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Guy DI MEO

Les « monuments » du sport cycliste, un type nouveau de patrimoine mobile

(82 (2024/1) - Varia)
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Résumé

À partir de la définition de la notion de ‘patrimoine mobile’, cet article construit l’argumentaire visant à admettre dans cette catégorie les cinq courses classiques du sport cycliste international qualifiées de ‘monuments’. La démonstration s’effectue en quatre temps qui reprennent, chacun, une caractéristique fondatrice de tout patrimoine, présente dans les courses en question : sa portée identitaire ; sa construction socioculturelle dans la durée ; le dialogue entre lieux et territoires qu’il initie ; le poids des acteurs et des considérations, tant politiques que marchandes, présidant à sa création comme à sa reproduction. La conclusion met l’accent sur les causes profondes, tantôt convergentes, tantôt contradictoires, d’une patrimonialisation désormais sans limites dont témoigne le cas singulier des grands ‘monuments’ du cyclisme.

Index de mots-clés : course cycliste, identité, lieu, patrimoine mobile, territoire, marchandisation

Abstract

Starting with a definition of the notion of "mobile heritage", this article builds the argument for including in this category the five classic races in international cycling sport that are described as "monuments". The argument is presented in four stages, each of which takes up a founding characteristic of any heritage, present in the races in question: its significance in terms of identity, its socio-cultural construction over time, the dialogue between places and territories that it initiates, and the weight of actors and considerations, both political and commercial, presiding over its creation and reproduction. The conclusion highlights the deep-seated causes, sometimes convergent, sometimes contradictory, of a now limitless patrimonialization, to which the singular case of cycling's great "monuments" bears witness.

Index by keyword : cyclist race, identity, mobile heritage, place, territory, merchandising

Introduction

1Cinq courses cyclistes sur route réservées aux coureurs professionnels, ouvertes plus récemment, dans le cadre d’épreuves distinctes, aux amateurs et aux femmes, ont été hissées, par la presse, au rang patrimonial de « monuments ». C’est un phénomène récent (années 2000-2010) qui aurait peut-être incité Roland Barthes à les ranger, avec le Tour de France, dans la catégorie des épopées de ses Mythologies (1957). Il s’agit de Milan-San Remo (MSR), du Tour des Flandres (TF), de Paris-Roubaix (PR), de Liège-Bastogne-Liège (LBL), organisées au début du printemps ; puis, à l’automne, du Tour de Lombardie (TL). Ce sont des compétitions d’un jour, très intenses, très exigeantes, courues sur des distances de l’ordre de 250 à 300 km, toutes organisées en Europe, dans ce que l’on peut considérer comme les deux foyers historiques d’un sport cycliste de plus en plus international : la Belgique et le Nord de la France d’une part ; l’Italie du Nord, de l’autre.

2En partant d’un corps de définitions classiques du concept de patrimoine, cet article adopte un argumentaire visant à démontrer la dimension patrimoniale de ces épreuves conçues sur le principe de leur mobilité routière. Elle s’interroge aussi sur les raisons profondes de l’élargissement, désormais sans bornes, de la large palette des objets, lieux et événements patrimoniaux/patrimonialisés (Heinich, 2009).

3De l’idée patrimoniale, je retiens ici les traits transposables à toutes les manifestations s’y rattachant dont on sait l’extrême extension sémantique contemporaine (Nora, 1986 ; Di Méo, 2008). Dès lors, je considère l’objet patrimonial de la façon suivante (six points) :

4• Un bien, au sens large, à la fois matériel et idéel (objet, monument et édifice, œuvre artistique et religieuse, lieu, territoire…), mais susceptible d’une stricte idéalité (notion de patrimoine immatériel : idiomes, effets de l’art, traditions orales et gestuelles, croyances et légendes de tous ordres, etc.), éventuellement doté d’une assise géographique.

5• Un bien socio-culturellement construit, produit par des acteurs sociaux avec le concours de différents vecteurs médiatiques (médias communicationnels au sens strict, sublimation artistique, savoir-faire, système éducatif), au cours d’une durée suffisamment longue pour qu’il connaisse une ou plusieurs transmissions intergénérationnelles.

6• Un bien a priori banal, voire d’usage commun, forgé par la reproduction de pratiques codifiées, mais doté, au fil du temps, d’une dimension historique, ou mythique, voire sacrée, ou simplement sentimentale ; fruit d’une conjonction de discours (performativité) et de circonstances spécifiques.

7• Un bien distingué, sélectionné parmi d’autres (choix d’acteurs) en raison de ses qualités propres, voire de son exceptionnalité, sinon de son caractère unique et non reproductible, ou emblématique/symbolique d’une collectivité plus large que la sphère immédiate qui accompagne sa position spatiale (effet de synecdoque).

8• Un bien qui trouve place dans la mémoire et la légitimité collectives (sociale ou simplement familiale), y compris au prix de réinterprétations très contemporaines. Un bien exerçant, du coup, un puissant effet identitaire, politique et/ou socioculturel, d’ampleur locale, régionale, nationale, n’excluant pas l’internationalisation de sa réputation et de ses répercussions.

