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- Volume 22 (2018)
- Numéro 4
- L’expertise pour prédire la production cotonnière en Afrique de l’Ouest : est-elle une solution face aux aléas climatiques émergents ?
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L’expertise pour prédire la production cotonnière en Afrique de l’Ouest : est-elle une solution face aux aléas climatiques émergents ?
Nota's van de redactie
Reçu le 29 janvier 2018, accepté le 24 octobre 2018, mis en ligne le 22 novembre 2018
Cet article est distribué suivant les termes et les conditions de la licence CC-BY (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr)
Résumé
Description du sujet. Face aux effets attendus des aléas climatiques sur l’économie des pays d’Afrique de l’Ouest, anticiper la production agricole est devenu une priorité pour les acteurs du développement. L’article porte sur l’estimation précoce de la production cotonnière avant la récolte au Sénégal, par voie d’expertise de la SODEFITEX.
Objectifs. L’étude a pour objectifs d’expliciter les connaissances mobilisées par les experts pour prédire le rendement, eu égard à l’incertitude sur les conditions climatiques à venir, et d’évaluer la performance des prévisions, selon le niveau territorial considéré.
Méthode. Pour atteindre ces deux objectifs, l’article s’appuie sur l’analyse statistique de la production cotonnière au Sénégal de 2004 à 2015, combinée à une enquête réalisée auprès de 32 experts de la SODEFITEX.
Résultats. L’analyse des résultats d’enquête met en évidence une prévision principalement établie sur la base de l’état des cultures, des pratiques culturales au premier rang desquelles la date de semis et, pour certains experts, de l’historique de la production et son environnement organisationnel et social. La comparaison des prévisions avec la production effective montre que les experts surestiment systématiquement les niveaux de production inférieurs à 1 000 kg·ha-1, en conditions climatiques défavorables.
Conclusions. Dans un contexte de faible documentation scientifique sur l’estimation précoce de la production par voie d’expertise, les résultats de l’étude éclairent sur les connaissances mobilisées et la performance des prévisions délivrées, ouvrant ainsi la voie à une critique rationnelle de l’expertise. La diversité de points de vue mise en évidence par l’analyse multicritère, entre niveaux hiérarchiques et entre agents de même niveau, souligne le besoin de confrontation des connaissances pour faire émerger les variables explicatives nécessaires à la prévision et tendre vers une objectivité accrue de l’expertise face aux aléas climatiques récurrents.
Abstract
Expertise for forecasting cotton production in Western Africa: a solution to emerging climate uncertainty?
Description of the subject. Climate uncertainty is expected to have a severe impact on the economy of West African countries. The use of forecasting in agricultural production has become a priority for those working in the field of development. This article focuses on the early prediction of cotton production levels before harvesting in Senegal, using expertise from the cotton development company, SODEFITEX.
Objectives. This paper aims to analyze the knowledge employed to predict yield, given the uncertainty about future climate conditions, and to evaluate the quality of such predictions, depending on the territorial scale of the expertise considered.
Method. The methodology used in this study was a statistical analysis of cotton production in Senegal between 2004 and 2015, combined with a survey of 32 SODEFITEX experts.
Results. Analysis of the survey of experts revealed that their evaluation of the cotton production was based mainly on the state of the crops and on crop management, with the planting date being the priority. For some experts, the history of production and its organizational and social environments were also important factors. A comparison of forecasts with actual production showed that the experts had systematically overestimated the levels of production when actual yields were below 1,000 kg·ha-1, under adverse climatic conditions.
Conclusions. Within a context of poor scientific documentation of the early estimation of production by experts, the results of the study shed light on the knowledge drawn upon and the performance of the forecasts delivered, thus paving the way for a rational criticism of the expertise employed. The diversity of points of view highlighted by the multi-criteria analysis, between hierarchical levels and between agents at the same level, underlines the need for a closer look at the knowledge being utilized, in order to bring out "what matters" in these forecasts and to move towards greater objectivity of expertise in the face of recurrent climate hazards.
