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- Volume 23 (2019)
- Numéro 2
- État des connaissances sur les céphalophes (genres Cephalophus et Philantomba) des forêts denses humides d’Afrique centrale (synthèse bibliographique)
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État des connaissances sur les céphalophes (genres Cephalophus et Philantomba) des forêts denses humides d’Afrique centrale (synthèse bibliographique)
Nota's van de redactie
Reçu le 26 mars 2018, accepté le 28 janvier 2019, mis en ligne le 12 mars 2019
Cet article est distribué suivant les termes et les conditions de la licence CC-BY (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr)
Résumé
Introduction. Cet article propose une synthèse des connaissances actuelles sur la classification, l’écologie et la biologie des céphalophes des forêts denses humides d’Afrique centrale (genres Cephalophus et Philantomba). Il fait aussi le point sur les pressions anthropiques subies par ces mammifères terrestres.
Littérature. De nombreuses publications sur les céphalophes vivant dans les forêts denses humides d’Afrique centrale se focalisent sur la chasse, qu’elle soit de subsistance ou commerciale, y compris le braconnage. La classification taxonomique des céphalophes ayant été récemment révisée, de nouvelles espèces ont été décrites, alors que leur écologie n’est que très peu documentée. Cette synthèse met en exergue les déficits en termes de connaissances scientifiques et propose les thématiques prioritaires pour de futures recherches.
Conclusions. Bien que de nombreux domaines restent à explorer pour certaines espèces (utilisation de l’habitat, domaine vital, etc.), il est suggéré d’étudier en priorité les techniques de différenciation des espèces de céphalophes lors des inventaires, leur rôle dans la dynamique forestière et l’impact de l’exploitation forestière sur leurs populations.
Abstract
State of knowledge on duikers (genera Cephalophus and Philantomba) of central Africa rainforests. A review
Introduction. This article provides a synthesis of current knowledge on classification, ecology and biology of duikers living in central African rainforests (genera Cephalophus and Philantomba). It also provides an update on the anthropogenic pressures on these terrestrial mammals.
Literature. Many publications on central African duikers are focused on subsistence or commercial hunting, and poaching. As the taxonomic classification of duikers has recently been revised, new species have been described with very little information available on their ecology. This synthesis highlights the gaps in the scientific knowledge and proposes priority themes for future research.
Conclusions. Although many aspects remain to be explored for some species (i.e., habitat use, home range), it is suggested to investigate in priority: the inventory methods, the role of duikers in forest dynamics, and the impact of logging on their populations.
Inhoudstafel
1. Introduction
1Les céphalophes sont des antilopes endémiques des forêts et des savanes de l’Afrique subsaharienne (Feer, 1988 ; Colyn et al., 2010 ; Kingdon, 2013). Ils appartiennent à l’ordre des Cetartiodactyles, à la famille des Bovidés et à la sous-famille des Antilopinés. Ils forment l’un des groupes de mammifères les plus homogènes des points de vue anato-morphologique, géographique et écologique (Dubost, 1980 ; Feer, 1988). Les populations de céphalophes représentent une part considérable de la biomasse animale dans les écosystèmes forestiers (Vanthomme et al., 2010). Leur régime alimentaire est composé principalement de fruits (frugivores) et de feuilles (folivores) dont la composition semble varier selon les saisons (Feer, 1989a). Les céphalophes font partie des espèces les plus chassées (FAO, 2010) et constituent à ce titre une source importante de protéines et de revenus par le biais de la vente de leur viande (Poulsen et al., 2009 ; Fargeot, 2013). Cette chasse a un impact important sur de nombreuses espèces (Delvingt et al., 2001 ; Laurance et al., 2006), y compris sur celles considérées jadis comme résilientes à la pression de chasse (Grande-Vega et al., 2016).
2Cet article a pour objectif de faire un état des connaissances sur les céphalophes (genres Cephalophus et Philantomba). Il ambitionne d’être le plus synthétique possible sur les céphalophes des forêts denses humides d’Afrique centrale. Les aspects suivants sont plus particulièrement abordés :
3– les relations phylogénétiques entre taxons, leur taxonomie et leur répartition géographique,
4– leurs caractéristiques biologiques,
5– l’utilisation de l’espace,
6– les pressions anthropiques.
7Les recherches documentaires ont été réalisées en utilisant principalement les bases de données Google Scholar, Scopus, BASE (Bielefeld Academic Search Engine) et ORBI (Open Repository and Bibliography). Les mots-clés suivants ont été utilisés en français et en anglais : céphalophes, chasse, exploitation forestière, forêt dense humide, densité, domaines vitaux, dissémination des graines, régénération forestière, inventaire, phylogénie, Afrique centrale.
