dans la Trouée de Bel-Lassoued. Le recul de la place de la cueillette de romarin s’explique par la raréfaction de la main d’œuvre familiale, attirée par la migration périodique vers les villes pour travailler dans les zones industrielles et le secteur de tourisme.
72Durant la période 1960-1990, la cueillette de romarin a été pratiquée dans une logique de soutien à l’élevage. Cette phase a été marquée par la nécessité pour les familles de trouver des compléments de revenus en plus de ceux générés par l’activité pastorale et par une agriculture vivrière de faible rendement, notamment pendant les années sèches. Ainsi, les pasteurs nomades tardivement sédentarisés dans la Trouée de Bel-Lassoued se sont habituées à la limitation de leurs territoires, la restriction de leurs mouvements et la réduction des revenus de l’activité pastorale suite à la réduction de la taille des troupeaux. Comme adaptation à ces difficultés d’insertion économique, les anciens pasteurs ont pratiqué une stratégie basée sur la pluriactivité. C’est dans cette logique que s’inscrit l’orientation croissante des habitants locaux à l’exploitation des produits forestiers et en particulier la cueillette de romarin. La cueillette de romarin a offert un emploi épisodique à plusieurs membres de la famille pendant les périodes critiques de l’année. Ceci explique l’importance de l’effectif des cueilleurs qui a atteint son maximum pendant la décennie 1980-1990. à partir des années 1990, cette activité a perdu les deux tiers de sa masse ouvrière (Tableau 10).
Année |
Nombre moyen d'ouvriers |
Quantité moyenne de romarin en tonnes |
Nombre d’alambics /an |
Quantité totale d'huile de romarin produite en tonnes |
Prix de la tonne (t) de romarin vert en DT |
Prix total moyen de romarin vert en DT |
Prix de l'huile DT/Kg |
Recette brute de la vente d'huile en DT |
1960 -970 |
20 |
165,6 |
207,0 |
0,8 |
2,0 |
331,2 |
1 |
800 |
1970-1980 |
130 |
1016,6 |
1270,8 |
5,1 |
15,0 |
15249,0 |
7,0 |
35700 |
1980-1990 |
180 |
1409,4 |
1761,8 |
7,0 |
20,0 |
28188,0 |
16,0 |
112000 |
1990-2000 |
57 |
492,993 |
616,2 |
2,5 |
85,0 |
41904,4 |
20 |
50000 |
2000-2010 |
68 |
659,6 |
824,5 |
3,3 |
100,0 |
65960,0 |
23,0 |
75900 |
2010-2020 |
51 |
489,345 |
611,7 |
2,4 |
125,0 |
61168,1 |
30,0 |
72000 |
Tableau 10. Évolution de l’activité de distillation de l’huile de romarin entre 1960 et 2020 (Source : Entretien avec le distillateur responsable des installations dans la région d’étude 2019)
73Actuellement, avec le développement d’autres activités comme l’industrie, la maçonnerie, le tourisme…, le nombre de cueilleurs de romarin a fortement régressé. Seules les femmes appartenant aux familles les plus pauvres participent encore à la campagne de cueillette du romarin qui dure de février à mai.
III. Les conflits autour de la garrigue à romarin
74
A. Les implications de la domanialisation des terres forestières : conflits opposant les habitants contre l’état
75La période précoloniale était caractérisée en Tunisie, dans une large mesure, par l’appropriation communautaire des forêts, même si le pouvoir de Tunis a renforcé son contrôle sur la forêt à partir du XVIe siècle (Bouju et al., 2016). Avant la domanialisation des terres forestières en 1881, le gouvernement beylical s’était peu préoccupé de la question forestière. Jusqu’à l’instauration du protectorat, les forêts sont considérées comme des terres mortes et ne sont la propriété de personne. Elles serviraient pour le pâturage et les besoins de ceux qui habitent dans leur voisinage à la distance d’une demi-journée de marche (Direction des Forêts, 1889, 19). Les forêts tunisiennes ont été englobées dans le domaine de l’État par arrêté du 1er décembre 1881 : « Les forêts sont propriétés de l’État et constituent une branche de ses revenus », d’après le Procès-verbal de la Conférence consultative (1895, 106).
76Sur la carte topographique de Djebibina au 1/100000, relevée en 1897, figurent les limites territoriales des noyaux de peuplement qui se rattache à trois fractions d’origine tribale: trab3 el Orazla, trab Riah et trab Jlass. Il s’agit des Orazla, installés à l’aval de l’oued Bel-Lassoued et dans les environs de Jebel Soughas, des Riah installés à l’ouest de la zone d’étude et les Jlass implantés sur la rive sud de l’oued Nebhana qui draine la partie sud de la Trouée de Bel-Lassoued.
