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Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement/Biotechnology, Agronomy, Society and Environment

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Thierry Dutoit, Estelle Forey, Christine Römermann, Elise Buisson, Sylvain Fadda, Arne Saatkamp, Pauline Gaignard & Elise Trivelly

Rémanence des utilisations anciennes et gestion conservatoire des pelouses calcicoles en France

(volume 9 (2005) — numéro 2)
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Résumé

En Europe, de nombreux sites de pelouses calcicoles sont gérés pour la conservation de leur importante biodiversité. Cependant, ce sont des pratiques agricoles traditionnelles qui sont à l’origine de leur existence et de leur pérennité. Si ces pratiques sont de mieux en mieux connues, peu de travaux ont été consacrés aux liens qui peuvent exister entre la diversité des pratiques anciennes et la dynamique de la végétation à long terme. Les objectifs de nos travaux ont donc été d’identifier les utilisations agricoles anciennes et leurs impacts sur la composition, la structure et la dynamique successionnelle de la végétation actuelle des pelouses calcicoles en interaction avec l’influence des nouveaux systèmes de gestion mis en place pour leur conservation. Trois sites d’études ont été choisis en France selon un gradient nord-ouest/sud-est. Sur les pelouses calcicoles de Haute-Normandie, nos résultats montrent que les espèces disparues ou fortement menacées de disparition sont plus des espèces messicoles inféodées aux cultures de céréales pratiquées au 19e siècle que les espèces typiques des pelouses calcicoles. Dans le centre, nos résultats montrent également que, quel que soit le régime de perturbations actuel, ce sont toujours les pelouses très anciennes qui possèdent une richesse floristique supérieure à celle des pelouses issues d’anciennes cultures. En complément, dans le sud-est de la France, nos résultats montrent que la composition floristique des friches culturales est très différente de celle des pelouses pâturées historiquement mais aussi que leur richesse floristique reste toujours significativement inférieure même après 35 ans d’abandon et pour un même régime de perturbation actuel. Les pelouses sèches sont donc peu résilientes vis-à-vis de perturbations ponctuelles qui s’insèrent dans des régimes de perturbations pluriséculaires. Les gestionnaires doivent donc prendre en compte ces paramètres afin de hiérarchiser leurs priorités de gestion. Parallèlement aux diagnostics écologiques et inventaires de la biodiversité, ils doivent réaliser des études d’écologie historique pour comprendre plus clairement quels sont les facteurs responsables de la structuration et de la dynamique de ces écosystèmes.

Mots-clés : botanique, Ecologie historique, pelouses sèches

Abstract

Persistence of former land-uses and conservation management of calcareous grasslands in France. In Europe, a lot of chalk grasslands are managed for the conservation of their great biodiversity. However, traditional agricultural practices are at the origin of their existence and maintained them. Although these practices are becoming well documented, very few studies are carried out on the links between traditional agricultural practices and long-term vegetation dynamics. Most of these practices have been abandoned during the last centuries. The aims of our study were to identify the traditional agricultural practices and their impacts on the composition, structure and dynamics of chalk grassland vegetation in interaction with the influence of new management systems created for their biological conservation. Three study sites were chosen in a gradient from North-West France to South-East France. In the chalk grasslands of Upper-Normandy (NW), our results showed that the species which disappeared or are about to disappear from the above-ground vegetation are arable weed species of the 19th century cultivated plots and not typical species of nowadays chalk grasslands. In the centre of France, our results showed that, whatever the present disturbance regimes, old calcareous grasslands always have a higher species richness than grasslands close to former cultivated plots. In South-Eastern France, our results showed that formerly cultivated plots have a very different floristic composition than grazed grasslands. Also, their species-richness is always significantly lower than that of grazed grasslands even after 35 years of abandonment and with the same present disturbance regime. Dry grasslands are not resilient to punctual disturbances taking place within centennial disturbance regimes. Managers must take into account these parameters to set their management priorities. Concurrently to ecological diagnosis and biodiversity inventories, they must carry out historical ecological studies to understand more clearly which variables are responsible for the structure and dynamics of these ecosystems.