8La combinaison des mots-clés dans les différentes bases de données a permis de recenser plus de 3 000 références. De ces résultats, une sélection des publications a été faite sur base des titres et des résumés, ce qui a permis de retenir dans un premier temps 78 articles. Après lecture, 19 articles ont encore été écartés soit parce qu’ils étaient moins informatifs, soit parce qu’ils n’étaient pas suffisamment centrés sur la zone d’intérêt de cette synthèse, permettant de retenir finalement 59 articles.
2. Relations phylogénétiques, taxonomie et répartition géographique
9Les relations phylogénétiques entre taxons de la tribu des Cephalophini font l’objet d’un débat intense à cause des liens taxonomiques non résolus entre espèces sœurs (Ntie et al., 2010 ; Johnston & Anthony, 2012). Le plus vieux fossile de Cephalophini connu à ce jour daterait de 5,8 Ma (Vrba, 1995) et selon Castello (2016), l’existence de cette tribu remonterait à 12 Ma. Autrefois, le genre Philantomba était considéré comme un synonyme du genre Cephalophus. Cependant, sur base d’analyses cladistiques, Grubb & Groves (2001) l’ont considéré comme un genre séparé, proche du genre Sylvicapra (Cephalophini). Le nombre d’espèces de céphalophes existants dans les forêts d’Afrique reste encore sujet à controverse. En effet, une nouvelle espèce a encore récemment été décrite (Colyn et al., 2010). De plus, des taxons jadis classés comme des sous-espèces, sur base de descriptions morphologiques ou biologiques, ont récemment été élevés au rang d’espèces grâce à de nouvelles analyses phylogénétiques (Groves et al., 2011 ; Castello, 2016). Ainsi, dans les forêts denses humides d’Afrique centrale, on peut distinguer 6 espèces du genre Philantomba et 11 espèces du genre Cephalophus (Groves et al., 2011 ; Castello, 2016).
10Par ailleurs, d’autres études organisent les céphalophes en trois groupes phylogénétiques distincts (van Vuuren & Robinson, 2001 ; Johnston & Anthony, 2012). On retrouve donc dans les forêts denses humides d’Afrique centrale :
11– les céphalophes nains (6 espèces),
12– les céphalophes rouges (9 espèces),
13– les grands céphalophes (2 espèces).
2.1. Les céphalophes nains
14Ce groupe est constitué exclusivement des espèces du genre Philantomba :
15– Philantomba aequatorialis (Cephalophus aequatorialis Matschie),
16– Philantomba anchietae (Cephalophus anchietae Bocage),
17– Philantomba congica (Cephalophus nyasae congicus Lönnberg),
18– Philantomba defriesi (Cephalophus nyasae defriesi Rothschild),
19– Philantomba melanorhea (Cephalophus melanorheus Gray),
20– Philantomba simpsoni (Cephalophus simpsoni Thomas).
21Grubb & Groves (2001) les organisent en deux sous-groupes : le sous-groupe à pattes grises (dont P. aequatorialis, P. congica, P. melanorhea), situé au nord de l’aire de répartition du genre et le sous-groupe à pattes rouges (dont P. anchietae, P. defriesi, P. simpsoni), situé au sud de l’aire de répartition (Figure 1).
22Ces espèces se discriminent facilement du genre Cephalophus par leur morphologie générale caractérisée par une petite taille (30-43 cm), un faible poids (3,8-10 kg) et une coloration grise ou gris-brun (Dubost, 1980 ; Kingdon, 2013 ; Castello, 2016). Les analyses phylogénétiques soutiennent fortement la monophylie du genre Philantomba et sa position basale par rapport aux autres céphalophes (van Vuuren & Robinson, 2001 ; Johnston & Anthony, 2012). Cependant, à l’intérieur du genre, les espèces formeraient, selon les auteurs, soit des associations paraphylétiques (Johnston & Anthony, 2012), soit monophylétiques (Colyn et al., 2010).
2.2. Les céphalophes rouges
23Ce groupe monophylétique comprend neuf espèces :
24– Cephalophus arrhenii (Cephalophus castaneus arrhenii Lönnberg),
25– Cephalophus callipygus Peters,
26– Cephalophus crusalbum (Cephalophus ogilbyi crusalbum Grubb),
27– Cephalophus hypoxanthus (Cephalophus nigrifrons hypoxanthus Grubb et Groves),
28– Cephalophus johnstoni Thomas,
29– Cephalophus leucogaster Gray,
30– Cephalophus nigrifrons Gray,
31– Cephalophus ogilbyi Waterhouse,
32– Cephalophus weynsi Thomas.
