Introduction
Retracer l’évolution dans les textes officiels de la classification des Activités Physiques, Sportives et Artistiques (APSA) et des imposés plus ou moins prégnants qui ont guidé, incité ou contraint les projets d’éducation physique et sportive (EPS) dans le second degré, en France, permet de positionner le rugby dans l’éventail des programmations dans l’Académie de Lille, depuis les années 1970. Si le « rugby en terre de football est une vraie curiosité » (Chovaux & Nuytens, 2005), il semble intéressant de s’interroger sur le choix de proposer cette APSA en EPS, dans une région particulière. Lorsque des « valeurs plus typiquement viriles, à commencer par un rapport positif à la douleur et à la blessure (stigmate glorieux) » (Noaillac, 2007) sont mises en avant, peu en adéquation avec celles de l’École, la Fédération Française de Rugby (FFR) revoit sa copie en matière de formation des jeunes et espère un impact dans la formation des enseignants et ainsi dans la pérennisation du rugby dans les programmations d’EPS en France. Analyser cette traduction (ou non) dans les projets du comité des Flandres est une voie afin de cerner les liens de cause à effet qui existeraient entre une politique fédérale et les choix de programmation locaux des professeurs d’EPS au cours des décennies envisagées.
L’objectif du travail de recherche est de mettre à jour les liens entre les formations (initiales et continues) proposées aux professeurs d'EPS et leur volonté de programmer le rugby en EPS dans leur établissement. Pourquoi et par qui le rugby a t-il été proposé aux élèves de l'Académie de Lille selon les périodes, dans une région où ce sport est moins présent qu’ailleurs?
Méthodologie
Cette étude s’appuie sur l’analyse de la formation des cadres, notamment la formation continue vue comme « un moyen de sensibiliser puis de convaincre » (Attali & Saint Martin, 2006). Cela afin de déterminer s’il n’y a de rugby en EPS que celui enseigné par les spécialistes ou si la formation continue a un impact réel sur l’évolution des programmations en EPS, dans l’Académie de Lille. S’agissant du rugby, la région du Nord est en effet qualifiée de « parent pauvre » (Brehon, 2005), tant dans le monde fédéral que dans le rugby scolaire.
La recherche de liens plus ou moins explicites entre la FFR et l’Éducation Nationale (MEN) s’effectue grâce à des entretiens semi-directifs auprès de la Direction Technique Nationale (DTN) de la FFR, en mobilisant des témoins des différentes décennies depuis 1970. L’analyse des fonds archivistiques de la FFR, du comité des Flandres et des comités départementaux du Nord et du Pas-de-Calais sont également un atout pour retracer un éventuel "climat de formation" espéré ou non par la fédération, et décliné par les comités, afin d’inciter les collègues à proposer le rugby à leurs élèves en EPS.
Des entretiens semi-directifs avec les Inspecteurs Pédagogiques Régionaux (IPR) d’EPS s’étant succédés à Lille depuis les années 1970, ainsi que l’analyse de programmations d’EPS d’établissements permettront d’offrir une vision historique régionale du rugby en EPS dans le second degré.
L’étude des fonds archivistiques de la presse régionale, des revues professionnelles et des actions et publications de l’Association pour l’Enseignement de l’Éducation Physique et Sportive (AEEPS) permet tout autant de cartographier des places fortes en opposition à des zones qui semblent imperméables au rugby. Des monographies d’établissement seront enfin réalisées afin de percevoir les raisons, motivations ou réticences à programmer cette activité.
Résultats
Cet état des lieux encore en cours contribuera sans nul doute à répondre à une interrogation des professionnels de l’EPS, en France : de quoi dépendent les parcours de formation proposés aux élèves pour former des jeunes « épanouis, cultivés » ayant le goût d’une pratique « éclairée pour s’engager de façon régulière et autonome (…) » (MENJ, 2019)?
