Diversité de la qualité des engrais organiques produits par les paysans d’Afrique de l’Ouest : quelles conséquences sur les recommandations de fumure ?
Reçu le 25 octobre 2013, accepté le 8 septembre 2014
Résumé
L’entretien du bilan humique des terres cultivées est un gage de durabilité des systèmes de production. En Afrique de l’Ouest, la recommandation d’application de fumure organique reste unique, quel que soit le type de sol, et indépendante de la qualité des fumures organiques disponibles dans les exploitations. Aujourd’hui, les paysans des savanes d’Afrique de l’Ouest produisent une diversité de types de fumures organiques, ce qui nous amène à caractériser cette diversité et à proposer de nouvelles recommandations pour assurer l’entretien du statut des sols agricoles dans cette région. L’analyse permet de distinguer une grande diversité de fumures organiques paysannes : des fumiers paysans à forte valeur d’amendement correspondant aux fumures organiques de référence, mais également des fumiers de qualité moyenne et des composts de valeur d’amendement forte et moyenne. Avec ces types d’amendement, il serait alors nécessaire d’appliquer, selon la qualité des fumiers, entre 2,4 et 5,1 t·ha-1 paran sur les sols sableux et 2,1 et 4,4 t·ha-1 par an pour les sols argileux et selon la qualité des composts entre 4,1 et 5,4 t·ha-1 par an pour les sols sableux et entre 3,5 et 4,6 t·ha-1 par an pour les sols argileux. Cependant, les quantités de fumure organique nécessaires dépassent les capacités actuelles de production des exploitations agropastorales de la région. Il est donc nécessaire que les producteurs combinent plusieurs voies d’amélioration de la gestion de la matière organique du sol : augmenter les quantités de fumures organiques produites, améliorer leur qualité et intégrer d’autres modes de gestion de la fertilité des sols cultivés à l’échelle des exploitations.
Abstract
Diversity in the quality of organic manure produced on farms in West Africa: what impact on recommendations for the use of manure? The maintenance of humus balance in cultivated soils is a guarantee of the sustainability of production systems. In West Africa, the advice regarding application of organic manure to fields remains unique and independent of the quality of organic manures available on farms. Some studies show that West African farms produce a diversity of organic manure. Should the advice for organic manure application be reformulated to reflect this diversity of farm-produced organic manure? We propose to analyze the diversity of organic manure produced on certain farms and estimate the optimal amount of organic fertilizer that should be applied to the fields to ensure the renewal of organic matter. The analysis distinguishes a great heterogeneity of farm-produced organic manure. Farm-produced manure with a high amendment value provides a reference for the quality of the manure, but this is also the case for farm-produced manure with an average quality and for farm-produced composts with a high or average amendment value. Depending on the quality of the manure, with these types of organic fertilizer, it would be necessary to apply between 2.4 and 5.1 t·ha-1 per year on sandy soils and 2.1 to 4.4 t·ha-1 per year for clay. Depending on the quality of the compost, it would be necessary to apply between 4.1 and 5.4 t·ha-1 per year for sandy soils and between 3.5 and 4.6 t·ha-1 per year for clay. Taking into account the heterogeneity of the quality of farm-produced organic manure, we can adapt the current technical advice to ensure a renewal of soil organic matter. However, the quantities of organic manure needed are beyond the current capacity of farms. It would be necessary to increase the amount of organic manure produced on farms, to improve its quality and to integrate other modes of soil fertility management at farm level.
1. Introduction
1Dans les savanes d’Afrique de l’Ouest, l’entretien du statut organique des sols est gage de durabilité et de productivité des systèmes de production (Pichot et al., 1981 ; Sedogo, 1981 ; Pieri, 1989 ; Bationo et al., 2007). Il participe également aux enjeux globaux comme l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre avec un potentiel stockage de carbone selon les pratiques agricoles mises en place et l’amélioration de la sécurité alimentaire et des revenus agricoles par une meilleure fertilisation des cultures. Le lien entre la teneur en matière organique du sol (MOS), les propriétés physiques, la fertilité biologique et la richesse en nutriments des sols n’est plus à démontrer (Feller et al., 1991 ; Feller, 1995 ; Nacro, 1997 ; Pallo et al., 2008). Le taux de MOS est un indicateur de la fertilité des sols sur le long terme qui interagit avec d’autres indicateurs de fertilité sur le court terme, comme l’azote disponible et le phosphore assimilable (Nacro, 1997). Le maintien de la MOS est donc un levier essentiel pour maintenir la productivité et la durabilité des systèmes de production.