33Ces espèces sont très variables en termes de coloration (orange, brun, rouge ou noir), taille (40-60 cm) et poids (14-25 kg) (Groves et al., 2011 ; Kingdon, 2013). Leur distinction est parfois difficile et s’appuie sur un nombre limité de traits physiques (couleur du pelage, des pattes, du front, du dos, de la croupe, forme de la tête et des cornes). Les espèces sœurs, sympatriques en Afrique centrale, C. callipygus et C. ogilbyi, forment un groupe paraphylétique remettant en cause leur statut d’espèce (Johnston & Anthony, 2012).
2.3. Les grands céphalophes
34Ce groupe comprend deux grands céphalophes (jusqu’à 80 cm et 80 kg) dont les colorations sont typiques : Cephalophus silvicultor (Antilope sylvicultrix Afzelius, brun-noir avec des poils érectiles jaunes formant une figure triangulaire au bas du dos), Cephalophus castaneus (Cephalophus dorsalis castaneus Thomas, brun-rouge avec une large bande noire allant du haut de la tête à la queue) (Kingdon, 2013).
35Toutefois, faisant fi de ces classifications, les espèces de céphalophes sont souvent réparties, pour des raisons pratiques, en trois catégories en fonction de la couleur de leur pelage :
36– les céphalophes bleus (regroupant tout le genre Philantomba),
37– les céphalophes rouges (regroupant tout le genre Cephalophus à l’exception de C. silvicultor),
38– le céphalophe à dos jaune (C. silvicultor) (Fimbel et al., 2000 ; van Vliet & Nasi, 2007).
39Les différents groupes de céphalophes utilisés dans la suite de cette contribution font référence à ces dernières catégories.
40La distribution et les traits distinctifs de l’ensemble de ces espèces sont repris respectivement dans les annexes 1 et 2.
41En somme, malgré les révisions de Groves et al. (2011), Johnston & Anthony (2012) et Castello (2016), les relations phylogénétiques de plusieurs espèces de céphalophes restent à être précisées.
3. Caractéristiques biologiques
3.1. Régime alimentaire
42Les céphalophes sont d’importants consommateurs primaires terrestres (Feer, 1989a). Ils sont considérés principalement comme des frugivores (jusqu’à 90 % de leur régime alimentaire) et des folivores, les proportions relatives et la composition de leur régime alimentaire variant avec les saisons (Feer, 1989a). Les céphalophes digèrent efficacement les tissus végétaux ingérés grâce à un appareil digestif comprenant un estomac à trois chambres. Les études antérieures sur leur écologie ont montré qu’ils se nourrissent également de bourgeons, de graines, de champignons et occasionnellement d’autres animaux (Kingdon & Hoffmann, 2013). Les études de Dubost (1984) sur les contenus stomacaux de plusieurs espèces de ruminants (dont C. callipygus, C. castaneus, C. leucogaster, C. nigrifrons, C. silvicultor et P. congica) au nord-est du Gabon montrent que seulement trois à sept espèces de fruits sont communes (Annexe 2). Cela s’expliquerait par différents types d’habitats préférentiels. Une recherche similaire réalisée dans la même zone par Feer (1989a) a révélé que 86 % à 89 % du poids sec des aliments ingérés par C. callipygus et C. castaneus était composé de fruits. L’auteur démontre également que C. castaneus qui est nocturne est moins frugivore que C. callipygus. En outre, la consommation de feuilles (majoritairement vertes) est moins diversifiée que celle des fruits chez les céphalophes (Feer, 1989a). Cephalophus nigrifrons est l’espèce la plus folivore, probablement parce qu’il fréquente les biotopes inondés où les fruits sont moins abondants (Feer, 1989a). Enfin, C. callipygus et C. castaneus consomment parfois d’autres animaux, tels que les petits arthropodes (fourmis, termites, myriapodes) pour le premier et des rongeurs (Atherurus africanus Gray) ou des termites, pour le second (Feer, 1989a). Cependant, il semblerait que C. castaneus consomme plus de matières animales que C. callipygus (Feer, 1989a).
43L’annexe 2 illustre différentes espèces végétales dont les fruits sont consommés par les céphalophes. Les familles les plus appétées sont Annonaceae, Burseraceae, Euphorbiaceae, Fabaceae, Myristicaceae, Rubiaceae et Sapotaceae.
