Introduction
Le Ministère français de l’Education Nationale (MEN) positionne la contribution de l’EPS à l’éducation à la citoyenneté autour de la compréhension du sens des règles (2015a) et de leur rôle dans la responsabilisation vis-à-vis d’autrui (2015b). En nous appuyant sur une étude précédente (Sene & Retout, 2017), nous nous intéressons à la façon dont des collégiens en classe de sixième, lors d’une leçon d’éducation physique et sportive (EPS) en arts du cirque, s’approprient la pratique de l’activité « bâton du diable » à travers la nécessité de devoir l’enseigner à leurs camarades. La réussite de cette mise en responsabilité dépend alors de la capacité des élèves à s’approprier les règles et nécessités pour pratiquer (contenus d’apprentissage) et pour enseigner cette pratique (contenus d’enseignement). Ces contenus sont ainsi liés par une grammaire (au sens de Wittgenstein, 1953/2004) d’actions conjointes et interdépendantes : les élèves découvrent les règles d’action nécessaires pour réussir à pratiquer à travers celles du jeu didactique (Sensevy, 2011) qui régit les interactions tutorielles.
Ces interactions sont soumises aux contraintes d’une situation « forcée » (Orange, 2010) : afin de développer la capacité des élèves à s’engager dans un jeu d’offre et de demande de raisons (Brandom, 2009) les conduisant à assumer leur rôle de tuteur à travers la formulation de contenus dont ils ont à rendre compte, les élèves sont contraints à interagir verbalement avec leur camarade tutoré : ils ne peuvent pas utiliser ni démonstration, ni mimes.
Cette contrainte s’inscrit en phase avec un projet d’établissement tourné vers le développement des compétences langagières et d’une « responsabilité citoyenne ». La responsabilisation vis-à-vis d’autrui est ainsi connectée à celle des contenus à identifier et à mettre en mots en vue de réguler la pratique de son camarade. Chacun est ainsi amené à devoir se rendre attentif à l’attention d’autrui (Sensevy, 2011) autour des contenus en jeu dans les interactions tutélaires.
En inscrivant cette étude dans la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD – ibid.), nous nous intéressons plus spécifiquement à cette attention à travers le concept de sémiose, qui réfère au système de signes et significations produits et décryptés dans l’action didactique conjointe (Sensevy, 2015 ; Collectif Didactique pour Enseigner, 2019), ici entre deux élèves (J : tuteure, E : tutorée). La TACD aborde la sémiose à plusieurs niveaux de production / décryptage de signes de / dans l’attention conjointe et produits à travers elle, autour des contenus en jeu.
La double sémiose qualifie la dialectique entre la sémiose du milieu et celle du contrat. Les rétroactions du milieu (« ce qui agit sur l'élève ou / et ce sur quoi l'élève agit » – Brousseau, 2010, p.3) sont vues comme pourvoyeuses des signes qui doivent pouvoir être lus par les élèves afin d’orienter leur enquête de et dans ce milieu en vue de produire des stratégies gagnantes. Chez le professeur ou le tuteur, la sémiose du milieu relève alors de l’identification de ce en quoi ce qui est donné à l’élève (ou au tutoré) pour agir résiste à ses actions tout en lui fournissant des éléments d’identification des voies prometteuses pour les réguler en vue d’atteindre la réussite escomptée. Chez l’élève (le tutoré), la sémiose du milieu relève de cette identification des résistances et rétroactions du milieu (Brousseau, 1998) ainsi que des régulations nécessaires pour réussir, à l’aide des indices fournis quant aux voies de la réussite.
La sémiose du contrat est alors celle par laquelle les élèves sont amenés à reconnaître les signes de cette réussite en lien avec ce qu’il y a à faire pour y parvenir. Cette reconnaissance suppose un « déjà-là » connu, sur la base duquel l’élève aborde une situation en essayant de l’assimiler à une situation déjà rencontrée, tout y accommodant ses façons de faire et de penser aux nécessités de la situation nouvelle. La double sémiose est ainsi pensée, dans une logique piagétienne, à travers une équilibration entre la logique assimilatrice du contrat et la logique accommodatrice du milieu (Sensevy, 2011).
La sémiose est considérée à travers les signes produits pour engager l’élève (/le tutoré) à reconnaître ce qu’il convient d’investir dans la situation et de quelle manière (sémiose du contrat didactique) dans une logique de quête et d’enquête (Dewey, 1938/2993), ce qui passe par une mise en tension dialectique du connu et de l’à-connaître (Sensevy, 2011). Cette enquête est aussi celle du professeur (/du tuteur) sur ces dimensions de l’activité de l’élève (/du tutoré), en vue d’ajuster les signes qu’il lui délivre. La TACD parle alors de sémiose réciproque (ibid.) pour caractériser les signes co-produits et décryptés.
Cette façon de concevoir les mécanismes de la sémiose illustre la façon dont la TACD vise à enrichir la compréhension de la grammaire de l’action didactique conjointe (ibid.). C’est en ce sens que l’étude menée cherche à comprendre comment se spécifient conjointement cette grammaire, les objets et les enjeux de la sémiose. Le cas sélectionné vise ainsi à mettre en avant la façon dont les signes produits et décryptés quant aux enjeux et conditions d’appropriation des savoirs et objets mis à l’étude impacte la construction des contenus et des rôles endossés par chacun dans la relation tutorielle.
