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Dépendance de la petite paysannerie aux propriétaires des engins agricoles et émergence de relations d’exploitation absentéistes dans le Haut Tell tunisien
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La population des terrains montagneux du Haut Tell tunisien, constituée essentiellement d’une petite paysannerie pratiquant la céréaliculture et l’élevage de petits troupeaux, s’est largement déplacée vers de petits centres de services et des groupements d’habitat situés dans les plaines et sur les routes. Les vagues d’exode rural ont transformé ces montagnards en un prolétariat semi-rural partiellement déraciné incapable de financer les principaux travaux de ces petites exploitations céréalières. Son endettement progressif aux bailleurs de fonds urbains, notamment aux propriétaires des engins mécaniques agricoles, a abouti à l’émergence de modes d’exploitation absentéistes à travers la location des terres. Les travaux de terrain que nous avons menés dans cette région nous ont montré l’ampleur de l’emprise urbaine sur la paysannerie tellienne après le retrait progressif des organismes agricoles publics qui l’a soutenue depuis l’indépendance du pays.
Abstract
The mountainous population of High Tell in Tunisia, consisting essentially of a small peasantry who practice cereal culture and livestock of small herds, had important spatial dynamics in relation to the creation of settlements and small service centres in the plains and around roads. The waves of rural-urban migration have weakened this peasantry in transforming into a sub rural proletariat unable to finance the main works of its smallholdings. The cumulative debts to the urban capital, including owners of agricultural gear, have led to the emergence of operating relationships favouring absentees through the rent of lands. The fieldwork we conducted has shown the extension of the urban influence on the Tellian peasantry after the retreat of the public organisms, which has supported her since Tunisia’s independence.
Table des matières
Introduction
1Les terrains montagneux des arrière-pays sud-méditerranéens ont connu une redistribution de leur population durant tout le XXe siècle, en particulier durant la période postcoloniale (Maurer, 1991). L’enclavement, la rareté et le retard des interventions des États du Maghreb pour le développement de ces terrains montagneux et des politiques agricoles instables ont vulnérabilisé la petite paysannerie tellienne (Côte, 1985 ; Boujrouf, 1996 ; Alary et El Mourid, 2005). Cette situation s’est accentuée notamment du fait des bouleversements liés à l’ouverture des campagnes à l’économie marchande aux dépens de modes de vie articulés autour d’une économie d’autosuffisance relative. L’absence de stratégies agricoles cohérentes et la succession de plusieurs politiques agricoles ont déstabilisé l’économie rurale, notamment les activités de petite paysannerie (Sari, 1979 ; Bessaoud, 2016). Malgré la résistance apparente de la petite et moyenne propriété dans ce contexte sud-méditerranéen, fragile par rapport à son homologue de la rive nord, sujet aux phénomènes d’abandon, ces dernières montrent de nos jours une vulnérabilité du fait de l’exode rural et de la hausse des coûts des travaux agricoles. Pour la culture des céréales, la nouvelle répartition de la population montagnarde dans ces contrées enclavées et sous-équipées a abouti à l’émergence de modes et de relations d’exploitation absentéistes sur les versants telliens. La petite paysannerie, ayant accès dans sa majorité à des terrains microfundiaires et fortement attirée par les petites villes et groupements des plaines, équipés en services élémentaires, est soumise à une dépendance aux bailleurs de fonds urbains propriétaires des engins agricoles (Sethom, 1992). La région du Haut Tell en Tunisie est en ce sens un exemple intéressant des nouvelles contraintes rencontrées par la petite céréaliculture, en particulier la dépendance à l’outillage mécanique qui finit par constituer un facteur d’injustice agricole. Ce dernier, contrainte majeure pour la petite exploitation, fait l’objet de maints débats, notamment concernant l’estimation du rapport surface-rentabilité et son impact sur les relations d’exploitation (Jouili, 2008). Les uns les considèrent comme un moyen d’autonomie paysanne et les autres le considèrent comme moyen de sa dépendance et de la fragilité économique de la petite exploitation. Ce débat se complique davantage selon le contexte spatial et social (Foutras, 2017).
2Quelles évolutions a donc connue la paysannerie montagnarde du Haut Tell tunisien? Quel processus a conduit à son affaiblissement et à l’émergence de modes nouveaux modes de faire-valoir et à des exploitations absentéistes ? Quel est le rôle de l’outillage mécanique agricole dans sa soumission aux bailleurs de fonds urbains et par conséquent à l’emprise urbaine sur les campagnes?
3Pour analyser les différents processus qui ont mené à la situation paysanne actuelle, nous nous appuyons sur une bibliographie riche et diversifiée portant sur les campagnes méditerranéennes et sur la géographie rurale. Nous avons également mené, dans le cadre de notre thèse sur « le développement rural et la dynamique de la végétation dans le Haut Tell friguien occidental », des enquêtes socio-économiques des excursions de terrain et surtout des entretiens et des observations approfondies au nord d’El Kef, dans les Monts d’Ouergha et aux alentours de Kessra dans le cadre du projet Med-Inn-Local. Dans ce dernier cadre, on a réalisé des travaux de terrain sur la petite paysannerie des clairières forestières. Ces travaux n’ont pas concerné la population montagnarde uniquement, mais ils ont touché aussi la paysannerie déplacée vers les petites villes locales et les groupements de services.
4Si nos enquêtes ne sont pas orientées uniquement vers ce sujet, les entretiens s’articulent autour des difficultés des différents composants de l’agriculture au Haut Tell, en particulier la céréaliculture et l’élevage. Des questions ouvertes sur les intrants, les difficultés de la saison agricole, la commercialisation des produits et la rentabilité ou le bilan de ces activités. Pour mieux aborder ce sujet, nous avons aussi interviewé des intermédiaires comme les locataires des camionnettes acheminant les marchandises entre les villes et les campagnes ou les bouchers qui s’approvisionnent en bétail auprès des paysans ou des marchés hebdomadaires, ainsi que les employés de la société civile et des structures locales, notamment les salariés dans les différents organismes agricoles.