44Au total, l’importance des fruits dans le régime alimentaire des populations de céphalophes est bien documentée, celle des aliments secondaires (feuilles, champignons, matières animales, etc.) l’est moins.
3.2. Dispersion des graines par les céphalophes
45La consommation de fruits prédispose les céphalophes à être de potentiels disséminateurs de graines.
46La capacité de dispersion des graines dépend de plusieurs facteurs. D’après Gautier-Hion et al. (1985), la couleur des fruits ne semble pas être un facteur déterminant pour plusieurs espèces de céphalophes, même si elles sont diurnes et peuvent distinguer les couleurs. En outre, Illius & Gordon (1992) signalent que la taille des céphalophes impose des contraintes quant à la sélection des fruits. Ainsi, C. silvicultor pourrait logiquement avaler de plus grosses graines que P. congica. Dubost (1984) a démontré à ce sujet que les plus petites espèces de céphalophes n’avalent pas les fruits de plus de 3 cm de diamètre, alors que les plus grandes peuvent en avaler qui atteignent 6 cm de diamètre. Toutefois, la finesse de la mastication, associée au processus long et complexe de la digestion, prédisposerait les céphalophes à être de mauvais agents de dissémination (Newing, 2001). Une bonne mastication et une excellente digestion impliquent en effet une transformation significative de l’état des produits ingérés et donc, une faible probabilité que des graines viables se retrouvent dans les fèces. Cependant, Alexandre (1982) a montré la présence dans des échantillons de fèces de Cephalophus niger Gray (absent d’Afrique centrale) de graines provenant principalement de Solanum verbascifolium L. et de Musanga cecropioides R.Br. ex Tedlie. Des graines de petite taille pourraient donc échapper au processus de mastication et de digestion.
47Les fèces ne sont pas les seuls canaux par lesquels les graines peuvent être dispersées. Les céphalophes peuvent également disséminer les graines en les recrachant loin du semencier, lors de la rumination dans leur lieu de repos (Gautier-Hion et al., 1985). Dans ce dernier cas, la dureté du tégument séminal serait le principal facteur qui conditionnerait la viabilité des graines recrachées. La détermination des graines que les céphalophes peuvent rejeter lors de la rumination peut se faire soit en analysant le contenu de leur rumen, soit par des observations en captivité (Feer, 1995).
48L’annexe 3 présente des données sur la taille des graines consommées par quatre espèces de céphalophes et le rôle potentiel de celles-ci dans la dispersion de ces graines.
49On peut conclure de tout ce qui précède que l’étude du caractère disperseur ou prédateur des graines par les céphalophes reste un vaste champ d’investigation.
3.3. Reproduction
50Les informations sur la reproduction de plusieurs espèces de céphalophes sont encore lacunaires. Les espèces du genre Philantomba sont les seules qui vivent en couple (Dubost, 1980). Les autres espèces seraient plutôt solitaires, à l’exception des périodes de reproduction. Des cas de polygynie ont été observés chez C. callipygus et C. castaneus et le domaine vital du mâle se superpose alors à celui de deux femelles (Feer, 1988). La copulation est généralement précédée d’une parade nuptiale au cours de laquelle le mâle poursuit la femelle. Les mâles peuvent être, à ce moment, très agressifs envers d'autres animaux (Castello, 2016).
51Il semblerait que la maturité sexuelle des mâles du genre Philantomba soit atteinte entre 12 et 18 mois, alors que les femelles seraient matures entre 9 et 12 mois. La durée de la gestation serait de sept mois. La portée serait généralement d’un jeune (rarement deux), sevré vers cinq mois. La longévité serait d’une douzaine d’années. Dans le genre Cephalophus, les différentes valeurs seraient légèrement supérieures : 12 à 18 mois et 9 à 30 mois respectivement pour la maturité sexuelle des mâles et des femelles, jusqu’à neuf mois de gestation et 12 à 22 ans de longévité. La période de sevrage pourrait cependant descendre à 3,5 mois pour certaines espèces (Groves et al., 2011 ; Kingdon & Hoffmann, 2013 ; Castello, 2016). Kranz & Lumpkin (1982) ont par ailleurs observé que les jeunes de C. silvicultor élevés en captivité étaient sevrés à l’âge d’un mois et pouvaient déjà consommer de l’herbe à l’âge de huit jours. Les naissances chez les céphalophes s’effectuent tout au long de l’année, bien que des pics peuvent survenir selon les espèces. Au nord-est du Gabon, Dubost & Feer (1992) ont observé des pics de naissance lors des périodes plus sèches (juillet et janvier) chez P. congica, alors que la situation semble beaucoup moins claire pour C. castaneus et C. callipygus.