Keywords : botany, dry grasslands, France, Historical ecology

1. Introduction

1En Europe, de nombreux sites de pelouses calcicoles sont gérés à des fins de conservation pour leur importante biodiversité (WalliesdeVries et al., 2002). En grande majorité, la plupart des systèmes mis en place incluent des interventions de fauchage et/ou de pâturage (Hillier et al., 1990). Ces systèmes ont en effet démontré qu’ils sont pertinents pour conserver les communautés végétales ou animales inféodées à ces formations végétales ainsi que leurs espèces les plus rares. Cependant, les écosystèmes de pelouses calcaires existent grâce à certaines pratiques agricoles traditionnelles qui se sont maintenues jusqu’au milieu du 20e siècle en Europe du Nord. Si ces pratiques sont de mieux en mieux connues, peu de travaux ont cependant été consacrés aux liens qui peuvent exister entre diversité des pratiques anciennes, dynamique des communautés et résilience à long terme des pelouses calcaires car la plupart de ces pratiques sont abandonnées depuis plusieurs décennies (Wells et al., 1976).

2Aujourd’hui, la plupart des objectifs de conservation des plans de gestion pour les pelouses calcicoles sont fixés à partir de listes d’espèces ou d’habitats élaborées à différentes échelles spatiales (régionale, nationale, européenne) et considérées comme prioritaires pour la conservation par rapport au degré de rareté de ces espèces ou de ces habitats. Ces listes sont basées essentiellement sur la connaissance plus ou moins actuelle du statut et de la répartition des espèces, communautés ou habitats. Cependant, la présence ou non d’une espèce et son abondance dans une pelouse calcicole ne sont pas simplement le fruit de l’action des stress environnementaux (sol, climat) ou des régimes de perturbations naturels et/ou anthropiques. En effet, en France métropolitaine, la majorité des écosystèmes de pelouses calcicoles résultent de plusieurs millénaires d’interactions avec l’homme dans ses multiples utilisations des ressources et des espaces (agriculture, artisanat, etc.). Il apparaît donc qu’une meilleure connaissance des régimes de perturbations anthropiques anciens et de leurs impacts sur la flore, la faune et le fonctionnement des écosystèmes actuels est aussi importante que la réalisation des inventaires naturalistes menés lors de l’élaboration du diagnostic de l’état initial (Maubert, Dutoit, 1995).

3Depuis 1992, les objectifs de nos travaux ont été non seulement d’identifier au mieux les trajectoires historiques des utilisations agricoles anciennes mais aussi de corréler leurs impacts avec la composition, la structure et la dynamique successionnelle de la végétation actuelle des pelouses calcicoles. Enfin, nous nous sommes attachés non seulement à la résilience des communautés végétales de pelouses calcicoles après abandon des pratiques anciennes mais aussi aux interactions qui peuvent exister entre l’influence de ces pratiques et les impacts des nouveaux systèmes de gestion mis en place pour la conservation de leur flore et/ou de leur faune.

2. Sites d’études

4Trois sites d’études ont été choisis en France selon un gradient nord-ouest/sud-est car il représente bien la gamme des situations biogéographiques qui peuvent se rencontrer pour les écosystèmes de pelouses calcicoles. Au nord-ouest, nous avons travaillé sur un ensemble de 14 sites de pelouses calcicoles (1000 ha au total). Au centre de la France, nous avons travaillé sur le site de la réserve naturelle des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain (296 ha). Enfin, au sud-est, nous nous sommes intéressés au site de la Crau (11500 ha) qui est une pelouse sèche considérée comme la seule steppe méditerranéenne de France.