I. LA DYNAMIQUE DE LA POPULATION SUR LES VERSANTS TELLIENS
5L’étude de la question paysanne ne peut être menée sans une prise en compte du contexte historique et spatial, des spécificités locales, particulièrement foncières. Tous ces éléments ont déterminé la dynamique de l’installation de la population qui a recomposé les relations entre la paysannerie montagnarde et les nouveaux intervenants de la céréaliculture dans les villes locales. Quel est donc l’histoire de l’installation de la population sur les versants de cette région ?
A. Une concentration de la population sur les versants durant la période coloniale
6Située entre la Moyenne Medjerda et les Hautes Steppes, la région du Haut Tell était un carrefour des migrations saisonnières à l’ouest de la Tunisie (Clarke, 1952). Les transhumants des Hautes Steppes et les paysans sans-terres de la Kroumirie fréquentaient cette région durant la saison de récolte où ils participaient avec leurs faucilles à la moisson à la dixième part (Monchicourt, 1913). Les kroumirs participaient même au labour avant le retour hivernal. Plusieurs parmi ces transhumants se sont installés dans les terrains montagneux, notamment à la suite de sécheresses sévères dans leurs régions steppiques, et se sont ajoutés aux flux de population locale déplacée depuis les plaines à la suite de la colonisation agricole (Poncet, 1961). Cette population concentrée sur les versants a pratiqué le défrichement de la forêt de pin d’Alep et des matorrals, malgré une politique forestière coloniale sévère (Boudy, 1948 ; Fredj, 2013). Notons que les colons français ont participé à leur tour à ce mouvement de défrichement, par la création de moyennes et grandes exploitations comme au mont Nadhor. Cette dynamique de la population sur les versants telliens durant la période coloniale a abouti à une mosaïque de paysages combinant petites clairières, forêts, buissons et terrains ravinés. La petite exploitation y a connu une prolifération qui s’accentuera ensuite par le morcellement à travers l’héritage.
B. Le sous-équipement et le déplacement de la population vers les villes et les points de services dans les plaines et sur les routes
7La petite paysannerie installée en majorité dans de petites clairières ou regroupée dans des douars a gardé des relations étroites avec les milieux forestiers. Elle en tire l’essentiel de ses revenus que ce soit en pratiquant la cueillette ou de cueillette ou d’exploitation pastorale. Considérées illicites en majorité, ces pratiques ont abouti à une forte dégradation des écosystèmes forestiers locaux. Ces modes de vie rudimentaires dans des habitats construits en pierres et terre (Larnaude, 1925 ; Nouschi, 1959 ; Lawless, 1972) ont persisté longtemps dans un contexte conflictuel avec l’administration forestière coloniale, puis avec son héritier national, en absence de régulation foncière des exploitations issues du défrichement.
Photo 1. Paysage rural dans le secteur de Bouabdilla au nord du village de Kessra. La petite paysannerie montagnarde installée dans des clairières pratique la céréaliculture associée à l’élevage de petits troupeaux et à la cueillette du zgougou (graines douces du pin d’Alep). Crédit photo AYARI mars 2015.
8En plus des conditions de vie difficiles, ces terrains montagneux ont été privés du fait de leur isolement des services élémentaires jusqu’aux années 1990. Le retard des interventions pour le désenclavement a incité une masse importante de la petite paysannerie locale à rejoindre les points choisis par l’état pour la création de services et le lotissement dans les plaines et sur les routes (Miossec, 1985) comme c’est le cas à Nebeur, Kessra et Krib. D’autres ont rejoint les petites villes locales, les villages miniers promus en centres administratifs comme Touiref et Sakiet Sidi Youssef et les anciens villages coloniaux situés sur les chemins de fer comme Dahmani, Sers et Gaafour. Dans ces destinations équipées en services et attachées aux réseaux d’eau potable et d’électricité, il est très difficile de trouver un emploi pour ces nouveaux arrivants qui se sont transformés progressivement en prolétariat semi-rural. En l’absence de revenus suffisants, la petite paysannerie prolétarisée a gardé des relations étroites avec les milieux forestiers et campagnards (Ayari, 2019). Les seules opportunités d’emploi sont limitées au travail dans les chantiers de subsistance dits « de lutte contre le sous-développement » (Poncet, 1961; Côte, 1964). Dans les plaines dotées de périmètres irrigués, ce prolétariat semi-rural s’embauche en tant qu'ouvrier agricole comme c’est le cas dans les plaines d’El Aroussa, Sers, Abida et Zouarine. En plusieurs circonstances, il se déplace vers les villes littorales pour travailler dans le secteur du bâtiment. Les opportunités de travail dans les grandes exploitations sont très faibles à cause de la mécanisation. Ces grandes fermes sont gérées par l’Office des Terres Domaniales depuis le départ des colons (Makhlouf, 1968) ou ont été cédées aux sociétés agricoles privées ou à des techniciens sous la formule de « lots-techniciens » ou à des sociétés privées. Elles ne sont plus distribuées aux indigènes.
Carte 1. Un exemple de la translation de la population montagnarde vers les groupements de services créés dans les plaines et sur les routes au nord d’El Kef. Auteur 2014.