52Enfin, il est important de noter que les données sur la reproduction des céphalophes sont pour la plupart issues de l’étude d’animaux en captivité. Elles ne peuvent donc être généralisées aux animaux vivant dans leur milieu naturel.
4. Utilisation de l’espace
4.1. Types d’habitat
53En Afrique centrale, jusqu’à sept espèces de céphalophes peuvent vivre en sympatrie (Newing, 2001). Les espèces C. callipygus, C. castaneus et le groupe des céphalophes bleus sont les plus fréquemment observés et donc les plus étudiés (Dubost, 1980 ; Dubost, 1984 ; Feer, 1989a ; Feer, 1989b ; Dubost & Feer, 1992 ; Feer, 1995). Les céphalophes bleus occupent des habitats très variés, y compris les mosaïques forestières et les forêts secondaires ; toutefois, les grands espaces ouverts sont évités (Dubost, 1980 ; Castello, 2016). Ils sont territoriaux et vivent en petits groupes formés d’un mâle, d’une femelle et d’un ou de deux petits (Dubost, 1980 ; Tutin et al., 1997 ; Mockrin, 2009). Cephalophus arrhenii, C. callipygus, C. castaneus, C. leucogaster, C. ogilbyi et C. weynsi vivent plutôt dans les forêts matures ou dans les vieilles forêts secondaires (Kingdon & Hoffmann, 2013 ; Castello, 2016). Cependant, à l’instar de C. hypoxanthus et C. johnstoni, C. ogilbyi peut se retrouver à des altitudes élevées telles que les forêts de montagne. Cephalophus nigrifrons préfère les forêts inondées et les marécages. Il possède à cet effet des sabots longs et plats adaptés à ce type d’environnement (Dubost, 1984 ; Groves et al., 2011). Cephalophus silvicultor a une occupation éparse de son aire de distribution. Il est généraliste au niveau de l’habitat, mais se retrouve souvent à la lisière des forêts et des savanes comme C. crusalbum (Kranz & Lumpkin, 1982 ; Groves et al., 2011).
54D’une manière générale, les habitats préférentiels de la plupart des espèces de céphalophes sont documentés. Néanmoins, des progrès restent à faire quant à leur utilisation.
4.2. Domaine vital et rythme d’activité
55L’étude du domaine vital des céphalophes n’a été effectuée de façon approfondie que sur un nombre limité d’espèces. Leur domaine vital peut recouvrir des types de végétation différents. Les céphalophes témoignent d’une fidélité particulière à un site, mais l’étendue de leur domaine vital peut varier pour une même espèce en fonction du sexe, de l’âge et des saisons (Feer, 1988). La variation saisonnière du domaine vital est notamment tributaire de la disponibilité en fruits. Ainsi, au cours des saisons sèches, une légère augmentation de la taille du domaine vital est perceptible suite à la recherche de fruits dans ces périodes de moindre disponibilité (Feer, 1988). C’est particulièrement le cas chez les plus grandes espèces qui ont besoin d’importantes ressources énergétiques. Le domaine vital des céphalophes bleus serait en moyenne de 6 ha, ne variant ni en fonction de l’âge, ni du sexe (Mockrin, 2009), ni des saisons (Dubost, 1980). Celui des céphalophes rouges oscillerait entre 7 et 80 ha (Feer, 1988 ; Groves et al., 2011). Plus spécifiquement, les tailles des domaines vitaux des femelles C. callipygus et C. castaneus ainsi que du mâle C. callipygus seraient très similaires (~40 ha), alors que le mâle C. castaneus aurait un domaine vital deux fois plus grand (~80 ha). Cephalophus silvicultor aurait le plus large domaine vital, autour de 200 ha (Feer, 1988).
56Pour ce qui est des rythmes d’activité, Dubost (1980) et Feer (1988) concluent respectivement que P. congica et C. callipygus seraient principalement actifs entre 6 h et 10 h et 15 h et 19 h. À l’inverse, C. castaneus présenterait un rythme nycthéméral opposé avec des périodes d’activités s’étalant de 19 h à 22 h et de 2 h à 6 h (Groves et al., 2011). Ainsi, C. callipygus serait diurne, alors que C. castaneus serait nocturne, ce qui permettrait une ségrégation temporelle des activités entre les deux espèces (Feer, 1989b). Cephalophus silvicultor serait quant à lui plus actif à l’aube et au crépuscule, bien qu’il soit aussi observable de façon intermittente à d’autres moments, de jour comme de nuit (Kingdon & Hoffmann, 2013).
