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Les ambiances patrimoniales à l’épreuve de l’appropriation : cas de la Casbah d’Alger
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Récemment, nous avons assisté au basculement de l’approche patrimoniale, passée d’une patrimonialité centrée sur l’authenticité et la conservation à une approche intégrant la dimension ambiantale et la performance humaine. Néanmoins, sur le terrain deux défaillances surgissent, d’une part la séparation des sphères matérielle et immatérielle et d’autre part la non-appropriation de l’action sur le patrimoine par les usagers. Ainsi, notre étude a pour objectif de co-construire les ambiances d’un tissu ancien avec ses habitants, et ce en mobilisant la théorie des ambiances patrimoniales conjointement au concept d’appropriation. Ce travail repose sur une étude in situ menée au niveau de la Casbah, noyau historique de la ville d’Alger. Pour ce faire, le principal outil adopté a été la méthode des parcours commentés étayée par d’autres outils d’investigation. Le résultat principal de cette étude dévoile, qu’un lieu patrimonial ayant conservé sa profonde épaisseur historique, réactive profondément l’interaction des dimensions ambiantales et engendre un fort degré d’appropriation qui pourrait aboutir à l’engagement des communautés locales.
Abstract
Recently, studying heritage topic moved from a focused on authenticity and conservation related approach to a both atmospheric dimension and human performance integration based one. However, the field work reveals two shortcomings: i) a clear divide between the material and immaterial spheres, and ii) the inhabitants' non-approval of the action on the heritage. Hence, this study mobilizes the theory of heritage atmosphere together with the concept of appropriation in order to build a historical urban place's ambiences emerging from its own inhabitants. The developed approach is applied to an experimental study undertaken in the historical core of Algiers, namely the Casbah. The main adopted research method is the commented walks in addition to other secondary investigation tools. The main result of this study reveals that a heritage place, having preserved its deep historical depth, profoundly reactivates the interaction of ambient dimensions. It also could eventually generate a notorious degree of appropriation leading the engagement of local communities.
Table des matières
INTRODUCTION
1Au cours des deux dernières décennies, l’approche patrimoniale a subi de profonds bouleversements, marqués par l’introduction du concept de patrimoine immatériel au sein de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (UNESCO, 2003). Ainsi, de nouvelles catégories de patrimoine ont émergé dont les traditions et expressions orales, les pratiques sociales, les rituels, les événements festifs et les savoir-faire liés à l’artisanat traditionnel. Ceci engendra le basculement de l’approche patrimoniale vers un nouveau régime d’historicité (Lessault, 2004 ; Tornatore, 2007). Cependant, et malgré ses effets positifs sur des pratiques décontextualisées : chants, traditions orales, plats traditionnels…etc, une zone d’ombre règne sur cette convention en ce qui concerne les établissements patrimoniaux, et essentiellement du fait de la séparation des sphères matérielle et immatérielle (Bromberger, 2014).
2Afin de pallier cette défaillance, deux textes sont venus compléter le précédent (UNESCO, 2003) en proposant respectivement le concept d’« esprit du lieu » (ICOMOS, 2008) et la notion de « paysage urbain historique » (UNESCO, 2011). Ces deux textes s’accordent sur le fait d’appréhender le patrimoine sans clivage entre ses dimensions matérielle et immatérielle. De plus, ils sont unanimes quant à la nécessité d’impliquer l’usager dans le processus de patrimonialisation (UNESCO, 2003).
3Cette panoplie de textes propose de basculer d’une approche patrimoniale centrée sur l’authenticité et la conservation à une approche qui valorise l’expérience sensible et la performance humaine. Néanmoins, l’analyse minutieuse de ces textes (UNESCO, 2003 ; ICOMOS, 2008 ; UNESCO, 2011), laisse transparaître un vide relatif aux outils proposés pour l’application de ces nouveaux concepts. En effet, la difficulté réside dans le fait que les acteurs culturels rencontrent des problèmes pratiques liés à la gestion du patrimoine immatériel dans les projets de conservation du patrimoine urbain (Bortolotto, 2011 ; Zeebroek, 2012).
4Et c’est essentiellement à partir de tels constats qu’émane la motivation de la présente recherche. Ainsi nous nous proposons de contribuer à l’intégration de ces nouveaux concepts aux instruments de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine urbain ainsi qu’à leur opérationnalisation sur le terrain.
5Dans des contextes territoriaux qui présentent un cumul historique, une théorie des ambiances appliquée au patrimoine (Belakehal, 2012 ; Kepczynska-Walczak et Walczak, 2013 ; Saïd, 2014 ; Degen et Lewis, 2020 ; Hassan et Elkhateeb, 2021) a vu le jour, et ce conformément à la nouvelle acception du patrimoine. Cette nouvelle théorie propose la prise en charge du patrimoine dans toutes ses dimensions et accorde une attention particulière aux caractéristiques sensorielles, qui à leurs tours sont définies comme objet de reconnaissance partagée (Rautenberg, 2003).
6Par ailleurs, un processus d’appropriation (Ripoll et Veschambre, 2005 ; Veschambre, 2007 ; Davallon, 2014) et d’engagement (Benages-Albert et al., 2015) constitue ce support de la reconnaissance du patrimoine (Rautenberg, 2003 ; Gravari-Barbas et Renard, 2010). Dans leurs réflexions, Duart et al. ont proposé de mobiliser l’ambiance pour accélérer ce processus d’adoption actif du lieu ainsi que l’appropriation symbolique et matérielle (Duarte et al., 2008). Outre son soutien au processus de patrimonialisation, l’appropriation a le mérite de contribuer à la précision de l’action sur le patrimoine (Davallon, 2014). Dans un même sillage, Eissa (2019), suggère d’opérationnaliser le concept d’appropriation, et ce par la capitalisation des appropriations « informelles » antérieures, l’objectif étant de proposer une stratégie d’intervention partagée (Eissa et al., 2019).