9Ces nouveaux installés dans les groupements de services et d’habitats connus sous le nom de « malajis » et dans les petites villes locales ont gardé des relations directes avec les exploitations proches. à l’inverse, les exploitations lointaines sont le plus souvent cédées à leurs proches sous forme de métayage et elles ne sont fréquentées que saisonnièrement ou durant les périodes des travaux agricoles (labour, ensemencement, récolte). Les petites clairières situées dans des endroits lointains ou inaccessibles aux engins mécaniques agricoles sont abandonnées et transformées en friches connues sous le nom de « jendel » (Ayari, 2019).
10Plusieurs parmi ceux qui ont résisté aux conditions de vie difficiles des campagnes et n’ont pas émigré aux villes, ont construit ou acheté des maisons dans ces points d’attraction ruraux mais ont dû à leur tour travailler dans les chantiers forestiers ou même dans les villes du fait de l’insuffisance des revenus de la petite céréaliculture (Ayari, 2021). En plus de la sécheresse dans ce contexte semi-aride, la hausse des prix des différents intrants et travaux agricoles a affaibli cette petite paysannerie.
11Toutes ces évolutions ont transformé profondément les relations entre les villes et les campagnes. L'accès des campagnes à la ville, en particulier depuis les années 1990 après la création de plusieurs pistes et l’apparition de véhicules de transport rural privé, a remplacé l’économie locale d’autosuffisance par une économie dépendante des villes même en produits alimentaires. Les déplacements des campagnards vers les villes ne sont plus limités au jour du marché hebdomadaire (souk) mais sont devenus quotidiens. à part les habitants de quelques secteurs enclavés comme les clairières des Monts d’Ouergha, la majorité des enquêtés nous ont confirmé qu’ils s’approvisionnent partiellement au marché. Durant le confinement total imposé au printemps 2020, le discours officiel du gouvernement a insisté sur la priorité de la population des campagnes en approvisionnement en semoule et en denrée alimentaires. L’électrification presque généralisée des campagnes tellienne et l’amélioration relative de l’équipement des ménages a elle aussi consolidé les relations entre les villes et les campagnes. Seule l’eau potable représente encore un défi majeur dans plusieurs secteurs montagneux et représente le principal facteur de leur répulsivité.
II. LA VULNéRABILITé BUDGéTAIRE DE LA PETITE PAYSANNERIE ET SA PROGRESSIVE DéPENDANCE AUX BAILLEURS DE FONDS URBAINS
A. Le retrait des organismes agricoles publics et la soumission de la petite paysannerie aux propriétaires des engins agricoles
12La petite paysannerie tellienne, qu’elle se soit déplacée vers les groupements de services et les petites villes locales ou qu’elle ait résisté aux flux d’exode rural, a des difficultés à financer les principaux travaux agricoles. Les rendements de la petite céréaliculture associée à l’élevage d’ovins sont instables à cause de la variabilité pluviométrique interannuelle du climat méditerranéen dans cette région dominée par un bioclimat semi-aride avec des moyennes de précipitation variant entre 300 et 450 mm environ. L’assolement se caractérise par une rotation le plus souvent binaire blé-jachère labourée. Les petites surfaces des exploitations sont partagées entre le blé et la jachère labourée. Cette dernière est insuffisante à l’alimentation des petits troupeaux. Le recours aux parcours forestiers est donc fréquent parmi la petite paysannerie (Fremont, 1969 ; Auclair, 1995) ne pouvant pas recourir aux fourrages industriels qui dépassent sa capacité de financement, notamment durant les années de sécheresse1.
13Les difficultés climatiques sont accentuées par le contexte actuel de retrait progressif des organismes publics. Ces derniers ont soutenu la petite paysannerie par des formules de prêts de semences et d’engrais jusqu’à l’adoption d’une politique d’ajustement structurel vers la fin des années 1980 (Jouili, 2008). Avant l’adoption de cette politique, les petits paysans s’approvisionnaient via les filiales locales de l’Office des Céréales qui distribuaient la production nationale en phosphate et en ammonitrates et les semences sélectionnées et traitées par la Coopérative Centrale des Céréales. Le remboursement de ces prêts s’effectuait en soustrayant ces "avances" aux mandats de vente des céréales versés aux petits paysans. D’autres organismes, créés en majorité durant la période coopérative (1961-1969), mettaient à leur disposition des engins mécaniques agricoles notamment pour le labour et la moisson à des prix défiant toute concurrence (Makhlouf, 1968 ; Dumont, 1972).
14Ces formules de prêts ont soutenu la petite paysannerie jusqu'à la fin des années 1980, en l’épaulant au début de la saison agricole. Cette période se caractérise par un épuisement des budgets de la petite paysannerie par plusieurs dépenses liées au financement de la rentrée scolaire et à d’autres dépenses indispensables à la vie rurale comme le renouvellement et la réhabilitation de l’habitat et des étables. Toutes les catégories de la paysannerie ont profité de ces formes de soutien par les organismes officiels, y compris les sans-terres, les métayers et les occupants des clairières forestières sans titres de propriété.
B. Les difficultés de financement des travaux agricoles et le processus de soumission de la petite paysannerie aux bailleurs de fonds urbains : le rôle de l’outillage agricole
15L’affaiblissement de la petite paysannerie et sa soumission aux bailleurs de fonds urbains remonte en fait à la mécanisation qui a commencé avant les années 1980 dans les terrains montagneux du Haut Tell. Introduite dans toutes les plaines durant la période coloniale avec un équipement parmi les plus sophistiqués de l’époque (Timoumi, 1998), elle a remonté les versants durant les trois décennies postindépendance. Les araires et les faucilles traditionnelles ont été délaissées à part dans quelques petites clairières forestières inaccessibles aux engins mécaniques.