57On peut conclure de ces différentes recherches que l’étude du domaine vital et du rythme d’activité de certaines espèces de céphalophes sont encore lacunaires.
4.3. Densités
58Les densités des trois groupes de céphalophes (bleus, rouges, à dos jaune) seraient respectivement comprises entre 0,9 à 78 individus·km-2, 0,3 à 19 individus·km-2 et 0,3 à 2,15 individus·km-2 (Dubost, 1980 ; Tutin et al., 1997 ; Hart, 2000 ; Groves et al., 2011).
59Toutefois, l’estimation des effectifs des céphalophes en forêt dense humide tropicale et la mesure de la densité et des biomasses qui en découlent restent des questions controversées, tant l’écart entre les différentes estimations est important. Delvingt et al. (2001) notent un facteur d’écart de 1 à 17 entre les estimations de biomasse reprises dans neuf études différentes. Cette variabilité s’expliquerait par le recours aux méthodes d’inventaires (diurne ou nocturne) par transect linéaire avec comptage des indices de présence directs et indirects tels que White (1994) le préconise. Étant donné que les céphalophes sont difficilement observables dans les forêts denses, ce sont les indices indirects (fèces notamment) qui sont les plus utilisés. Les estimations qui en résultent, généralement calculées avec le logiciel Distance (Thomas et al., 2010), sont sujettes à des biais (Viquerat et al., 2013) liés aux aptitudes des observateurs à détecter les indices (van Vliet & Nasi, 2007) et à l’utilisation de taux de défécation et de vitesse de dégradation des fèces (Plumptre, 2000). En effet, la vitesse de dégradation peut changer en fonction des facteurs stationnels et saisonniers. Les taux de défécation peuvent aussi varier selon les zones et les espèces en fonction des ressources nutritives disponibles. Par exemple, Koster & Hart (1988), en République Démocratique du Congo, ont estimé le taux de défécation des céphalophes rouges et des céphalophes bleus respectivement à 4,4 et 4,9 fèces par jour et la vitesse de dégradation de leurs fèces respectivement à 21 et 18 jours. Au Gabon, White (1994) a évalué la vitesse de décomposition des fèces des céphalophes rouges à 4,3 jours en saison pluvieuse et deux mois en saison sèche. Dans le même pays, mais dans un autre milieu, van Vliet et al. (2009) déterminent une vitesse de dégradation des fèces de 3,4 jours pendant la saison sèche et 0,7 jour pendant la saison pluvieuse. Ces auteurs démontrent par ailleurs que les coléoptères (surtout nocturnes) jouent un rôle prépondérant dans la vitesse de décomposition des fèces. Ces divers constats peuvent conduire à une surestimation de la densité des céphalophes en saison sèche. À ceci, il faut ajouter la difficulté d’associer les fèces à la bonne espèce de céphalophes. En conséquence, les chercheurs utilisent généralement les trois groupes de céphalophes précités au regard de la taille des fèces (Koster & Hart, 1988 ; van Vliet & Nasi, 2007), entrainant davantage d’imprécisions dans les estimations.
60Lors des inventaires directs, outre la densité de la végétation, la détectabilité des céphalophes dépend également des pressions cynégétiques qui modifient leur comportement. Lahm (1993) a démontré que les céphalophes adoptent, dans les zones chassées, un comportement cryptique en réponse aux observateurs qui approchent. Cependant, Croes et al. (2006) ont noté des observations contraires et signalent un comportement stationnaire des céphalophes dans les zones non chassées et une fuite souvent accompagnée de cris dans les terroirs de chasse. En conséquence, Viquerat et al. (2013) estiment que les inventaires directs diurnes ne sont fiables que sous une pression de chasse contrôlée.
61Plusieurs études ont tenté de réduire les biais, soit en génotypant les fèces (van Vliet et al., 2007 ; Ntie et al., 2010), soit en se basant exclusivement sur des comptages directs lors d’inventaires nocturnes, lesquels ont démontré leur capacité à augmenter considérablement les taux de rencontre (Robinson et al., 2016). Enfin, le récent développement des inventaires par pièges photographiques laisse entrevoir des estimations à l’avenir plus fiables (Nakashima et al., 2018).
62Des progrès dans ce domaine sont à espérer. Toute tentative de gestion durable des prélèvements de céphalophes doit passer à un moment ou à un autre par une précision des méthodes d’inventaires.