7Dans la présente recherche, notre objectif principal est de co-construire les ambiances d’un tissu ancien avec ses habitants, ceci se réalisera en mobilisant conjointement la théorie des ambiances appliquée au patrimoine et le concept d’appropriation. En effet une telle association permettrait de déceler les ambiances identifiées patrimoniales de celles non identifiées par les populations qui les côtoient.
8Dans le souci de déceler les actions physiques qui peuvent transformer les ambiances et l’esprit du lieu, nous nous sommes posé la problématique de savoir comment dévoiler la perception des ambiances « matérielles et immatérielles » d’un lieu ancien et de comment évaluer le degré d’appropriation du patrimoine par l’intermédiaire de ses ambiances ? En d’autres termes, comment dans un contexte ancien, les dimensions matérielles et immatérielles de l’ambiance interagissent-elles pour favoriser l’appropriation du patrimoine ? Partant de ce questionnement, nous soutenons qu’une telle aspiration sera réalisée par la mise en place d’une démarche d’identification, de caractérisation et de classification des ambiances de territoires anciens et de leurs interactions au sein des catégories d’appropriation. Ainsi, nous supposons que l’ambiance patrimoniale, par ses dimensions matérielle et immatérielle, est la forme perçue du patrimoine, c’est en quelque sorte le médiateur du patrimoine auprès des habitants, et que certaines ambiances favoriseraient l’appropriation effective du patrimoine, celle qui mène à l’engagement et à l’action.
9Afin de vérifier cette hypothèse, notre choix s’est porté sur le noyau historique d’Alger communément appelé « Casbah », qui illustre un exemple parlant d’une forte interaction entre dimensions physique et sensorielle.
10Au-delà de l’expertise technique des professionnels de la préservation, la présente recherche propose de se centrer sur l’habitant « expert » de son lieu de vie, à travers le concept d’appropriation.
11Notre recherche ambitionne d’ajouter une plus-value dans le domaine qui nous préoccupe, à travers les objectifs cités ci-après :
12• Identifier la patrimonialité de la Casbah à travers le rapport appropriatif de ses habitants.
13• Proposer un cadre méthodologique de l’opérationnalisation de la théorie des ambiances appliquée à un tissu ancien et l’inscrire dans les instruments de préservation du patrimoine en vigueur ;
14• Rechercher le sens profond qui caractérise la relation qu’entretient l’habitant avec le patrimoine vécu -supporté par l’ambiance-, et ce, dans l’optique de dégager des indicateurs de mesure de la patrimonialité sensible de la Casbah par le biais du concept d’appropriation.
I. AMBIANCES PATRIMONIALES ET APPROPRIATION
15L’enjeu majeur de l’intégration de la théorie des ambiances dans les pratiques architecturales et urbaines est de faire de l’habitant-usager un acteur effectif (Grosjean et Thibaud, 2001) de la modélisation de son cadre de vie (Bulot, 2006 ; Torgue, 2008). Ainsi, reconnaître à l’habitant son potentiel dynamique (Torgue, 2008) favoriserait-il l’appropriation des ambiances dans toutes leurs dimensions (Duarte et al., 2008).
16Malgré que la notion d’ambiance ne supporte pas qu’une définition unique, un consensus s’est établi : l’ambiance est ce qui relie la dimension physique aux phénomènes sensibles et aux pratiques sociales. Ceci reprend la structure de l’ambiance proposée par Chelkoff (2001), par sa trilogie Forme, Formants et Formalité, Vingt ans plus tard, Hassan et Elkhateeb (2021) reprennent cette fragmentation des ambiances en trois dimensions (Figure 1).
Figure 1. Dimensions des ambiances. Source : élaboré par les auteurs, inspiré de Chelkoff (2001) et Elkhateeb et Hassan (2021)
17Selon Belakehal (2012), l’application de la théorie des ambiances au domaine patrimonial, nécessite une réadaptation pour répondre aux exigences des lieux chargés d’histoire. En ce sens, la littérature soulève la question de la temporalité au sein des ambiances patrimoniales (Gamal-Saïd, 2014 ; Bille et al., 2015 ; Degen et Lewis, 2020). Dans un milieu ancien, les utilisateurs d’un lieu s’appuient sur des caractéristiques spécifiques de l’histoire pour décrire la sensation envers le lieu (Degan et Lewis, 2020). Une vision largement partagée par Bille et al. (2015), pour qui l’ambiance d’aujourd’hui est souvent imprégnée de la nostalgie du passé. En effet les ancrages lointains dans le passé donnent un sentiment de sécurité, de continuité et d’identité (Kepczynska-Walczak et Walczak, 2013).
18Pour l’habitant, le patrimoine a une dimension vécue et investie (Belakehal, 2012), il est le support de pratiques sociales et de phénomènes sensibles, en d’autres termes le support d’une ambiance (Rautenberg, 2003). Du fait que c’est cette ambiance qui assure le lien entre les individus et le patrimoine, l’appropriation du patrimoine doit se faire par l’appropriation de son ambiance (Duarte et al., 2008).
19C’est dans ce sillage que nous mobilisons la notion d’ambiances patrimoniales, qui revêt pour la présente étude un double sens complémentaire : i) C’est d’abord l’ambiance de territoires anciens ; ii) c’est également l’ambiance motrice de la reconnaissance du patrimoine par ses habitants. Autrement dit, les « ambiances patrimoniales » sont les manifestations « perçues » des dimensions matérielles et immatérielles d’un territoire ancien.