2Dans les savanes d’Afrique de l’Ouest, la dynamique de la MOS est dépendante de la mise en culture et des pratiques culturales (Hien, 2004). Hien et al. (2003) ont mesuré un stock de C de 61,5 t·ha-1 pour une profondeur de 0 à 30 cm sous savanes non cultivées depuis plusieurs décennies contre seulement 16 t·ha-1 après 13 ans de mise en culture. Les pratiques traditionnelles d’entretien de la MOS des terres cultivées comme la mise en jachère (Pieri, 1989) ou les transferts de fertilité par le bétail depuis les parcours naturels (Dugué, 1999) sont aujourd’hui remises en cause. L’augmentation des surfaces cultivées du fait de l’accroissement de la population rurale engendre une réduction spatiale et temporelle des jachères, voire une mise en culture continue des terres (Gigou et al., 2004). L’espace pastoral résiduel fournit des ressources fourragères limitées. Le rôle du bétail dans les transferts de matière organique du saltus vers l’ager diminue et l’alimentation du bétail doit être assurée une partie de l’année par les résidus de culture laissés au champ ou stockés à la ferme. Mais de nouvelles techniques de gestion de la MOS ont été mises au point par la recherche-développement pour s’adapter à ce nouveau contexte. Le mulch ou couverture des sols par les résidus de culture, l’enfouissement de ces résidus dans l’horizon travaillé (Sedogo, 1993 ; Gigou et al., 2006 ; Vall et al., 2012), la régénération assistée et l’entretien des parcs arborés associés aux cultures (Traore et al., 2004), les associations de cultures et l’implantation de légumineuses dans les systèmes de culture (Sedogo, 1993 ; Gigou et al., 2006 ; Autfray et al., 2012 ; Coulibaly et al., 2012) et la production de fumure organique (FO) (Hamon, 1972 ; Coulomb et al., 1980 ; Quilfen et al., 1983 ; Berger et al., 1987 ; Guillonneau, 1988 ; Landais et al., 1993 ; Berger, 1996) représentent un panel de techniques d’entretien de la MOS disponibles aujourd’hui pour les paysans. Ces techniques n’ont pas été largement adoptées par les paysans des savanes ouest-africaines, sauf sur de petites superficies et des situations spécifiques (proches des habitations, sur des zones dégradées). Schleich (1986) montrait dans les années 1980 que la production de FO était limitée par les distances entre les champs et les lieux de production de fumure, le faible niveau d’équipement en charrettes et la faible disponibilité des résidus de récolte. Pourtant, des travaux expérimentaux en station et en milieu paysan ont permis de mettre au point des techniques de production de FO de qualité en mobilisant les déjections animales et les résidus de cultures : étable fumière (Hamon, 1972 ; Zoumana et al., 1994), parc d’hivernage ou amélioré (Berger et al., 1987 ; Kanté, 2001). Aujourd’hui, la production de FO est devenue une pratique courante. Les exploitations en polyculture-élevage de la zone sont mieux équipées en charrettes et l’augmentation du prix des engrais minéraux a milité en faveur de cette production.
3L’analyse des pratiques de production de FO montre qu’aujourd’hui, ces paysans diversifient les types de fumure produits en mobilisant les biomasses disponibles sur l’exploitation : déjections animales des différentes espèces, résidus de culture, refus de fourrages, ordures ménagères (Harris, 2002 ; Blanchard et al., 2010a ; Blanchard et al., 2013). La qualité des FO paysannes produites reste très hétérogène (Landais et al., 1993) selon le type de FO produite (Hamon, 1972 ; Coulomb et al., 1980 ; Quilfen et al., 1983 ; Ganry, 1985 ; Guillonneau, 1988), les déjections animales et les résidus utilisés (Hamon, 1972), les modes de gestion des effluents d’élevage et les conditions de production de la FO (couverture, arrosage ou drainage, apport d’éléments extérieurs tels que urine, lisier ou terre, etc. (Lekasi et al., 2001 ; Lekasi et al., 2003).
4En Afrique de l’Ouest, la mise en place d’essais de longue durée en station depuis les années 1980 a permis de formuler des recommandations d’application de FO pour compenser la minéralisation de la MOS. La recherche-développement recommande aujourd’hui d’apporter 6 t MS·ha-1 tous les 3 ans ou 5 t MS·ha-1 tous les 2 ans (Ganry, 1985 ; Berger et al., 1987 ; Berger, 1996 ; Hien et al., 2003). Ces doses standards sont indépendantes des types de sol, pourtant la dynamique de la MOS est fortement liée à la teneur en éléments fins des sols (Feller, 1995 ; Pallo et al., 2008). Elles ne tiennent pas compte non plus de la variabilité de la qualité des FO disponibles chez les paysans.