2.1. Les coteaux crayeux de la basse vallée de la Seine

5En Haute-Normandie, les pelouses calcicoles occupent les coteaux crayeux de la vallée de la Seine et ses affluents (Risle, Eure) et les rebords de la Cuesta du Pays de Bray. Ces pelouses s’installent sur du calcaire d’âge Crétacé, qui affleure généralement en surface. Les types de sol qui se développent à partir de ces substrats sont des sols appartenant à la famille des Rendosols (Baize, 1995). Le climat en basse vallée de la Seine est tempéré avec une pluviosité annuelle de 800 mm et une température annuelle moyenne de 10 °C. Quinze sites ont été retenus (Saint-Vigor-d’Ymonville, Hénouville, Saint-Léger du Bourg-Denis, Rouen, Elbeuf, Orival, Freneuse, Amfreville sous les Monts, Les Andelys, Saint-Pierre du Vauvray, Tosny, Vernon, La-Roche-Guyon, Cocherel, Ménilles) car ils représentent bien la variabilité des conditions environnementales et historiques à l’origine de leur utilisation en parcours pastoral ou en culture (Dutoit et al., 1994 ; 2003 ; Dutoit, 1997 ; 1999).

2.2. La Réserve naturelle nationale des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain

6La réserve naturelle nationale des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain est localisée au sud de la plaine céréalière de la Petite Beauce, sur la commune de Marolles et d’Averdon dans le Loir-et-Cher, à dix kilomètres au nord de Blois. Elle se situe à la confluence de deux vallées qui ont été creusées au cours des glaciations de l’ère quaternaire. La composition du substrat est uniforme ; il s’agit du calcaire de Beauce qui est un calcaire dur. La réserve est sous l’influence d’un climat océanique (Arlot, Hesse, 1981)

2.3. La plaine de la Crau

7La plaine de la Crau s’étend sur l’ancien delta de la Durance. Elle est limitée au nord par les Alpilles, au sud par la mer Méditerranée, à l’est par l’étang de Berre et à l’ouest par le delta du Rhône (Camargue). La roche mère de la plaine de la Crau est une couche imperméable de poudingue de 5 à 40 m d’épaisseur, formée de galets inclus dans une matrice calcaire. Le climat y est méditerranéen : longs étés chauds et secs, hivers doux (température moyenne annuelle : 14 °C (Devaux et al., 1983)).

3. Matériels et méthodes

8Dans cette étude, deux types de source documentaire ont particulièrement été exploités : les documents anciens témoignant des pratiques culturales ayant existé sur les coteaux crayeux de Haute-Normandie et la réserve naturelle nationale des vallées de la Grand-Pierre, ainsi que les relevés botaniques réalisés par les naturalistes, phytogéographes et phytosociologues du début du 19e siècle à nos jours (Dutoit, 1997).

3.1. Les documents anciens

9Le matériel consulté pour identifier les pratiques agricoles menées sur les différents sites est constitué par les archives consacrées à l’agriculture, aux eaux et forêts, les écrits des agronomes, géographes et historiens ainsi que les recensements généraux agricoles. Les plans disponibles sont les plans terriers, les plans cadastraux et, pour la Crau, les plans relatifs à un projet d’irrigation généralisée de la plaine. Les gravures, photographies anciennes (cartes postales) et photographies aériennes (IGN 1944-2003) sont aussi utilisées. Pour compléter l’exploitation documentaire, une recherche toponymique sur des mots relatifs aux utilisations anciennes est effectuée à partir des cartes IGN au 1/25000 et des plans cadastraux. Des témoignages oraux auprès des anciens exploitants et de la population riveraine des sites sont également recueillis pour compléter l’information documentaire. Les changements d’utilisation des parcelles sont répertoriés à partir des plans et matrices cadastrales aux alentours des années 1810, 1914, 1930 et 1990. Les gravures anciennes et cartes postales sont interprétées en tant que témoin visuel de certaines pratiques (Lizet, De Ravignan, 1987). Lorsque plusieurs cartes sont disponibles pour la même vue ou après réalisation d’une photographie à partir du même angle (méthode des couples), elles rendent alors compte qualitativement de l’évolution du paysage (Debussche et al., 1999).

3.2. Les inventaires botaniques anciens

10Les inventaires botaniques proviennent de plusieurs sources documentaires dont l’importance varie selon les époques concernées. Le 19e siècle est marqué par la réalisation de nombreuses flores ou catalogues floristiques couvrant des espaces variés (commune, département, région). Les premières thèses de sciences naturelles apparaissent au début du 20e siècle. Elles sont surtout réalisées par des phytosociologues. Les listes d’espèces y sont présentes essentiellement sous forme de relevés phytosociologiques effectués sur quelques dizaines à quelques centaines de mètres carrés. A partir de la Seconde Guerre Mondiale, les relevés floristiques peuvent être directement demandés aux botanistes amateurs réalisant des atlas régionaux. Des données sont aussi disponibles dans des mémoires de troisième cycle et thèses de doctorat réalisées sur les pelouses et steppes ou prenant en compte ces écosystèmes.