Inhoudstafel
1. Introduction
1Face aux effets attendus des aléas climatiques sur l’économie et la santé humaine des pays d’Afrique de l’Ouest, anticiper la production agricole est devenu une priorité pour les politiques publiques et de sécurité alimentaire (Dury et al., 2010 ; Krueger et al., 2012). L’estimation précoce du niveau de la production agricole avant la récolte représente donc un enjeu majeur pour de nombreux acteurs du développement local, les états et les organisations internationales, et ceci alors que le changement climatique (CC) en rend l’exercice plus difficile (Doukpolo, 2014). En Afrique de l’Ouest notamment, le CC se traduit par une forte irrégularité spatiale et temporelle de la pluviosité, et l’augmentation de l’occurence d’évènements pluvieux extrêmes (Sagna et al., 2015 ; Taylor et al., 2017), d’autant plus dommageables que la plupart des productions se font en condition pluviale stricte (Hulme, 1992 ; Sultan & Gaetani, 2016). Pour les filières vivrières informelles et les systèmes d’alerte précoce (SAP), l’estimation des superficies cultivées représente un défi. Pour les filières industrielles par contre, dont l’ensemble des parcelles cultivées fait l’objet d’un recensement exhaustif, c’est principalement l’estimation du rendement moyen à venir qui concentre l’attention des services agricoles. Plusieurs méthodes existent pour parvenir à cette estimation. Elles reposent sur :
2- des observations de terrain telles les composantes du rendement (Maner et al., 1971 ; Worley et al., 1974) ;
3- des analyses d’images par voie de télédétection (Leroux et al., 2016) ;
4- la simulation de la croissance des cultures à l’aide de logiciels dédiés tels SARRA-H pour le sorgho ou COTONS pour le coton (Ndour et al., 2006 ; Mishra et al., 2008) ;
5- le couplage de ces méthodes, à l’exemple de l’assimilation de données observées en cours de cycle de culture pour affiner la prévision des modèles de simulation op. cit. (Launay & Guerif, 2005 ; Leroux et al., 2016).
6Quelle que soit la technologie employée, ces méthodes sont limitées par la représentativité des données et leur disponibilité temporelle et spatiale, à l’exemple de la pluviosité, relevée ponctuellement et extrapolée localement dans les simulations (Hoogenboom, 2000). En outre, la forte hétérogénéité paysagère, le développement quasi-synchronisé de la végétation naturelle et cultivée, ou encore la forte nébulosité rendent difficile l’usage des outils de télédétection (Vancutsem et al., 2013 ; Leroux et al., 2014). Dans le cadre de l’estimation précoce de la production, ces méthodes sont enfin limitées par l’incertitude sur les conditions de milieu à venir, inconnues au moment de la prévision. Or, les conditions climatiques (Moussa et al., 2003) et phytosanitaires (Deguine et al., 1998) de fin de cycle déterminent une part importante du rendement au travers du nombre de fruits qui pourront arriver à maturité et de leur remplissage, ainsi que la qualité de la production (Ndour et al., 2017).
7Une solution alternative à ces méthodes biophysiques est le recours à l’expertise. En Afrique subsaharienne, les SAP reposent en grande partie sur l’expertise. Au Burkina Faso, par exemple, la production céréalière est estimée au mois de septembre sur la base d’enquêtes auprès des producteurs et d’après l'état de développement des cultures (INSD, 2017). Le recours à l’expertise est toutefois régulièrement questionné du fait de la marge d’erreur des estimations et du manque d’objectivité des prévisions sous la pression politique locale (Tefft et al., 2007 ; Krueger et al., 2012). Des auteurs comme Popper (1972) et Longino (1990) considèrent que la connaissance, appliquée de façon plus générale à l’objectivité dans le domaine scientifique, est une construction sociale dépendante du contexte de sa production. En conséquence de quoi, tout résultat nécessite d’être vérifiable et l’objet d’une critique rationnelle. Face à ce questionnement, peu de littérature existe sur l’expertise et les connaissances mobilisées par les experts pour prédire la production agricole et en faire une critique rationnelle.
8Au Sénégal, une estimation de la production cotonnière est réalisée chaque année par voie d’expertise dès la fin septembre, soit deux mois avant la récolte, en vue de programmer la logistique de commercialisation du coton-graine dans les 15 secteurs de production du bassin cotonnier. Dans l’organisation pyramidale de la Société de Développement et des Fibres Textiles du Sénégal (SODEFITEX), chaque expert estime le rendement moyen du territoire dont il est responsable. Quatre estimations du rendement moyen sont ainsi produites par secteur, au niveau du groupement de producteurs (village) et du centre de production par compilation des expertises individuelles produites respectivement par les Relais Techniques (RT), les Conseillers Techniques (CT), ainsi qu’au niveau de secteur par les Chefs de Secteur (CS) et les Responsables Régionaux (RR). Un mois plus tard, en octobre, une autre estimation de la production est réalisée par mesure des composantes du rendement sur un échantillon représentatif de parcelles d’agriculteurs. Alors que la production effective est mesurée au niveau des usines d’égrenage, un tel dispositif offre l’opportunité rare d’évaluer la performance des prévisions produites selon la méthode et le niveau territorial considéré. Il permet également de questionner les connaissances mobilisées dans un contexte de CC marqué par une forte variabilité annuelle et spatiale de pluviosité sur tout le bassin de production depuis 1999 (Sagna et al., 2015).