20Par ailleurs, les études qui traitent du concept d’appropriation (Veschambre, 2004 ; Ripoll et Veschambre, 2005 ; Vidal et Pol, 2005 ; Benages-Albert et al., 2015) s’accordent que celle-ci se développe à travers deux voies complémentaires (Figure 2) : i) l’appropriation idéelle désignée aussi par identification symbolique et ii) l’appropriation matérielle. La première voie joue un rôle fondamental dans les processus cognitifs : connaissance, catégorisation, orientation, etc, ainsi que les processus affectifs : attachement au lieu, appartenance, etc. ces indicateurs se manifestent à travers des appréciations sensibles (Lynch, 1982) des populations ciblées. Concernant la voie de l’appropriation matérielle, elle se traduit par l’action quotidienne sur place ; l’action ciblée vers un lieu et l’action autour des projets à venir (Vidal et Pol, 2005).
Figure 2. Modèle conceptuel de l’appropriation. Source : Elaboré par les auteurs, et adapté de Ripoll & Veschambre (2005) et Vidal & Pol (2005)
21La littérature décrit deux grandes postures appropriatives opposées envers le patrimoine : la première est l’appartenance identitaire qui se concrétise par un processus de socialisation et d’acquisition des connaissances historiques et géographiques sur le lieu (Guérin-pace et Filipova, 2008). Lorsque l’appartenance atteint des niveaux supérieurs c’est le concept d’ancrage identitaire qui est proposé par certains auteurs (Veschambre, 2007 ; Guérin-pace et Filipova, 2008). La seconde posture est la négation symbolique, pouvant être poussée à l’extrême comme l’a été l’exemple de Séoul illustré par des démolitions qui ont succédé au départ de l’occupation japonaise (Veschambre, 2004b). D’autres exemples à travers le monde expriment une négation symbolique qui se fait : i) subtilement en niant les droits du propriétaire précédent (Even-Zohar, 2017), comme ce fût le cas des synagogues juives laissées à l’abandon en Grèce (Sintès, 2017), ou encore ii) par une stigmatisation et un dénigrement, comme identifié au niveau du quartier d’El Menzah à Tunis « legs français », le qualifiant parfois même d’un « non‐lieu » (Gharbi et Belakehal, 2017).
22En guise de synthèse de cette revue de la littérature relative aux concepts d’ambiance et d’appropriation et leur contextualisation dans le champ patrimonial, un modèle conceptuel a été élaboré précisant les interrelations sous-jacentes à la problématique de cette recherche. Les rapports appropriatifs qu’entretient l’habitant avec les dimensions de l’ambiance patrimoniale y sont indiqués (Figure 3).
Figure 3. Modèle conceptuel de l’interaction ambiances patrimoniales et appropriation. Source : auteurs.
II. ITINéRAIRE MéTHODOLOGIQUE
23Le travail de terrain résulte d’une triangulation méthodologique concrétisée par l’usage de plusieurs techniques de collecte de données. Le principal outil adopté a été le parcours commenté, qui de par son caractère immersif, permet une contextualisation optimale des propos des enquêtés. Ainsi, les informations issues des parcours ont été confortées par des cartes cognitives dessinées à chaud (Grosjean et Thibaud, 2001). Le second outil a été mis en exergue par l’analyse de textes littéraux issus des groupes de discussion virtuels (Benaquisto et Given, 2008). Enfin la collecte documentaire est venue compléter le premier matériel obtenu.
24Le recours a plusieurs sources d’information a été fait dans le but, d’une part d’une validation croisée du matériel recueilli (Heale et Forbes, 2013) et d’autre part pour l’identification et la compréhension des différentes dimensions de l’objet d’étude (Benaquisto et Given, 2008).
25Dans la présente étude, la clôture de l’échantillon a répondu aux deux critères appliqués aux études qualitatives, en l’occurrence, la saturation et la diversification. À propos du critère de saturation, il se rapporte à l’ensemble du corpus issu des différents outils investis : parcours commentés, photo-élicitation et cartes mentales. Il est d’ordre empirique et donc « de connaissance ». Opérée sur deux échelles, la saturation est : i) générale en matière de catégories de thèmes abordés, et ii) « située » portant sur la variété des thèmes approchés envers un même lieu (Pires, 1997). Quant au critère de diversification de l’échantillon, l’unique constante que nous devions assurer chez tous les habitants participants est l’ancienneté résidentielle qui assure l’appropriation des lieux (Benages et al., 2016).
26Avant le lancement de l’expérience des parcours commentés, une pré-enquête (Thibaud, 2001) a été réalisée, auprès de 50 habitants volontaires. Cela nous a permis de mesurer leur engagement à participer à l’expérience, en plus de récolter des informations sur les futurs participants (Age, statut socioprofessionnel, ancienneté résidentielle…etc.). Après cette présélection, 35 habitants ont été retenus, ceux qui ont été écartés ne répondaient pas aux critères de sélection : être natif de la Casbah, cumuler une ancienneté résidentielle d’au moins 30 ans, habiter le périmètre retenu, ou encore n’étaient pas suffisamment engagés à se prêter à l’expérience.
27La pré-enquête nous a permis de relever les mêmes groupes sociaux proposés par Bousset (2005), qui se distinguent par leurs appréhensions du patrimoine. Ainsi le patrimoine est : exploité par les professionnels , résidé par les isolés , habité par les contemporains, enfin il est vécu par les ancrés . C’est de cette dernière catégorie, qui vit le patrimoine, que nous nous sommes intéressés, car pour un habitant ancré : « Le patrimoine représente pour lui, d’abord une façon de vivre individuelle et collectif dont il est dépositaire et l’agent de transmission » (Bousset, 2005). Ce choix a permis de réduire les disparités dans le rapport appropriatif au lieu et à garantir l'engagement des participants.
