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- Volume 17 (2013)
- numéro spécial 1
- Mécanismes et maitrise de la pollution diffuse agricole : le cas du phosphore et sa portée générale
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Mécanismes et maitrise de la pollution diffuse agricole : le cas du phosphore et sa portée générale
Résumé
Dans la pollution diffuse des eaux, la charge en phosphore est acquise à partir des sols, dans les zones hydrologiquement actives pour les écoulements de surface des bassins versants. Ce phénomène initial (émission) est très variable dans l’espace et le temps en termes d’intensité, de formes du P émis (particulaire / dissous notamment) et de mécanismes. Cette variabilité résulte, en relation avec les propriétés biogéochimiques du P, de celle des sols, du couvert végétal et des pratiques agricoles. Une part de la charge en P émise par les sols des zones actives est interceptée dans diverses zones tampons intercalées sur le trajet des écoulements. Il s’ensuit une « atténuation » des flux transférés. Émissions et atténuations se succèdent et interagissent avec les dynamiques d’écoulements pour former le fonctionnement global du transfert dans les bassins versants. La complexité des structures et des processus impliqués, les forts volumes d’eau et de sédiments transférés et le caractère imprévisible des phénomènes météorologiques qui sous-tendent les transferts diffus de phosphore agricole rendent irréaliste – hormis cas particuliers – un traitement technologique de cette pollution. Sa maitrise relève en fait de la gestion des pratiques, des territoires et des bilans de P, c’est-à-dire d’un ensemble d’actions à organiser de l’échelle de la parcelle à celle du bassin versant et/ou de l’exploitation agricole.
Abstract
Mechanisms and control of agricultural diffuse pollution: the case of phosphorus. The movement of phosphorus is primarily a surface phenomenon closely related to surface runoff and erosion. It is a discontinuous process, set in motion during surface runoff events. The potential for surface runoff begins with any process reducing the infiltration rate of the soil surface. The contribution of cultivated fields to surface runoff varies spatially and temporally in relation to their permeability, soil type, land use, and soil cover. The contribution of these fields to P transfer and export varies in the same way but depends also on the P content of the soils, especially at the soil surface. Subsurface flows general carry in much less phosphorus due to its fixation in the subsoil, except in some conditions such as sandy soils, long-term over-fertilization, and agricultural drainage. Some elements of the landscape are considered as buffers because they can filter and thus attenuate the P fluxes transferred in the hydrologic network (grass filter strips which are purposely constructed but also hedgerows and riparian vegetation). Within the network, particulate forms of P may settle may and dissolved forms of P may sorb onto sediment particles or precipitate or be taken up by biota. In addition, major obstacles such as wetlands can store and/or transform some of the phosphorus emitted from upstream fields. Thus a set of interacting processes moves P through the landscape within a “transfer system”, which includes emission from sources (mainly soils or sediments) and transport (including transformation and attenuation). This transfer system comprises a highly diverse and complex set of landscape structures arranged in a complex and diverse hydrologic hierarchy and interacting with agricultural practices and management of the hydrologic network. This paper attempts to characterize the key phenomena and structures of the transfer system that determine the flux, storage, transfer and mass balance of phosphorus in agricultural watersheds. Strategies for controlling diffuse phosphorus pollution are also indicated.
Tabla de contenidos
1. Introduction
1La pollution des milieux lentiques par le phosphore (P) se manifeste par l’eutrophisation, une surproduction végétale dont les conséquences s’apparentent à celles d’une pollution organique (Vollenweider, 1968 ; Barroin, 1992). Chaque été, l’ampleur de ce phénomène se mesure par l’abondance des « pollutions vertes » qui touchent les lacs, les réservoirs, les fleuves et en réduisent la valeur d’usage (valeur biologique, piscicole, récréative et eau potable).