5L’étude des pratiques d’application de FO au champ (Kanté, 2001 ; Vall et al., 2012 ; Blanchard et al., 2013) montre que les paysans ne suivent pas ces recommandations. Les recommandations standards d’application de FO ne semblent pas adaptées à la diversité des FO paysannes, des types de sols mis en culture et des pratiques des paysans.
6L’objectif de l’article est d’analyser la diversité de la qualité des FO paysannes et de proposer une reformulation des recommandations d’application de FO selon cette diversité et les types de sols cultivés. Pour cela, nous utilisons les données issues d’une expérimentation de production de FO en milieu paysan. Après une présentation de la démarche adoptée pour caractériser les qualités des FO paysannes et les besoins en fumure des types de sols cultivés, nous proposerons une reformulation des recommandations d’application de FO. Enfin, nous discuterons de l’applicabilité de ces résultats dans le contexte des exploitations agropastorales de l’Ouest du Burkina Faso.
2. Matériel et méthodes
2.1. Sites d’étude et systèmes agropastoraux
7Le travail s’appuie sur les résultats d’une expérimentation de production de FO conduite entre 2009 et 2011 dans des exploitations agropastorales de la province du Tuy, à l’Ouest du Burkina Faso.
8Dans les savanes d’Afrique de l’Ouest, les sols ferrugineux tropicaux sont les plus représentés (30 % du territoire provincial du Tuy, environ 60 % des sols cultivés), mais leur richesse minérale reste limitée (Pallo et al., 2008). Le risque de dégradation de leurs propriétés physiques après mise en culture est important, mais leur potentiel de production reste intéressant (Pieri, 1989). La province du Tuy est soumise à un climat soudanien avec une pluviosité moyenne de 1 000 mm par an. Les fortes densités humaines (42 habitants par km2) et animales (45 UBT·km-2 ; UBT, Unité de Bétail Tropical) et l’importante emprise agricole (40 % de la surface des villages) engendrent des compétitions fortes pour l’accès aux ressources agropastorales. Le maintien du transfert de fertilité par l’élevage au profit des terres cultivées est remis en cause (Vall et al., 2012). Les systèmes de cultures sont caractérisés par une rotation coton-maïs ; les céréales sèches (sorgho, mil) n’occupant que 21 % des surfaces cultivées et les légumineuses, 5 %. L’élevage de zébu extensif remplit de multiples fonctions : traction animale, épargne, production de FO, de lait et de veaux, prestige, etc.
2.2. Échantillonnage des exploitations et enquêtes
9Des enquêtes déclaratives ont été conduites auprès de 98 exploitations choisies de façon aléatoire parmi 1 000 expérimentateurs de production de fumier ou de compost (Vall, 2009 ; Vall et al., 2013). Dans cette expérimentation en milieu paysan, le fumier est produit dans des fosses construites à côté des lieux de stabulation nocturne des bovins à partir des effluents d’élevages, des refus fourragers, des ordures ménagères et des cendres. Le compost est produit dans des fosses au bord des champs, à partir principalement des résidus de culture in situ et d’une petite quantité de déjections animales transportée. Ces fosses sont remplies après les récoltes et subissent une fermentation aérobie au cours de la saison des pluies (Blanchard et al., 2010b).
10Les enquêtes se sont intéressées à la structure et l’équipement des exploitations (nombre d’actifs, surface cultivée, place du coton, des céréales et des légumineuses, taille du troupeau, nombre de charrettes et d’outils). Les pratiques de production de FO des exploitations ont été caractérisées par les matériaux et les quantités mobilisées (tiges de coton, pailles de sorgho, autres résidus de cultures, ordures ménagères, déjections animales), les travaux effectués (retournement et arrosage), le travail investi (ramassage des résidus, transport des matériaux, apport de litière, remplissage, retournement, arrosage et vidange des fosses), la durée de mise en fosse et la quantité de FO produite. Un échantillon composite de FO a été prélevé avant l’épandage dans les champs (5 prises, échantillon de 500 g) pour des analyses de composition chimique.