16Enfin, c’est la commercialisation du blé aux marchés hebdomadaires qui est à son tour abandonnée pour la remise des moissons aux filiales de l’Office des Céréales. Les normes de vente du blé imposées par ces dernières obligent les agriculteurs à emballer leur récolte dans des sacs estampillés « interdit à la vente » qu’elle leur distribue avant la moisson. Les paysans rencontrent des difficultés sérieuses à obtenir ces sacs, ce qui les oblige à s’orienter vers une catégorie d’acteurs « étrangers » à la céréaliculture à savoir les commerçants du blé. Ces derniers sont en réalité des négociants œuvrant à l’origine dans le commerce des fourrages aux marchés hebdomadaires. Les paysans sont obligés de fournir leur récolte dans des sacs de 80 kg dont. Ils doivent disposer au moment du passage de la moissonneuse-batteuse qui ne repasse plus dans une zone, une fois cette dernière moissonnée. Ces engins sont mis au repos ou s’orientent vers le nord de la Medjerda où le blé arrive à maturité un peu plus tard. En cas de retour de la moissonneuse-batteuse pour un seul paysan, le temps écoulé entre le point départ et son arrivée à l’exploitation sera compté dans la durée du travail. Les paysans sont plus vulnérables face aux différents négociants et aux propriétaires des engins mécaniques agricoles durant la récolte que pendant le labour. En effet, le paysan dispose d’une marge chronologique plus importante pour trouver une stratégie de financement des différentes phases du labour2 à l’inverse de la courte période de moisson. Généralement, les propriétaires des moissonneuses-batteuses se disposent d’autres matériels agricoles comme les presse-foins, ce qui accentue leur influence sur la petite paysannerie.
17Les relations entre ces négociants et les paysans se consolident d’une année à l’autre et des liens financiers naissent à travers les dettes ou le remboursement des travaux agricoles après la récolte (Sethom, 1992). Ces négociants sont le plus souvent propriétaires des engins mécaniques agricoles qu’ils ont achetés après l’accumulation de petites richesses issues de diverses ressources comme le commerce, l’émigration en Lybie durant les années 1970 et 1980 ou la vente de bétail…etc. Le financement de ce type de matériel à l'époque ne se fait pas via l'emprunt bancaire à l’inverse de nos jours où l’accès au financement de l’achat des camionnettes et d’autre matériel agricole est accessible à toutes les catégories par la formule du « leasing ». Cette formule consiste à payer une avance dérisoire et le remboursement du reste du montant sous forme de crédit. En absence d’opportunités d’investissement dans cette région marginalisée de la Tunisie intérieure (Belhadi, 1998), ce type d’investissement représente l’un des rares domaines relativement rentables. L’accumulation des richesses d’une part et l’endettement des paysans d’autre part ont appuyé le rôle de ces négociants qui se sont transformés en acteurs centraux de la céréaliculture tellienne. Leur implication dans la céréaliculture et les faibles opportunités d’investissement dans cette région marginalisée d’arrière-pays, leur obligent à louer des terres et de pratiquer une monoculture céréalière d’une manière abusive pour plusieurs années consécutives sans repos.
III. Le positionnement accru des bailleurs des fonds urbains et les nouvelles modes d’exploitation dans les montagnes telliennes
A. L’élargissement des activités des intervenants urbains et l’affirmation de la tutelle de la petite paysannerie
18Généralement on peut classer les bailleurs de fonds urbains dans la région du Haut Tell selon les catégories suivantes :
19- des propriétaires des engins agricoles ;
20- des négociants des divers produits agricoles (blé, orge, foin, olive…) ;
21- des commerçants des fourrages ;
22- des fonctionnaires qui investissent des fonds issus des prêts bancaires, en particulier dans l’engraissement des moutons ;
23-les collecteurs du lait.
Bailleurs de fonds |
Propriétaires de l’outillage agricole |
Négociants des produits agricoles |
Commerçants des fourrages |
Négociants du foin |
Fonctionnaires (financement d’engraissement des moutons)1 |
Négociants des olives |
Spécialistes des cultures maraichères |
Unités de transformations de tomates2 |
Provenance dominante |
Villes |
Villes |
Villes |
Campagnes |
Villes |
Villes |
Villes Plaines irriguées |
Villes |
Source du capital |
capital privé Prêts bancaires |
capital privé Prêts bancaires grossistes |
Capital privé |
Capital privé issu des activités agricoles |
Prêts bancaires |
Capital privé |
Capital privé |
Capital privé Prêts bancaires |
Catégories paysannes ciblées |
Petite paysannerie |
Petite paysannerie |
Toutes les catégories des paysans |
Toutes les catégories de la paysannerie |
Petite paysannerie (éleveurs des ovins) |
Intermédiaires dans les campagnes |
Propriétaires de petites parcelles irriguées |
Toutes les catégories de la paysannerie active dans les cultures maraichères |
Terrain d’activité |
Campagnes |
Campagnes |
Points de vente des fourrages et des semences sélectionnées dans les villes |
Grandes étables construites dans les campagnes |
Campagnes |
Oliveraies dans les terrains montagneux (non irriguées) |
Petites plaines Rives des principaux cours d’eau |
Périmètres publics irrigués (PPI) |
Commercialisation |
Office des céréales |
Office des céréales Grossistes Marchés locaux |
Eleveurs du bétail dans les Steppes Eleveurs du bétail au niveau local |
Moyennes et grandes villes |
Huilerie de Sidi Bouzid et Sfax |
Marchés de gros |
Marché national Exportation |
Tableau 1. Les différentes catégories des bailleurs des fonds urbains intervenants dans les campagnes du Haut Tell. Auteur 2022. 1Ce phénomène est fréquent au Maroc où des fonctionnaires du grand Casablanca achètent de petits troupeaux ovins avec des prêts bancaires et les cèdent à des éleveurs qui fréquentent la subéraie (forêt à chêne liège) de Benslimane. 2Les unités de transformation de tomate procurent gratuitement les plantules aux agriculteurs à condition qu’ils leur vendent l’exclusivité de leur récolte à un prix dérisoire déterminé dans des contrats signés. Ce prix est généralement 4 fois moins que celui du marché.