9Compte tenu de la diversité des points de vue sur le déroulement de la campagne agricole selon le poste occupé, ce travail repose sur l’hypothèse que l’expertise s’appuie sur des connaissances différentes selon le niveau hiérarchique de l’expert au sein de l’entreprise. Sous réserve que ces connaissances soient explicitables, les objectifs de cet article sont :
10- d’expliciter les connaissances mobilisées pour prédire le rendement, eu égard à l’incertitude sur les conditions climatiques passées et à venir,
11- d’évaluer la performance des prévisions, selon le niveau organisationnel considéré.
2. Matériel et méthodes
2.1. La production cotonnière au Sénégal
12Contexte agronomique. Au sud du pays, le bassin de production, qui correspond environ au tiers de la superficie du Sénégal, recouvre trois zones agro-climatiques plus ou moins favorables à la culture cotonnière avec un gradient de pluviosité nord-sud de 700 à 1 200 mm (Figure 1). La contribution des zones humide, médiane et sèche à la production totale de coton-graine se situe respectivement à hauteur de 60, 30 et 10 %, pour une production totale variant de 25 000 à 50 000 tonnes de coton-graine (Ndour et al., 2017), selon les années. Sur le plan technique, ce zonage agro-climatique s’accompagne de recommandations techniques distinctes auprès des producteurs en rapport avec le potentiel de production locale de respectivement 1 000, 1 300 et 1 500 kg·ha-1 en zones sèche, médiane et humide. Sur le plan génétique, plusieurs variétés de cotonnier à floraison indéterminée ont été cultivées sur la période d’étude de 2004 à 2015. Ces variétés diffèrent sensiblement sur le plan de la qualité des fibres produites mais ni sur celui de la productivité en coton-graine, ni sur celui de la réponse au vécu hydrique (Ndour et al., 2017). Sur base des données de Ndour et al. (2017), nous pouvons considérer que l’effet pariétal n’influencera pas la qualité des prévisions de rendement.
13Avec des valeurs moyennes de 668, 960 et 991 kg·ha-1 sur la période d’étude respectivement en zone sèche, médiane et humide, les moyennes de rendements enregistrés sont globalement en cohérence avec la distinction des zones agro-climatiques. Une importante variabilité interannuelle est observée, quelle que soit la zone ou le secteur considéré (Tableau 1). Les rendements moyens les plus bas ont été observés en 2015 sur 11 des 15 secteurs du bassin de production, les plus élevés en 2005 et 2006. En zone humide, les secteurs de Kédougou et Saraya affichent leurs plus bas rendements en 2013 et non en 2015, comme pour le reste du bassin de production.
14Contexte organisationnel. Le bassin cotonnier est organisé en quatre régions de production, chacune subdivisée en secteurs. La région de Kédougou se situe en zone humide, les autres régions recouvrent deux zones climatiques distinctes. Chaque secteur comporte plusieurs centres, chacun regroupant plusieurs villages dans lesquels les agriculteurs sont organisés en groupements de producteurs (Figure 1 et tableau 2). Sur le plan de l’encadrement technique, le CS est rattaché hiérarchiquement au RR. Les centres sont sous la responsabilité des CT en charge de plusieurs groupements de producteurs. Chaque groupement de producteurs, enfin, dispose d’un RT, lui-même producteur, qui assure l’interface du groupement avec la SODEFITEX. Le tableau 3 présente les fonctions dévolues à chaque niveau hiérarchique.
15Recueil des données. La production au niveau du secteur est calculée comme le produit entre le rendement moyen estimé et la superficie cultivée. La superficie cultivée est évaluée par le RT au niveau du groupement de producteurs et calculée comme la somme des superficies unitaires des différents groupements aux différents niveaux du centre, du secteur et de la région.
16Chaque niveau d’encadrement fournit une estimation précoce du rendement moyen en coton-graine relatif au territoire dont il a la charge. Dans ce processus, quatre estimations sont produites annuellement par secteur, qui reposent sur une vision personnelle directe du rendement moyen par le CS et le RR, et sur la somme arithmétique des prévisions délivrées par les CT et les RT.
17Outre les estimations produites par expertise, l’estimation par voie de mesure des composantes du rendement (ou comptage dans la suite du document) porte sur le nombre de capsules saines présentes sur les cotonniers en octobre, supposées contribuer à la production de coton-graine. La mesure est effectuée par le CT sur un échantillon représentatif de parcelles, à raison d’une placette de 100 m2 par unité de surface piquetée et cultivée de 50 x 50 m, appelée corde. L’agrégation des données au niveau du secteur fournit un nombre moyen de capsules saines par hectare (NC). La composante de poids moyen capsulaire (PMC) est estimée chaque année par chaque CS à la lumière des PMC mesurés au cours des 10 dernières années. Le rendement estimé est alors calculé comme le produit de NC et PMC.