2.3. Analyse de la composition chimique des fumures organiques
11Les 98 échantillons de FO ont été homogénéisés avant d’être analysés au Laboratoire Sol-Eau-Plante de l’Institut de l’Environnement et de Recherches Agricoles de Farako-Ba (LSEP, Inera). La teneur en matière sèche des échantillons (% MSFO) a été déterminée par pesée après passage à l’étuve (105 °C, 48 h). La teneur en carbone total (CFO) a été déterminée d’après la méthode de Walkley-Black et la teneur en azote total (NFO) par la méthode de Kjeldahl après séchage. Le phosphore total (PFO) est dosé selon la méthode proposée par Page (1982).
2.4. Analyse de la diversité des FO paysannes produites
12Les relations entre la qualité des FO paysannes et les pratiques de production de FO ont été analysées par une analyse en composantes principales (ACP) sur les variables décrivant ces pratiques (fréquences de retournement, arrosage, durée de mise en fosse, travail investi), les matériaux utilisés pour la production (% de tiges de coton, paille de sorgho, autres résidus de culture, ordures ménagères et déjections animales) et les indicateurs de la qualité des FO (% MSFO, CFO, NFO, PFO). Les variables décrivant la structure et l’équipement des exploitations ont été considérées comme variables supplémentaires dans l’analyse. Des types de FO homogènes ont été identifiés par une classification ascendante hiérarchique réalisée sur les coordonnées des observations sur l’ensemble des axes de l’ACP. Une analyse de variance (ANOVA, test de Newman et Keuls) a permis de comparer les moyennes des variables décrivant les pratiques et les matériaux utilisés pour la production de FO et les indicateurs de la qualité pour les différents types de FO reconnus. Des analyses de corrélations entre les indicateurs de qualité des FO et les pratiques de production enrichissent l’analyse. Ces analyses ont été réalisées avec le logiciel XLSTAT 2011.1.01 (ADDINSOFT).
2.5. Dynamique du carbone des sols de la zone d’étude
13Un jeu de 101 parcelles cultivées dans la Province du Tuy a fait l’objet de prélèvements de sol de l’horizon superficiel travaillé à la charrue (0-20 cm). Les échantillons de sol ont été analysés au laboratoire SEP. La teneur en carbone des sols (Csol) a été déterminée par la méthode Walkley-Black et la teneur en éléments fins par une analyse de granulométrie. Les sols cultivés collectés présentent une teneur en Csol moyenne, tous types de sols confondus, de 7,702 g C·kg-1 de sol sec. Nous considérons deux catégories de sol selon les teneurs en éléments fins car la dynamique de la MOS est fortement liée aux éléments fins du sol (Feller, 1995). Les sols sableux correspondent à des sols cultivés depuis plus de 20 ans, avec en moyenne 81 g·kg-1 d’éléments fins de sol sec. Leur teneur en Csol est de 6,071 g C·kg-1 de sol sec. Les sols les plus argileux sont mis en culture depuis 16 ans et présentent un taux d’éléments fins de 136 g·kg-1 et une teneur en Csol de 8,728 g C·kg-1.
14Le modèle de dynamique des MOS considéré est un modèle simple à un compartiment utilisé par Berger et al. (1987) pour établir les recommandations d’application de FO. L’humus du sol est minéralisé selon le coefficient de destruction, k2. À partir de ce modèle et des caractéristiques des sols cultivés, nous avons calculé la quantité de carbone organique des sols minéralisée annuellement par hectare (Qté CMin en kg C·ha-1 par an) :
15avec Proflabour, la profondeur de sol travaillé estimée à 0,2 m par un labour à la charrue (Vall et al., 2003) ; Densitésol, la densité apparente des sols estimée à 1,6 t·m-3 par Berger et al. (1987) ; Csol en g·kg-1, la teneur en carbone des sols mesurée d’après les analyses d’échantillons de sol ; k2, le coefficient de destruction de la MOS estimé à 25 g·kg-1 par an pour les sols sableux et 15 g·kg-1 par an pour les sols argileux (Berger et al., 1987 ; données d’expérimentations de longue durée de l’IRCT depuis 1967 et de l’INERA depuis 1985).