24Ces différents intervenants ont profité du retrait progressif des organismes officiels du financement et de soutien de la petite paysannerie d’une part, et de la consolidation des relations d’endettement d’autre part. En absence de toute forme de structuration spécifique à la petite paysannerie, cette dernière ne trouve pas d’autres stratégies d’obtention de prêts que ces intervenants urbains, surtout pour financer ses dépenses à caractère social (rentrée scolaire, construction ou habilitation de l’habitat, festivité…etc.).
25Les propriétaires des engins mécaniques agricoles qui sont transformés en négociants dans le commerce du blé à travers la consolidation des relations d’endettement cumulatif de la petite paysannerie, en particulier celle déplacée dans les villes et petits groupements de services, ont élargi leurs activités en profitant du retrait progressif de l’État du secteur agricole. Leur domaine d’activité a dépassé les travaux agricoles mécaniques et le commerce du blé pour se diriger vers le commerce des semences traitées, des fourrages et des engrais chimiques à savoir le phosphate et le DAP (phosphate diammonique). Depuis quelques années, des réseaux complexe de monopolisation de tous ces produits se sont consolidés et dominent le marché à un tel point qu’ils ont été concernés par les nouveaux décrets gouvernementaux de lutte contre la corruption. Ces décrets insistent sur le contrôle de tous les produits subventionnés, notamment les fourrages et les intrants agricoles. Plusieurs affaires de corruption sont en cours de traitement dans les cours d’appel. Les affaires évoquées concernent presque toutes les étapes par lesquelles passent les produits, allant des unités de production et de distribution jusqu’au commerce du détail.
26L’approvisionnement des agriculteurs se fait à partir des organismes officiels à savoir l’Office des Céréales et ces intrants seront ensuite soustraits des montants de vente du produit final en blé ou orge versés par les banques. L’endettement répété envers ces organismes les oblige d’éviter de passer par les banques. De cette manière, ils se trouvent obligés de se soumettre aux réseaux monopolistiques dans la majorité des cas. Les engrais chimiques, dont la Tunisie est l’un des principaux pays exportateurs, et les semences traitées sont difficilement disponibles ces dernières années dans les filiales de l’Office des Céréales durant la période de leur utilisation, selon la majorité des paysans entretenus. En hiver 2021, plusieurs routes sont barrées durant plusieurs jours par les agriculteurs pour protester contre le retard d’approvisionnement en engrais chimiques.
27Quelques bailleurs de fonds qui investissent dans la céréaliculture sont dotés de machines qui traitent et commercialisent les semences pour les paysans en profitant du manque des semences traitées chez les filiales de l’Office des Céréales qui sont cédées au secteur privé sous forme de concession. Plusieurs parmi eux disposent d’autre type de matériel agricole comme les semoirs qu’ils utilisent pour l’usage des engrais chimiques et aussi de l’outillage utilisé pour répandre les herbicides ou traiter les semences. En plus de leur capacité de financement des travaux agricoles, ces bailleurs de fonds profitent des subventions en matière de carburants grâce à leur adhésion dans les organismes agricoles réservés aux statuts d’agriculteurs. Ils ont remplacé les banques et les organismes de financement qui se retirent progressivement du financement de la petite paysannerie. Cette dernière à son tour évite de s’orienter vers ces organismes de prêts à cause de son endettement cumulé non remboursé.
28De nos jours, les cours de ces intrants agricoles dépassent beaucoup ceux fixés par les organismes officiels, mais le retrait de l’État par la mise des filiales de l’Office des Céréales en concession au plus payant a fragilisé le contrôle de ces produits qui sont sujet à des monopoles. Rares sont les intrants qui échappent à ce processus comme c’est le cas pour les semences sélectionnées. C’est presque à la manière de la non-disponibilité des quantités suffisantes des sacs destinés à l’emballage de la récolte durant les années quatre-vingt que ces intrants sont utilisés comme moyen de soumission de la paysannerie tellienne à la dépendance envers les négociants. L’orge et les autres fourrages destinés à l’alimentation complémentaire du cheptel et qui sont distribuées à des prix subventionnés par l’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche, principal syndicat des agriculteurs, sont à leurs tours insuffisants face la demande du cheptel de la petite paysannerie. Les quotas de ces fourrages ne sont plus proportionnels à la taille du troupeau par éleveur comme dans le passé, vu le grand nombre des nouveaux adhérents à cet organisme. En ajoutant le coût de leur transport, plusieurs éleveurs abandonnent leurs quotas et s’approvisionnent auprès des commerçants des fourrages. Après les maintes polémiques sur ce sujet, les structures locales ont commencé à inventer les tailles réelles des troupeaux des éleveurs. L’élevage ovin est de nos jours peu rentable, voire même déficitaire. Le seul moyen de financer les fourrages industriels, indispensable à la nutrition du bétail3, est la vente de quelques têtes du troupeau. Un agriculteur m’a déclaré que « le troupeau mange du troupeau » en exprimant la faillite de cette stratégie déficitaire face à la hausse des prix des fourrages à cause de la monopolisation des fourrages. La situation des éleveurs se complique de plus en plus avec l’augmentation des prix des fourrages contrôlé par les trois sociétés privées qui ont le monopole d’importation des fourrages.
29Les éleveurs des troupeaux en métayage, financés par des fonctionnaires qui ont la possibilité d’accès aux prêts bancaires, ont recours à ces derniers qui leurs fournissent les quantités des fourrages nécessaires. Les dépenses de cette catégorie de bailleurs des fonds sont remboursables en agneaux en deux périodes à savoir celle du servage des agneaux et celle de la vente des moutons avant l’Aïd El Kébir.