11Les relevés botaniques ont été réalisés très irrégulièrement pour chaque site. Selon la source documentaire consultée (flore, thèse, article, etc.), ils sont souvent incomplets car les différents auteurs se limitent aux espèces les plus représentatives des pelouses et steppes (espèces rares ou remarquables). Aucune exploitation quantitative des relevés ne peut être faite au regard des critères pris en compte par les différents auteurs : indice de rareté au niveau du site pour les relevés locaux, indice de rareté au niveau départemental ou régional pour les flores et coefficient d’abondance-dominance pour les relevés phytosociologiques !

12Pour remédier à l’irrégularité de réalisation des relevés et mettre en évidence des lacunes dans les observations, les relevés sont regroupés sur trois périodes de 60 ans (1816–1875, 1876–1935, 1936–1995) pour la Haute-Normandie. Dans le Loir-et-Cher, seules deux périodes ont pu être distinguées : 1836–1886 et 1970–1999, du fait de l’absence de relevés pour la première partie du 20e siècle. Dans la Crau, ce travail n’a pu être effectué faute d’inventaires botaniques. La durée de ces périodes doit être suffisamment longue pour inclure plusieurs relevés ou inventaires botaniques. Seules sont prises en considération les espèces végétales herbacées typiques des pelouses sèches et friches. Les espèces arborescentes ou arbustives sont rejetées ainsi que les espèces ubiquistes.

13Les différents coteaux, plateaux et plaines échantillonnés possèdent des habitats très divers (éboulis, falaises, friches, pelouses ouvertes, pelouses denses, ourlets, etc.), à l’origine de la grande diversité de la flore rencontrée. Pour l’interprétation des résultats, les espèces sont donc regroupées selon leur appartenance à des groupes socio-écologiques. Le groupe des espèces messicoles (sensu lato) correspond à la végétation des moissons sur sols calcaires ou neutrocalcaires et aux espèces “adventices” des cultures sarclées et des vignobles. Il comprend également des espèces anciennement cultivées ou échappées des jardins. Le groupe des espèces des friches (sensu lato) correspond à la végétation des friches nitrophiles, héliophiles, calcaires ou sablo-calcaires. Ce groupe peut gagner en cas de perturbation par l’homme et les animaux domestiques, des éboulis, falaises et corniches calcaires ; il s’étend aussi à des vieux murs. Le groupe des espèces prairiales (sensu lato) correspond aux espèces des prairies au sens très large, depuis les pelouses subnaturelles du Xerobromion jusqu’aux formes les plus mésophiles du Mesobromion et aux prairies établies sur substrat sablo-calcaire (Bournérias et al., 2001).

3.3. Les relevés actuels

14Les inventaires floristiques ont été effectués en 1995 pour les coteaux de Haute-Normandie (Dutoit, 1997), en 1999 pour la réserve naturelle des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain (Maubert, inédits) et en 2000–2001 pour la plaine de la Crau (Römermann et al., 2005). Afin de déterminer si les pratiques anciennes ont encore une influence sur le sol, des analyses granulométriques (sables, limons, argiles) et chimiques (N, C, K2O, P2O5, CaO, MgO, pH) ont été effectuées (Alard et al., sous presse ; Dutoit, Alard, 1995 ; Forey, 2003 ; Römermann et al., 2005).

