BASE

Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement/Biotechnology, Agronomy, Society and Environment

1370-6233 1780-4507

 

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Catherine Dubois

Le paysage, enjeu et instrument de l'aménagement du territoire

(volume 13 (2009) — numéro 2)
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Annexes

Notes de la rédaction

Reçu le 14 mars 2008, accepté le 11 décembre 2008

Résumé

Durant ces dernières décennies, le paysage est progressivement devenu un enjeu de gestion du territoire en Europe. Tout en formalisant la reconnaissance politique du paysage comme sujet d'intérêt général, la Convention européenne du Paysage invite à une gestion paysagère démocratique. Pourtant, en réalité, les paysages ne font encore que rarement l'objet d'approches pluridisciplinaires et concertées. L'aménagement du territoire recherche donc un concept de paysage capable de rassembler les divers regards scientifiques et sociétaux pour l'aider à construire des politiques concertées de gestion paysagère. Interroger et préciser la nature, l'échelle et les modes de lecture du paysage nous permettent de développer un concept de paysage qui tient une double position en aménagement du territoire. Premièrement, le paysage tel que nous le définissons constitue un enjeu de l'aménagement du territoire en phase avec la démarche pluridisciplinaire et concertée de celui-ci. Deuxièmement, en tant qu'instrument d'interpellation et de sensibilisation des différents acteurs du territoire sur la question de son aménagement, il contribue à l'élaboration d'une gestion concertée du territoire.

Mots-clés : gestion, paysage, aménagement du territoire, concertation

Abstract

Landscape: stake and tool for land use planning. For last decades, landscape has gradually become a stake of land use planning in Europe. The European Landscape Convention formalizes landscape as an issue of general interest and promotes a democratic landscape planning. However, landscape is rarely in practice the subject of pluridisciplinary and concerted approaches. So land use planning searches for a landscape concept able to gather together the various disciplinary and societal points of view. This federative concept can help it to build concerted policies of landscape planning. To question about and clarify nature, scale and ways of reading of landscape then enable us to develop a landscape concept that holds two positions in land use planning. Firstly, landscape as we define it constitutes a stake of land use planning in line with its pluridisciplinary and concerted approach. Secondly, as tool of questioning and consciousness-raising about land use planning, landscape contributes to elaborate a concerted land management.

Keywords : management, Landscape, land use planning, dialogue

1. Introduction

1En Europe, la fin du 20e siècle a vu progressivement émerger la question du paysage comme un enjeu sociétal de gestion de l'environnement et d'aménagement du territoire. Dans le même temps s'est développée une demande sociale et politique pour une plus grande participation de la population à la gestion du paysage et de son cadre de vie en général. C'est d'ailleurs la voie que prône la Convention européenne du Paysage du Conseil de l'Europe (2000) en invitant les Parties signataires (dont la Région wallonne) à mettre en œuvre une gestion paysagère qui soit « démocratique ».

2Cet enjeu et cette demande de gestion du paysage entraine pour l'aménagement du territoire de nouvelles exigences. Or, il lui manque un concept de paysage satisfaisant auquel se référer. En effet, le paysage est encore trop souvent appréhendé à travers des définitions disciplinaires (le paysage comme structure expressive du territoire en géographie, l'écopaysage fonctionnel en écologie, le paysage comme objet de composition en architecture du paysage, etc.) qui rendent difficile une conception pluridisciplinaire de sa gestion. En outre, les études et actions de gestion menées jusqu'à présent en matière de paysage n'associent que rarement la population, se limitant à une approche experte et peu partagée.

3Pour permettre à l'aménagement du territoire d'élaborer une gestion paysagère respectueuse des différents regards disciplinaires et sociétaux sur cette question, dans le respect de la Convention européenne du Paysage, une (re)définition opérationnelle du concept de paysage s'impose donc.

4Ce travail théorique de (re)définition du concept de paysage dans la discipline de l'aménagement du territoire s'inscrit dans le cadre d'une recherche doctorale contribuant à la construction d'une stratégie régionale de gestion des paysages en Wallonie.