Semences sélectionnées |
Fourrages |
Engrais chimiques |
|||
Produit |
Semences sélectionnées du blé |
Orge fourragère |
Son de blé |
Concentré |
Phosphate (D A P) |
Prix officiel |
130 |
Entre 49.5 et 50.1 |
25 (prix subventionné) |
130 |
50 |
Prix hors des circuits officiels |
Entre 130 et 135 |
entre 70 et 80 |
50 |
Entre 130 et 135 |
50 |
Tableau 2. Prix du quintal des différents fourrages et intrants agricoles en dinar tunisien (0,33 €). 1Ces prix sont extraits du site de l’Office des Céréales datant du 01 Juin 2021 concernent l’orge en vrac (sans compter le prix du sac).
B. Les nouveaux modes et relations d’exploitation et ses impacts environnementaux
30Face à cette situation pleine de difficultés à financer les travaux agricoles et aux coûts élevés des intrants, plusieurs paysans, en particulier ceux qui sont installés dans les villes locales et les petits groupements de services, ont choisi de louer leurs terres aux propriétaires des engins mécaniques agricoles. Deux modes de location sont répandues dans les campagnes telliennes à savoir :
31• la location à un montant annuel qui se verse directement au propriétaire et à ses ayants-droits en cas d’indivision entre les héritiers ;
32• la location au tiers de la récolte finale qui se soustrait parmi les sacs du blé collectés sur terrain ou qui est reversée en équivalent monétaire.
33Le foin est à son tour inclus dans ce tiers, mais il se vend le plus souvent au locataire à un prix dérisoire. Le coût de presse d’une unité de foin est à 1,5 dinar tunisien (0,5 euro), le coût de son transport à 1 dinar soit 2,5 dinars et son prix de vente final est à 3 dinars. Parfois les locataires ne pressent pas le foin et l’abandonnent (Photo 2). Le foin est le plus souvent acheté par les locataires qui le stockent dans leurs dépôts pour le vendre à des prix plus élevés durant la saison hivernale ou ils le vendent à des agriculteurs ou des commerçants du foin originaires des Hautes Steppes tunisiennes4 (départements de Sidi Bouzid, Kasserine et Kairouan). De nos jours, des négociants du foin originaires de ces départements fréquentent le Haut Tell durant la saison de récolte pour acheter le foin pressé instantanément.
34En plus de ces formules de location, les paysans se trouvent obligés d’accumuler leurs dettes en cas de besoins d’argent sous forme d’avances au titre de la récolte ou de la location de l’année suivante. Ce qui est remarquable depuis quelques années est la tendance vers les contrats administrativement légalisés pour garantir le remboursement en cas de faillite du paysan. De nos jours, « la majorité des comptes ne se font plus sous le murier »5 comme auparavant. Un entretenu m’a déclaré : « ils ne sont pas des locataires. Ils sont des investisseurs. J’insiste sur le mot investisseur ! Ils savent comme chasser leurs victimes. Ils font des contrats légalisés pour garantir leurs bénéfices. A titre d’exemple, si un bailleur de fonds donne une somme à quelqu’un pour lui acheter des olives, il ne partage pas avec lui le déficit en cas d’échec si le rendement en huile ne couvre pas la somme investi dans l’achat… Il y a des cas plus tragiques… Je connais des cas dans lesquels le propriétaire se transforme en ouvrier dans son exploitation irriguée suite à l’accumulation de ses dettes».
Photo 2. Foin pressé abandonné aux confins d’une parcelle céréalière au nord de Dyr El Kef à cause des prix très faibles par rapport au cout de production. Crédit photo H AYARI avril 2020.
35Seules les familles des paysans contenant des fonctionnaires parmi leurs fils avec un revenu fixe capable de financer les travaux agricoles, par des prêts bancaires ou par financement direct, peuvent échapper à ces modes d’exploitation absentéiste. Cette catégorie des fonctionnaires représente les principaux concurrents et résistants aux propriétaires des engins mécaniques agricoles et aux négociants. Les paysans encore installés dans les campagnes résistent mieux à ces formes d’exploitation malgré les difficultés qu’ils rencontrent. L’apparition de l’élevage bovin laitier dans les terrains montagneux accessibles aux véhicules a lié quelques secteurs au réseau de collecte du lait. Les collecteurs du lait ont établi des liens solides avec les nouveaux éleveurs des bovins laitiers des races Holstein et Montbéliarde. Les éleveurs sont soumis aussi à une dépendance à cette catégorie des intervenants dans les campagnes qui leur procurent des fourrages industriels sous forme d’avances remboursables par soustraction à partir des montants du lait vendu durant la période de surproduction. Notons que cette période est courte. Elle s’étale généralement de mi-mars à mi-juin, mais le reste de l’année, notamment les mois d’automne et d’hiver durant lesquels l’herbe est insuffisante, seuls les paysans des plaines qui ont cultivé l’orge irriguée échappent à cette dépendance.
Graphique 1. Représentation simplifiée des relations hiérarchiques verticales entre les différents intervenants dans le secteur agricole au Haut Tell tunisien. Auteur, 2022.
36De nos jours, plusieurs bailleurs de fonds et investisseurs urbains ont acheté des exploitations des paysans absentéistes prolétarisés dans les villes. Ensuite, ils ont créé des fermes qu’ils exploitent sous forme de métayage avec des paysans installés dans leur voisinage. D’autres exploitent ce type de fermes par eux même en profitant de leur équipement en engins agricoles. Plusieurs parmi eux, ont planté en oliviers de la variété espagnole Arbequina qui fructifie dès la troisième année de sa plantation. Ces plantations ont concerné même des terrains marneux hostiles à ce type d’arboriculture (Photo 3). Les terrains durs à formations encroutées sont creusés avec des engins lourds pour la plantation des oliviers. D’autres ont créé des fermes destinées à l’élevage des ovins en employant des bergers des douars environnants.