4. Résultats

4.1. Haute-Normandie

15Il est clair que de nombreux coteaux calcaires de Haute-Normandie ont été cultivés du bas Moyen Age jusqu’au début du 20e siècle. Les premières traces écrites de pratiques culturales sur les coteaux apparaissent avec l’extension des vignobles suite à l’indépendance de la région de Haute-Normandie après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, en 911. Les sols des coteaux présentent l’avantage d’être relativement secs toute l’année et chauds en été. La viticulture connaîtra son apogée aux 10e et 12e siècle et les vignobles occuperont la majorité des pentes cultivables sur les coteaux. La régression de la viticulture en Haute-Normandie résulte de la conjonction de nombreux facteurs dont les principaux sont : la mauvaise qualité des produits, les difficultés de production liées aux conditions climatiques (petit âge glaciaire 1600–1800), les divers impôts levés de Charles IX à Louis XV et, enfin, les maladies et prédateurs dont les invasions de pigeons au 16e siècle et le phylloxera à la fin du 19e siècle. Après arrachage des ceps de vignes, les parcelles seront laissées à l’abandon ou elles feront l’objet d’autres cultures. Parmi celles-ci figurent des céréales comme le blé, l’orge et l’avoine. Les vignobles seront remplacés à partir du 19e siècle par des “labours plantés” où cohabitent la culture de céréales et des alignements d’arbres fruitiers (Photo 1). Ce système de cultures disparaîtra progressivement vers la fin du 19e siècle et surtout après la Première Guerre Mondiale, en liaison avec le manque de main-d’œuvre. De nombreux documents témoignent de l’abandon généralisé des cultures, qu’il s’agisse des documents cadastraux (Dutoit et al., 1994) ou de couples de cartes postales prises avant-guerre et après-guerre. Cet abandon concerne les cultures céréalières comme les vignobles. Aujourd’hui, bien que toutes les cultures soient abandonnées, il reste de nombreuses traces de ces anciennes pratiques (Dutoit, Alard, 1995).

16379 espèces ont été retenues lors du dépouillement des anciens relevés réalisés entre 1816 et 1995 sur les 14 sites de coteaux calcaires échantillonnés en Haute-Normandie. Parmi ces espèces, 27 % peuvent être considérées comme des espèces messicoles, 18 % comme des espèces de friches et 55 % comme des espèces des pelouses. Sur ces 379 espèces, 37,5 % n’ont pas été inventoriées depuis 1935 avec notamment la disparition de 64,35 % des espèces messicoles, de 62,70 % des espèces des friches et seulement de 16,60 % des espèces des pelouses calcicoles (Figure 1).

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4.2. Réserve naturelle nationale de la Grand-Pierre et de Vitain

17Dès le Paléolithique, l’homme est présent sur le site de la réserve des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain, qui a l’avantage d’offrir un accès facile dans une région sans relief, à proximité de terres fertiles et d’une rivière. Cette implantation s’accentue au Néolithique où, à partir de 5000 ans avant J.-C., les premiers villages s’établissent. L’élevage et les cultures s’y développent. La vallée de la Cisse permet le pâturage des moutons sur les pelouses calcicoles des coteaux et les cultures sur le limon fertile du plateau. Au 18e siècle, le site semble en grande partie pâturé par des moutons (Photo 2). Le cadastre napoléonien est le premier document cartographique donnant des informations précises à partir de 1809 (Arlot, Hesse, 1981). Les bois occupent une surface plus réduite qu’aujourd’hui. La réserve est alors seulement constituée de deux ensembles boisés : “Vitain” et la “Garenne”, de prés dans le fond de la vallée et d’un ensemble de terres cultivées et de pelouses pâturées (180 hectares).

18Dès 1860, l’élevage ovin décline et les pelouses régressent pour ne plus couvrir que 150 hectares. Au début du 20e siècle, des formations arbustives remplacent une partie des pelouses et des terres cultivées les moins fertiles. Après la seconde guerre mondiale, l’exode rural et l’abandon du pâturage accélèrent la colonisation des pelouses par les ligneux.

19Une régression du nombre d’espèces messicoles peut être constatée sur la réserve, bien que celle-ci soit moins nette qu’en Haute-Normandie, faute d’un nombre de relevés botaniques suffisant (Figure 2). Nos résultats montrent également que, quel que soit le régime de perturbations actuel, ce sont toujours les pelouses très anciennes qui possèdent une richesse floristique significativement supérieure aux pelouses issues d’anciennes cultures (Figure 3). Ce résultat peut être expliqué par une certaine rémanence des effets du labour même après plus d’un siècle d’abandon des pratiques culturales (pH, calcium, carbonates de calcium, teneurs en argiles, limons, etc.). Les phases culturales ont ainsi une importante rémanence dans la composition floristique actuelle des pelouses, qui supplante même le régime de gestion actuel. Ces résultats ont donc d’importantes implications vis-à-vis de la hiérarchisation des priorités de gestion par rapport aux trajectoires historiques des différentes parcelles.