2. Quand le paysage devient enjeu de gestion de l'environnement et d'aménagement du territoire

5Si, jusqu'au 19e siècle, le paysage est resté l'affaire d'une élite (artistique et géographique), le 20e siècle – surtout durant sa seconde moitié – a vu se généraliser en Europe la question du paysage. L'augmentation de la mobilité des personnes, la démocratisation du tourisme et la diffusion de la photographie1 y ont fortement contribué. Le paysage est depuis convoqué dans divers discours – touristique, politique, scientifique, etc. – pour parler de lieux sous un nouvel angle de vue.

6Depuis la seconde guerre mondiale également, les mutations paysagères ont atteint – selon Antrop (1997) – une vitesse et une ampleur jamais observées auparavant. Antrop considère en effet l'urbanisation, la rationalisation de l'agriculture et le développement des infrastructures de communication comme les trois principales causes de changement dans nos paysages ruraux traditionnels. Selon Gustavsson et al. (2003), c'est le besoin d'efficacité technologique et économique qui conduit à la standardisation et à la simplification des paysages, sous l'influence de la culture productiviste dominante. En œuvre aux échelles régionales, mais aussi à l'échelle mondiale, ces évolutions engendrent en effet une érosion des caractères spécifiques des paysages, aboutissant à une réduction de leur diversité (Jacobs et al., 2000 ; Ermischer, 2003).

7Intervenant dans les paysages tant du quotidien que des loisirs, ces modifications ont contribué à faire prendre conscience, aux populations et à leurs représentants, de l'existence et de la valeur des paysages. Ceux-ci sont maintenant reconnus comme constitutifs du cadre de vie, comme composantes de la diversité culturelle et écologique des territoires, ainsi que comme supports de la mémoire et de l'identité des habitants (Pinchemel et al., 1992 ; Jacobs et al., 2000). D'ailleurs, Scazzosi (2003) constate qu'à travers les revendications pour le paysage, les gens expriment leur aspiration pour la qualité des lieux et la sauvegarde de leur identité culturelle. En tant que ressource et parfois emblème de la promotion touristique, les paysages peuvent également endosser une valeur marchande.

8Dans ce développement de la « conscience paysagère », Briffaud (2001) voit l'origine de la volonté de « paysagement », c'est-à-dire « de contrôle et d'intervention sur les formes paysagères ». Cette volonté se manifeste par la multiplication d'initiatives et par l'émergence de nouvelles échelles de planification paysagère (élaboration de politiques paysagères locales, régionales et même internationales). Ainsi, depuis les années 1990, la Région wallonne a par exemple vu se succéder diverses initiatives2 d'analyse et de gestion paysagère, situant le paysage au rang d'enjeu dans les domaines de la gestion environnementale, de l'aménagement du territoire comme de la protection du patrimoine.

9Selon Briffaud, ce « volontarisme paysager » ne s'était jamais manifesté avec une telle intensité, ni à ce degré de généralisation. Alors que, durant des siècles, ce désir de modeler l'apparence du territoire ne s'était appliqué qu'à des espaces très spécifiques, il concerne aujourd'hui – potentiellement au moins – tous les espaces et toutes les échelles d'action sur le territoire (Briffaud, 2001).

3. La Convention européenne du Paysage, affirmation politique d'une nécessaire gestion démocratique du paysage

10La Convention européenne du Paysage, ouverte à la signature en octobre 2000, est une expression de l'émergence de nouveaux outils de gestion paysagère, à de nouvelles échelles. En Europe, cette Convention constitue le premier instrument juridique international concernant spécifiquement le paysage. Elle apporte tout d'abord une reconnaissance formelle de l'importance du paysage sur les plans culturel, écologique et environnemental (en tant que composante du patrimoine), sur le plan social (en tant qu'élément essentiel du bien-être individuel et social), ainsi que sur le plan économique (sa protection, sa gestion et son aménagement pouvant contribuer à la création d'emplois) (Conseil de l'Europe, 2000). Elle invite les pouvoirs publics à « mettre en œuvre, aux niveaux local, régional, national et international, des politiques et des mesures destinées à protéger, à gérer et à aménager les paysages d'Europe, afin de conserver ou d'améliorer leur qualité et de veiller à ce que les populations, les institutions et les collectivités territoriales reconnaissent leur valeur et leur intérêt et participent aux décisions publiques y afférentes » (Conseil de l'Europe, 2000). Par sa ratification, la Région wallonne s'est engagée à mettre en œuvre la Convention européenne du Paysage (entrée en vigueur en Belgique le 1er février 2005).