37Ces nouveaux propriétaires ont rompu les relations « coutumières » dans les campagnes en introduisant leurs nouvelles pratiques comme la location des chaumes en été qui étaient accessibles gratuitement pour toute la paysannerie avant leur arrivée. Un entretenu au nord de Dyr El Kef nous a déclaré : « nous ne connaissons plus la location des chaumes avant l’arrivée du nouveau propriétaire à notre campagne. L’achaba6 ne concerne au passé que la jachère et parfois ce dernier est à son tour accessible gratuitement. Quelques-uns parmi nos anciens voisins qui ont émigré vers la ville ne nous autorisent pas à faire paître notre bétail dans leurs chaumes. Ils labourent leurs terres juste après la moisson si nous ne les louons pas ». En plus de l’introduction de l’achaba par les nouvelles modes d’exploitation, les propriétaires des terres concernées par cette pratique brusquent maintes fois les paysans locataires par la limitation du parcours au mois d’avril pour pratiquer le labour profond destiné à la jachère labourée.
Photo 3. Une ferme plantée en oliviers de la variété espagnole Arbequina près d’Oued Mellègue. Plusieurs absentéistes ont créé des fermes de ce type dans la région du Haut Tell tunisien. Crédit photo H AYARI février 2019.
38Les exploitants ayant des engins mécaniques agricoles résistent mieux aux aléas climatiques, en particulier la sécheresse qui menace la céréaliculture dans cette région à bioclimat semi-aride supérieur dans la majorité de son étendue. Plusieurs autres locataires des terres agricoles, le plus souvent des fonctionnaires, se retirent après une courte expérience d’investissement en céréaliculture. En plus de leurs savoir-faire, les propriétaires des engins agricoles persistent mieux à ce type d’aléas grâce à la pluriactivité qui leur permet de résister aux impacts des mauvaises récoltes et de plusieurs autres contraintes. Parmi ces contraintes, on cite les invasions des sangliers sauvages qui fouillent les terres céréalières et détruisent les plantes. On a remarqué ces dernières années aussi, l’invasion des champs céréaliers par des espèces herbeuses, notamment les ombellifères comme le fenouil sauvage (Foeniculum vulgare). Depuis plusieurs années, cette menace représente une contrainte pour les paysans. L’usage des herbicides qui s’effectue généralement vers le début du printemps ne concerne pas cette espèce qui germe après l’usage de ces produits et garde sa verdure même en plein été.
39L’absence du savoir-faire en céréaliculture, considérée comme une agriculture simple chez les nouveaux locataires, amènent ces derniers à l’échec. Un paysan du Mont Nadhor au nord de Dyr El Kef nous a indiqué que leurs terres n’attirent pas les locataires à cause de la faible rentabilité de la céréaliculture à la suite de la hausse des prix des intrants agricoles et des coûts des travaux agricoles. Cette faible rentabilité a gelé les montants de location des terres céréalières dans les terrains montagneux à des montants dérisoires même dans les secteurs accessibles aux engins mécaniques. Généralement, le montant de location d’un hectare ne dépasse pas l’équivalent de deux quintaux de blé. A l’inverse, les terres céréalières situées dans les plaines connaissent une forte concurrence entre les différentes catégories des locataires à savoir les éleveurs du bétail, y compris ceux originaires des montagnes et qui ont continué à pratiquer l’élevage, les bailleurs de petits fonds et les éleveurs de moyens et grands troupeaux qui louent la terre sous forme « d’achaba ». Cette dernière formule sert à louer la terre de l’automne jusqu’à l’assèchement de l’herbe qui coïncide généralement avec le labour printanier destiné à la jachère labourée ou à la céréaliculture. Ce type de labour profond prépare la terre pour emmagasiner les eaux des pluies convectives qui stimulent la germination de l’herbe et procurent au cheptel une alimentation durant la période d’épuisement des chaumes. En plus du labour profond, les nouveaux locataires imitent les anciens en pratiquant plus de labours secondaires et utilisent les engrais chimiques en but d’améliorer les rendements.
40Ce type d’exploitation abusive et l’élimination des rotations classiques blé-jachère labourée ont plusieurs impacts environnementaux. Avec l’atténuation du repos des terres, liée à la location consécutive, les sols deviennent vulnérables face à la dynamique érosive qui devient plus active après la modification de leurs structures et l’effacement des banquettes mécaniques créés dans le cadre des travaux de CES (Conservation des eaux et des sols) comme c’est le cas au Mont Nadhor au nord d’El Kef. Ce phénomène est plus remarquable sur les sols marneux épais qui dominent les versants telliens. Les locataires urbains n’osent pas aussi à labourer au sens de la pente si le labour ne convient pas aisément à leurs tracteurs.
41En absence d’engrais chimiques lié au retrait de l’élevage dans les secteurs fortement touchés par l’exode rural et l’usage excessif des engrais chimiques par ce type de monoculture céréalière, les sols s’appauvrissent et par conséquent les rendements diminuent.
42Cette monoculture a introduit quelques espèces invasives, en particulier le fenouil communi qui complique le travail des moissonneuses-batteuses et le brome qui nuit fortement aux bovins par sa digestion difficile. Ce dernier est redoutable à cause de sa résistance aux herbicides et sa reconstitution rapide. Plusieurs surfaces sont aussi envahies par le millepertuis qui affecte les ovins dont les symptômes sont des dermatites. Récemment la morelle jaune s’est propagée dans la région du Haut Tell.