A. L’expérience du parcours commenté
28Pour entamer l’enquête il est demandé à des habitants de la Casbah de parcourir le périmètre retenu, et de procéder à sa description détaillée, en compagnie d’une équipe de chercheurs. Tout en incitant l’enquêté(e) à procéder à des comparaisons et associations, la description fait appel au ressenti, à travers toutes les modalités sensorielles, en plus des émotions qui peuvent surgir (Adam, 2012). À cet effet, l’enquêté devrait mentionner ce qui constitue pour elle/lui des repères spatiaux utiles et donner à l’enquêteur l’instruction de les capturer par des prises de photos.
29Afin de ne pas biaiser les propos de l’enquêté, nous avons opté pour une requête qui n’exprimait pas directement la question de recherche. Tout en étant complétée par une série de questions de relance (voir Annexe 1), la consigne a été formulée comme suit :
30« Si vous deviez faire visiter la Casbah à un ami, quels sont les lieux (rues, places, monuments) que vous lui feriez visiter, quels sont les endroits qui vous évoquent des émotions, ceux que vous ne voulez pas voir disparaître ? ».
31Des photographies ont été prises à partir du point de vue de l’enquêté (Miaux et Breux, 2014) , et ce, « à chaque modification de parcours, temps d’arrêt, variation du mouvement ou changement émotionnel perceptible » (Petiteau et Pasquier, 2001). À l’achèvement du parcours, l’habitant devait faire appel à sa mémoire immédiate, en retraçant sur une feuille blanche la trajectoire du parcours effectué, tout en le fractionnant en un certain nombre de séquences et en justifiant son découpage (Thibaud, 2002).
32C’est ainsi que fût menée l’expérience au sein de la Casbah durant une période d’un an et demi. Au final, l’expérience a donné lieu à 89 parcours commentés effectués par 28 habitants (Tableau 1). Chacun réalisant entre 3 et 4 parcours afin de couvrir l’ensemble du périmètre d’étude. Cet échantillon semble approprié si on se réfère à la littérature qui expérimente la méthode des parcours commentés dans un contexte urbain. Ces expériences proposent des échantillons qui varient de 4 à 32 participants. (Meissonnier et Dejoux, 2016 ; Benages et al., 2016 ; Bouaifel et Madani, 2021 ; Hassan et Elkhateeb, 2021).
Habitants |
Stade d’âge |
Ancienneté résidentielle (+30) |
Statut Socioprofessionnel |
|||||||||
Hommes |
Femmes |
40- 50 |
55- 65 |
65- 80 |
Les ancrés Natifs et toujours résidents |
Les contemporains Natifs ayant quitté la casbah |
Couche Moyenne |
Couche Démunie |
||||
15 |
13 |
9 |
9 |
10 |
23 |
5 |
12 |
16 |
Tableau 1. Caractéristiques des habitants interrogés (sexe, age, statut socioprofessionnel et ancienneté résidentielle), Source : auteurs.
33À l’issue du parcours commenté un dessin à main levée « carte mentale », est demandé au participant pour remémorer à chaud le trajet effectué ainsi que les lieux repères identifiés. Il est également demandé une fragmentation argumentée du trajet. Cette représentation graphique de la part des habitants a duré de 10 à 15 minutes.
34Une des difficultés majeures rencontrée sur le terrain a été d’acquérir l’assentiment d’habitants originels à participer à l’expérience. Et ce en raison du caractère inédit de la méthode des parcours commentés, qui consiste à faire appel au ressenti profond sur les lieux. À son tour, la représentation graphique des parcours effectués était difficilement intelligible par certains participants. Particulièrement, les personnes âgées et ceux dont l’instruction est limitée.
35Comme nous l’avons énoncé précédemment, en plus de l’observation nous avons eu recours à un autre outil de relevé des perceptions, celui de la photo-élicitation sur un support de groupes de discussion virtuels. Cet outil consiste à réactiver du discours à l’aide de photographies prises par les participants eux-mêmes lors des parcours commentés. Les plus récurrentes sont au nombre de 11, ce sont celles qui ont été posté sur les (03) groupes virtuels d’habitants de la Casbah. Elles ont fait l’objet de commentaires de la part de 375 membres, et ont cumulé au total 512 commentaires.
B. Procédure analytique
36Après la transcription minutieuse (Mondada, 2000) des parcours commentés et des textes littéraux issus de groupes de discussion virtuels, une masse d’informations très importante est produite, sous la forme de verbatim situé. Les extraits littéraux ont subi trois niveaux de codage, le premier étant lexical, le second thématique et le troisième spatial.
37Dans un premier temps il a été question de soumettre ces données textuelles à une analyse de contenu thématique focalisée sur les fonctions psychologiques perception/langage (Dumaurier, 1992). Cette analyse a permis de dégager les sujets récurrents. Ce travail a été assisté par un logiciel d’analyse texto-métrique du corpus, en l’occurrence Tropes V8.5 (Français). Cet outil d’analyse lexicale a facilité le relevé systématique des thématiques récurrentes évoquées par les enquêtés, ainsi que la détection des corrélations qui existent entre les thèmes relevés. Ce premier niveau d’analyse nous a permis de classer les thématiques récurrentes au sein des dimensions des ambiances patrimoniales.
38Néanmoins, il demeure peu révélateur en matière de détection de rapports appropriatifs envers le lieu. La difficulté réside dans le fait que la subjectivité ne relève pas seulement du lexique, mais d’autres niveaux de description dont l’organisation temporelle du récit, structure argumentative (Mondada, 2000) qui ont donc nécessité le recours à un niveau supérieur d’analyse.