11A la question « pour qui »3 mettre en œuvre la gestion paysagère, la Convention européenne du Paysage et son rapport explicatif répondent sans ambiguïté. Pour « répondre au souhait du public de jouir de paysages de qualité et de jouer un rôle actif dans leur transformation », elle engage chaque Partie à « mettre en place des procédures de participation du public, des autorités locales et régionales, et des autres acteurs concernés par la conception et la réalisation des politiques du paysage » (Conseil de l'Europe, 2000). Il est ainsi demandé que le travail d'identification et de qualification des paysages fasse participer la population locale, le public et les divers acteurs concernés au moyen d'enquêtes et de réunions d'information, ceci afin que la qualité des paysages soit déterminée en tenant compte de la valeur spécifique que les populations concernées leur attribuent. Et au-delà de sa participation à la qualification paysagère, le public est également invité à jouer un rôle actif dans la gestion et l'aménagement du paysage.

12Par la Convention européenne du Paysage, le paysage est donc maintenant formellement reconnu comme « un sujet politique d'intérêt général parce qu'il contribue de façon très importante au bien-être des citoyens européens et que ces derniers ne peuvent plus accepter de « subir leurs paysages » en tant que résultat d'évolutions de nature technique et économique décidées sans eux » (Conseil de l'Europe, 2000). « Affaire de tous les citoyens », le paysage « doit être traité de manière démocratique » (Conseil de l'Europe, 2000). C'est pourquoi la convention insiste sur l'implication du public dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques paysagères, celles-ci impliquant pour chacun des droits et des responsabilités.

4. L'aménagement du territoire face à l'attente et l'exigence de gestion du paysage

13Discipline scientifique et technique d'administration publique visant l'organisation volontaire des territoires au bénéfice des sociétés qui les occupent, l'aménagement du territoire peut jouer un rôle spécifique important en réponse à la demande sociale et politique de gestion du paysage.

14Jusqu'à la fin des années 1960, en Europe occidentale, l'aménagement du territoire a répondu à une logique essentiellement fonctionnaliste, visant le développement économique du territoire et la réduction des disparités régionales (Merlin et al., 1988), mais en faisant peu de cas de l'environnement. A partir des années 1970, avec l'émergence de la prise de conscience environnementale, l'aménagement du territoire a progressivement intégré, dans sa réflexion et sa pratique, la protection de la nature (d'abord) et de l'environnement (ensuite). Au départ, cette intégration s'est traduite principalement sous forme d'une « mise en réserve » de certaines parties du territoire, consacrant le retrait de leur fonction productive au profit de la conservation de la nature (Feltz, 1996). Par la suite, la préservation de l'environnement a donné lieu à une démarche plus intégrative : une double finalité, productive et environnementale, est attribuée aux mêmes lieux. Cela nécessite la superposition d'objectifs, de critères et de modalités d'usage du sol assumant en même temps les finalités de gestion de l'environnement (Feltz, 1996). C'est de cette manière que la prise en compte du paysage dans l'aménagement du territoire wallon a débuté. En effet, dès les premiers Plans de secteurs (en 1972), des Zones d'intérêt paysager ont été surimposées aux zones agricoles, forestières et d'espace vert. Un décret wallon du 27 novembre 1997 a ensuite remplacé ces Zones d'intérêt paysager par des Périmètres d'intérêt paysager qui peuvent, quant à eux, se superposer à tous types d'affectation. Ce même décret reconnait également une fonction paysagère aux zones agricole, forestière, d'espace vert et de parc des Plans de secteurs.

15L'aménagement du territoire a donc progressivement intégré la gestion environnementale et paysagère. Cette évolution nécessite une approche globale du territoire. L'aménagement du territoire assume en effet un rôle de mise en cohérence des différentes dimensions du territoire en vue d'assurer la compatibilité entre ses diverses fonctions. En mobilisant diverses disciplines (la géographie, l'économie, l'histoire, la sociologie, l'écologie, le droit, etc.), il cherche à proposer une réponse coordonnée à une problématique, et non autant de réponses que de regards disciplinaires.

16Ces dernières décennies, l'aménagement du territoire a également développé une démarche de moins en moins technocratique et de plus en plus démocratique. En tant que processus de décision publique, il intègre maintenant l'information de la population, sa participation, la concertation entre acteurs, etc. pour élaborer des politiques et modalités consensuelles de gestion du territoire.