2En Europe, les sources de P liées aux eaux usées (dites « ponctuelles ») sont désormais largement réduites par les traitements d’épuration. En conséquence, les sources diffuses, notamment agricoles, sont soit une composante majeure des flux déterminant l’eutrophisation, soit une perspective inquiétante. Elles sont souvent considérées comme un frein majeur à la réhabilitation des écosystèmes aquatiques (CIPEL, 1988 ; Sharpley, 1995 ; Daniel et al., 1998 ; Barroin, 2003 ; Kronvang et al., 2005). En France, l’importance des problématiques environnementales liées au phosphore ayant longtemps été sous-estimée, les préoccupations relatives au P diffus agricole sont de ce fait relativement récentes (années 2000), encore discutées et souvent considérées comme secondaires vis-à-vis de la problématique nitrates.
3Les sources diffuses constituent un enjeu difficile en raison de la complexité des structures et des processus en cause. Elles se caractérisent notamment par des transferts intermittents de P vers le réseau hydrographique à partir des sols, lors d’épisodes pluvieux, par les écoulements de surface. Il s’agit de pollutions sans origine spatiale précise (d’où la dénomination « diffuse ») et aussi imprévisibles que les évènements météorologiques auxquelles elles sont associées.
4La maitrise du P diffus a longtemps reposé sur des codes de bonne pratique visant à maitriser l’érosion des sols, phénomène considéré comme le moteur dominant des transferts de P. Depuis plus d’une décennie, des données nouvelles viennent nuancer ou contredire, selon les milieux, ce modèle simplifié. Une certaine diversité est désormais reconnue aussi bien en ce qui concerne les modes d’acquisition de la charge en P et ses facteurs de régulation, que les effets tampons susceptibles d’atténuer la charge en P des eaux. Au préalable, les conceptions sur l’érosion dans les zones tempérées avaient, elles aussi, largement évolué (Boiffin et al., 1988). Plus récemment, l’accroissement des stocks de P mesurés dans la zone racinaire des sols, notamment dans les zones d’élevage intensif, a été mis en relation avec d’autres types de transferts, se développant aussi en prairies (Haygarth et al., 1999 ; Hahn et al., 2012). L’objectif de ce texte qui reprend, en le complétant, un article paru précédemment (Dorioz et al., 2008), est de tenter d’intégrer ces évolutions de connaissances dans une vue d’ensemble des mécanismes des transferts diffus du P agricole. Le propos n’est pas d’être exhaustif, mais d’organiser les informations disponibles et d’y intégrer quelques réflexions opérationnelles relatives à la maitrise des flux diffus, réflexions qui s’appuient en partie sur l’expérience acquise par l’INRA dans le bassin du lac Léman (Dorioz et al., 2001 ; Trévisan et al, 1996). Le niveau retenu pour cette synthèse est celui du bassin versant.
5Avec de tels objectifs, le cadrage de la problématique prend une place importante, d’où un rappel bref sur le phosphore dans l’environnement. Nous envisagerons ensuite la relation entre les pertes diffuses et le mode d’utilisation des sols (MUS), puis les mécanismes de transfert à l’échelle bassin versant et enfin les stratégies de gestion des pertes diffuses en P.
2. Le phosphore dans l’environnement, sols, sédiments et eaux
6La spéciation du P dans l’environnement a fait l’objet de nombreuses synthèses dans des ouvrages scientifiques (on consultera par exemple Robert, 1996). Nous nous contenterons ici de rappeler quelques points clés.
2.1. Le phosphore est naturellement rare
7Le phosphore est naturellement rare dans les eaux et les sols relativement aux besoins des végétaux terrestres ou aquatiques. De ce fait, il est fortement capté par la biomasse et joue un rôle clé dans le contrôle de la productivité des écosystèmes. Ainsi, jusqu’à l’utilisation massive des engrais phosphatés, il limite, selon Boulaine (1992), la production agricole européenne. Le P est aussi le facteur limitant la production végétale des eaux douces et stagnantes (Vollenweider, 1968) ; il en contrôle donc l’état trophique. Ses ressources minières sont limitées, d’où la relance actuelle de travaux sur le cycle du P aux échelles nationale, continentale et planétaire (Elser et al., 2011 ; Senthilkumar et al., 2011). Enfin, P est un élément non volatil (pas de réservoir atmosphérique).