9• Un bien revêtant enfin une valeur économique motrice de son développement et, pour partie, de l’intérêt qu’on lui porte…

10La notion de patrimoine étant de la sorte cernée, il reste à définir celle de la mobilité qui distingue ces courses cyclistes d’autres formes d’événement plus fixes, ancrés dans un même lieu : fêtes, festivals, cérémonies religieuses, etc. À ce titre, les grandes courses cyclistes ne constituent pas un cas unique dans la mesure où les pèlerinages de Saint-Jacques de Compostelle, par exemple, ont déjà acquis cette réputation de patrimoine mobile (Cazes et Rayssac, 2022), reconnue par leur inscription sur la prestigieuse liste du patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO). Dans cette filiation, je distinguerai deux situations de mobilité patrimoniale. D’abord, celle qui tient au déplacement des coureurs cyclistes et de leurs imposantes suites de motocyclettes et d’automobiles, mouvement s’amorçant dès la ligne de départ et s’achevant sur la ligne d’arrivée. Ensuite, celle qui a trait aux parcours empruntés par ces épreuves qui connaissent, selon les années, des modifications notables, tant en ce qui concerne leurs lieux de départ et d’arrivée que leurs itinéraires. Le paradoxe étant que ces courses conservent, en dépit de leur matérialité fluctuante, et ceci aux yeux de larges communautés de populations (participants, supporters, innombrables spectateurs de ce sport télévisé, habitants des lieux concernés), une signification durable. Soumises à une logique structurelle tenace, ainsi qu’à d’incontestables enracinements, ces courses gardent et accroissent leur sens social, leur idéalité, alors même que leur matérialité concrète se renouvelle et se transforme sensiblement.

11Sur ces deux bases théoriques (patrimoine et mobilité), quatre thèmes, développés dans quatre parties, feront l’objet d’une présentation tendant à démontrer la constitution patrimoniale de ces courses, de leurs parcours, de leurs lieux de passage et des images (représentations en général) qu’elles engendrent.

12Depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe, il s’agit de courses installées dans la durée, devenues des rendez-vous annuels incontournables. Leur reproduction régulière, leur transmission intergénérationnelle, les médias qui ont souvent présidé à leur création et ressassent leurs ‘légendes’, renforcent leur charge patrimoniale. Leur patrimonialité tient aussi à leur unicité, au fait que derrière des caractéristiques communes, chacune regroupe des traits originaux qui les rendent uniques et, d’une certaine façon, insubstituables les unes aux autres.

13Ces courses sont devenues patrimoniales par leurs effets identitaires et les ressorts politiques nationalistes ou régionalistes qu’elles dévoilent. C’est en particulier le cas des deux grandes courses belges. L’une, le Tour des Flandres, épouse par son tracé les contours de la terre flamande et traverse le plus grand nombre possible de ses cités, comme pour en matérialiser l’immuable réseau. La création du Tour des Flandres, en 1905, ne fut-elle pas d’ailleurs affichée comme une réplique identitaire de la « Doyenne » (wallonne) des classiques : Liège-Bastogne-Liège ?

14Les parcours ponctués de « hauts lieux » et de paysages pieusement conservés, acquièrent une réputation quasi-mythique : tronçons pavés de l’ « enfer du Nord » (Paris-Roubaix), statues et monuments rappelant les exploits et les héros du passé, monts des Flandres (bergs) et capi (caps escarpés) ligures, ascensions usantes du Tour de Lombardie et de Liège-Bastogne-Liège, etc. Soit autant de sites qualifiés de « sanctuaires », entretenus par des associations et par des collectivités territoriales ; fréquentés, outre les coureurs professionnels, par des cohortes de cyclotouristes amateurs, de marcheurs, de motocyclistes et d’automobilistes.

15À l’image de tout patrimoine, les cinq ‘monuments’ du cyclisme sont le produit social de groupes d’acteurs qui y participent, les regardent, président à leur mise en place comme à leur reproduction. Animés avant tout par l’intérêt sportif, les acteurs en question obéissent aussi à des motivations d’ordres politique, culturel et économique. À ce dernier titre, il convient de signaler une marchandisation croissante de ces courses : tantôt bon enfant et opportuniste (commerces ambulants et fêtes foraines, retombées touristiques), tantôt plus spéculative lorsque les entreprises qui les organisent et les financent cherchent à gagner le plus d’argent possible en monnayant leur image, voire en s’efforçant de les rendre toujours plus spectaculaires, mais aussi plus dures pour les coureurs.

I. Une sélection de courses anciennes à fortes personnalités

16Les cinq ‘monuments’ du cyclisme international ont été créés à peu près en même temps, soit au tournant des XIXe (LBL en 1892 ; PR en 1896) et XXe (TL en 1905 ; MSR en 1907 et TF en 1913) siècles, alors que les compétitions cyclistes, gage de modernité, connaissaient en Europe un premier succès fulgurant, au même titre que d’autres pratiques et spectacles sportifs.

17Malgré des démarrages parfois compliqués (LBL interrompue entre 1895 et 1908 faute d’organisateurs), ces courses annuelles n’ont enregistré que de rares interruptions, principalement dues aux deux guerres mondiales… Et encore, le TF n’a pas cessé pendant le second conflit, en raison de la connivence existant entre les autorités flamandes et l’occupant allemand. Ainsi, ce dernier participa au maintien de l’ordre et de la sécurité sur le parcours des éditions de guerre du TF. Quant au TL, il ne cessa qu’en 1943-1944, lorsque l’Italie connut à son tour, sur son sol, la violence des combats.

18Au fil des ans, ces courses n’ont jamais cessé de gagner en notoriété, jusqu’à éclipser, par un processus de sélection/distinction, quelques-unes de leurs plus sérieuses concurrentes des débuts : Bordeaux-Paris, Paris-Brest-Paris ; plus récemment, Paris-Tours, Paris-Bruxelles, La Flèche wallonne et autres classiques dites de second ordre… Au total, plusieurs générations de coureurs, d’officiels et de spectateurs-amateurs, ont vécu, acclamé et accompagné des épreuves qui ne gagnèrent que tardivement leurs galons de ‘monuments’. Ce terme ne fut en effet employé pour la première fois qu’en 1949, et sans lendemain immédiat, dans un article du quotidien Ce soir, à propos de PR. L’appellation ne refit son apparition qu’au début du XXIe siècle, lorsque l’Union cycliste internationale (UCI) remit de l’ordre dans les compétitions en distinguant trois catégories supérieures de grandes courses : le Tour de France (catégorie I), les Tours d’Italie et d’Espagne (catégorie II), les cinq ‘monuments’ (catégorie III).