17Face à la demande de gestion du paysage, l'aménagement du territoire se positionne donc comme une discipline et une technique ouverte aux divers regards scientifiques et sociétaux, à travers une démarche pluridisciplinaire et concertée. Toutefois, il est actuellement confronté à des définitions du paysage fort spécifiques et peu accessibles aux populations et acteurs non-experts en la matière. Une (re)définition plus ouverte du concept de paysage en aménagement du territoire s'impose donc.

5. Pour un concept de paysage opérationnel en aménagement du territoire

5.1. La nature visuelle du paysage

18Alors que la majorité des définitions géographiques s'accordent à considérer le paysage comme produit de l'interaction entre l'environnement naturel et les hommes, ces définitions ne font pas encore, par contre, l'unanimité quant à sa nature : le paysage est-il l'objet-territoire ou son image perçue4 ? Auzanneau (2001) constate, en effet, que « s'interroger sur la nature du paysage conduit inévitablement à articuler les notions de territoire et de pays avec celles de regard et de perception ».

19En fait, les définitions qui n'intègrent pas la dimension visuelle du paysage instaurent une confusion entre le terme « paysage » et des vocables comme « espace », « territoire », « géosystème », etc. Cette dimension permet, en effet, de distinguer la notion de « pays » de celle de « paysage » : alors que le pays est notre milieu de vie, le paysage est ce que l'on en voit. La définition établie par la Convention européenne du Paysage va même au-delà en introduisant la dimension de la perception : le paysage y est présenté comme une « partie du territoire telle que perçue par les populations […] » (Conseil de l'Europe, 2000). Le paysage est ainsi défini comme la dimension perceptible de l'espace (Collot, 1995). Dans ce sens, s'il n'est pas réductible à la chose vue – c'est-à-dire le territoire – le paysage ne peut pas non plus être réduit à la stricte configuration des champs visuels (Domon et al., 2000). Car le caractère essentiel du paysage réside dans « l'assemblage d'éléments disjoints et informes que le regard, c'est-à-dire en fait l'esprit, réunit dans un ensemble signifiant à partir de présupposés culturels » (Chenet-Faugeras, 1995). Le paysage perçu relève en cela de la « construction mentale » (Cueco, 1995). Ainsi, selon Auzanneau (2001), le paysage est « l'expression d'une culture » tant par les pratiques humaines et sociales qui façonnent le territoire que par les regards qui le perçoivent et en interprètent les formes. Par conséquent, « des portions entières de territoire pourront très bien ne pas être vécues comme un paysage, parce qu'elles n'auront pas été reconnues comme tel par la société et les hommes du moment » (Auzanneau, 2001). Autrement dit, le paysage n'est « saisi » et qualifié comme tel qu'à partir d'un mécanisme social d'identification et d'utilisation (Bertrand, 2001). Par sa théorie de l'artialisation, Roger (2001) adhère à cette définition culturelle du paysage. Selon lui, le paysage est issu de « l'artialisation » : le pays est le « degré zéro » du paysage – qui précède son artialisation – car un pays n'est pas d'emblée un paysage. Du pays au paysage, il y a toute la médiation de l'art qu'il nomme l'artialisation. C'est par cette entremise que s'opère la perception de nos paysages. Il retient deux façons d'artialiser un pays pour le transformer en paysage. La première consiste à inscrire directement le code artistique dans la matérialité du lieu, sur le terrain : on artialise in situ (art des jardins et parcs, land art). L'autre, indirecte, consiste à artialiser in visu : on opère sur le regard collectif, on lui fournit des modèles de vision, de perception. Ainsi, pour lui, un paysage n'est jamais une « réalité naturelle », mais toujours une « invention culturelle ».

20Cette dichotomie entre la dimension objective (objet-territoire) et la dimension subjective (image perçue) du paysage ne doit cependant pas conduire, selon Dewarrat et al. (2003), à exclure l'une pour l'autre, sans quoi on obtient selon les cas « des approches uniquement objectivantes et techniques des territoires (géologie, biodiversité, etc.), perdant toute relation avec les paysages tels que les entend le sens commun des populations concernées » ou, au contraire, des approches très subjectives (esthétique, poétique, etc.), « bases insuffisantes pour forger les consensus politiques et sociaux nécessaires à l'action ». La dichotomie entre « objectif » et « subjectif » est en effet à dépasser. Ces termes n'ont pas à être traités séparément car ils constituent les deux faces indissociables de la même réalité : le paysage.