77La disqualification des droits traditionnels sur les terres collectives dans la Trouée de Bel-Lassoued par le protectorat français a entrainé la dépossession foncière des paysans locaux.
78Par cette dépossession foncière, le protectorat cherche à déterminer quels sont les terrains à vocation forestière, afin de les classer totalement ou partiellement dans le domaine forestier de l’État. En effet, dans un contexte de croissance démographique accélérée à partir de 1950 et d’exiguïté des terroirs cultivés, l’extension des surfaces défrichées a été considérablement limitée par la surveillance de l’administration forestière (Bouju et al., 2016).
79Actuellement et après 140 ans de domanialisation, les habitants de la zone d’étude sont encore fortement attachés à leurs terres car elles constituaient leur unique source de vie. Les interactions entre acteurs dont les origines et les cultures sont très différentes conduisent à la confrontation de représentations des acteurs. L’analyse des différents discours permet d’identifier trois manières de représentation de l’espace et de montrer qu’elles correspondent à des modes distincts d’appropriation de l’espace :
80• Pour la population riveraine : le peuplement de la forêt donne l’accès à des droits sur la terre et sur les ressources qu’elle porte. L’idée de voir leur forêt exploitée par des acteurs externes est difficilement concevable, parce que cette terre est le support des moyens de production, d’héritage ancestral et d’un patrimoine dont il faut faire bon usage afin que les générations futures puissent elles aussi en user.
81• Pour l’État : Les forêts sont propriétés de l’État et constituent une branche de ses revenus.
82• Pour les acteurs externes: Ceux-ci considèrent la forêt comme un ensemble de ressources à exploiter afin d’en tirer un profit à court ou moyen terme.
83Cette analyse a également permis de faire ressortir les conflits d’intérêts entre les différents types d’usages du couvert végétal. Ces types de conflit mettent ainsi en scène des acteurs ou des activités en situation de concurrence (Bossuet et Boutmy, 2012). Ces formes de conflits d’usage se développent parfois au sein d’une même catégorie d’intervenants.
Figure 9. Territoire d’action des communautés locales (Source : Extrait de la carte topographique de Djebibina au 1/50000, révisée en 1956)
B. Reconstitution des conflits opposant les charbonniers contre l’administration
84La fabrication du charbon de bois est un métier pratiqué depuis longtemps dans la Trouée de Bel-Lassoued. Les données issues des entretiens, montrent que jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, la fabrication du charbon du bois n’a intéressé qu’un nombre très limité d’habitants. Pendant cette période, l’activité de charbonnage était en situation de crise. Les ressources tirées de cette activité ne couvrent pas les besoins des familles dépourvues d’autres revenus. Mais la raréfaction des importations énergétiques (charbon et carburants), dans toute la Tunisie, pendant la Deuxième Guerre Mondiale a contribué à l’accélération du rythme de défrichement des forêts. Bardin (1944) a signalé que le quintal de charbon valait 30 à 40 francs en 1939 et 200 francs en 1942.
85La période qui court de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale (1940) à 1958, a le plus transformé le paysage rural par l’ampleur des défrichements sur les versants les plus sensibles à la dégradation. Les quantités de bois prélevées dans toute la Tunisie auraient été multipliées par 8 selon les chiffres du Service Forestier (Gammar, 1984).
86Le manque de combustibles et l’augmentation considérable des besoins énergétiques des fours des boulangers, des bains et des usines dans les grandes agglomérations du pays (Tunis, Sousse et Kairouan), a poussé des entrepreneurs italiens à installer des centres de collecte du charbon et du bois dans la Trouée de Bel-Lassoued.
87La hausse de la demande sur le charbon du bois, l’amélioration des prix de charbon et la succession de mauvaises années agricoles (1946-1947) ont contribué à augmenter le nombre de charbonniers. Au cours de cette période, le charbonnage a occupé une place importante dans l’économie des communautés paysannes locales. Mais cette situation tolérée par les services forestiers de l’époque a eu des conséquences néfastes sur la végétation et le milieu.
88Les travaux de terrain nous ont permis de localiser plusieurs sites d’anciennes grandes charbonnières, situés à l’intérieur des terroirs cultivés, observés à Faïdh El Bennet, à Ain El Kebrite et à Oued Jenane (Figure 10).
Figure 10. Trace d’une ancienne charbonnière à l’intérieur d’une clairière cultivée (rive nord de Bel-Lassoued)
89Pour cerner dans le temps la période d’édification de ces grandes charbonnières, deux hypothèses sont avancées :
90• une première hypothèse : ce sont des charbonnières règlementaires qui datent de la période postérieure à la promulgation du code forestier (1958),
91• la deuxième hypothèse : ces charbonnières remontent à la période de la hausse de demande sur le charbon caractérisant la période 1940-1958.