19Preuve de leur personnalité hors normes, les cinq ‘monuments’ portent chacun des noms, ou surnoms, qui soulignent quelques-unes de leurs particularités spécifiques, gages de leur unicité.

20Première classique de l’année, mais aussi la plus longue (près de 300 km), organisée le troisième samedi de mars, Milan-San Remo est surnommée ‘La Primavera’ (Le Printemps), ou encore, essentiellement en Italie, ‘La Classicissima’ (La Classique des Classiques). Principalement plate, elle n’offre que de rares montées, de courtes côtes placées à proximité de son arrivée. Il s’agit donc d’une course qui favorise les sprinters et les ‘puncheurs’.

21Le Tour des Flandres (autour de 260-270 km), en Flamand Ronde van Vlaanderen, tire de cette dénomination son appellation de ‘Ronde’. Ayant lieu le premier dimanche d’avril, dans des conditions météos souvent difficiles, cette classique au parcours changeant, caractérisée par l’escalade d’une succession de côtes pavées, courtes (2,5 km au plus) mais raides (jusqu’à 22 % de déclivité), favorise des coureurs endurants et puissants (baroudeurs), dotés d’une bonne pointe de vitesse.

22Paris-Roubaix (250 km environ), dite ‘La Reine des Classiques’, a lieu le deuxième dimanche d’avril. Elle doit son surnom le plus connu (‘L’Enfer du Nord’) aux épouvantables destructions provoquées dans le Nord de la France par la première guerre mondiale. Sa qualification d’infernale résulte donc plus d’un phénomène de sidération collective devant ce constat d’horreur que de son parcours assez plat, haché de secteurs mal pavés (une trentaine s’étendant sur une cinquantaine de kilomètres), boueux ou poussiéreux selon les conditions climatiques du moment. Néanmoins très dure, elle couronne des athlètes, véritables crossmen et ‘rouleurs’, capables de mobiliser des ressources physiques et mentales exceptionnelles.

23La plus ancienne de ces courses -‘monuments’, qualifiée par conséquent de ‘Doyenne’, Liège-Bastogne-Liège (260 km), clôture, fin avril, la saison des classiques de printemps. Avec son itinéraire débilitant pour les organismes des compétiteurs, car jalonné par les nombreuses et longues côtes de l’Ardenne wallonne (une dizaine pour plus de 25 km de montées), elle convient bien aux grimpeurs-rouleurs, spécialistes des grands Tours.

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Photo 1. Un patrimoine improbable forgé au prix de la souffrance des coureurs : les chemins pavés et détrempés de Paris-Roubaix (Photo Canva)

24Seul ‘monument’ de l’automne, le Tour de Lombardie (‘Il Lombardia’ ou ‘La Classique des feuilles mortes’) se dispute, au début d’octobre, sur une distance de 250 à 260 km. Avec son parcours très vallonné autour du lac de Côme, et ses longues côtes parfois très raides, il favorise les grimpeurs capables de s’imposer au sprint après un gros effort.

25Ainsi vont ces cinq ‘monuments’, chacun avec son unicité, ses particularités qui, toutes réunies, cumulent l’ensemble des qualités athlétiques et psychologiques faisant la réputation des plus grands champions. En quelques 120 ou 130 ans, ils ont contribué (le cyclisme en général) à jeter un pont entre un ‘siècle de fer’ matérialiste, affamé de progrès technique ravageur, et une ère de hautes technologies plus immatérielles, se voulant ‘écologique’. Durant cette période, les ‘monuments’ ont assuré leur pérennité au prix d’un dialogue, à la fois patrimonial et identitaire, entre lieux et territoires de leur implantation.

II. Des courses identitaires attachées à des territoires

26Les cinq courses ‘monuments’ s’enracinent en premier lieu au cœur de territoires régionaux s’étendant à la mesure des deux ou trois centaines de kilomètres sur lesquelles elles se déroulent. Cette taille et cette portée régionales, au sens européen du terme, se trouvent renforcées par l’usage identitaire que font de ces événements, ouvertement ou de façon subliminale, nombre d’acteurs politiques, idéologiques et économiques.

27Le cas du Tour des Flandres est, à ce titre, particulièrement éloquent. L’un de ses fondateurs, résolument nationaliste, Karel Van Wijnendaele, ne cachait pas son désir de créer une épreuve entièrement dessinée sur le territoire des deux provinces flamandes (occidentale et orientale) et traversant, comme autant de symboles, le plus grand nombre possible de leurs cités. Afin, disait-il, de redonner toute sa fierté au peuple flamand, alors dominé par les riches bourgeois de l’industrie wallonne. Ces mêmes Wallons dont la course de référence, choyée par une fédération cycliste belge pro-francophone, serpentait, depuis plus de vingt ans, entre Liège, Bastogne et Liège. Bien entendu, cette visée idéologique et politique ne méprisait pas les intérêts économiques du groupe de presse auquel ce journaliste appartenait. Cependant, s’il espérait améliorer les ventes de son nouveau journal sportif (Sportwereld) en commentant l’événement, il envisageait surtout cette compétition comme un moyen d’accroître la confiance linguistique et le sentiment identitaire des Flamands. Emblème régional aux tendances nationalistes, le TF revêt toujours, à plus d’un titre, les caractères d’un ‘festival culturel’ et musical très populaire. Kermesses et fêtes foraines jalonnent son parcours fréquenté par près d’un million de personnes. Les supporters flamands brandissent, surtout dans la pente des monts (bergs) flandriens où ils s’agglutinent par milliers, des fanions nationalistes représentant le lion noir des Flandres se dressant sur un fond jaune. Comme l’écrivit Paul Beving, « le Ronde fait autant partie de l’héritage du peuple flamand que les processions de Furnes et de Bruges, le festival des chats d’Ypres ou la bénédiction de la mer à Ostende. Cette course cycliste est le plus fabuleux de tous les festivals flamands (kermesses). Aucune course ne crée une telle atmosphère, une telle ferveur populaire. » (Cité par Schroeders, 1999).