Situer la marge de liberté de l’enseignant : ce que peut nous apprendre l’histoire des textes officiels
Une réflexion sur les classifications des pratiques physiques via les textes officiels, permet de rendre compte des choix possibles et à disposition pour les enseignants d’EPS. Les classifications renvoient aussi à des typologies d’activités physiques qui induisent les choix des enseignants si on les croise avec les impératifs des instructions officielles. Ce lien « théorie-pratique » est réinterrogé via le prisme du choix de programmation en EPS.
Cette recherche est problématisée autour d’une date symbolique, 1981, lorsque les enseignants d’EPS sont réintégrés au MEN. Alain Savary déclare alors en 1982 que cette discipline se place « à égalité de droits et de devoirs » des autres disciplines scolaires, et doit désormais répondre aux nouvelles finalités de l’École pour renforcer sa légitimité.
Les cadres théoriques et classifications évoluent grandement dès les années 1950, notamment avec Justin Teissie, et influencent les Instructions Officielles (IO) de 1967 avec 4 types de maîtrise : du corps propre, des engins, des déplacements, des oppositions. Ces IO sont toujours d’actualité au début des années 1980, et précisaient pour l’EPS que « Le professeur doit établir son programme (…) selon les possibilités locales, les saisons, les régions, etc… ». Le choix des APS programmées relevait de la responsabilité de l’enseignant. Sa formation initiale (et les différents types de lieux de formation) ainsi que sa spécialité à préparer pour le concours (CAPEPS) semblent donc incontournables pour comprendre les APS proposées aux élèves à une époque où l’enseignant d’EPS est souvent aussi entraîneur de club et impliqué dans le monde fédéral. La "mise en conformité" de l’EPS à partir de 1981 passe notamment par la notion de projet, qui impose à partir des années 1985 un projet par établissement ainsi qu’un projet d’EPS. S’il faut se mettre d’accord, s’il faut choisir des programmations communes, le cadre se doit d’être explicite. Au-delà du choix de l’enseignant lui-même, ce sont des compromis et discussions qui voient le jour autour des premières programmations d’EPS dont il faut rendre compte à l’Inspection à partir des années 1990.
Les programmes d’EPS de 1996 pour le Collège font la place aux groupements d’APSA, au nombre de 8, que l’élève doit vivre au cours de sa scolarité. Là où jusqu’alors rien n’était imposé quant aux programmations annuelles (des précisions ou précautions sont proposées, pas imposées, sauf concernant le Baccalauréat), il s’agit désormais d’équilibrer en sélectionnant dans chacun des groupements les APSA à proposer aux élèves.
S’agissant du rugby, il devient donc 1 sport collectif parmi 5, et est en "concurrence" avec les 4 autres listés dans le programme (volley-ball, handball, basket-ball, football). Le choix renvoie donc à partir de la fin des années 1990 à la formation initiale et surtout continue des enseignants, qui se sentent "capables" ou non d’enseigner une APSA peu pratiquée dans le paysage académique. Dans le même temps, la mixité s’impose et devient effective en EPS, et la gestion de la sécurité devient une nécessité récurrente (texte sur la sécurité en 1994, Loi d’orientation en 2005 sur l’inclusion et le handicap par exemple, et le Bulletin Officiel (BO) collège de 2008 qui demande à ce que « Le traitement des APSA propose aussi des pratiques respectant les conditions de sécurité et permettant d’apprendre aux élèves la gestion du rapport « risque / sécurité ».) : ces signaux ne sont peut-être pas propices à proposer le rugby chez un enseignant non spécialiste de l’activité qui pourrait alors choisir une APSA moins risquée ou moins connotée pour les élèves, les parents et l’ensemble de la communauté éducative qui peut parfois exercer des pressions eu égard du nombre de blessés, de passages à l’infirmerie, etc.