Les contenus sont envisagés en tant que conditions que l’élève doit intégrer pour transformer ses actions (contenus d’apprentissage – Marsenach, 1991), ainsi qu’à travers ce que propose le professeur (/le tuteur) à cet effet (contenus d’enseignement). Les rôles sont quant à eux considérés au regard de ce que chacun (ici : tuteur, tutoré), s’attend à devoir gérer face à l’autre au regard de ce qu’il perçoit des nécessités spécifiques à l’acquisition / transmission des contenus (contrat didactique chez Brousseau, 1998). Nous connectons ainsi étroitement genèse du contrat et genèse des rôles (ou « topogénèse ») et responsabilités endossées afin de permettre l’acquisition des contenus. Ainsi, enrôler un élève, c’est réussir à faire en sorte qu’il accepte de s’engager au regard de ces responsabilités, en tant qu’apprenant et/ou partenaire d’apprentissages coopératifs.
Méthodologie
En reprenant la méthodologie développée par Leutenegger (2009), nous constituons le corpus à partir du film d’une séquence d’enseignement et d’entretiens ante et post séance (afin d’accéder au sens des choix et régulations didactiques), entièrement transcrits, menés auprès d’un professeur et d’élèves de 11-12 ans d’une classe mixte de sixième (n=24).
Les données filmées sont transcrites sous forme de synopsis didactique (Schneuwly, Dolz & Ronveaux, 2006) des leçons mettent en relation sous forme de tableaux les temps, tours de paroles, verbatim des discours tenus sur le terrain et gestes produits par le professeur et les élèves.
Nous y ciblons plus particulièrement des épisodes porteurs d’incidents critiques didactiques (Loquet, Garnier & Amade-Escot, 2002), révélant la façon dont les élèves gèrent les imprévus liés à l’appropriation des contenus. En effet, les ICD « grossi[ssen]t des phénomènes qui restent peu visibles lorsque tout fonctionne normalement » (p.100) et présentent un caractère remarquable lors de situations visant à communiquer un savoir (Amade-Escot & Marsenach, 1995). Les passages ainsi ciblés font écho à ces épisodes, qui mettent en avant la façon dont se spécifie la grammaire de la sémiose dans l’action didactique conjointe selon les objets et enjeux mis en avant : genèse et sémiose du contrat, du milieu, des rôles, des savoirs et des contenus.
Nous nous focalisons sur ici une étude de cas (binôme), révélant comment cette sémiose se spécifie dans les régulations, par une élève tuteure, des stratégies déployées par une élève tutorée pour s’approprier les contenus nécessaires à la maîtrise de critères de réalisation, préalablement présentés sur une fiche-ressource pour l’atelier « bâton du diable ».
Résultats et discussion
Le professeur décide d’organiser le tutorat entre élèves de la manière suivante : dans un premier temps, l’élève tuteur découvre l’atelier et les règles présentes au sein des consignes délivrées par le professeur. Il dispose d’un temps de familiarisation avec l’atelier en pratiquant seul durant quelques minutes, à l’abri du regard de l’élève tutoré. Il est ensuite mis en contact avec cet élève afin de lui enseigner oralement cette pratique.
Comme précisé plus haut, la mise en coopération des élèves dans le cadre d’interactions tutorielles restreintes à des échanges verbaux vise à contraindre les élèves tuteurs à développer leur réflexion sur les conditions de formalisation de contenus à des fins d’explicitation et d’enseignement à destination des élèves tutorés. Cet enjeu de développement de l’oralité au sein de l’épistémologie pratique des élèves dans le cadre d’activités coopératives, par conversion sémiotique, positionne la sémiose à plusieurs niveaux, illustrés par le cas de J et de E en bâton du diable.
Les consignes délivrées à J par le professeur sont les suivantes (elles figurent en outre sur la fiche-ressource) : « le bâton du diable doit être en permanence en mouvement » et : « il ne peut y avoir qu’un seul contact entre le bâton du diable et chaque baguette ». Cette élève teste alors deux stratégies : donner de petites impulsions rapides sur le bâton avec les baguettes rapprochées (1°), puis les écarter et augmenter le temps de contact entre les baguettes et le bâton afin d’en accompagner le mouvement oscillatoire via un accroissement d’amplitude du mouvement des baguettes (2°).
La deuxième stratégie lui permet de respecter plus longtemps les critères présentés au sein des consignes. Elle la retient donc pour formuler ensuite les régulations suivantes à destination d’E, dont les premières tentatives s’assimilent à la stratégie 1° : « Pars de plus loin, écarte l’un des bâtons » / « Il faut qu’il rebondisse ».
Ces régulations sont fondées sur ce que J retire de ses tentatives préalables en tant que pratiquante, par comparaison vis-à-vis de ce que fait E : « Je me suis trop précipitée je pense » / « E aussi » / « Après j’ai écarté les bâtons plus et ça marchait mieux » (discours adressé au professeur à l’issue de la mise en œuvre du dispositif). J les délivre à E après l’avoir laissée expérimenter seule cette pratique.