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Photo 2. Le Tour des Flandres : ferveur sportive et identitaire dans l’ascension du Kwarimont (Photo WE Sport)

28En Italie, le Tour de Lombardie ne suscite pas le même élan politique que le TF en Flandre, même si les Ligues du Nord sont aussi virulentes, en Italie septentrionale, que le parti nationaliste flamand l’est en Belgique. Cependant, le parcours difficile du TL entre plaines, lacs et montagnes, exalte une autre forme d’identité lombarde épousant le contact, modelé par les glaciers, des Alpes et de leur piémont… Soit l’essence même de la Lombardie.

29En France, Paris-Roubaix, en fait Compiègne-Roubaix depuis 1977, se distingue par les 28 ou 30 secteurs pavés (selon les années) qui occupent une cinquantaine de kilomètres dans la dernière partie (160 derniers kilomètres) de son itinéraire. Contreproductive, l’extrême dureté, voire la dangerosité de la course dissuada un temps (entre 1990 et la fin des années 2000) nombre de coureurs d’y participer. Les organisateurs réagirent à ce désintérêt naissant en faisant miroiter auprès du public (articles de presse, radio et télévision) « le caractère patrimonial de la course et des pavés ». Au début des années 2000, les élèves du lycée horticole de Raismes furent même sollicités, avec succès, pour participer au désherbage de l’un de ses sites phares, la trouée d’Arenberg. Alors, sous la pression des autorités sportives, nombre de coureurs reprirent les chemins de « l’Enfer du Nord », souvent tracés et pavés à travers les champs de betteraves, cette autre image identitaire de la Picardie et de la Pévèle. C’est dans ces conditions que la course devint emblématique d’un Nord minier disparu, mais toujours présent dans la mémoire collective. La trouée d’Arenberg a même été classée au titre des sites historiques à la fin des années 1990. Introduite sur le parcours après 1968, elle tire sa réputation de ses 2400 mètres de pavés très périlleux. À travers la forêt de Raismes-Saint-Amand-Wallers, elle franchit une ‘tranchée’ située au-dessus d’anciennes galeries de mines abandonnées. Lorsqu’en 2005 des effondrements du sous-sol houiller justifièrent son éviction de l’itinéraire, le Conseil départemental du Nord n’hésita pas à dépenser 250 000 Euros pour sa restauration, au titre de la conservation d’un bien commun patrimonial. Plus globalement, devant le lobbying exercé par les organisateurs de ce ‘monument’ et par l’influente association des « Amis de Paris-Roubaix », le classement de l’ensemble des secteurs pavés de la course serait en bonne voie.

30D’une autre nature s’avère la territorialisation patrimoniale de Milan-San-Remo. Dès sa création, ses promoteurs lui attribuèrent, par la publicité qu’ils lui firent, une signification géographique en rapport avec les ambitions nationales du jeune royaume d’Italie. Ils la présentèrent en effet comme un trait d’union entre trois provinces majeures du Nord fédérateur et fer de lance de tout le pays : la Lombardie, le Piémont et la Ligurie. Après avoir traversé les plaines lombardes et piémontaises, la course, parvenue à mi-parcours, franchissait le Passo del Tuchino, un col assez peu relevé, mais long de 25 kilomètres, avant de plonger plein ouest, le long de la côte ligure, en direction de San Remo. Elle reliait ainsi le cœur industriel et économique de la métropole milanaise aux stations balnéaires de la Riviera. À peu près fidèle à son tracé initial (cas quasi unique), MSR traverse encore les villes lombardes et piémontaises (Pavie, Voghera, Tortona, Novi et Ovada), avant de franchir les courts escarpements littoraux des capi entre lesquels s’égrainent les stations de la Riviera dei Fiori : Alassio, Andora, Diano Marina, Imperia… Ce voyage patrimonial ne manque ni de charme, ni de références historiques fortement identitaires et patrimoniales.

III. Des courses engageant un dialogue entre lieux et territoires

31Ces présentations du caractère identitaire des cinq ‘monuments’ mettent en lumière nombre de lieux patrimoniaux qui charpentent matériellement et symboliquement leurs parcours. Ces lieux figurent, au premier chef, comme des difficultés de terrain qui rythment les péripéties de chaque course et accroissent leur intérêt spectaculaire. Cependant, la sémiologie de ces sites révèle bien d’autres significations. Ce sont des ‘hauts-lieux’ ou lieux emblématiques, au sens où les définit Bernard Debarbieux (1995). Soit des lieux rituels où s’exercent des pratiques et se forment des représentations collectives nées d’expériences et d’émotions partagées par un grand nombre d’individus : spectateurs, compétiteurs et cyclotouristes empruntant ces points stratégiques.

32En fonction de ses caractéristiques propres, chacun des cinq ‘monuments’ dispose d’une chaîne particulière de haut-lieux emblématiques, lesquels fonctionnent comme autant de nœuds de patrimonialité. Ces lieux sont parfois interchangeables. Ils s’effacent ou réapparaissent en fonction des circonstances et des besoins de la course : augmenter ou réduire sa difficulté, s’adapter à un nouveau trajet imposé par des intérêts commerciaux ou politiques.

33Dans le cas du Tour des Flandres, ces lieux qui cristallisent la passion populaire se confondent avec les côtes, pavées ou non, et quelques secteurs pavés plus plats. Les premiers, monts ou bergs assez courts, au nombre de seize, grimpent sur une vingtaine de kilomètres et les seconds (six secteurs plats) couvrent un total de 8 à 9 kilomètres. Deux couples de monts flandriens jouent, selon le trajet et l’emplacement de l’arrivée, un rôle décisif pour l’issue de la course. Il s’agit soit du duo Vieux Quaremont (Kwaremont)-Paterberg, soit du binôme Mur de Grammont-Bosberg. Le Koppenberg, court (600 m) mais aux pentes sévères (jusqu’à 22 %), reste le plus redouté de tous, bien que moins stratégique. Conservées en excellent état, toutes ces routes pavées des Flandres sont aujourd’hui des secteurs classés. Elles forment un patrimoine protégé, soigneusement entretenu, préservé et conservé, une métaphore du pays flamand… Et la course n’y est pas pour rien.