162.6. Bilan humique des sols et recommandations adaptées aux types de FO paysannes
17Nous considérerons, sur la base d’un cycle annuel, que l’épandage de fumier et de compost enfoui en début de campagne agricole est un amendement organique qui doit compenser la minéralisation annuelle du carbone des sols. Ainsi, nous calculons la quantité de FO à appliquer (Qté FO en kg de MS·ha-1 par an), selon la diversité des teneurs en carbone des FO paysannes (CFO en g·kg-1), reprenant l’hypothèse d’une humification homogène des différentes formes de C qui avait été retenue pour formuler les recommandations d’application de FO :
3. Résultats
3.1. Diversité des fumures organiques produites par les paysans
18L’axe 1 de l’ACP discrimine les FO selon la proportion de déjections animales dans les matériaux utilisés pour la production et la qualité des produits obtenus (CFO, NFO, PFO ; Figure 1). Il discrimine les FO de bonne qualité vers la droite et les FO de qualité moyenne vers la gauche. L’axe 2 discrimine les FO selon la proportion d’ordures ménagères dans les matériaux utilisés pour la production de FO, la quantité de travail, le nombre de retournements et le recours ou non à l’arrosage des fosses. Il permet de distinguer les FO nécessitant peu de travail vers le bas et celles impliquant du travail, des retournements et de l’arrosage vers le haut.
19Une classification des FO paysannes produites dans l’Ouest du Burkina Faso a été réalisée sur les coordonnées des observations sur l’ensemble des axes de l’ACP. Cette classification a permis d’identifier quatre catégories de FO paysannes (Tableau 1), classées selon leurs teneurs en C, en N et en P total : un fumier à forte valeur d’amendement, un fumier de qualité moyenne, un compost à forte valeur d’amendement et un compost de qualité moyenne.
20Les analyses de corrélation entre les teneurs en CFO et NFO et les variables décrivant les matériaux utilisés et les travaux réalisés sur les fosses indiquent que les teneurs en éléments sont positivement corrélées à la part des déjections animales dans les matériaux utilisés pour la production (p-values respectives de 0,008 et 0,003). Les déjections animales sont essentielles à la production de FO paysannes de qualité. Le rapport C/N est négativement corrélé à la durée de mise en fosse et positivement à la part des tiges de coton dans le mélange mis en fosse (p-values respectives de 0,039 et 0,040). La minéralisation potentielle du CFO épandu serait plus forte pour les FO ayant séjourné longtemps en fosse et plus faible pour les FO issues des tiges de coton. Enfin, la teneur en NFO est corrélée négativement avec le nombre de retournements (p-value 0,019).
21Structure des exploitations. Les exploitations qui produisent ces différentes FO ne se distinguent pas par leur structure (Tableau 1). Une exploitation qui dispose de main-d’œuvre, de grandes surfaces cultivées, de moyens de transport et d’un troupeau de grande taille ne semble pas produire de la FO de meilleure qualité qu’une exploitation qui a des surfaces réduites, moins de main-d’œuvre et un cheptel limité. L’ensemble des exploitations enquêtées disposent de charrettes pour le transport des biomasses, de bovins et d’outils pour le travail de production (retournement, arrosage, etc.). Le transport ne semble plus être un facteur limitant la production de fumure pour ces exploitations. L’ensemble des exploitations produisaient déjà de la FO avant la réalisation de l’essai. Les déterminants de la qualité des FO paysannes produites pourraient être à rechercher dans la maitrise des conditions de décomposition des matériaux utilisés (aération, tassement, humidité) et l’organisation du travail.
22Matériaux et techniques utilisés. Les fumiers se distinguent des composts par un recours plus important aux déjections animales et aux ordures ménagères comme matériaux de base sans usage de tiges de cotonnier. La production de fumier nécessite un investissement en travail significativement plus important que celui nécessaire à la production de compost (p < 0,01).
23Les fumiers à forte valeur d’amendement sont produits à partir de déjections animales (65 % des matériaux de base), alors que pour les fumiers de qualité moyenne, les fosses sont remplies avec une proportion plus grande de pailles de sorgho et d’ordures ménagères. Les paysans ont procédé à davantage de retournements pour produire le fumier de qualité moyenne (p < 0,05) afin de favoriser la décomposition des résidus végétaux qui se décomposent moins facilement avec un fumier pauvre en déjections animales. Cette différence de fréquence de retournement explique celle relative au temps de travail investi (p < 0,01).
24Les composts à forte valeur d’amendement sont produits à partir d’une diversité de résidus de culture (tiges de coton, pailles de sorgho et autres), avec apport de déjections animales (32 % du mélange). Les composts de qualité moyenne sont produits à partir de tiges de coton, de pailles de maïs, de mil et des graminées de brousse, sans déjections animales.