21Même si Guisepelli et al. (2005) regrettent que « le lien entre paysage-objet matériel et paysage-sujet de représentations est rarement abouti, tant dans les programmes de recherche que dans les outils d'aide à la décision », certains auteurs présentent néanmoins une approche conceptuelle intégrée. Ainsi, Bertrand (1995) propose de considérer le paysage à la fois comme sujet et objet, c'est-à-dire comme objet spatial soumis à diverses utilisations et perceptions liées aux différentes pratiques sociales. Selon lui, le paysage est un « média » entre la société et la nature, un produit social qui permet d'interpréter l'espace géographique dans les limites d'un système de production économique et culturel. Brunet et Wieber abondent en ce sens. Pour le premier, le paysage est précisément et simplement « ce qui se voit » car « ce qui se voit » existe indépendamment de nous – appartenant au monde matériel, il peut, en théorie, être susceptible d'une analyse scientifique objective de la part des chercheurs – et « ce qui se voit » est perçu différemment par les hommes qui opèrent dans le paysage des sélections et des jugements de valeur (Brunet, 1995). Le paysage de Brunet est donc l'apparence, le reflet d'une structure spatiale, susceptible d'une analyse objective5 et d'une analyse subjective. Wieber (1995) conçoit, quant à lui, le « paysage visible » comme un concept-maillon entre les approches objective et subjective du paysage. Le paysage visible est « le lieu […] où les objets produits par les mécanismes naturels et/ou l'action des sociétés humaines sont agencés en images perceptibles, offertes à la vue, même si personne ne les regarde ou ne les voit » (Wieber, 1995).

5.2. L'échelle spatiale du paysage

22La nature visuelle du paysage étant admise, il reste à préciser quelle échelle spatiale lui correspond car, comme le précisent Pinchemel et al. (1992), « un paysage n'est pas n'importe quel morceau de la face terrestre vu de n'importe où, à n'importe quelle échelle ». Or, s'il est communément admis que le paysage se perçoit au sol (Pinchemel et al., 1992) et de manière horizontale ou oblique (Lévy et al., 2003), il est encore souvent appréhendé selon des échelles variées.

23Comme Rougerie et al. (1991) et Pinchemel et al. (1992), nous considérons l'échelle du paysage en rapport avec la vision humaine. Le paysage s'insère ainsi :

24– entre la vision à grande échelle de détails où le champ, la haie, l'arbre, la maison sont des éléments perçus séparément, sans cohérence et sans vue d'ensemble,

25– et la vision de panoramas où les plans lointains prédominent, où l'image est floue, uniformisée par l'affadissement des teintes et par l'aplatissement d'ensemble, où il n'y a plus de perception précise de la « simultanéité de présences » qui caractérise le paysage (Rougerie et al., 1991 ; Pinchemel et al., 1992).

26Le paysage apparait donc aux plans qui offrent une vue d'ensemble, là où les détails s'estompent et seulement certains éléments remarquables demeurent. Les liaisons de ces éléments au contexte se révèlent alors, comme se révèle la logique d'ensemble qui règle l'organisation du « spectacle global » (Rougerie et al., 1991). L'échelle paysagère correspond ainsi à l'échelle optimale de la perception par l'homme des composantes territoriales dans leurs interrelations.

5.3. Les trois modes de lecture du paysage

27En tant que dimension visible du territoire, le paysage autorise diverses façons de l'appréhender. En effet, scientifiques, artistes et populations peuvent poser chacun des regards totalement différents sur le paysage. Et même au sein de chaque discipline scientifique, de chaque courant artistique et de chaque groupe socioculturel, les différences de sensibilité engendrent une diversité de perceptions paysagères.

28C'est cette diversité que Larrère et al. (1997) entendent faire reconnaitre. Ils proposent de regrouper les regards que les observateurs peuvent porter sur le paysage en trois types : « formé », « informé » et « initié ».