2.2. Connaissances mobilisées pour l’expertise
18Cadre théorique et nature des savoirs. En matière de connaissances à l’œuvre au sein des entreprises, Grundstein (1994) distingue :
19- les savoirs de l’entreprise, formalisés sous forme de procédures, de données, ou encore de règles ;
20- les savoir-faire individuels et collectifs acquis par l’expérience de nature généralement informelle et tacite.
21Dans le cas de la SODEFITEX, les savoirs formalisés sont résumés dans le tableau 3 (source : SODEFITEX). La fonction exercée amène en outre l’expert à développer des savoir-faire techniques propres ou fondés sur les relations entretenues avec les agriculteurs, les autorités religieuses, coutumières et administratives. La veille menée par chaque expert permet enfin de suivre l’activité des organisations concurrentes et leurs projets agricoles sur les différents territoires, à l’exemple des ONG, entreprises privées ou agences de l’État.
22Modalités de l’enquête commune. Le questionnaire a été élaboré par un groupe de travail mixte et indépendant composé de huit chercheurs et experts de niveaux hiérarchiques différents, les membres de ce groupe de travail ne participent pas à l’enquête. À l’issue d’une discussion sur les déterminants de la production, 34 critères ont été retenus a priori, répartis dans les catégories « Facteurs climatiques », « Opérations culturales », « Observations de terrain » et « Autres connaissances », et redevables des savoirs de l’entreprise ou du savoir-faire des experts (Tableau 4). Chaque critère alimente l’hypothèse sous-jacente d’une approche :
23- circonscrite à la production cotonnière en cours (A),
24- relative à l’histoire de la production (B) ou
25- élargie à l’environnement écologique, social et culturel de la production sur le territoire considéré (C).
26Pour accéder aux connaissances mobilisées dans la pratique, le questionnaire a été soumis entre novembre 2015 et février 2016 à 32 experts des régions de Vélingara et Tamba/Kahone, à raison de 3 RR (2 en activité et 1 hors cadre), 4 CS, 10 CT choisis au hasard avec au moins 2 CT par secteur, 15 RT choisis au hasard avec au moins 1 RT par secteur. Les secteurs retenus sont ceux de Linkering en zone agro-climatique humide, de Vélingara et Missirah en zone médiane, et de Dianké Makhan en zone sèche.
27Dans un premier temps, l’enquêté précise si l’expert tient compte ou non de la catégorie de critères proposée. Par catégorie, il lui est alors demandé s’il tient compte ou non de chaque critère listé, noté 0 ou 1, et s’il a recours à d’autres critères dans l’exercice de l’expertise. Il lui est demandé ensuite de hiérarchiser ces critères au sein de la catégorie et enfin d’attribuer une note aux facteurs retenus (ou score), comprise entre 1 et 20. Le questionnaire est accessible sur internet (Ndour, 2015).
28Traitement des données. L’interprétation des données repose sur l’analyse des critères partagés a posteriori par rapport aux critères avancés a priori et leur hiérarchisation. Afin de visualiser le poids relatif de ces critères selon la fonction de l’expert, des graphes radars ont été construits sur la base de la moyenne arithmétique des scores enregistrés.
29Pour accéder à la spécificité de hiérarchisation des critères selon la fonction de l’expert, une analyse multicritère a été effectuée en utilisant le logiciel Visual PROMETHEE (Mareschal & De Smet, 2009). Ce logiciel classe les experts selon le score attribué aux différents critères et permet de visualiser les résultats de l’analyse sous la forme d’un graphe. La méthode de classification est un algorithme issu de la recherche opérationnelle, qui :
30- calcule, pour chaque paire d’experts, la combinaison linéaire des différences de valeur entre les critères,
31- utilise ces différences de valeur entre paires d’experts pour classer l’ensemble des experts.
2.3. Évaluation des méthodes d’estimation du rendement
32Les données. L’analyse porte sur les campagnes agricoles de 2004 à 2015 dans les 15 secteurs du bassin de production. Elle a pour objet d’évaluer la méthode d’estimation par comptage ou l’expertise selon les quatre modalités décrites plus haut et désignées Expert/RT, Expert/CT, Expert/CS et Expert/RR dans la suite du document. La superficie cultivée est une donnée supposée connue sans erreur et la variable estimée est donc le rendement moyen du secteur en coton-graine·ha-1. En prérequis nécessaires à l’emploi d’un modèle linéaire pour les calculs statistiques, on fait également l’hypothèse que :
33- le rendement effectif, ou mesure, obtenu par pesée au niveau des usines d’égrenage, est connu avec une erreur d’importance négligeable par rapport à celle des estimations,
34- toutes les prévisions de rendement délivrées sont indépendantes les unes des autres.