25Qualité des FO paysannes. Les fumiers à forte valeur d’amendement ont des teneurs significativement plus élevées en CFO (p < 0,001), en NFO (p < 0,001) et en PFO (p < 0,001, Tableau 1) que les trois autres FO paysannes. Par contre, il n’y a pas de différences significatives de qualité observées entre les fumiers de qualité moyenne, les composts de qualité moyenne et les composts à forte valeur d’amendement. Il n’y a pas de différence significative pour le rapport C/N.
26Il apparait une diversité de qualité des FO paysannes produites dans la province du Tuy. Sur les 98 paysans enquêtés, seulement 22 % de ceux qui produisent du fumier disposent d’un produit de qualité. Les paysans qui produisent du compost investissent davantage dans la production de qualité, 76 % d’entre eux disposent de compost à forte valeur d’amendement (Tableau 1).
3.2. Bilan humique des sols et adaptation des recommandations d’épandage
27Considérant une minéralisation annuelle de la MOS de 25 g·kg-1 par an pour les sols sableux et 15 g·kg-1 par an pour les sols argileux (Berger et al., 1987 ; données d’expérimentations de longue durée de l’IRCT depuis 1967 et de l’INERA depuis 1985), la quantité minéralisée de carbone des sols serait de 486 kg C·ha-1 par an pour les sols sableux et 419 kg C·ha-1 par an pour les sols argileux.
28Pour compenser cette minéralisation par un amendement de fumier à forte valeur d’amendement, les paysans devraient apporter 2 381 kg MS·ha-1 par an pour les sols sableux et 2 054 kg MS·ha-1 par an sur les sols argileux (Tableau 2). Ces apports correspondent aux recommandations de 2 à 2,5 t de MS·ha-1 par an en vigueur en Afrique de l’Ouest. Cependant, les apports devraient être bien supérieurs à ces recommandations dans le cas d’épandage de composts et de fumiers de qualité moyenne sur sols argileux et sableux allant jusqu’à 5 337 kg MS·ha-1 par an (Tableau 2).
4. Discussion
4.1. Limites du modèle de dynamique de la MOS utilisé
29L’étude s’appuie sur une évaluation des besoins théoriques en FO des sols cultivés pour combler une minéralisation annuelle de la MOS en mobilisant le modèle dynamique de la MOS qui a été utilisé pour établir les recommandations d’épandage (Berger et al., 1987). Ce modèle à un compartiment considère la MOS comme étant homogène et soumise à une minéralisation proportionnelle au cours du temps. Des modèles plus complexes permettent de prendre en compte les différentes formes de C dans les sols et leur évolution différenciée. De plus, le bilan humique proposé considère que le carbone contenu dans les FO est de structure uniforme. Or, selon la composition biochimique des matériaux utilisés pour la production et le processus de décomposition, le carbone de la FO épandue se transformera en carbone stable ou se minéralisera progressivement (Robin, 1997). La prise en compte des différentes formes de carbone dans les sols et des FO épandues serait nécessaire pour préciser les recommandations d’application de FO dans un objectif d’entretien du stock de carbone des sols sur le long terme.
4.2. Qualité des fumures organiques paysannes
30Les FO paysannes étudiées doivent être considérées comme des amendements organiques car leurs teneurs en éléments restent faibles (4 à 11 g N·kg-1 MS et 2 à 5 g·kg-1 MS de P2O5). Leur rôle est de fournir de l’humus au sol afin d’améliorer leurs propriétés physico-chimiques et biologiques : structure, rétention en eau, régulation du stockage des nutriments et stimulation de la flore et faune (Chabalier et al., 2006).
31En comparant les FO paysannes produites dans cette expérimentation avec celles obtenues en station ou en milieu paysan en Afrique de l’Ouest (Figure 2), il apparait que les teneurs en carbone et en azote des FO paysannes de l’ouest du Burkina Faso sont faibles. Leur qualité est comparable aux fumiers de petits ruminants produits au Togo (Pessinaba, 1989). Seuls les composts produits par les paysans du Mali-Sud semblent présenter des teneurs en éléments plus faibles (Poccard-Chapuis, communication personnelle). Ces paysans reportent des problèmes d’ensablement des fosses avec les pluies (fosses non construites) et de colonisation des fosses par des termites (exportation de la matière organique). Les fumiers à forte valeur d’amendement présentent une teneur en azote comparable à celles des composts produits dans les concessions dans le Siné Saloum (Sénégal ; Dugué, 1996). Une amélioration de la qualité des FO produites dans les exploitations serait donc envisageable.