5. Pressions anthropiques
5.1. Pression cynégétique
63Les références trouvées dans le cadre de cette synthèse sont plutôt axées sur la chasse, notamment la chasse de subsistance, la chasse commerciale et le braconnage. Nous allons ici volontairement nous limiter à quelques-unes d’entre elles.
64Différents outils de chasse sont utilisés pour la capture des céphalophes : les fusils, les pièges à cou ou à patte (Delvingt et al., 2001) et les filets, bien que ceux-ci tendent à disparaitre (Fargeot, 2013). Les estimations de la consommation annuelle de la viande de chasse dans le bassin du Congo peuvent aller jusqu’à 5 millions de tonnes (Brown, 2003). Les céphalophes sont reconnus comme les premiers produits de chasse et représentent à ce titre une part importante des prélèvements tant en nombre qu’en biomasse (Hart, 2000 ; Mockrin, 2009 ; Yasuoka et al., 2015). Ils peuvent totaliser jusqu’à 80 % des prélèvements de chasse (Vanthomme et al., 2010).
65Selon Newing (2001), la pression de chasse sur les populations de céphalophes a probablement atteint un niveau insoutenable. Les céphalophes bleus apparaissent comme étant les plus prélevés et ont été longtemps considérés comme les plus résilients à la pression cynégétique à cause de leur caractère anthropophile (Yasuako et al., 2015). De plus, ils sont réputés prolifiques avec un cycle de reproduction assez court (FAO, 2010). Ainsi, selon certaines études, la pression de chasse n’aurait que peu d’influence sur la démographie des céphalophes bleus (Mockrin, 2009 ; Hart & Kingdon, 2013). Cette assertion a toutefois été remise en question par Grande-Vega et al. (2016).
66La durabilité de la chasse dépendrait de la maitrise du prélèvement maximum soutenable (PRR) sur chaque terroir de chasse. Robinson & Redford (1991) ont proposé un modèle pour le calculer.
67PRR = fPmax, Pmax = D(λmax-1)
68avec PRR : prélèvement maximum soutenable exprimé en individu·km²·an-1 ; D : densité exprimée en individus·km-2 ; λmax : croissance démographique annuelle maximale exprimée en individus·an-1 ; Pmax : production annuelle maximale exprimée en individus·km-²·an-1; f : facteur variant en fonction de la longévité des espèces. Selon Robinson & Redford (1991), f prend la valeur de 0,2 ; 0,4 ; ou 0,6 respectivement pour les animaux à longévité supérieure à dix ans, comprise entre cinq et dix ans, et inférieure à cinq ans.
69Le tableau 1 synthétise les valeurs des différents paramètres disponibles dans la littérature pour le calcul du PRR. On peut noter une différence de 30 % entre les valeurs de λmax observées pour le groupe des céphalophes bleus, une différence de 25 % pour le groupe des céphalophes rouges et de 10 % pour le céphalophe à dos jaune. Les valeurs de f sont de 0,4 pour les céphalophes bleus et rouges, et de 0,2 pour le céphalophe à dos jaune.
70Yasuoka (2006) estime, pour les forêts denses humides d’Afrique centrale, un prélèvement maximum soutenable à une valeur comprise entre 0,03 et 1 individu·km-²·an-1 pour les céphalophes bleus et entre 0,07 et 0,2 individu·km-²·an-1 pour le céphalophe à dos jaune. Ces calculs, fondés sur la production durable maximale, sont cependant considérés par van Vliet & Nasi (2008) comme peu fiables, en raison notamment des incertitudes évoquées précédemment quant à l’estimation des densités.
71Les céphalophes sont souvent considérés comme de bons indicateurs du niveau de défaunation du fait de leurs niveaux de résiliences variables (Nasi & van Vliet, 2011). Yasuoka et al. (2015) proposent de calculer le ratio entre les nombres (chassés ou inventoriés) de céphalophes bleus et de céphalophes rouges. Ces auteurs considèrent que dans une zone à pression anthropique faible, le ratio céphalophes bleus/céphalophes rouges est faible. Cependant, lorsque toutes les espèces de céphalophes sont rares, ce qui témoigne d’une forte pression anthropique, l’interprétation du ratio devient délicate.
72Il ressort de toutes ces études que la pression cynégétique a un impact considérable sur les populations de céphalophes et que le calcul des taux d’extraction reste sujet à controverse.