43à l’inverse de ces espèces invasives, plusieurs espèces qui sont des compagnons fidèles des céréales sont en train de disparaitre comme le laiteron doux (Sonchus oleraceus) et le chardon sauvage (Cynara cardunculus). Ce dernier représente la source principale pour la petite paysannerie des Monts d’Ouargha.
44On a remarqué lors de nos maintes excursions dans le Haut Tell tunisien, l’abandon des variétés traditionnelles du blé dur en faveur de celles adoptées par les organismes officiels et qui sont plus résistants à la sécheresse, mais moins productrices en paille. Rares sont les secteurs où les variétés traditionnelles sont conservées comme les hauteurs de Dyr El Kef et les Monts d’Ouergha près de la frontière avec l’Algérie où les récoltes des petites clairières forestières sont destinées à l’autoconsommation.
Photo 4. Le fenouil commun (en taches jaunes) représente une plante envahissante qui complique le battage. Photo prise près d’Ain Melliti entre Teboursouk et Tibar au nord du Haut Tell. Crédit photo Auteur Juin 2014.
Conclusion
45La petite paysannerie montagnarde du Haut Tell tunisien, prolétarisée dans les destinations de son exode ou peu équipée en outillage agricole dans les campagnes, est soumise à un endettement dans une première étape aux organismes officiels à cause de leur incapacité du remboursement malgré les formes de subventions qu’ils leur ont procurées, et dans une deuxième étape aux propriétaires des engins agricoles et aux négociants des céréales qui ont profité de leur vulnérabilité. Ces derniers ont affirmé leur emprise sur les campagnes par la diversification de leurs activités après l’adoption par l’État de la politique d’ajustement structurel et par conséquent le retrait de ses organismes officiels de toute forme de soutien des catégories paysannes les plus faibles depuis la moitié des années 1980. Les formes d’approvisionnement par les intrants après ce retrait, que ce soit sous forme de concession aux sociétés privées ou aux commerçants des fourrages et des semences, ont imposé une catégorie des intervenants dans le secteur agricole qui sont en réalité des bailleurs de fonds sous forme de capital privé ou issu des prêts bancaires. La généralisation de la mécanisation et le désenclavement relatif des campagnes et leur intégration dans l’économie du marché après l’abandon de l’économie vivrière d’autosuffisance les ont soumises aux impacts de l’emprise urbaine accrue dans le contexte transitoire actuel favorable à l’émergence des réseaux compliqués de monopolisation des intrants agricoles. En absence de formes de structuration et d’organisation paysanne spécifiques, ces nouveaux défis associés aux procédures classiques d’endettement cumulé et successif ont consolidé la dépendance de la petite paysannerie au capital urbain.
46Ces transformations dans les campagnes telliennes ont maints impacts environnementaux en particulier sur les sols qui sont appauvris par l’élimination des rotations agricoles traditionnelles. Ils ont aussi façonné le paysage rural par l’émergence des paysages d’abandon dans les marges des terrains céréaliers et dans les clairières forestières d’une part et la remontée de l’oléiculture aux versants et l’apparition des fermes bien équipées à la manière des ranchs d’autre part.
NOTES
471L’impact de la sécheresse sur la céréaliculture, l’économie et la société rurale est d’une grande ampleur. à titre d’exemple la sécheresse de 1988 a beaucoup touché le cheptel, surtout durant l’année suivante après l’épuisement des stocks en foin avant la que l’herbe atteint un stade phénologique de patabilité. Les terrains montagneux ont connu des flux d’exode les plus importants après l’effondrement de l’économie paysanne. Durant la sécheresse de 2002, on a observé maintes parcelles céréalières où le blé n’arrive pas à germer après son ensemencement.
482En plus du labour printanier profond avec la charrue polydisque qui sert à emmagasiner une réserve d’eau dans le sol pour une croissance de l’herbe en automne ou du blé, les paysans effectuent plusieurs labours secondaires en automne avec la charrue légère pour mieux préparer le sol à l’ensemencement.
493L’alimentation complémentaire était rare et limitée à l’orge ou au foin stocké sous forme d’amas rudimentaire couverts d’une couche de terre mélangée au foin d’orge en but de le protéger contre la pluie. Les fourrages industriels sont devenus indispensables chez tous les éleveurs même dans les secteurs isolés et enclavés.
504La région du Haut Tell est la principale région de production du foin en Tunisie. Après la sédentarisation de la majorité des transhumants des Hautes Steppes semi-arides, ces derniers comptent beaucoup sur le foin et l’herbe séchée du Haut Tell. Des flux de commercialisation de ces produits se sont développés entre les deux régions. Ces flux se sont étendus vers d’autres régions et ont inclus d’autres produits comme l’olivier qui se commercialise de nos jours du Haut Tell l’olivier vers les huileries de Sidi Bouzid et de Sfax au-delà des Hautes Steppes.
515« Les comptes se font sous le murier ». L’histoire de ce proverbe remonte à une époque lointaine durant laquelle les paysans des campagnes de la Moyenne Medjerda cèdent les différents produits aux négociants, mais les prix et les comptes se font sous l’ombre d’un murier devant un café qui représente un point de rencontre paysanne à la ville de Béja.
526L’achaba est la rente de la terre pour le pâturage en herbe uniquement sans droit de labour. Cette pratique est répandue dans toute la Tunisie du Nord.
Remerciements
53J’adresse mes remerciements à Emmanuelle Hellio du laboratoire LabexMed pour sa participation à la relecture de cet article.
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Pour citer cet article
A propos de : Hamza AYARI
Agrégé en géographie
Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis
ayari.hamza@yahoo.fr