35Traitement des données. La variable considérée dans l’analyse est l’erreur de prévision, calculée comme la différence entre la valeur obtenue par estimation et la valeur du rendement mesuré. Une fois connus la méthode de prévision, l’année de la campagne agricole et le secteur, la distribution des erreurs de prévision est supposée gaussienne, mais son espérance (i.e. le biais de prévision) et sa variance sont supposées dépendre de la méthode d’estimation, de l’année et du secteur. En outre, le biais est supposé dépendre linéairement du rendement à prédire, avec une pente différente suivant les méthodes.
36Le modèle de l’erreur de prévision s’écrit alors :
37avec i, l’année ; j, le secteur ; k, la méthode ; xijk, le rendement à prédire ; Yijk, l’erreur de prévision et Eijk, l’erreur résiduelle.
38La première ligne de ce modèle contient les effets fixes (Éq. 1.1), qui se répètent d’une année à l’autre, à savoir le biais moyen (m), les effets moyens du secteur (bj) et de la méthode (ck), ainsi que la pente de la dépendance linéaire entre l’erreur de prévision et le rendement à prédire. La deuxième ligne contient les variations aléatoires, imprévisibles, de ces effets d’une année (Ai) à l’autre (Éq. 1.2).
39Dans le modèle, l’année, le secteur et la méthode ont également un effet sur la variance de l’erreur résiduelle (Eijk), considéré comme additif sur le logarithme de la variance, indiquant que les effets de ces facteurs sur la variance sont multiplicatifs (Éq. 2).
40De façon à tenir compte de son contexte spatial, le secteur est considéré comme appartenant à une zone agro-climatique. L’effet « secteur » sur l’espérance comme sur la variance de l’erreur de prévision a ainsi été hiérarchisé en « zones agro-climatiques » et « secteur dans les zones agro-climatiques ». L’analyse statistique a été réalisée au moyen de la procédure MIXED du logiciel SAS 9.4 (SAS Institute Inc., Cary, NC, USA).
3. Résultats
3.1. Connaissances mobilisées pour l’expertise
41Critères retenus a posteriori et hiérarchisation. Sur les 34 critères proposés dans l’enquête, 23 sont partagés par plus de la moitié des experts enquêtés. Cette liste comprend l’intégralité des 18 critères correspondant à des savoirs de l’entreprise, auxquels s’ajoutent 5 critères relevant du savoir-faire des experts (Tableau 4). Les savoir-faire avancés a priori par le groupe de travail mixte, mais non partagés par les experts portent sur :
42- « l’homogénéité du couvert végétal » en tant qu’indicateur des problèmes d’installation de la culture (sécheresse, etc.) ayant contraint l’agriculteur à resemer partiellement son champ,
43- l’impact d’évènements climatiques extrêmes (vent, inondation, remontée des eaux),
44- les décisions stratégiques du producteur (fertilisation organique et précédent cultural au niveau du champ cultivé, et localisation des champs sur l’exploitation et le territoire villageois selon leur fertilité),
45- l’environnement paysager de la culture (autres cultures, végétation naturelle),
46- le recours à des savoirs traditionnels sur la saison de culture (divination).
47Proposés comme « autres critères » par certains experts, l’observation de la « taille des capsules » et la pratique de « démariage des plantules » ne sont pas partagées, de même que la « superficie cultivée » en tant qu’indicateur de l’intérêt des agriculteurs pour le coton par rapport aux activités concurrentes au sein de l’exploitation. L’exclusion de ces critères suggère une appréhension du système observé circonscrit à la seule culture cotonnière selon tout ou partie des approches A, B et C avancées a priori dans l’étude.
48Parmi les critères retenus, les experts, toutes fonctions confondues, attribuent les scores les plus élevés aux critères d’observation de la culture et aux pratiques culturales, les facteurs climatiques et les « autres connaissances » obtenant des scores inférieurs (Figure 2). En référence au point de vue des CT, les critères considérés dans la rubrique « observation » (Figure 2a) portent principalement sur la culture elle-même (nombre de capsules et de fleurs par plant, développement de la culture, et densité de plants·ha-1), ainsi que sur la pression de bioagresseurs (enherbement et dégâts d’insectes). Les critères retenus en matière de « pratiques culturales » (Figure 2b) correspondent aux opérations répertoriées dans les suivis de campagne par l’encadrement (Tableau 3), avec un poids particulier attribué à la date de semis, en perspective du calage de la culture par rapport à la durée de la saison des pluies, tout retard dans l’installation de la culture pouvant être sanctionné par un arrêt précoce des pluies.