5.2. Impacts de l’exploitation forestière
73Constituant la principale forme d'affectation des terres dans le bassin du Congo, l'exploitation du bois d'œuvre est sélective, avec une moyenne d'un pied abattu par ha tous les 25 à 30 ans (Nasi et al., 2012). En l’absence de contrôle du réseau routier dont l’ouverture est indispensable à l’exploitation, on observe généralement une recrudescence du braconnage. En conséquence, il n’est guère aisé de discriminer les impacts directs de l’exploitation de ceux de la chasse. En outre, en l’absence d’alternatives, l’exploitation forestière contribue à créer des concentrations humaines qui engendrent une demande en viande de brousse accrue et des filières pour y répondre, dans lesquelles les céphalophes constituent une biomasse considérable. À titre d’exemple, Semeki et al. (2014) démontrent que dans une concession forestière en République Démocratique du Congo, les céphalophes représentaient 55 % de toute la biomasse sauvage consommée.
74D’après Laurance et al. (2006), la présence de routes dans les forêts aurait un impact important sur les populations de céphalophes. De même, Poulsen et al. (2011) notent que les forêts exploitées, même en absence d’activités de chasse, ne maintiendraient pas les mêmes densités de céphalophes que les forêts non exploitées, bien que Clark et al. (2009) démontrent que les espèces réagissent différemment. Par contre, il n’y aurait pas un effet direct de l’exploitation forestière sur la communauté de céphalophes tant à court terme (4 ans) qu’à long terme (25 ans) (White, 1992).
75Il est possible d’inférer de ces études que l’impact de l’exploitation forestière sur les différentes espèces de céphalophes (en dehors de celle de la chasse provoquée par l’ouverture des routes) reste mal connu.
6. Conclusions
76À l’issue de cette synthèse, il s’avère que les relations phylogénétiques entre les différentes espèces de céphalophes demeurent peu résolues, malgré les révisions récentes proposées par Groves et al. (2011), Johnston & Anthony (2012) et Castello (2016).
77Les recherches menées sur le régime alimentaire des céphalophes montrent que ce sont des espèces majoritairement frugivores (jusqu’à 90 % de leur régime alimentaire). Toutefois, l’importance des aliments secondaires consommés (feuilles, champignons, matières animales, etc.) est peu documentée. Par ailleurs, bien que la zoochorie joue un rôle déterminant dans la dynamique des forêts (Vanthomme et al., 2010), il existe un déficit d’informations sur la dissémination des graines par les céphalophes.
78Quant aux informations sur la biologie de la reproduction des céphalophes, elles ne concernent que quelques espèces et sont pour la plupart issues de l’observation d’animaux en captivité. Elles ne peuvent donc pas être généralisées aux animaux vivant en liberté.
79Les méthodes actuelles d’inventaires, reposant majoritairement sur des indices indirects, ne peuvent fournir que des informations approximatives sur les densités et les biomasses. De même, l’utilisation de l’habitat par les populations de céphalophes reste peu établie.
80Les pressions cynégétiques sur la communauté de céphalophes soulignent le niveau insoutenable qu’a atteint leur chasse. En outre, les études sur le prélèvement maximum soutenable sont sujettes à polémique et ne peuvent être généralisées à toutes les forêts denses humides d’Afrique centrale. Enfin, quant à l’impact de l’exploitation forestière, il est difficilement séparable de l’impact de la chasse.
81Néanmoins, cette synthèse bibliographique permet une meilleure compréhension des différents enjeux afférents à ces espèces et constitue de ce fait un outil d’aide à la décision dans la mise en place des politiques de gestion et de protection des céphalophes dans les écosystèmes forestiers d'Afrique centrale.
82Pour de futures recherches, nous suggérons que les thématiques suivantes soient prioritairement abordées :
83– le rôle des céphalophes dans la dispersion des graines et la régénération forestière,
84– l’impact de l’exploitation forestière sur les populations de céphalophes,
85– la distinction des différentes espèces de céphalophes lors des inventaires par des techniques innovantes (génotypage des fèces et pièges photographiques).
86Remerciements
87Les auteurs adressent leurs remerciements au FRS-FNRS pour la bourse doctorale FRIA accordée à Fructueux G.A. Houngbégnon et au « Programme de Promotion de l'Exploitation Certifiée des Forêts » pour son appui financier dès l’entame de cette recherche. L’étude a également bénéficié de l’appui de la société Pallisco et de l’ASBL Nature+. Les auteurs témoignent leur reconnaissance à tout le personnel du centre de recherche TERRA de l’Université de Liège - Gembloux Agro-Bio Tech, notamment l’équipe de la Care Forest is life.
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