34Pour la plupart des ‘monuments’, sauf PR, les montées fournissent ainsi les ‘hauts-lieux’ de la course, ceux où elle se joue, soit indirectement du fait de la fatigue accumulée par les concurrents qui les gravissent, soit directement lorsque, plus ou moins proches de l’arrivée, elles permettent aux plus forts de porter leurs attaques. Sur LBL, les longues côtes usantes apparaissent tôt, à 180 km de l’arrivée. Les onze rampes du parcours le plus fréquent, longues au total de plus de 25 km, exercent sur les organismes des coureurs un véritable travail de sape. Les plus exigeantes sont celles de Saint-Roch (pente de 11,2 %), de Stockeu (12,5 %), de la Redoute (9 %) bien nommée et, au final, celle des Forges ; voire celle plus décisive encore de La Roche-aux-Faucons (11 %), située à 15 km de Liège. Bien que débordantes de supporters et de spectateurs enthousiastes, ces côtes ne provoquent pas un engouement équivalent à celui que suscitent les monts des Flandres.

35Au Tour de Lombardie, particulièrement montagneux avec plus de soixante kilomètres d’escalades répartis sur neuf ascensions, deux d’entre-elles revêtent une importance remarquable pour le dénouement de l’épreuve. Elles rassemblent, dans une ambiance de fièvre et de ferveur, des milliers de spectateurs exubérants, peu enclins au respect des règles élémentaires de sécurité. Il s’agit, d’une part, de l’éprouvant Mur de Sormano, sur les pentes duquel (1,7 km à 16 %, avec un passage à 27 %) nombre de concurrents mettent pied à terre. C’est, d’autre part, le col de la Madonna del Ghisallo : longue montée de 10,6 km, avec 5,2 % de déclivité moyenne. Plus que par sa difficulté, le Ghisallo retient l’attention par la force de la sacralité religieuse qu’il dégage. La Madonna del Ghisallo, avec sa chapelle juchée au sommet, fut effectivement décrétée, au sortir de la dernière guerre, « patronne universelle des cyclistes ». En 1948, au terme d’une cérémonie mémorable, le pape Pie XII, porté par les superchampions italiens de l’époque, Gino Bartali et Fausto Coppi, vint spécialement de Rome pour la consacrer. Depuis cette date, les reliques déposées par d’innombrables fidèles, coureurs ou pas, s’amoncellent dans son périmètre. Un musée du cyclisme fut même érigé sur ce col en 2006, ainsi que deux statues dramatisant ce sport : un coureur levant les bras en signe de victoire, un coureur tombé et déchu… La patrimonialisation du lieu s’étend de la sorte à l’ensemble du sport cycliste, au-delà de ses courses les plus réputées.

36N’atteignant pas le même degré de sacralité, les hauteurs plus modestes de MSR n’en constituent pas moins ses espaces de légende. Ce sont les montées très sèches de la Cipressa, puis de quatre caps ou capi s’avançant dans la mer ligure après Impéria. Parmi ceux-ci, le célèbre Poggio, situé à moins de six kilomètres de l’arrivée, voit bien souvent se forger la victoire du puncheur le plus affûté du moment.

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Photo 3. Tour de Lombardie sur fond des Alpes : quand les symboles et œuvres artistiques subliment la matérialité de la course (Photo Wikimedia Commons)

37Pour Paris-Roubaix, les hauts-lieux emblématiques se confondent avec quelques-uns des secteurs pavés qui donnent aux 150 derniers kilomètres de la course ce rythme de charge héroïque, menée sur un cahot de pavés mal ajustés. D’une vingtaine de secteurs sur lesquels se joue la compétition, cinq se détachent : les plus difficiles, les plus attendus, les plus stratégiques et, sans doute, les plus emblématiques de ce ‘monument’ roubaisien. À la trouée d’Arenberg, déjà décrite, s’ajoute, parmi les plus cotés, le secteur des Trois villes à Inchy, le secteur d’Haveluy à Wallers, celui de Mons-en-Pévèle et le Carrefour de l’Arbre. Avec ce dernier, un symbole patrimonial d’envergure nationale se substitue fortuitement à l’emblème d’une simple course cycliste, même qualifiée de ‘monument’. Le Carrefour de l’Arbre se situe en effet à l’emplacement de la Bataille de Bouvines, au cours de laquelle Philippe-Auguste vainquit, en 1214, une vaste coalition européenne, jetant à cette occasion l’un des premiers jalons de la nation française.

38Si l’enchaînement des haut-lieux de l’itinéraire des ‘monuments’ forme le schème d’une structure matérielle et symbolique à laquelle chacun d’eux s’identifie, les villes qu’ils traversent ou qui les accueillent leur transfèrent également une part appréciable de leurs ressources patrimoniales. Démarrer un TF au pied du beffroi, sur la Grand-Place de Gand, juger une arrivée de MSR sur la Via Roma après la folle descente du Poggio, voir surgir le ou les échappés de PR sur la piste en béton lisse du mythique vélodrome de Roubaix, accueillir le vainqueur de LBL sur un quai de la Meuse, ou celui du TL sur les rivages du lac de Côme… Ces arrivées et ces départs urbains, répétés à l’envi, deviennent des images patrimoniales solidement attachées à ces courses.