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4.3. La Crau

20C’est surtout à partir du 16e siècle que la destruction de la steppe de la Crau a commencé avec l’irrigation dans le nord (Canal de Craponne) pour la production de foin et autres plantations (vignes, vergers, oliviers). Mais, depuis le début du 20e siècle, des activités liées au développement industriel ont été installées, détruisant encore de nombreux hectares (décharges d’Entressen, usines et dépôts de munitions, bases militaires, carrières, routes et voies ferrées, complexes sidérurgiques et chimiques etc.). Aujourd’hui, il ne reste qu’une surface réduite à 11500 ha de steppe au centre de la plaine (Photo 3).

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21La végétation steppique qui compose la Crau constitue des terres de parcours ovins localement appelées “coussous”. La destruction de cette surface relictuelle a commencé pendant la deuxième guerre mondiale quand des tas de galets ont été érigés pour empêcher les Alliés d’atterrir en planeur. Ensuite, entre 1955 et 1965, des céréales ont été cultivées sur le coussou pour fournir des herbes de printemps aux troupeaux. Pour ces cultures, la perturbation du sol était limitée à un labour superficiel avec peu ou pas de fertilisation ou d’irrigation. En 1965, des producteurs de melons sont venus de Cavaillon où un champignon, le Fusarium oxysporum f. sp. melonis, vivant dans le sol, détruisait la majeure partie des récoltes. Ces cultures disparaîtront dans les années 80 suite à l’apparition de nouvelles variétés plus précoces.

22Dans la plaine de la Crau, le nombre d’espèces est toujours supérieur dans les coussous (40 espèces/m2) par rapport aux friches post-culturales melonnières (31 espèces/4 m2) mais il n’y a pas de différences significatives entre les friches melonnières et les friches céréalières (37 espèces/4 m2). Outre une baisse de la richesse spécifique (Figure 4), un changement drastique de la composition floristique est également enregistré entre les coussous dominées par des espèces steppiques (Brachypodium retusum, Aira cupaniana, Stipa capillata, Thymus vulgaris, etc.), les friches melonnières plutôt dominées par des espèces rudérales (Hordeum murinum, Conyza sp., Diplotaxis tenuifolia, etc. ) et les friches céréalières combinant les deux groupes mais possédant deux espèces typiques (Lolium rigidum, Torilis nodosa). Les autres espèces sont présentes sur les différentes parcelles mais avec des abondances différentes. Comme pour la réserve naturelle des vallées de la Grand-Pierre et de Vitain, ces différences peuvent s’expliquer par des changements dans la composition chimique du sol suite aux pratiques culturales mises en place. En comparaison des coussous, la valeur de pH, les teneurs en phosphore et en potassium sont significativement supérieures dans les friches melonnières et céréalières par rapport aux parcelles de steppe relictuelles (Römermann et al., 2005).

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5. Discussion

23Nos résultats montrent qu’il existe une forte liaison entre la disparition des cultures traditionnelles et la régression des espèces messicoles des coteaux calcaires de Haute-Normandie et de la réserve naturelle de la Grand Pierre et de Vitain. Dans la plaine de la Crau, les cultures intensives menées durant le 20e siècle ont détruit une végétation originale dont la reconstitution risque de prendre plusieurs siècles.