39Pour ce faire, nous avons eu recours à une analyse de contenu suscitant plutôt les interprétations des rapports appropriatifs envers le lieu dans les propos des interlocuteurs ; un traitement par analyse catégorielle qui se base sur les fonctions psychologiques perception-représentation (Dumaurier, 1992). Ainsi, ce codage thématique (voir Annexe 2) fait appel au concept d’appropriation identifié dans la revue de littérature sous-jacente à cette recherche et décelant la nature de l’interaction de l’habitant avec les lieux parcourus, qu’elle soit idéelle ou matérielle, en donnant une précision sur son occurrence d’apparition par le biais du comptage des codes (voir Annexe 3).
40Par ailleurs, le rapport appropriatif envers le lieu, a été étayé au moyen de l’analyse du comportement en matière de temps consacré (Hassan et Elkhateeb, 2021) et de discours mobilisé pour la description. Ceci a été fait en dégageant des indicateurs temporo-discursifs représentés par : i) la durée moyenne du parcours sur une distance de 10 mètres (distance moyenne pour qu’un participant marque un arrêt), et ii) la moyenne du nombre de mots énoncés pour décrire cette même distance.
41Ceci nous a permis de mettre en place une grille d’évaluation de l’appropriation, fondée sur deux niveaux d’indicateurs : i) qualitatifs basés sur le codage thématique du contenu des discours, et ii) quantitatifs basés sur les caractéristiques temporo-discursifs des parcours.
42Enfin, nous avons eu recours à un codage spatial, par le repérage des propos des habitants interviewés sur la cartographie, permettant ainsi, de caractériser la relation spécifique des habitants au lieu, support du discours. (Evans et Jones, 2011).
III. LE NOYAU HISTORIQUE D’ALGER « CASBAH » COMME LIEU D’INVESTIGATION
43La Casbah d’Alger est depuis 1992 inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ce tissu est régi depuis 2003 par un plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur PPSMVSS (Décret exécutif n° 03-324, www.joradp.dz). Sa reconnaissance comme patrimoine se lit aussi à travers la participation de la société civile à sa gestion (Dris, 2005).
44En raison de l’immensité du secteur sauvegardé de la casbah (Figure 4), un périmètre plus réduit (Figure 5) a été retenu pour y effectuer l’expérience des parcours commenté. Son choix a été motivé par sa franche limite morphologique avec les tissus voisins, aussi bien que par la richesse de ses ambiances générées par une variété de typologies et d’usages.
Figure 4. Délimitation du plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur de la Casbah d’Alger. Source : google maps consulté le 25-03 2020.
Figure 5. Délimitation du périmètre d’étude au sein du secteur sauvegardé de la Casbah (PPSMVSS). Source : support de carte : PPSMVSS, traité par les auteurs.
45Ce périmètre a subi, au même titre que la partie basse de la Casbah, des percées d’alignements (à partir de 1830), produisant l’élargissement des anciennes voies de même que la création de nouvelles rues et places publiques. Par conséquent et contrairement aux cœurs des fragments ayant gardé leur authenticité, au niveau des alignements percés, la frontière entre l’avant et l’après 1830 est difficilement discernable, il s’agirait plutôt d’une sorte de palimpseste (Gamal-Saïd, 2012) qui serait difficile à désunir (Figures 6 et 7).
Figure 6. Mixité des typologies du bâti engendrée par les alignements. Source : élaboré par les auteurs, sur la base de la carte typologique du PPSMVSS (CNERU).
Figure 7. Clichés illustrant la mixité typologique des façades au sein du périmètre d’étude. Source : Auteurs, 2022.
46Bien que ce site fût classé patrimoine mondial par l’Unesco en 1992 et
instauré en secteur sauvegardé en mai 2005. Le diagnostic actuel du noyau historique est plutôt alarmant (Figure 8). De récentes études d’expertise avancent que 80% du patrimoine bâti de la Casbah d’Alger est classé "menaçant ruine" (CTC, 2018).
Figure 8. Constat sur l’état de dégradation du périmètre d’étude. Un Casbaji observant une ruine. Source : https://www.courrierinternational.com/article/insalubre-lagonie-de-la-casbah-dalger-tresor-du-patrimoine-de-lunesco. Obsolescence des étaiements. Source : auteurs, 2019. Les vides engendrés par les effondrements. Source : auteurs, 2022.
IV. LES AMBIANCES PATRIMONIALES PAR LEURS APPROPRIATIONS
47L’analyse appliquée à l’ensemble du verbatim recueilli provenant des multiples outils expérimentés, révèle une forte occurrence des caractères se rapportant aux origines des éléments spatiaux. Les habitants associent les dispositifs physiques principalement à leurs aires d’influence « locale ou importée » ou encore à leurs ères d’édification « anciennes ou nouvelles » (Figure 9).
Figure 9. Caractérisation générale de la perception l’air d’étude. Source : auteurs.
A. Des fragments et des parcours « ambiantalement » différenciés
48Un découpage a été élaboré sur la base des données de l’enquête, des discours et des cartes mentales (voir Annexe 4). Les quatre (04) fragments retenus sont « ambiantalement » différenciés (Gamal-Saïd, 2014) dans la mesure où les éléments d’un fragment présentent des caractéristiques communes. De surcroît, les fragments III et IV sont plutôt articulés (Figure 10).
49Par ailleurs, des parcours structurants : parcours V, parcours VI et parcours VII se présentent comme une couronne qui dissocie l’aire d’étude du tissu haut traditionnel et du tissu bas moderne ; la séparant donc du reste du tissu urbain. Les fragments retenus sont à leurs tours entrecoupés par des parcours (Figure 10). Ces derniers sont abordés au même titre que les fragments, et ce, afin de couvrir tout le périmètre d’étude.