4.3. Quelles adéquations entre ces recommandations et les capacités de production des exploitations ?
32En prenant en considération les différents types d’exploitations agropastorales caractérisant la zone cotonnière de l’Ouest du Burkina Faso (Vall et al., 2012), nous discutons de l’adéquation entre les recommandations précédemment calculées et les capacités des exploitations à produire les quantités nécessaires de FO.
33Pour entretenir la MOS et suivre ces recommandations, un agriculteur cultivant en moyenne 9,6 ha devrait mobiliser 23 t MS par an de FO s’il dispose de fumier à forte valeur d’amendement ou 52 t de MS par an s’il dispose de compost de qualité moyenne. D’après les quantités de FO actuellement produites par chaque type de producteurs, établies par Vall et al. (2012), la production actuelle de FO ne peut couvrir que 21 % des recommandations s’il s’agit de fumier à forte valeur d’amendement et seulement à 9 % s’il s’agit de compost de qualité moyenne. Les éleveurs, qui cultivent des surfaces réduites (4,7 ha), devraient disposer de 11 t MS par an de fumier à forte valeur d’amendement à 25 t MS par an de compost de qualité moyenne pour assurer l’entretien de la fertilité organique de leurs terres. Leurs productions de FO actuelles estimées couvrent entre 32 % et 14 % de ces besoins, si l’on considère respectivement qu’ils produisent du fumier à forte valeur d’amendement ou du compost de qualité moyenne. Ce type d’exploitation dispose d’un grand troupeau qui assure un approvisionnement en déjections animales. Les agro-éleveurs devraient disposer de 71 à plus de 160 t de MS par an pour amender leurs grandes surfaces cultivées (29,6 ha) à la dose recommandée. Aujourd’hui, avec leur production, ils couvrent seulement 13 % de leur besoin s’ils produisent du fumier à forte valeur d’amendement ou seulement 6 %, si la FO produite est un compost de qualité moyenne. Les recommandations actuelles de la recherche-développement, comme celles proposées dans cet article, ne semblent pas adaptées à la capacité actuelle de production de FO des exploitations. Toutes les catégories de producteurs de cette région sont actuellement en sous-production de FO.
4.4. Quelles voies d’amélioration envisager ?
34Compte tenu de ces résultats, il apparait trois voies d’amélioration des bilans humiques dans les conditions des exploitations :
35– augmenter les quantités de FO produites chez les paysans,
36– améliorer la qualité de ces fumures,
37– intégrer, à l’échelle de l’exploitation, d’autres modes de gestion de la MOS.
38Des études montrent qu’il demeure un potentiel de biomasses mobilisables dans les exploitations agropastorales d’Afrique de l’Ouest qui permettrait d’augmenter les quantités de FO produites. Dongmo (2009) estiment que 9 % des résidus de culture sont récoltés au nord du Cameroun. Blanchard et al. (2013) estiment que 8,1 à 16,7 % des résidus de culture sont collectés au Mali Sud pour la production de FO ou l’affouragement des animaux. Vall (2009) évaluent que seulement 12 % des biomasses produites sont transformés en FO dans la zone Ouest du Burkina Faso. Une amélioration de ce taux de collecte pourrait permettre d’augmenter la quantité de FO produite. Cependant, une part essentielle des biomasses non collectées sert à l’alimentation des animaux et participe ainsi à la production de FO de qualité via les déjections. La marge de manœuvre pour augmenter la quantité de FO produite dans les exploitations porte donc uniquement sur le reliquat de résidus de culture non consommé (qui est piétiné, brulé, consommé par les termites ou laissé sur place) ou la mobilisation de biomasses non agricoles.
39Des contraintes de taille demeurent pour la production de FO dans les exploitations. L’investissement en travail pour le transport des résidus depuis les champs vers les lieux de production de FO et la manutention des matériaux n’est pas possible pour toutes les exploitations. De plus, après les récoltes des produits nobles (grain, coton), les paysans disposent de peu de temps pour le ramassage des résidus de culture avant l’ouverture de la vaine pâture, le passage des feux de brousse et la destruction par les termites.
40Ne disposant pas des quantités suffisantes de FO, les paysans développent une pratique alternative. Ils réalisent des apports localisés avec de fortes doses de FO. Au Mali-Sud, les paysans peuvent appliquer jusqu’à 19 t MS·ha-1 concentré sur 14 % de la surface cultivée (Blanchard et al., 2013). Dugué (1999) explique que les paysans du Nord Cameroun réalisent cela à cause d’une insuffisance de main-d’œuvre pour le transport et l’épandage de la FO. La FO est alors appliquée sur les parcelles proches des villages. Ces pratiques paysannes qui visent à corriger la fertilité d’une partie de la surface agricole jugée peu fertile dans un objectif d’aggradation des terres (Tittonell et al., 2012), divergent de la stratégie des agronomes qui vise un apport annuel ou bisannuel de la fumure sur l’ensemble de la superficie emblavée, lorsque la pratique de la jachère n’est plus possible. Les paysans cherchent peut-être à compenser la minéralisation tout en s’offrant un effet résiduel à long terme de l’épandage de FO, appliquant le phénomène décrit au nord du Burkina Faso par Freschet et al. (2008).