49Concernant la rubrique « facteurs climatiques » (Figure 2c), il est intéressant de constater le poids attribué à la « période des pluies », savoir-faire largement partagé, qui désigne ici le moment d’occurrence des pluies au cours de la journée. Une pluie nocturne a peu d’effet sur l’ensoleillement, critère en seconde position dans la rubrique, et surtout ne gêne pas la réalisation des interventions culturales au premier rang desquels le sarclage, comme le ferait une pluie dans la journée. L’importance particulière attribuée à « l’historique du climat » par les RR suggère un raisonnement permettant de relier l’aspect conjoncturel de « l’allure de la pluviosité » de la campagne en cours à l’aspect structurel du climat local (approche B). Ce raisonnement semble moins partagé par les autres niveaux hiérarchiques et en particulier les CS. Au travers du ruissellement, le risque d’entrainement des éléments minéraux en surface est perçu, mais avec un score limité, quelle que soit la fonction exercée.
50Enfin, dans la rubrique « autres connaissances » (Figure 2d), les aspects liés à la qualité des intrants et la période de leur mise en place par la SODEFITEX au niveau des groupements de producteurs participent bien de l’expertise, avec toutefois des poids contrastés selon la fonction exercée dans l’entreprise. Ainsi, alors que la qualité des intrants préoccupe les niveaux hiérarchiques supérieurs CS et RR, c’est moins le cas des experts de terrain RT et CT. Le recours à « l’historique de la production » est revendiqué quelle que soit la fonction exercée, avec toutefois un score modéré à faible. De façon attendue par rapport à leur rôle d’interface avec les producteurs, le recours à « l’avis du producteur » par les RT est notoire.
51Analyse multicritères. Le graphe d’analyse produit permet d’approcher la distance entre experts dans la hiérarchisation des critères adoptés pour l’expertise, selon la fonction exercée par l’expert (Figure 3). De façon marquée, le groupe CT apparait compact et resserré, suggérant ici une proximité de hiérarchisation des critères et, par ce fait, une vision assez proche des critères à considérer et de leur importance relative dans l’expertise. Cette appréciation apparait moins partagée pour les autres niveaux hiérarchiques, avec en particulier une forte dispersion des avis de la part des RT qui officient au niveau du groupement de producteurs, le niveau territorial le plus fin.
3.2. Évaluation des méthodes d’estimation du rendement
52Par analogie avec la caractérisation des appareils de mesures en métrologie, l’espérance de l’erreur de prévision et la magnitude de la variance de l’erreur de prévision permettent d’approcher respectivement les deux propriétés requises d’une mesure que sont la justesse et la fidélité.
53Justesse de l’estimation. Comme le montrent les résultats de l’analyse de variance résumée dans le tableau 5, toutes les variables testées dans le modèle statistique complet ont un effet significatif à très significatif sur l’erreur d’estimation. Il n’y a donc pas de simplification possible du modèle complet avancé a priori.
54L’effet significatif de l’interaction entre le rendement à estimer et la méthode traduit l’existence d’un biais dépendant du niveau de rendement à estimer et de la méthode. Toutes les méthodes sont approximativement sans biais quand le rendement à estimer est d’environ 1 000 kg·ha-1 (Figure 4). Le biais augmente quand le rendement à estimer s’écarte de cette valeur, avec une pente comprise entre -0,92 et -0,81 pour les méthodes d’estimation visuelles et une pente significativement plus faible de -0,45 pour le comptage. Compte tenu de la fourchette de rendement à estimer (Tableau 1), l’expertise, toutes modalités confondues, conduit à une forte surestimation des rendements les plus faibles, pouvant théoriquement atteindre 500 kg·ha-1 pour un rendement à estimer de 300 kg·ha-1. Bien que dans une moindre mesure par rapport à l’expertise, le biais de la méthode d’estimation par comptage dépend également du niveau de rendement à estimer, la pente étant significativement non nulle.
55Fidélité de l’estimation. L’effet aléatoire de l’année et ses interactions avec la zone climatique, le secteur et la méthode de prévision contribuent à la variance de l’erreur de prévision à hauteur de leurs variances respectives consignées dans le tableau 6. L’erreur résiduelle dépend significativement de l’année considérée, de la méthode et du secteur, mais pas de la zone climatique. La variance de l’erreur résiduelle variait d’un facteur de 1 à 8,4 entre les années (non montré, maximale en 2010 et minimale en 2014). Sur la figure 5, la variance de l’erreur résiduelle (Eijk) est exprimée en ratio de la variance de l’erreur résiduelle de l’estimation Expert/CS, prise comme référence a priori. En ce qui concerne l’expertise, la fidélité de l’estimation Expert/RT est du même ordre de grandeur que celle produite au niveau CS (1,01), alors que l’estimation Expert/RR s’en écarte très significativement (1,68). C’est le niveau du conseiller technique (Expert/CT) qui procure l’estimation la plus fidèle, avec une variance très significativement inférieure à l’estimation de référence (0,44). Paradoxalement, et alors qu’elle repose sur des observations de terrain, c’est la méthode par comptage qui donne les résultats les moins satisfaisants en matière de fidélité, avec une variance près de deux fois plus élevée que celle produite par Expert/CS (1,99) et plus de 4,5 fois supérieure à Expert/CT (Figure 5). Enfin, la variance de l’erreur résiduelle est 1,4 fois plus élevée en zones sèche et médiane qu’en zone humide.