Les années 2000 voient un virage en EPS, tant dans la classification des APSA que dans leur utilisation, à des fins et contributions plus larges, scolaires et citoyennes. Les collégiens doivent acquérir 4 compétences propres (CP) à l’EPS, qui classent les APSA. Le rugby fait partie de la CP4 (« Conduire et maîtriser un affrontement individuel ou collectif ») qui regroupe les sports collectifs, les sports de raquette et les sports de combat. 3 "ex" groupements d’APSA pour cette compétence, là où un seul groupement vise la CP2 par exemple (activités physiques de pleine nature), et là où les CP1 et CP3 regroupent 2 groupements d’APSA : dilution du rugby, 1 parmi les sports collectifs, 1 parmi 3 groupements dans les programmations ? « Afin de mettre en place les éléments d’une culture commune, d’équilibrer et d’homogénéiser l’offre de formation, une liste nationale d’APSA est arrêtée » : le rugby demeure l’une des 26 APSA listées, mais représente 1 possibilité parmi les 9 visant la CP4, là où 3 APSA visent la CP2, 5 pour la CP1 et 6 pour la CP3… La dilution est réelle pour les APSA de la CP4 et va d’autant plus imposer de faire des choix.
Situer le "climat fédéral" : ce que peut nous apprendre l’histoire des politiques de la FFR envers le monde scolaire
Les années 1970 et 1980 ont vu de nombreux enseignants d’EPS évoluer dans les sphères fédérales, en tant que joueur, et/ou entraîneur, voire arbitre. En effet, d’un côté, être professeur d’EPS laissait du temps à une "deuxième carrière". D’un autre côté, en l’absence de formations fédérales, les professeurs d’EPS paraissaient être les mieux à même d’intervenir dans ce cadre. Ces choix stratégiques ont ainsi permis notamment de voir des didacticiens investir le rugby, ou des rugbymen investir le champ de l’EPS, tels René Deleplace, Pierre Conquet, Robert Bru, Jean Devaluez, Daniel Bouthier, Pierre Villepreux…
La 1ère Coupe du monde de l’histoire du rugby en 1987, et la professionnalisation de ce sport (France, 1995) a peu à peu exclu les enseignants d’EPS du "métier" de rugbyman (Dubar, 1998). Dans le même temps, le rattachement de l’EPS au MEN depuis 1981, et parallèlement l’apparition des professeurs de sport régis par les lois du 13 Juillet 1983 et du 11 janvier 1984, créent deux mondes distincts avec des prérogatives bien définies. Des Conseillers Techniques Régionaux (CTR) sont nommés dans les comités. Ces mondes se sont opposés autour d’un même enjeu : la formation de la jeunesse, comme nous l’ont montré de nombreux entretiens des DTN successifs, des CTR du comité de rugby des Flandres et de quelques enseignants d’EPS spécialistes de rugby mis à l’écart de certaines formations fédérales.
Il faudra attendre les années 2000, avec en ligne de mire l’organisation de la Coupe du monde de rugby en 2007 en France, pour que le lien avec le monde scolaire reprenne une place dans la politique fédérale de Bernard Lapasset. Le projet national « Planète Ovale » voit le jour en 2004 et propose la formation des enseignants d’EPS volontaires par des experts issus des comités régionaux et des professeurs d’EPS spécialistes de rugby. Actuellement, le lien avec le monde scolaire est l’un des premiers objectifs affichés de la FFR, et un Groupe National aux affaires scolaires (GNAS) est créé en 2017 pour mettre en œuvre cette politique. L’analyse des programmations d’EPS dans l’Académie de Lille montrera si ces différentes "politiques" de la FFR ont eu un impact sur la présence ou non du rugby dans les établissements du second degré du Nord de la France.
Situer la formation des enseignants : ce que peut nous apprendre l’évolution des formations initiales et continues pour inciter ou non à proposer le rugby en EPS
S’agissant de l’Académie de Lille, les années 1960 voient proposer des stages de rugby, autour de la ville d’Arras, largement développés dans les années 1970. A l’initiative de René Deleplace, natif de Calais (enseignant d’EPS, professeur à l’Institut Régional d’Éducation Physique et Sportive (IREPS) de Paris en 1967), ces stages avaient l’ambition dès leur lancement en 1958 de développer et améliorer la pratique du rugby dans la région du Nord. D’abord en direction des élèves et jeunes pendant leurs vacances scolaires, ces « stages d’Arras » ainsi rebaptisés s’instituèrent chaque année une semaine pendant les vacances de Pâques pour les enseignants d’EPS et maîtres volontaires afin de diffuser une culture du rugby analysée et vulgarisée à partir des travaux de René Deleplace lui-même. Abandonnés dans les années 1970 par la FFR (le développement du rugby dans le Nord n’était plus la priorité du Président Albert Ferrasse), ces stages se sont néanmoins poursuivis et développés grâce à l’amicale des anciens de l’ENSEP (devenue AEEPS), et ont ensuite essaimé dans toute la France sous d’autres formes à partir de la fin des années 1970.