39Ceci dit, les innombrables changements d’itinéraires (sauf pour MSR) que ces courses enregistrent, s’ils ne modifient pas leur symbolique, leur identité et leur patrimonialité, reflètent le poids des acteurs et de leurs stratégies sur les destinées de chacune… Le patrimoine n’est-ce pas aussi, principalement, des jeux d’acteurs et des valeurs marchandes ?

IV. Acteurs, constructions patrimoniales et marchandisation

40Coureurs, foule des spectateurs et des supporters, organisateurs et, dans leur ombre, pouvoirs politiques et financiers… Tels se profilent les acteurs qui donnent vie et lumière à ces manifestations sportives.

41Il convient d’abord d’évoquer les coureurs, dans la mesure où chaque épreuve rassemble quelque deux cents participants essentiels à son déroulement. Si les mêmes noms de champions et d’équipiers reviennent d’une compétition à l’autre, la spécialisation récente de ces sportifs dans un type d’effort particulier tend à réduire la variété des talents au sein de chaque peloton. Les ‘Flandriens’ ou ‘Flahuts’, puissants, endurants et très ‘explosifs’ dans les courtes ascensions, comme les sprinters plus à l’aise sur MSR, ne s’aventurent guère sur LBL ou en Lombardie, terrains qui conviennent mieux à des grimpeurs bons ‘finisseurs’. Restent quelques exceptions, quelques légendes du cyclisme, capables de se distinguer dans n’importe quelles circonstances : les Coppi, les Merckx hier, les Pogačar aujourd’hui. Le cumul des victoires, les conditions météorologiques parfois épouvantables, le courage indéniable des hommes, contribuent à faire vibrer les ‘monuments’ de ces accents épiques qu’affectionnent les journalistes. Cette geste, propre à chaque course (participants de PR et du TF couverts de boue, coureurs de LBL frigorifiés, dans tous les cas chutes fréquentes…), tous ces faits concourent à hisser les ‘monuments’ à la hauteur de légendes populaires. Ainsi les conditions concrètes de chaque compétition produisent un imaginaire, une sorte de patrimoine immatériel qui en fait l’exceptionnalité et le prix. L’internationalisation croissante des équipes cyclistes, qui contraste fort avec le régionalisme d’antan, élargit la portée de ces exploits que les médias diffusent partout. À ce titre, aussi, l’effet patrimonial prend de l’ampleur.

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Photo 4. Milan-San Remo : tête du peloton dans l’assaut du « mythique » Poggio, à quelques kilomètres de l’arrivée sur la via Roma (Photo Getty Images)

42Au total, chaque ‘monument’ tisse l’étoffe de ses héros. Les trois victoires de Fiorenzo Magni et de Johan Museeuw inscrivent ces champions au sommet du Panthéon du TF. Pour LBL, les cinq triomphes d’Eddy Merckx, les quatre succès respectifs de Moreno Argentin et d’Alejandro Valverde jouent le même rôle. Merckx, encore lui, écrase MSR de sa stature, avec sept victoires, comme le font aussi Roger de Vlaeminck et Tom Boonen (quatre succès chacun) pour PR. Quant au TL, il demeure associé dans l’imaginaire sportif aux cinq victoires de Fausto Coppi.

43Les courses cyclistes présentent l’originalité d’offrir un spectacle gratuit (sauf à proximité des lignes d’arrivée), propice à la manifestation d’épanchements festifs débordant leur stricte tracé ou l’accompagnant à travers villages et villes. Elles participent ainsi de la mécanique patrimoniale, celle des kermesses flamandes, celle des fêtes foraines ou des festivals musicaux… Car il n’est pas rare que plusieurs centaines de milliers de personnes s’installent en bord de route, particulièrement aux points sensibles des compétions où risque de se dessiner leur épilogue. C’est là un public mobilisable, qui plus est un samedi ou un dimanche, pour ajouter à la course d’autres plaisirs ludiques qui la transforment en véritable complexe événementiel inscrit sur un calendrier désormais plus que centenaire, à l’image de Carnaval et des fêtes patronales. D’autant plus que depuis quelques décennies, organisateurs et municipalités attirent des contingents nombreux de cyclotouristes, mais aussi de compétiteurs de tous âges et des deux sexes, en proposant, dans la semaine qui précède la course principale (qualifiée en Flandre de « semaine sainte du cyclisme », car l’on est alors à Pâques), des divertissements sportifs. L’engouement devient considérable et l’on a pu compter 16 000 cyclotouristes internationaux (une cinquantaine de nationalités) sur le parcours des Flandres, le 1er et le 2 avril 2023. C’est là un record, mais LBL attire tout de même 8000 cyclotouristes et le Paris-Roubaix Challenge presqu’autant. Un ton au-dessous, le Granfondo Milan-San Remo réunit tout de même 2000 participants. Depuis 1970, c’est le principal regroupement cycliste d’Italie, pays des ‘tifosi’.

44Tout aussi essentiels à la concrétisation des courses et à leur reproduction régulière, aux mêmes dates, d’une année sur l’autre (conditions indispensables dans l’optique d’un processus de patrimonialisation), sont leurs organisateurs. Ils ne se confondent plus avec les créateurs, forcément disparus, de ces épreuves : journalistes sportifs et amateurs passionnés, patrons de presse ou industriels. Si la dimension strictement sportive fut toujours prégnante et décisive dans la fondation de ces marathons cyclistes, elle ne se dissocia jamais d’enjeux économiques plus ou moins dissimulés.