29– Le regard formé, qui est fonction des références culturelles de l'observateur, correspond à l'appréhension esthétique du paysage. Larrère et al. précisent que ce regard n'est pas réservé à une population cultivée, car tous les milieux sociaux ont formé leur regard, ne fût-ce que par les cartes postales, les manuels scolaires, les médias, etc. La différence est, selon eux, que le milieu populaire éprouverait plus de difficulté à en parler.

30– Le regard informé, qui dépend de la discipline scientifique de l'observateur, interroge le paysage comme une source de connaissances. Géographes, historiens, écologues, ou économistes, sociologues, ethnologues, etc. peuvent apporter leur part de lecture en fonction de leur propre champ de connaissances.

31– Le regard initié correspond au regard intime porté par le familier du lieu, en contact direct avec le territoire. Dans ce cas, le paysage du quotidien se rattache surtout à l'affectif, à l'identitaire (Bigando, 2004), à travers la pratique du territoire et les souvenirs qu'on en garde.

32A ces trois types de regard, nous pouvons faire correspondre trois modes de lecture paysagère : la lecture esthétique pour le regard formé, la lecture scientifique pour le regard informé et la lecture affective pour le regard initié. Cette distinction des lectures converge avec la position de Luginbühl (1995) selon lequel la société ne produit pas un seul modèle de lecture paysagère : à côté des modèles esthétique et identitaire, il y a les modèles scientifiques (géographique, écologique, etc.). Pour lui, cette diversité de modèles rend complexe la compréhension des représentations du paysage et des enjeux dont il est l'objet. Mais n'est-ce pas justement cette diversité qui rend le concept de paysage si riche et potentiellement fédérateur ? En effet, étant donné qu'il n'y a pas une seule manière de « saisir » le paysage, une option est d'accueillir la diversité des points de vue, des regards. Le paysage ainsi considéré peut dès lors faire l'objet de débat, de concertation, voire de consensus.

33Reconnaitre la diversité des regards posés sur le paysage ne signifie cependant pas pour autant le considérer comme un concept « fourre-tout ». En réponse aux questions posées depuis les années 1970 par les sociétés développées quant à la gestion de leur cadre de vie, leur environnement et leur patrimoine, le paysage revient en effet comme le thème commun, le référent qui permet de synthétiser et concrétiser ce questionnement (Lévy et al., 2003). Constatant cette tendance à étendre la signification du vocable « paysage » de manière à englober chaque aspect de l'environnement, Daniel (2001) prévient qu'élargir ainsi le sens du paysage risque d'en faire le synonyme du terme « environnement ». Il précise que si les processus géologiques et écologiques créent les formes du territoire qui, elles, se perçoivent dans le paysage, ces processus ne « sont » cependant pas le paysage. Tout au plus, le paysage peut-il refléter indirectement l'état de ces processus environnementaux sous-jacents (Daniel, 2001).

34Ainsi (re)défini comme l'interface visuelle entre le territoire et les hommes – permettant aux seconds d'appréhender le premier dans la globalité de ses composantes et à travers divers types de regards (d'ordre scientifique, artistique ou affectif) – le paysage constitue un concept en phase avec la démarche pluridisciplinaire et concertée de l'aménagement du territoire.

6. Un aménagement du territoire partenaire de la gestion du paysage

35L'aménagement préoccupé par le développement et la préservation des qualités environnementales du territoire constitue un partenaire de la gestion paysagère pour deux raisons. Tout d'abord, il se doit de répondre à l'enjeu de la gestion du paysage car celui-ci est la dimension visible du territoire ainsi qu'une composante de l'environnement. Ensuite, en tant qu'outil qui organise les usages du sol, il est incontournable pour gérer le paysage qui est le reflet du territoire et de ses mutations.

36Pour servir la gestion paysagère, l'aménagement du territoire présente plusieurs atouts.

37Premièrement, les diverses échelles de l'aménagement du territoire (nationale, régionale, locale, etc.) sont concernées par la question du paysage. Tant l'échelle locale à laquelle se réfléchit la composition urbanistique, que l'échelle régionale à laquelle sont planifiées les grandes infrastructures (autoroute, parcs éoliens, etc.), par exemple. L'aménagement du territoire peut également prendre en charge l'échelle de la perception du cadre de vie, du paysage.

38Deuxièmement, du fait qu'il s'appuie sur une démarche pluridisciplinaire, l'aménagement du territoire peut aborder la question du paysage en intégrant les différents modes de lecture paysagère.