Figure 10. Découpage du périmètre d’étude en fragments ambiantalement différenciés, selon les perceptions des participants. Source : auteurs.
B. Dimension matérielle « spatiale » : un palimpseste difficile à désunir
50La perception de la dimension spatiale se caractérise par une séparation et parfois une superposition de deux affiliations typo-morphologiques réactivées par les différents dispositifs spatiaux. Un regroupement sémantique des désignations connexes (Khettab, 2019), nous a permis de dégager les caractères principaux du périmètre d’étude (Tableau 2).
Affiliation |
Avant 1830 : ancienne Casbah « El kesbah Lekdima » |
Après 1830 : nouvelle Casbah « El kesbah Ejdida » |
||
Caractères |
Typologie |
Morphologie |
Typologie |
Morphologie |
|
|
|
|
Tableau 2. Caractères spatiaux retenus pour chaque affiliation. Source : auteurs.
51Une prédominance de l’affiliation ancienne Casbah caractérise la perception des noyaux des fragments (Figures 11 et 12). Ainsi, le fragment III figure en tête quant à l’« ancienneté », l’ « authenticité » et le caractère « traditionnel ». En deuxième position figurent le fragment I et II, suivi par le fragment IV avec des occurrences très faibles.
52Autrement, la prédominance de l’affiliation nouvelle Casbah caractérise la perception des parcours (Figures 11 et 12). Ceci se justifierait par l’évocation du caractère « large » des rues et du caractère « nouveau » des bâtisses. L’ordre de cette affiliation est consécutivement le parcours VI , le parcours V, et enfin le parcours VII, cette affiliation est fortement corrélée au caractère « Transformé/amoché ».
Figure 11. Perception des caractères typologiques. Source : auteurs.
Figure 12. Perception des caractères morphologiques. Source : auteurs.
53Par ailleurs, sur le plan typologique, une forte coexistence des caractères (8/10) des deux affiliations a été constatée dans le parcours III, suivi du parcours II. Ce dernier présente un équilibre entre les occurrences désignant les deux affiliations. Néanmoins, les caractères défavorables « dégradé » et « Transformé/ Amoché » ne sont pas corrélés à cette forte mixité.
C. Dimension immatérielle « symbolique », « sociale » et « sensorielle »
54Les grandes catégories relevées à travers l’analyse de la perception de la dimension sociale sont par ordre d’importance : les rituels, les regroupements, la production et la vente et enfin l’activité éducative (Figure 13). Ainsi, la production et la vente des produits artisanaux et les rituels se concentrent au niveau des fragments II, III et IV et au niveau du parcours III, quant au commerce informel et la vente des produits chinois, ils prédominent dans les fragments I et II. Le caractère « habitants originels » est prédominant au niveau du parcours III et du fragment III tandis que le caractère « Squatteur » est prépondérant au niveau du fragment IV et des parcours I et IV (Figure 13).
Figure 13. Perception des caractères socio-économiques et éducatifs. Source : auteurs.
55Indépendamment du sens "visuel", l’ordre de réactivation sensorielle accorde la première position au sens sonore, suivi de l’olfactif et enfin du tactile. Une forte réactivation sensorielle s’est produite au niveau des fragments III, II et du parcours III, et ce sont ces seuls lieux qui ont réactivé le sens "tactile". Le reste des parcours ainsi que fragment IV semblent réactiver peu de sens (Figure 14).
Figure 14. Dimension sensorielle, rapport sensitif au lieu. Source : auteurs.
56Trois grandes catégories sont relevées dans la perception de la dimension symbolique, elles sont par ordre d’importance : l’historique, la culturelle et cultuelle (Tableau 3).
Symboles historiques |
Symboles culturels |
Symboles cultuels |
|
|
|
Tableau 3. Catégories de perception de la dimension symbolique. Source : auteurs.
57Dans la catégorie de la symbolique historique, le caractère « Histoire d’avant 1830 » prédomine dans tous les fragments, avec une forte occurrence au niveau du fragment IV. Par ailleurs l’unique parcours qui a réactivé ce caractère est le parcours III. Le caractère « Histoire coloniale » prédomine au niveau des parcours, néanmoins, il est relégué à la seconde position au niveau des fragments (Figure 15).
58Le caractère le plus abordé, dans la catégorie de la symbolique culturelle est celui des « rites et traditions » avec une forte occurrence au niveau du fragment II, III et IV.
59Cependant, l’évocation de la symbolique culturelle est peu présente dans les discours (Figure 15).
Figure 15. Dimension symbolique : les rapports symboliques au lieu. Source : auteurs.
D. évaluation de l’appropriation des ambiances
60La prise en considération des deux catégories d’information qualitative et quantitative qui se rapportent à l’appropriation (voir ) nous a permis de classer les parcours et les fragments selon leurs niveaux d’appropriation.
61En examinant les parcours, c’est le parcours III qui a clairement dépassé le seuil de l’appropriation idéelle, avec une appropriation matérielle affirmée (Tableau 4). Concernant les fragments, ceux qui se démarquent sont respectivement le fragment III et le fragment IV, tandis que le fragment I présente un niveau d’appropriation très bas (Tableau 5).