41Une seconde alternative pour améliorer le bilan humique des sols agricoles est d’améliorer la qualité des FO paysannes produites. Le processus de production du fumier et du compost doit être contrôlé pour permettre une décomposition suffisante des matières organiques. Les conditions d’humidité, d’aération et l’équilibre des éléments mis en fosses doivent être maitrisées par les paysans via l’arrosage, le retournement et l’ajout de résidus facilement dégradables et d’une quantité non négligeable de déjections animales.
42La qualité des FO paysannes étant limitée, elles sont considérées comme des amendements organiques et non pas comme des fertilisants organo-minéraux plus riches en nutriments. Disposer de fertilisants organo-minéraux permettrait pourtant aux paysans de différer l’application d’une partie de la FO à la période de forts besoins des cultures et de réduire l’usage des engrais minéraux.
43L’inadéquation entre les quantités et la qualité des FO paysannes et les recommandations agronomiques, invite agronomes et paysans à raisonner l’entretien de la MOS à l’échelle de l’exploitation agropastorale et par des combinaisons de pratiques. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’implantation de bandes enherbées entre les champs qui représenterait un gain potentiel de 320 kg C·ha-1 (Gigou et al., 2006), la réintroduction et l’entretien du parc arboré à raison de 20 arbres par ha qui pourrait contribuer à un apport de 360 kg C·ha-1 (Traore et al., 2004) ou la couverture permanente des sols (Autfray et al., 2012 ; Tittonell et al., 2012). Ces techniques nécessitent cependant d’adopter une démarche holistique de gestion des biomasses, d’intégrer la diversité des usages des biomasses à l’échelle des exploitations et des territoires et de raisonner le meilleur compromis d’usage des biomasses.
5. Conclusion
44Il apparait que les recommandations d’application de FO, qui visent à compenser la minéralisation annuelle de la MOS, devraient varier selon la qualité des FO paysannes disponibles. Elles seraient, selon la qualité des fumiers, entre 2,1 et 4,4 t MS·ha-1 par an pour les sols argileux et de 2,4 à 5,1 t MS·ha-1 par an sur les sols sableux et selon la qualité des composts entre 3,5 et 4,6 t MS·ha-1 par an pour les sols argileux et 4,1 et 5,4 t MS·ha-1 par an pour les sols sableux. Actuellement, la vulgarisation recommande une norme unique d’application de 2 à 2,5 t MS·ha-1 par an, sans préciser la qualité de la FO.
45Cette reformulation des recommandations selon la variabilité de la qualité des FO paysannes met en exergue les limites de la gestion de la MOS basée uniquement sur la production et l’application de la FO. Les quantités de fumure produites par les paysans sont largement insuffisantes pour compenser les pertes par minéralisation et la qualité de ces fumures reste faible et en deçà de la qualité des produits obtenus en station. Les paysans produisent aujourd’hui, au mieux, 32 % des quantités recommandées dans le cas des éleveurs produisant du fumier à forte valeur d’amendement et, au pire, seulement 6 % des recommandations dans le cas d’un agro-éleveur produisant du fumier ou compost de qualité moyenne. La mauvaise maitrise des techniques de production de FO a donc un impact important sur les performances des paysans en matière de gestion de la MOS. Les voies d’amélioration envisagées sont une augmentation de la quantité de FO par la mobilisation de biomasses non utilisées et l’amélioration de la qualité des FO paysannes par une meilleure maitrise des processus de production. L’intégration d’autres modes de gestion de la MOS à l’échelle des exploitations reste nécessaire.
46Remerciements
47Ce travail a été réalisé grâce aux financements de l’UE dans le cadre du projet Fertipartenaires (2008-12, Food/2007/144-075) qui visait par une démarche de Recherche Action en Partenariat à co-concevoir des innovations agropastorales pour relever la fertilité des sols et améliorer la sécurité alimentaire des exploitations agricoles de la province du Tuy à l’Ouest du Burkina Faso.
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