45Le cas de MSR est révélateur d’un tel enchaînement causal d’intérêts sportifs et économiques, mais aussi de savoir-faire organisationnels ou managériaux stimulés par la perspective de profits financiers. Début 1906, les dirigeants d’un club sportif ligure, l’Union Sportive Sanremese, eurent l’idée de monter une course à pied qui s’accomplirait en deux jours, sur les quelque 300 km séparant Milan de San Remo. L’échec relatif de cette initiative incita un journaliste, Tullo Morgagni, à remplacer le raid pédestre par son équivalent cycliste d’un seul jour, sur les mêmes routes. Comme le journaliste manquait d’argent, il s’adressa, afin de financer son projet, au directeur de la Gazzetta dello Sport, le plus grand quotidien sportif italien. Ce patron de presse saisit alors l’occasion d’accroître le tirage de son journal en couvrant l’événement. Pourtant il fallait un organisateur compétent pour mener l’affaire. Ce fut en l’occurrence un certain Armando Cougnet, connu pour son habileté dans ce genre d’opérations : les mêmes personnalités n’avaient-elles pas déjà collaboré, avec une belle réussite, au lancement du TL, deux ans plutôt ? Le succès quasi-immédiat de l’entreprise ligure milita aussitôt en faveur de sa reconduction régulière. Un événement appelé à devenir patrimonial était né.

46En Belgique, animés par les mêmes principes sportifs et commerciaux, le directeur du journal Sportwereld, Léon Van den Haute, associé à l’éditeur de presse (Société belge d’Imprimerie) et bourgmestre de Hal, August de Maeght, chargea un spécialiste de marketing, le nationaliste flamand Karel van Wijnendaele, de monter, en 1913, un premier Tour des Flandres. Celui-ci, à l’image de son manager, se teinta, d’emblée, on l’a vu, d’une coloration idéologique et politique pro-flamande. Si LBL ne fut pas exempte, à sa création, d’une intention politico-idéologique similaire, pro-wallonne cette fois, elle échappa en revanche, à ses débuts, aux appétits lucratifs de la finance. Ce sont en effet deux sociétés sportives, le Pesant Club Liégeois et la Liege Cyclist Union qui présidèrent à la naissance de la ‘Doyenne’, en 1892. Cependant, après une éclipse de quatorze ans, entre 1894 et 1908, LBL ne fut relancée que grâce à l’apport de fonds du propriétaire du journal L’Express, soucieux d’augmenter ses ventes en relatant et commentant les péripéties de la course.

47Si l’idée de créer une épreuve cycliste entre Paris et Roubaix vint d’abord à l’un des journalistes (Victor Beyer) et au directeur (Paul Rousseau) de la revue Le Vélo, elle fut très vire relayée par deux industriels, filateurs roubaisiens (Théodore Vienne et Maurice Pérez), qui avaient fait construire, quelques années auparavant, le vélodrome voisin de Croix. Pour rentabiliser cette infrastructure, bien desservie par le tram et le train, l’arrivée d’une course cycliste venant de Paris fut envisagée. Ainsi naquit la grande classique, le ‘monument’ du Nord qui supplanta au fil des ans nombre de courses régionales ou nationales dont on pensait pourtant, initialement, que PR ne leur fournirait qu’un simple galop d’essai.

48Tout s’est passé comme si des intérêts sportifs, portés par des journalistes, avaient obtenu le concours organisationnel et financier de magnats régionaux de la presse et de l’industrie, afin d’installer les cinq ‘monument’ dans une durée supra-séculaire, potentiellement patrimoniale. À ceci près que nombre de vicissitudes intervinrent, entre la fin du XIXe siècle et nos jours, pour aboutir au profil financier et managérial actuel des cinq ‘monuments’, désormais placés entre les mains de trois entreprises d’organisations événementielles, liées à la presse et à la finance. La plus importante, Amaury Sport Organisation (ASO), se focalise sur les deux ‘monuments’ de la francophonie : LBL et PR. Le groupe ASO, constitué de capitaux familiaux, possède le journal L’Équipe (quotidien, magazines et chaîne de télévision) et rayonne, du Tour de France à Paris-Dakar, sur de nombreuses compétitions de résonance mondiale. Lié à un organisme plus régional, le TF qui s’inscrit dans une myriade de courses flamandes, dépend de l’organisation ‘parapluie’ Flanders Classics. Elle n’échappe pas pour autant aux appétits des groupes de médias De Vijver et Corelio appartenant aux milieux industriels belges. Quant aux deux ‘monuments’ italiens, MSR et TL, ils dépendent de RCS Media Group (groupe Rizzoli-Corriere della Sera-Gazzeta dello Sport), une galaxie financière assez trouble qui contrôle en partie la presse transalpine et intervient depuis longtemps dans la production cinématographique.

49Le patrimoine, matériel ou non, c’est donc, aussi, de l’argent, des valeurs numéraires susceptibles de provoquer de sévères conflits entre héritiers. Ainsi, depuis 2008, grâce aux courses cyclistes, ASO accroît ses résultats de 10 à 12 % par an. Bien que gratuit en bord de route, le cyclisme rapporte pas mal d’argent, surtout depuis les années 1980, grâce aux droits de télévision auxquels s’ajoutent des revenus de publicité et de sponsoring. Loin de payer pour emprunter les routes et traverser les agglomérations, les organisateurs de courses cyclistes tirent des ressources substantielles du budget des villes qui accueillent départs et arrivées. Ainsi, pour obtenir le départ du TF, la municipalité d’Anvers verse chaque fois 400 000 Euros à Flanders Classics.

50Les cinq ‘monuments’ ont été progressivement intégré à l’UCI Pro Tour à partir de 2005, puis à l’UCI World Tour depuis 2011, soit une marque d’excellence labellisée par l’Union Cycliste Internationale (UCI) qui en contrôle la qualité et la probité. Une stabilisation de l’organisation sportive s’observe donc, après de nombreuses années de confusion où tricheries et dopages firent la une des médias. Elle apporte aux cinq ‘monuments’ une sorte de garantie patrimoniale fondée sur une rigueur standardisée et le maintien de la personnalité unique de chaque course. Autorités de tutelle et organisateurs n’hésitent pas à durcir les conditions de course en ajoutant de nouveaux obstacles, montées et secteurs pavés, pour accroître les difficultés des parcours, encourager la bagarre entre favoris et éviter, autant que possible, des arrivées massives au sprint assez peu prisées du public.