4. Discussion
56En cohérence avec la formalisation avancée par Grundstein (1994), les connaissances mobilisées pour implémenter l’expertise dépassent le cadre des savoirs formalisés de la SODEFITEX et impliquent le savoir-faire des experts. C’est le cas en particulier du critère de « période des pluies » qui permet d’apprécier le rayonnement solaire et de relier l’information à la maîtrise des mauvaises herbes dont l’effet sur la culture est déterminant (Douti, 1995 ; Dounias et al., 2002).
57En termes d’approche, les résultats de l’étude militent pour une expertise mobilisant tout ou partie des trois options avancées a priori A, B et C (Tableau 4). L’estimation de la production selon l’approche A repose sur des connaissances analogues à celles utilisées dans les modèles de simulation du développement de la culture (Hearn, 1994 ; Jones et al., 2003). La hiérarchie de critères mobilisés (Figure 2) suggère un raisonnement reposant principalement sur le nombre d’organes fructifères présents au moment de l’observation et l’aptitude des cotonniers à porter cette production potentielle à terme. Parmi les indicateurs utilisés, l’observation simultanée de la densité de capsules et de fleurs permet d’accéder à l’estimation de la production potentielle selon les conditions climatiques et phytosanitaires à venir (Worley et al., 1974 ; Micinski et al., 1992 ; Cook & El-Zik, 1993). Ces observations rejoignent les procédures en cours dans l’estimation de la production par la méthode de comptage. Elles permettent également d’estimer le nombre de capsules à venir et les conditions de maturation des capsules en regard de la position de la dernière fleur blanche sur le plant, formalisée dans l’indicateur NAWF (Bourland et al., 1992). La date de levée conditionne la durée disponible au développement de la culture et, par voie de conséquence, la probabilité d’exposition aux stress hydriques en fin de saison des pluies (M’Biandoun & Olina, 2009). L’état de développement des plantes et l’état de maitrise des bioagresseurs permettent enfin d’affiner l’estimation (Oerke & Dehne, 2004).
58La démarche empirique prévalant dans les SAP, pour estimer la production et le risque alimentaire associé en référence à une « année normale » (Tefft et al., 2007), relève de l’approche B. Les critères « historique de la production » et « historique climat » alimentent la perception de l’année en cours en référence aux conditions de campagnes passées. Le concept d’« année normale » n’a toutefois jamais été cité dans l’enquête. Au-delà de considérations historiques, le non-partage des critères de « fertilisation minérale », de « rotation culturale » et de spatialisation de la culture au niveau du territoire villageois (localisation) amputent la réflexion sur l’évolution de la fertilité des sols en lien avec les systèmes de culture en présence (Ripoche et al., 2015) et l’organisation spatiale du territoire villageois (Diarisso et al., 2015 ; Diarisso et al., 2016).
59L’approche C postule d’une réflexion élargie aux contextes sociaux (Girard & Hubert, 1999), écologiques (Burkhard et al., 2010) et culturels (Dounias et al., 2013). Le recours à la typologie d’exploitation (profil du producteur) ainsi qu’à l’avis du producteur relèvent de cette approche (Figure 2d). Bien qu’affecté d’un score faible, le recours à « d’autres avis », auprès de représentants de l’autorité traditionnelle ou administrative, rend vraisemblable l’imprégnation du raisonnement à des considérations d’ordre économique et politique en lien avec les fonctions exercées au sein de l’entreprise (Tableau 3). Cet aspect de l’expertise n’a pas été renseigné plus avant dans l’étude. L’absence générale de recours aux savoirs traditionnels de nature divinatoire, pourtant avérés au Sénégal (Dounias et al., 2013), souligne l’inscription de l’expertise dans une rationalité scientifique nourrie des savoirs de l’entreprise et du savoir-faire des experts.