92La première hypothèse est à rejeter car les données de l’archive forestière ne mentionnent pas d’autorisation de charbonnage sur ces terres forestières. De ce fait, les vestiges découverts constituent les marques d’anciennes charbonnières paysannes, qui remontent à une période antérieure à 1958. Et par conséquence, les clairières cultivées qui englobent ces vestiges sont donc nées à la faveur de cet épisode de charbonnage actif.
93En 1958, une nouvelle réglementation de l’exploitation du Domaine Forestier est promulguée, visant à conserver le patrimoine forestier contre l’exploitation irrationnelle et à assurer son développement. Cette réglementation n’était pas accompagnée de projets de développement, surtout dans les zones où la production de charbon de bois constituait l’essentiel du revenu de la population. Ceci a posé un problème vital pour de nombreuses familles ne disposant pas d’autres ressources. Pour cette raison, les décisions administratives n’étaient pas tolérées par les paysans. Ils continuèrent à exploiter informellement la forêt profitant de l’incapacité de l’administration forestière à faire respecter la nouvelle réglementation forestière. Face à cette nouvelle circonstance, l’activité du charbonnage a connu diverses mutations.
94A partir des années 1960, la collecte du bois de charbon se fait de façon clandestine, pendant la nuit, dans des zones inaccessibles et éloignées des voies de communication, en évitant d’effectuer des coupes concentrées et de créer des clairières qui attireraient l’attention des forestiers. Le transport clandestin du bois se fait par les femmes ou à dos d’ânes, les charbonnières ne se font plus en pleine forêt. Au cours de cette période, les charbonniers ont recours à d’autres pratiques pour échapper à la surveillance des forestiers, en édifiant des meules de petites tailles à côté de l’habitat et à l’intérieur d’un enclos de bois de feu. Ces nouvelles mutations qui caractérisent l’activité de charbonnage sont à l’origine de la stabilisation des clairières forestières et d’une vague intense de matorralisation4 anthropique de la végétation (Abdallah, 2013).
95Actuellement, la fabrication du charbon du bois a nettement diminué. Ce recul est expliqué par le recours des habitants aux produits du marché remplaçant les usages locaux du charbon (gaz butane pour la cuisson). Ceci conduirait probablement, à une diminution significative de la pression humaine sur les ressources forestières.
C. Conflits d’usage autour de l’exploitation du romarin
96L’aspect multi-usage de la garrigue à romarin génère de multiples tensions et de conflits entre les apiculteurs locaux et les apiculteurs transhumés vers le secteur d’étude, d’une part, et, d’autre part, entre les apiculteurs et les entrepreneurs, qui sont le plus souvent originaires d’autres régions du pays, et qui opèrent dans le domaine forestier de Bel-Lassoued.
1. Les conflits entre les apiculteurs locaux et les transhumants
97Pendant la floraison du romarin, plusieurs centaines de ruches des différentes régions de la Tunisie transhument vers la Trouée de Bel-Lassoued. Ces derniers ne sont pas toujours bien accueillis par la population locale. Ils les considèrent comme des concurrents directs sur les ressources nectarifères de la région. La compétition, autour de l’exploitation des ressources nectarifères du romarin se transforme souvent en conflits qui se manifestent par le vol ou la destruction des équipements et des moyens de production apicole.
2. Les conflits entre les apiculteurs et les distillateurs de l’huile essentielle de romarin
98
99Dans ce milieu, le romarin représente une ressource commune aux apiculteurs et aux distillateurs de l’huile de romarin. Pour bien comprendre les origines de ce conflit et imaginer d’éventuelles solutions pour faire cohabiter ces activités, nous avons réalisé de nombreux entretiens semi-directifs auprès des apiculteurs et des distillateurs de l’huile de romarin implantés dans la garrigue à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued. Les données collectées sur terrain montrent que les aires de collecte du romarin des différentes alambics implantées chaque année dans la Trouée de Bel-Lassoued au détriment des aires de butinage conduit à la perturbation du calendrier de floraison du romarin, et par la suite une forte baisse de production d’un miel le plus recherché sur le marché. Ce conflit d’intérêt abouti généralement à une réglementation de la coupe favorisant l’activité apicole. Selon le cahier de charges, la période de distillation du romarin tient compte des contraintes liées à l’activité apicole. Selon l’article n°19 du cahier de charges de l’exploitation forestière en Tunisie, la période de fermeture de la récolte sont arrêtées de la fin du mois de septembre au début de mars de chaque année. Ces réglementations sont contestées par les apiculteurs enquêtés pour lesquels la longue période de cueillette du romarin (pour la distillation et le séchage) qui s’étale sur 7 mois, favorise au cours de l’année suivante le développement des feuilles et des rameaux aux dépens des fleurs en retardant la période de floraison.