39Enfin, habitué aux démarches de participation et de concertation, l'aménagement du territoire peut ainsi associer les différents acteurs et les populations à l'élaboration et la mise en œuvre d'une gestion paysagère, comme le promeut la Convention européenne du Paysage.

40Précisons néanmoins que le paysage ne constitue pas le seul enjeu de l'aménagement du territoire, lequel doit également penser et mener ses actions territoriales selon d'autres finalités et contraintes. Si l'aménagement du territoire cherche à privilégier la compatibilité entre les diverses fonctions territoriales, l'arbitrage peut néanmoins aboutir à prendre des mesures sectorielles qui ne rejoignent pas les objectifs de qualité paysagère définis pour un lieu particulier. Il s'agit alors d'en limiter les incidences paysagères.

7. Le paysage, un média au service de l'aménagement du territoire

41De par sa nature et son échelle de perception, le paysage permet à chacun d'appréhender les interrelations entre les diverses composantes territoriales de son cadre de vie. En effet, particulièrement accessible au public – émotionnellement et intellectuellement – le paysage est ce que les gens voient, imaginent ou comprennent quand ils regardent leur environnement (Fairclough, 2002). En aménagement du territoire, le paysage peut donc être mobilisé pour « donner à voir » le territoire et sensibiliser les populations aux enjeux territoriaux qui s'y transcrivent visuellement. L'échelle du paysage constitue l'échelle d'aménagement du territoire privilégiée pour intéresser et sensibiliser les populations à la réflexion et l'action territoriales. Pour Fairclough (2003), il s'agit de l'échelle la plus accessible à la participation publique.

42En autorisant divers modes de lecture, le paysage constitue également un média qui permet à chacun de poser son propre regard sur le territoire et son devenir. Cette capacité à susciter et rassembler différents points de vue s'accorde et peut servir la démarche pluridisciplinaire et concertée de l'aménagement du territoire.

43Instrument de médiation pour « communiquer le territoire », pour interpeller la population sur la question de son cadre de vie et lui laisser en débattre intuitivement, ainsi que pour engager un dialogue citoyen entre décideurs, acteurs et populations quant aux enjeux et actions de développement territorial, le paysage peut donc servir un aménagement plus démocratique du territoire. A ce titre, il peut d'ailleurs jouer un rôle-clé dans les projets de territoire développés, à l'échelle locale, dans la perspective d'une participation des acteurs et populations et in fine de l'appropriation du territoire par ses occupants (Dewarrat et al., 2003).

44Ainsi convié, le paysage constitue une clé d'entrée pour des discussions plus larges que strictement paysagères, relatives au territoire et à l'environnement. Cet élargissement du débat, s'il est conscient, n'est pas à réfréner. Toutefois, il convient de savoir resituer ensuite ce qui relève de la dimension paysagère sensu stricto, d'une part, et d'une autre composante territoriale ou environnementale, d'autre part.

8. En conclusion : le paysage, fin autant que moyen de l'aménagement du territoire

45Face à une multitude de définitions scientifiques trop souvent spécifiques du paysage et devant la demande politique et sociale d'une gestion paysagère démocratique, le concept de paysage tel que nous l'avons défini tient une double position en aménagement du territoire. Il est tantôt un objet commun à aménager, tantôt un support de discussion et de visualisation des problèmes (Guisepelli et al., 2005). Il est donc aussi bien un des enjeux de l'aménagement du territoire – dont les caractéristiques s'accordent à l'élaboration d'une politique de gestion respectueuse des divers regards paysagers existants – qu'un instrument d'interpellation et de sensibilisation des différents acteurs du territoire sur la question de son aménagement, contribuant à l'élaboration d'une gestion concertée du territoire.

Bibliographie

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Notes

Pour citer cet article

Catherine Dubois, «Le paysage, enjeu et instrument de l'aménagement du territoire», BASE [En ligne], volume 13 (2009), numéro 2, 309-316 URL : https://popups.uliege.be/1780-4507/index.php?id=4148.

A propos de : Catherine Dubois

Gembloux Agricultural University – FUSAGx. Laboratoire d'Aménagement des Territoires. Passage des Déportés, 2. B-5030 Gembloux (Belgique). E-mail : dubois.c@fsagx.ac.be