60La démarche adoptée, empruntée à la systémique (Le Moigne, 1994), visait à mettre en évidence des points de vue contrastés selon la fonction de l’expert dans l’organisation pyramidale de la SODEFITEX. Or, les critères identifiés a priori par le groupe de travail et validés a posteriori par les praticiens suggèrent une relative communauté de vision, transversale aux niveaux hiérarchiques (Figure 2). Cette vision qui tendrait à invalider l’hypothèse de travail initiale de connaissances différentes selon que l’expert conduise plutôt une activité proche du terrain et des producteurs (RT et CT) que de gouvernance (CS et RR) est toutefois à pondérer. Des divergences d’appréciations sensibles apparaissent sur le poids des critères, notamment de « l’historique de la production » (Figure 2c) par les RR et à l’opposé du recours à « l’avis du producteur » par les RT (Figure 2d).
61En termes de performances, l’analyse statistique met en évidence l’importance du niveau organisationnel et territorial dans la fidélité de la prévision par voie d’expertise (Figure 5). Alors que Campbell (1990) propose le village comme niveau à considérer dans les SAP, les résultats de l’étude montrent une faible fidélité des prévisions au niveau du groupement villageois, associée à une forte divergence quant à la hiérarchisation des critères par les RT (Figure 3). Les performances particulières enregistrées par les CT au niveau du centre de production suggèrent l’avantage cumulé de la formation technique, de l’accès aux données de l’entreprise et d’un référentiel établi sur plusieurs terrains et villages par rapport aux CT.
62En ce qui concerne la quantification du rendement moyen, les résultats indiquent une forte subjectivité des prévisions quelle que soit la méthode employée (Figure 4). La dépendance très significative des erreurs de prévision vis-à-vis du rendement à estimer interpelle d’autant plus qu’elle affecte aussi les résultats de la méthode par comptage (Figure 4). S’agissant de méthodes par voie d’expertise, l’hypothèse d’une subjectivité de l’estimation sous le poids des enjeux économiques et politiques est avancée par Tefft et al. (2007) à propos des SAP en Afrique. Sous réserve de cette hypothèse, le biais observé sur les résultats de la méthode par comptage pourrait être attribué au poids moyen capsulaire retenu pour accéder à la production à partir du nombre de capsules moyen par unité de surface. Ce biais systématique sur une méthode reposant a priori sur des bases scientifiques attire l’attention sur l’empirisme lié à l’attribution arbitraire d’un poids moyen capsulaire, qui ne permet pas de tenir compte des conditions conjoncturelles de la campagne en cours sur cette composante du rendement (Wang et al., 2016). Ces résultats n’excluent toutefois pas la remise en cause de l’hypothèse assumée par les auteurs d’une fiabilité des données de superficies réellement cultivées et qui pose problème dans d’autres études (Todoroff et al., 2012).
5. Conclusions
63Dans un contexte de faible documentation scientifique sur l’estimation précoce de la production par voie d’expertise, les résultats de l’étude éclairent sur les connaissances mobilisées et la performance des prévisions délivrées, ouvrant ainsi la voie à une critique rationnelle de l’expertise. Ce travail constitue un préalable à une réflexion de la part de la SODEFITEX sur les variables explicatives nécessaires à l’expertise pour en améliorer les performances. À cet égard, et outre les critères partagés identifiés, il est possible que certaines des connaissances avancées a priori aient un sens vis-à-vis des spécificités locales des secteurs, en matière notamment d’aléas climatiques et de l’impact d’évènements extrêmes (vent, inondation). La diversité des points de vue mise en évidence par l’analyse multicritère, entre niveaux hiérarchiques et entre agents de même niveau, souligne le besoin de confrontation des connaissances pour faire émerger les variables explicatives nécessaires à la prévision et tendre vers une objectivité accrue des experts. S’agissant de problèmes émergents, les experts devront être aussi formés aux risques climatiques à venir et à leur impact sur la production, dans ses composantes techniques et sociales. L’Agence Nationale de l'Aviation Civile et de la Météorologie (ANACIM) dispose de longues séries climatiques dans la zone cotonnière et pourrait être, avec l’Institut Sénégalais de Recherches Agricoles (ISRA), un partenaire privilégié de ce processus d’apprentissage.
64Abréviations
65CC : changement climatique
66CS : chefs de secteur
67CT : conseillers techniques
68NC : nombre moyen de capsules saines
69PMC : poids moyen capsulaire
70RR : responsables régionaux
71RT : relais techniques
72SAP : systèmes d’alerte précoce
73Remerciements
74Ce projet a été financé par la SODEFITEX et appuyé scientifiquement par le CIRAD. Les auteurs adressent leurs remerciements aux collègues de la SODEFITEX et aux partenaires producteurs de la FNPC, pour leur contribution extrêmement précieuse dans la collecte de données. Notre gratitude à Monsieur Alfousseynou Coly de BAMTAARE pour la réalisation des cartes du bassin cotonnier avec toutes les informations requises.
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