24Il ressort de cette étude qu’il existe un impact des cultures anciennes sur les pelouses calcicoles même après plus de 150 années d’abandon. Les conséquences de la mise en culture se manifestent au niveau des caractéristiques de l’habitat sur la chimie du sol (calcaire total, calcium, pH) et sur les composantes physiques du sol (argile, cailloux). Au niveau de la végétation exprimée, il y a diminution de la richesse spécifique des communautés végétales des pelouses, accélération de la fermeture de la canopée herbacée et colonisation par les ligneux. La prise en compte de l’utilisation passée des pelouses est donc nécessaire pour comprendre leur dynamique et pour établir des mesures de gestion efficaces (Dutoit et al., 2003)

25Ces résultats ne sont donc pas sans conséquence sur les choix des objectifs et méthodes de gestion conservatoire. En effet, si les pelouses et steppes ont fait l’objet de la mise en place de nombreux systèmes de gestion conservatoire faisant appel au pâturage extensif ou au fauchage, ces outils ne sont cependant pas adaptés à la conservation d’espèces messicoles ou à la restauration de friches post-culturales.

26Dans le sud-est de la France, sur la plaine de la Crau, nous nous sommes intéressés à l’impact de phases de cultures plus récentes (1960–1985) par rapport à des pelouses steppiques pâturées depuis plus de 2000 ans. Les résultats montrent que non seulement la composition floristique des friches culturales est très différente de celle des pelouses pâturées historiquement mais que leur richesse floristique reste toujours significativement inférieure même après plus de 35 ans d’abandon. Ces résultats sont à corréler avec des changements drastiques d’habitats : augmentation des teneurs en phosphore, potassium, calcium, azote et du pH dans les friches mais également aux faibles potentialités de dispersion des espèces typiques de la steppe (pluie de graines, myrmécochorie) et à leur faible viabilité dans le sol (banques de graines de type transitoire <1 an dans le sol). Il pourra donc s’écouler plusieurs siècles avant que la végétation des friches ne puisse évoluer significativement vers celle de la steppe (Buisson, Dutoit, 2004). En conséquence, des opérations de restauration écologique doivent être envisagées par le gestionnaire (transplantation et semis d’espèces clés, modification des paramètres abiotiques et régimes de perturbations).

27Il doit donc être fait appel aux techniques de génie écologique plutôt que de conservation pour atteindre ces nouveaux objectifs. Cependant, devant les problèmes éthiques et techniques que soulèvent ces opérations, celles-ci ne peuvent être envisagées dans un premier temps qu’après une large concertation des acteurs et seulement sur un plan expérimental. Ainsi, en Haute-Normandie et dans la réserve naturelle de la Grand-Pierre et de Vitain, les champs en bordure des pelouses calcaires pourraient servir de zones tampons et être cultivés de manière plus extensive pour restaurer la flore messicole qui a complètement disparu aujourd’hui des sites de pelouses calcaires.

28Dans les friches post-culturales de la plaine de la Crau, ce sont des semis ou transplantations des espèces dominantes (Brachypodium retusum, Thymus vulgaris) qui pourraient être expérimentés selon différentes modalités de variation des facteurs environnementaux (avec ou sans pâturage, avec ou sans voisinage des espèces de friches, avec ou sans la couverture de galets initiale, etc.) (Buisson, Dutoit, 2004).

29En conclusion, les pelouses sèches sont des écosystèmes particulièrement peu résilients vis-à-vis de perturbations ponctuelles (labours, cultures) qui s’insèrent dans des régimes pluriséculaires (pâturage, fauchage) qui ont façonné en grande partie leur végétation et leur composition floristique. Les gestionnaires doivent donc prendre en compte ces paramètres afin de hiérarchiser leurs priorités de gestion et mettre en place leurs systèmes de gestion conservatoire.

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Para citar este artículo

Thierry Dutoit, Estelle Forey, Christine Römermann, Elise Buisson, Sylvain Fadda, Arne Saatkamp, Pauline Gaignard & Elise Trivelly, «Rémanence des utilisations anciennes et gestion conservatoire des pelouses calcicoles en France», BASE [En ligne], volume 9 (2005), numéro 2, 125-132 URL : https://popups.uliege.be/1780-4507/index.php?id=1531.

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UMR-CNRS 6116, Institut Méditerranéen d’écologie et de Paléoécologie. Université Paul Cézanne, bâtiment Villemin, Domaine du Petit-Arbois, avenue Philibert. BP 80 CEREGE. F-13545 Aix-en-Provence cedex 04 (France) – Université de Regensburg, Institut de Botanique. D-93040, Regensburg (Allemagne).

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