Elle témoigne au professeur de sa réticence à délivrer d’emblée des consignes à sa camarade : « Bah, comme je reprends ce que moi j’avais fait, je me suis dit que j’allais peut-être la laisser, je n’allais pas trop lui dire pour qu’elle essaye ».
J, engagée sur la dialectique réticence/expression (Sensevy, 2011) typique la prise de conscience de la nécessité de satisfaire l’engagement de l’apprenant « en première personne » (clause proprio motu, ibid.), a donc assimilé la nécessité de réguler la pratique de sa camarade après l’avoir laissée enquêter dans le milieu. Ce milieu est ainsi considéré comme un milieu-soi (Forest & Batézat-Batellier, 2013) à explorer dans le dialogue avec des contraintes liées au matériel et aux règles de la pratique sociale.
L’identification par J de ce qu’il y à faire pour réussir et à faire faire pour faire réussir E caractérise la construction conjointe et complémentaire de contrats, en tant qu’apprenant et que tuteur à même de tirer profit d’une pratique d’intervention afin de progresser dans sa propre pratique et dans l’appropriation des connaissances et contenus nécessaires à cette progression et à celle d’autrui. E, en l’occurrence, reconnaît et accepte le jeu didactique et sa réticence : « Tu ne veux pas tout me dire… mais merci du conseil ! » (E, durant l’épisode).
La sémiose des savoirs s’enrichit ainsi de celle des conditions de la transmission / appropriation des contenus au regard d’une attention à la façon dont autrui interagit avec un milieu qui évolue dans sa dialectique avec un contrat redéfini par les consignes délivrées, au regard des nécessités identifiées dans l’action conjointe quant à cette appropriation.
Le milieu de la situation (Brousseau, 1998) devient pour le professeur, dans ce type de dispositif coopératif, celui qui lui permet d’améliorer sa compréhension de l’enseignement d’une pratique en découvrant comment les élèves s’y prennent conjointement pour construire et enseigner des contenus. Ses commentaires en entretien post séance révèlent la reconnaissance des étapes de co-construction de ces contenus dans les interactions tutélaires (identification des critères de réalisation, adaptation des contenus dans les régulations, reconnaissance réciproque des règles d’action et de celles du jeu didactique).
Conclusion
Cette étude de cas positionne la sémiose comme révélatrice du développement conjoint des capacités à identifier et à jouer sur un nombre accru de paramètres et d’objets de savoir en écho à des visées et enjeux complémentaires (disciplinaires, sociaux, éducatifs, …). La sémiose réengage les interactions, génératrices de signes de ce qui fait milieu et contrat pour les élèves. Parmi ces signes figurent ceux produits intentionnellement ou non à destination d’autrui, vecteurs d’ajustements dans et de l’action conjointe. Ces ajustements sont ceux d’épistémologies pratiques réciproques en construction, relatives à la production et à l’identification de conditions d’appropriation de contenus dans l’action conjointe.
Être attentif à l’attention d’autrui (Sensevy, 2011) au regard de cette visée d’ajustement, c’est donc accepter la nécessité de renouveler ses propres représentations des contenus et savoirs en jeu dans une pratique d’enseignement-apprentissage. Le dispositif mis en place positionne les élèves comme collaborateurs de la mise en émergence des contenus, participant à la construction d’un collectif manifestant une attention conjointe aiguisée autour de projets et d’objets construits en commun (Ingold, 2017). Cet exemple révèle ainsi comment l’ajustement entre plusieurs acteurs et niveaux de coopération participe à enrichir l’épistémologie pratique du professeur de celle de ses élèves : les contenus qu’ils construisent ensemble peuvent servir d’appui au professeur pour réengager sa compréhension de la pratique et des conditions de son enseignement, à l’heure où les apprentissages coopératifs sont de plus en plus valorisés par l’institution scolaire.
Or, faire coopérer implique de connecter l’apprentissage d’un « savoir coopérer » aux savoirs dont la genèse est permise par cette coopération, sous la forme la plus adaptée au projet didactique du professeur. Les signes que le professeur produit à cet effet doivent alors faire écho, aux yeux des élèves, à ce en quoi le fait de coopérer autour d’objets clairement identifiés autour et au-delà d’un projet commun, peut permettre à chacun d’en « sortir grandi », au sein et au service du collectif. C’est en ce sens que l’attention à l’attention d’autrui peut devenir en soi un objet d’éducation, à condition de concevoir et d’organiser les situations comme des lieux de partage d’expériences et de savoirs, au-delà des tâches et rôles qu’il est possible d’y (faire) identifier. L’intérêt semble d’actualité à l’heure où, face à une montée de l’individualisme, les élèves sont de plus en en plus amenés à être collectivement investis dans des projets « citoyens » relatifs à des domaines de pratiques et de savoirs qu’ils connaissent mieux que leur professeur, lequel devient alors « sémiologue » en tant qu’enquêteur de ces domaines et facilitateur des coopérations et apprentissages qui s’y nouent.