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Photo 5. Liège-Bastogne-Liège : les longues montées se succèdent sur les pentes printanières des Ardennes belges (Photo Wikimédia Commons)

51Par ailleurs, l’appariement entre groupes organisateurs et UCI exerce une pression non négligeable sur les collectivités territoriales concernées par les épreuves. La concurrence entre les villes confrontées à un seul partenaire sportif permet de faire monter les enchères des royalties dont bénéficient les organisateurs. Il n’est qu’à voir comment Anvers et Bruges se disputent le départ du TF (années paires à la première, impaires à la seconde), ou comment Côme et Bergame tentent de s’arracher l’avantage d’une arrivée du TL sur leur territoire, pour imaginer les enjeux financiers et de prestige en cause. Ce ne sont là que quelques exemples, mais ils témoignent tous, en contrepoint, des bénéfices que les villes comptent tirer de l’exploitation d’un ‘monument’ et de son image. L’on citera, dans ce registre, le cas d’Audenarde, cité flamande -Oudenaarde- de 30 000 habitants où s’achève désormais le TF. Ses édiles jouent à fond la carte d’un développement touristique branché sur l’image du ‘Ronde’. La municipalité, associée à l’organisme Visit Flanders, s’est dotée, dans ce but, d’un musée du TF et parvient à attirer, chaque année, plusieurs milliers de touristes sportifs et de cyclotouristes, autour de la période de Pâques qui est aussi celle de la course.

Conclusion

52Evénements mobiles, les cinq ‘monuments’ du cyclisme européen, devenus des affaires prospères aux mains de managers et de financiers avisés, sont orientés par leurs instigateurs vers trois objectifs majeurs.

53L’un met l’accent sur leur ancrage dans un territoire composé d’une chaîne de lieux emblématiques et symboliques, touchant parfois à la sacralité. Il insiste aussi sur l’attachement de chaque ‘monument’ à une tradition culturelle et sportive, géographiquement située, qui garantit leur originalité et leur unicité, en un mot leur idiosyncrasie.

54Le second vise à les installer, au contraire, dans un ordre mondialisé et nomothétique, en tant que spectacles télévisés et vidéos de réseaux sociaux rémunérateurs (publicité, sponsoring, droits télévisés), d’audience internationale, susceptibles d’attirer sur les lieux de la course des contingents toujours plus nombreux de touristes-consommateurs. Sorte d’universaux, les ‘monuments’ deviennent alors, en contradiction avec l’objectif précédent, des produits commerciaux parfaitement interchangeables, soumis à des politiques promotionnelles destinées à accroître leur rentabilité.

55Le troisième objectif cherche à les inscrire dans le temps long d’une mémoire collective et identitaire, riche de mythes et d’épisodes épiques, de séquences héroïques leur conférant une substance patrimoniale. Ce dernier concept étant pris, ici, dans le sens où la vénération de leur passé et de leur présent projetterait ces ‘monuments’ vers un futur toujours espéré, condition de leur transmission et de leur reproduction tant matérielle que symbolique, voire lucrative. Ce troisième objectif, comme le premier, confère aux ‘monuments’ une dimension spécifique d’unicité.

56Ainsi et de manière plus générale, jouant à la fois sur l’unique et l’universel, la patrimonialisation prolifique des objets, des lieux, des édifices, des paysages, des événements et des éléments socioculturels (la liste n’est pas exhaustive), s’impose comme une nécessité profonde de notre postmodernité (Lyotard, 1979). Les raisons plus profondes de cette tendance lourde ont été, à ce jour, souvent analysées (Bourdin, 1984 ; Leniaud, 1992 ; Lamy, 1996 ; Rautenberg, 2003 ; etc.). Parmi celles-ci et pour faire court, je ne retiendrai que l’idée d’une crise mondiale de la modernité tendant à niveler les valeurs et à ouvrir à toute chose un possible destin patrimonial. Ce qui provoque une patrimonialisation forcenée dont nos sociétés d’incertitude, très individualistes, ont viscéralement besoin pour trouver la force de poursuivre leur route et de ne pas sombrer dans l’inanité du sens et des affects.

Bibliographie

57Barthes, R. (1957) Mythologies, Paris, Éditions du Seuil.

58Bourdin, A. (1984) Le patrimoine réinventé, Paris, PUF.

59Cazes, Q., Rayssac, S. (dir.) (2022) Vers Compostelle, Toulouse, PUM.

60Debarbieux, B. (1995) Le lieu, fragment et symbole du territoire. Espaces et Sociétés, 82-83, 13-35.

61Di Méo, G. (2008) Processus de patrimonialisation et construction des territoires. In Regards sur le patrimoine industriel, p. 87-109, La Crèche, GESTE éditions.

62Heinich, N. (2009) La Fabrique du patrimoine. « De la cathédrale à la petite cuillère », Paris, Éditions de la MSH.

63Lamy, Y. (dir.) (1996) L’Alchimie du patrimoine. Discours et politiques, Talence, Éditions de la MSHA.

64Leniaud, J.-M. (1992) L’Utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris, Éditions Mengès.

65Lyotard, J.-F. (1979) La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit.

66Nora, P. (dir.) (1986) Les lieux de mémoire (6 vol.), Paris, Gallimard.

67Rautenberg, M. (2003) La Rupture patrimoniale, Bernin, À la Croisée.

68Schroeders, F. (1999) Les Classiques du XXe siècle, Eeklo – Belgique, De Eeclonaar.

Pour citer cet article

Guy DI MEO, «Les « monuments » du sport cycliste, un type nouveau de patrimoine mobile», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 82 (2024/1) - Varia, 87-98 URL : https://popups.uliege.be/0770-7576/index.php?id=7276.

A propos de : Guy DI MEO

Professeur émérite à l'Université Bordeaux-Montaigne (laboratoire PASSAGES)

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