100Ceci provoque une perturbation au niveau du calendrier de butinage adopté par les apiculteurs de la région. Cette situation inquiète les apiculteurs qui considèrent que l’activité apicole dans la Trouée de Bel-Lassoued est menacée par l’implantation des entreprises de distillation et de séchage du romarin.
101Pour éviter les conflits d’usage entre les apiculteurs et les entreprises d’exploitation du romarin, il nous semble utile de délimiter l’espace d’action de chaque acteur. De ce point de vue, les apiculteurs locaux proposent de fermer l’aire de butinage des ruchers devant les cueilleurs de romarin en se basant sur la distance maximale moyenne parcourue par les abeilles qui est de l’ordre de 3 km dans les diverses directions en partant du centre du douar.
Conclusion
102La végétation de la Trouée de Bel-Lassoued est marquée par l’extension des garrigues à romarin qui découle de la dégradation des pinèdes de pin d’Alep. Malgré qu’elles soient souvent qualifiées comme formation végétale dégradée, les garrigues représentent un potentiel important de ressources vitales pour plusieurs usagers. Ce travail traite les attitudes des différents acteurs à l’égard de cette formation végétale. Dans cette optique, la perception des rapports entre le milieu des garrigues à romarin et la population locale s’inscrit à travers les pratiques et les activités économiques (pastorales, apicoles et forestières). L’image des produits des garrigues à romarin, en particulier la viande et le miel, est très liée à cette appartenance géographique. Elle peut contribuer à la promotion du revenu des habitants, de l’emploi et au développement local. Cette réputation Aïde à la formation d’une image particulière des produits de cette formation végétale dite « dégradée ».
103Mais, le miel, la viande et les huiles essentielles, ne sont pas que des produits et la garrigue à romarin n’est pas qu’une formation végétale caractéristique de la Troué de Bel-Lassoued, il s’agit aussi d’une longue histoire d’appropriation, de dynamique et de savoir-faire local.
104Faire le lien entre les produits et leurs origines géographiques, cela permet de :
105• sécuriser les débouchés commerciaux,
106• augmenter les revenus des producteurs
107• valoriser le patrimoine local par une gestion rationnelle des ressources.
108Dans ce travail nous avons montré, dans quelle mesure, l’exploitation de la garrigue à romarin peut constituer une ressource importante de revenus pour améliorer les conditions de vie de la population rurale locale. Ainsi, la valorisation de cette formation végétale a intéressé et a fait travailler différents acteurs du territoire (éleveurs, apiculteur, cueilleurs).
109Cependant, les usages multiples des produits des garrigues à romarin sont à l’origine de conflits d’intérêt opposant l’action des acteurs locaux aux entrepreneurs originaires d’autres régions du pays. Les résultats des travaux de terrain nous permettent d’inventorier les ressources naturelles des garrigues à romarin de la Trouée de Bel-Lassoued et les modes de sa valorisation et de comprendre les rapports réels entre les différents intervenants dans ce milieu. Ces rapports sont parfois complexes et alternent entre complémentarité et compétition. Pour régler les tensions entre les différents acteurs, l’état a pour rôle de favoriser les règlements et de maintenir la paix sociale, par l’arbitrage rationnel des tensions entre les différents intervenants dans la Trouée Bel-Lassoued.
NOTES
1101Formation ouverte et discontinue, basse et herbacée, à rythme saisonnier très prononcé, issue de la dégradation d’une forêt.
1112L’Aïd el-Kebir ou l’Aïd al-Adha, est la plus importante des fêtes musulmanes. Cette fête commémore la soumission à Dieu du prophète Ibrahim qui était prêt à sacrifier son fils aîné sur son ordre. En commémorant l’Aïd El Kebir, chaque famille musulmane, dans la mesure de ses moyens, sacrifie un mouton.
1123Trab est l’équivalent arabe du terme territoire.
1134étape de dégradation d’un écosystème forestier identifié par la substitution des formations caducifoliées au profit d’espèces sclérophylles. La dégradation qui s’ensuit, marquée par un remplacement à la faveur d’espèces ligneuses plus petites, tels les Cistacées, les Fabacées, etc., se nomme dématorralisation.
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Pour citer cet article
A propos de : Hédi ABDALLAH
Enseignant-chercheur en Biogéographie et cartographie des dynamiques paysagères
LR «Biogéographie, Climatologie Appliquée et Dynamiques Environnementales»
(BICADE) - LR18ES13
Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités (FLAH)
Université de la Manouba
hdi_abda@yahoo.fr