Repérage |
Nbr Parcours |
Indicateurs temporo-discursifs (sur 10 mètres) |
Indicateurs qualitatifs d’appropriation occurrence d’apparition |
Niveau d’appropriation |
|||
Appropriation Idéelle |
Appropriation Matérielle |
||||||
Taux Durée/ Distance |
Taux Nbr mots/ Distance |
Cognitive |
Affective |
||||
Parcours I |
20 |
1 minute 24 secondes |
30 |
6 |
4 |
2 |
3 |
Parcours II |
22 |
24 secondes |
10 |
5 |
4 |
- |
7 |
Parcours III |
24 |
1 minute 24 secondes |
70 |
55 |
103 |
22 |
1 |
Parcours IV |
28 |
1 minute 24 secondes |
60 |
15 |
10 |
8 |
2 |
Parcours V |
25 |
24 secondes |
20 |
9 |
40 |
2 |
6 |
Parcours VI |
21 |
48 secondes |
20 |
2 |
- |
- |
4 |
Parcours VII |
20 |
30 secondes |
20 |
7 |
6 |
5 |
5 |
Tableau 4. Grille d’évaluation de l’appropriation des parcours. Source : auteurs.
Repérage |
Nbr Parcours |
Indicateurs temporo-discursifs (sur 10 mètres) |
Indicateurs qualitatifs d’appropriation (occurrences de codes) |
Niveau d’appropriation |
|||
Appropriation Idéelle |
Appropriation Matérielle |
||||||
Taux Durée/ Distance |
Taux Nbr mots/ Distance |
Cognitive |
Affective |
||||
Fragment I |
20 |
54 sec |
20 |
5 |
4 |
7 |
4 |
Fragment II |
27 |
1 min 6 sec |
30 |
35 |
3 |
12 |
3 |
Fragment III |
21 |
1min 24 sec |
50 |
65 |
1 |
21 |
1 |
Fragment IV |
22 |
1 min |
50 |
43 |
2 |
17 |
2 |
Tableau 5. Grille d’évaluation de l’appropriation des fragments. Source : auteurs.
V. L’IMPACT DES CARACTèRES DES AMBIANCES SUR L’APPROPRIATION
62L’interprétation des résultats est poursuivie, dans ce qui suit, à la lumière de la définition des caractéristiques appropriatives des ambiances patrimoniales. Il y est question d’explorer la façon dont les dimensions des ambiances patrimoniales se mobilisent et parfois se conjuguent pour favoriser ou défavoriser une appropriation effective du patrimoine. Afin de répondre à cette interrogation nous avons confronté les dimensions des ambiances patrimoniales relevées à la grille d’évaluation appropriative.
63Le principal résultat qui en ressort est qu’une interaction entre les dimensions des ambiances patrimoniales implique un impact sur l’appropriation. À titre d’exemple, l’action sur la dimension spatiale se répercute sur les dimensions sociale, sensorielle et symbolique, en améliorant ou en abaissant l’appropriation (Figure 16).
Figure 16. Interaction entre les dimensions des ambiances et leurs appropriations. Source : auteurs.
A. L’épaisseur historique comme levier d’appropriation
64Nos résultats montrent que les lieux caractérisés par une profonde épaisseur historique suscitent chez les habitants une appartenance identitaire affirmée. En effet, les noyaux des fragments ayant maintenu leurs ancienneté et authenticité « El kasbah Lekdima » sont caractérisés par la prédominance de rites et traditions associée à une forte symbolique culturelle et historique en plus d’un continuum sensoriel. Il semble que cette synergie influence positivement le niveau d’appropriation, allant jusqu’à l’appropriation matérielle (Tableau 5).
65Aussi, pouvons-nous affirmer que la permanence des dispositifs physiques anciens offre un support de perpétuité à certains caractères sensibles ainsi que la permanence de certains usages en rapport avec le legs culturel. Ce qui suscite chez les usagers une forte réponse sensorielle.
66En effet, ce rapport sélectif envers le passé (Degen et Lewis, 2020 ; Bouaifel et Madani, 2021) est probablement causé par une appartenance identitaire envers une époque idéalisée (Kępczyńska-Walczak, 2019), les habitants participant aux parcours commentés sont les derniers témoins d’un
monde survalorisé en partie disparu celui de l’ « avant 1830 », qui fait que tous les symboles et signes perçus comme appartenant à ce passé lointain sont désignés et perçus positivement par les habitants. Ce résultat est cohérent avec l’hypothèse soutenue par Hassan et Elkhateeb (2021) et qui atteste que les lieux historiques renforcent l’attachement au lieu.
B. Les profondes mutations spatiales, un facteur de désappropriation
1. Les alignements, un facteur de négation symbolique
67Nous avons relevé que, les parcours engendrés par les alignements français provoquaient chez les habitants un sentiment de négation symbolique.
68Ainsi, en croisant les dimensions des ambiances, nous avons pu constater que les lieux ayant subi de profondes mutations morphologiques sont le support d’une activité socio-économique de faible valeur telle que la vente de produits chinois (Figure 13), d’une symbolique moyenne et d’une réactivation faible des sens. Conformément à la grille d’évaluation de l’appropriation, il semble que cette synergie affecte négativement le niveau d’appropriation engendrant ainsi une désappropriation, voire une négation symbolique.
69Cette dernière n’est souvent pas exprimée d’une manière directe comme l’ont été les exemples abordés dans la revue de littérature. Différemment, elle se fait implicitement, dans notre contexte : i) par le refus de se livrer aux parcours dans l’aire d’étude choisie en proposant un entretien itinérant au niveau de la haute Casbah où les alignements sont minimes, ou bien ii) à travers le comportement des habitants, qui non seulement ne s’attardent pas dans les lieux où se concentrent les bâtiments nouveaux, mais aussi pressent le pas pour atteindre des lieux plus intéressants à leurs sens. Ce manque d’intérêt apparaît encore dans le discours à travers des expressions comme : « il n’y a rien à voir ici ». Ce qui réduit considérablement la quantité de discours produite pour la description de ces lieux.