Cet exemple peut avoir impacté la programmation du rugby en EPS et permettra de dresser un état des lieux des formations proposées en rugby dans l’Académie de Lille, initiales dans les Unités de Formation et de Recherche (UFR) en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS), et continues notamment avec la MAFPEN (Mission Académique à la Formation des Personnels de l’Éducation Nationale, 1982) puis la DAFOP (Délégation Académique à la Formation des Personnels).
Situer quelques résultats actuels pour envisager les perspectives : un questionnaire envoyé aux enseignants d’EPS actuellement en poste dans l’Académie de Lille
Près de 88% des répondants ont suivi une formation dans l’Académie de Lille au cours de leur carrière. Seuls 27% de ces 88% de "formés" ont eu un apport en rugby. Par contre, 1 enseignant sur 3, parmi l’ensemble des 155 réponses, déclare avoir été formé par un collègue au rugby. Et ce, entre 1985 et 2018, preuve que l’auto-formation et le travail d’équipe est important en EPS.
Pour les enseignants en collège, 55% d’entre eux enseignent le rugby dans l’Académie de Lille, majoritairement en 6e (24% soit près de 1 sur 2). Pour les enseignants de lycée, seuls 12,3% enseignent le rugby, majoritairement en seconde (6,5% soit plus de 1 sur 2). Seuls 3,9% des collègues de lycée enseignent le rugby en terminale. Cela supposera d’être analysé.
Enfin, dans près d’1/3 des établissements ayant répondu, le rugby a été « ajouté » ou «retiré »: est-ce le signe de changement d’équipe ? De changement des programmes officiels ou des textes ministériels ? Pour autant, 40% des collègues voient du rugby programmé dans leur établissement quelles que soient les années. L’impact des programmes EPS est-il si important dans le parcours de formation de l’élève et dans la distribution des APSA par année?
Discussion
Étant donné l’absence de documents concernant les programmations EPS dans les établissements du second degré, des monographies ciblées, depuis les années 1970, seront réalisées (entretiens et collecte d’archives privées).
La réorientation du travail analysera 3 types de contextes. Un premier là où tous les signaux sont "au vert", à savoir la présence d’un club de rugby pérenne et du rugby proposé en EPS. Un deuxième profil d’établissement sera celui qui programme ou non le rugby en EPS indépendamment de la présence d’un club proche (établissement géographiquement proche d’un club mais qui ne propose pas de rugby ou au contraire établissement qui propose le rugby aux élèves dans une zone vierge de tout club). Un dernier profil sera l’établissement en « zone aride » : pas de rugby repéré durant toutes ces années ni en EPS, ni au niveau fédéral.
Ainsi, une APSA connotée "à fort engagement physique", peu implantée dans le paysage sportif local, ne peut-elle exister que par les seuls spécialistes formés en formation initiale et/ou continue? Quel peut être le rôle d’une fédération dans ces formations ? Pour une éducation physique de qualité qui repose, en EPS, en France, sur la proposition d’un parcours de formation qui permette la formation de citoyens « épanouis, cultivés » ayant le goût d’une pratique « éclairée pour s’engager de façon régulière et autonome (…) » (MENJ, 2019).
Conclusion
C’est au croisement des climats scolaires et fédéraux que s’explique la programmation (ou non) d’une APSA peu ancrée culturellement dans le paysage régional, et la formation personnelle et professionnelle des enseignants est incontournable pour comprendre les choix programmatiques en EPS, dans l’Académie de Lille, depuis les années 1970.