2. La perte d’intégrité spatiale, un facteur de désappropriation
70Néanmoins, l’altération profonde de la dimension spatiale a une forte répercussion sur les dimensions sociale, sensorielle et symbolique engendrant une baisse de l’appropriation des lieux. Délabrement, étaiements et vides (Figure 8) se conjuguent pour transformer l’ambiance. Sur le plan social cette transformation se manifeste à travers la disparition de certaines activités artisanales. Ce paysage modifie la réponse sensorielle des participants qui le perçoivent comme une rupture sensorielle par rapport à une ambiance antérieure (voir Tableau A1 en Annexe 4). Quant à la symbolique à laquelle renvoient ces lieux elle se rapporte à l’échec des autorités à assurer la sauvegarde de la Casbah.
71D’après le résultat de la confrontation de la dimension spatiale à la grille d’indicateurs d’appropriation (Tableaux 4 et 5) ces lieux délabrés sont relégués aux derniers niveaux d’appropriation. De là, nous pouvons affirmer que l’aspect délabré, les vides et les étaiements constituent des marqueurs visuels qui engendrent à la longue un rapport de désappropriation. La disparition d’îlots entiers (Figure 8), de ruelles et d’impasses plonge les habitants dans un état de désespoir et leur fait prendre conscience que le futur est plus qu’incertain (Benages-Albert et al., 2015; Degen et Lewis, 2020).
C. La mixité des styles, un facteur d’appropriation
72Paradoxalement, la mixité d’affiliation semble estomper la négation symbolique. Ceci a été suggéré par des indicateurs d’appropriation élevés dans les parcours qui résultent de l’alignement français où cohabitent le style ancien et le style nouveau (Figure 7). Cette forte appropriation est confirmée par le discours des participants qui reflète la perception positive des lieux (voir les extraits de verbatim en Annexe 1 Tableau A4, rubrique dimension spatiale). Ceci est peut-être expliqué par le fort métissage entre la typologie d’avant 1830 et celle d’après 1830. Ce constat est soutenu par l’étude de Degan et Lewis qui appuie que la juxtaposition d’un certain nombre d’éléments de provenances et de formes et d’usages multiples suscite un fort sentiment d’attachement. Ainsi que, l’étude de Bayart et Bertrand (2006) qui affirme qu’outre le conflit que peut engendrer les installations nouvelles, la superposition de plusieurs cultures peut favoriser la rencontre et l’interprétation.
73C’est pour cela que le long de ces parcours, la frontière n’est pas franche entre fragments. De là, nous pouvons les qualifier de parcours sutures de par leur qualité de palimpseste (Corboz, 2001 ; Paquot, 2006 ; Ripoll, 2006 ; Saïd, 2012).
Conclusion
74Une prise en charge du patrimoine axée sur la dimension physique conduit à la perte de la dimension sensible du lieu et à l’exclusion systématique de ses usagers. C’est d’autant plus vrai dans un site stratifié comme celui de la Casbah d’Alger, où le patrimoine doit être appréhendé par des lectures multidimensionnelles incluant le social, le sensoriel et le symbolique, dans toutes leurs profondeurs temporelles.
75Comme nous l’avions anticipé, les interactions entre les dimensions des ambiances patrimoniales influencent le degré d’appropriation du patrimoine. Ceci a été vérifié à l’aide de la mise en place d’une démarche d’identification, de caractérisation et de classification des ambiances patrimoniales et de leurs interactions au sein des catégories d’appropriation.
76Ainsi, nous avons constaté que, dans un lieu historique, un fort degré d’appropriation est conditionné par la perception d’une permanence simultanée des dimensions spatiale, sociale, sensorielle et symbolique des ambiances. Aussi, dans le cas d’un tissu ancien ayant subi de profondes transformations spatiales les dimensions immatérielles se trouveront modifiées, ces altérations engendrent des répercussions négatives sur l’appropriation, aboutissant donc à une négation symbolique de la part des usagers.
77Dès lors, rehausser le sentiment d’appropriation du patrimoine dans ses dimensions cognitive et affective devient une condition à la préservation du patrimoine. Il doit être, dans ce contexte, priorisé sur les actions physiques. Si cette condition est remplie, l’appropriation dépassera le champ de l’idéelle pour englober celui de l’appropriation effective et matérielle.
78En effet, les résultats de cette recherche se veulent être une contribution à la mise en place d’un cadre méthodologique de l’opérationnalisation de la théorie des ambiances patrimoniales et de son inscription au sein d’un instrument de préservation du patrimoine. En outre, l’intégration du concept d’appropriation dans cette démarche patrimoniale, permet de replacer l’habitant au cœur du processus de patrimonialisation.
79D’un point de vue méthodologique, il a été constaté, que c’est le recoupement des résultats obtenus par le biais des différents outils qui a permis de faire progresser le sujet de recherche vers des résultats probants. En effet, l’analyse croisée du corpus qui découle des parcours commentés, de la photo élicitation et de la carte mentale a permis une validation croisée du matériel recueilli ainsi que l’identification et la compréhension des différentes dimensions des ambiances patrimoniales.
80Ceci étant, il demeure que d’autres études sont nécessaires pour étayer les résultats de cette recherche, et ce, i) en généralisant l’expérience sur l’intégralité du tissu de la Casbah et en explorant le rapport ambiance/ appropriation dans d’autres contextes, ainsi qu’en ii) renouvelant l’expérience avec d’autres catégories de participants : commerçants, touristes, enfants…etc.
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Pour citer cet article
A propos de : Hadjer DJEDI
Maitre assistante et Doctorante
Institut d’Architecture et d’Urbanisme
Université Blida I, Algérie
djedihadjer@gmail.com
djedi.hadjer@univ-blida.dz
A propos de : Azeddine BELAKEHAL
Professeur des universités
LACOMOFA
Département d’Architecture
Université de Biskra
a.belakehal@univ‐biskra.dz