2.2. Le phosphore présente une très grande diversité de formes moléculaires
8Les spéciations proposées dans la littérature ont toujours un caractère un peu arbitraire car trop dépendantes des protocoles d’extraction, voire des limites de filtration (Poulenard et al., 2008). Une spéciation classique en limnologie est celle de Williams et al. (1976). L’expression « P-particulaire » désigne l’ensemble des formes de P associées à des particules minérales et biologiques du fait de processus d’absorption, de sorption, de précipitation auxquelles s’ajoutent les minéraux hérités de la roche mère. La forte affinité du P pour la phase solide et sa forte absorption biologique expliquent la dominance du P-particulaire dans les milieux terrestres et l’accumulation relative de P, dans la biomasse, à la surface des sols et dans les sédiments. Les conditions anaérobies peuvent créer des teneurs inhabituellement élevées d’ions phosphates dans l’eau des sols ou des sédiments. Il en est de même pour les alternances sècheresse-humidité ou gel-dégel qui favorisent la libération de formes de P dissous (dont l’ensemble constitue le « P-dissous ») à partir des biomasses microbiennes et des complexes organo-minéraux.
2.3. Échanges P-dissous / P-particulaire
9Formes dissoutes et particulaires ne sont simplement pas juxtaposées : il existe en fait une dynamique permanente d’échanges dissous / particulaire et de transformations minéral / organique. Ce système régule activement la fraction ions PO4 en solution (fraction notée « P-PO4 ») en répondant aux modifications de concentration (fertilisation, absorption végétale, pollutions, etc.) et de dilution (évolution du rapport solide / liquide important en milieu aquatique). Les réactions impliquées sont de natures diverses : il s’agit notamment d’échanges ioniques, de dissolutions-précipitations ou d’adsorptions-désorptions. Toutes ces réactions ne sont pas instantanées et les états observés dépendent aussi des cinétiques (de la minute à l’année). La fraction rapidement échangeable constitue le « P-labile », un concept opérationnel utilisé aussi bien en agronomie qu’en limnologie, mais appliqué à partir de méthodes très diverses.
10La capacité de fixation mesure l’aptitude d’un échantillon à fixer les ions phosphates en solution. Elle dépend en particulier de la charge initiale en P de la phase solide, de l’abondance des surfaces réactives (argiles, etc.), de la présence d’ions susceptibles de précipiter PO4 (Ca ou Fe et Al, selon pH) et de la teneur en matière organique. Dans les sols, sous l’effet d’apports excessifs cumulés, cette capacité de fixation peut tendre à se saturer, ce qui accroît la teneur en P-dissous dans la solution du sol et en conséquence les risques de transfert vers l’environnement (Mc Dowell et al., 2001 ; Tunney et al., 2003). Le concept de capacité de fixation est aussi utilisé pour caractériser des suspensions et sédiments en tant que source ou piège de P pour le milieu aquatique.
2.4. Bio-disponibilité
11Seuls les ions PO4 en solution sont totalement et directement bio-disponibles, c’est-à-dire assimilables par les racines ou les algues. Les autres formes, notamment les formes particulaires, ne sont pas pour autant inactives. La bio-disponibilité mesure, en conditions standard (par exemple avec des biotests, voir Hanna et al., 1983), la capacité de celles-ci à générer un flux de P-PO4 assimilable. À nouveau, ce concept s’applique aussi bien aux sols qu’aux milieux aquatiques. Il définit un potentiel d’assimilation qui s’exprime plus ou moins en conditions naturelles. Le P-Olsen, bien connu des agronomes, pourrait être un indicateur de la bio-disponibilité du P des sédiments comme le suggère l’existence, pour les sédiments des rivières lémaniques, d’une corrélation linéaire significative entre contenu en P-Olsen et croissance algale en conditions de biotests (Jordan-Meille, 1998). La possibilité d’harmoniser des approches agronomiques (stocks) et limnologiques (flux, impacts) est donc ouverte.
2.5. Devenir du phosphore dans les écosystèmes aquatiques sensibles
12En général, l’essentiel du P des milieux lentiques provient de leurs bassins versants. Le devenir de cette charge externe varie selon les caractéristiques du milieu récepteur et selon les propriétés du P-total transféré. Le P-PO4 est directement assimilable par les algues ou les macrophytes, une partie des autres formes dissoutes l’est après action enzymatique. Ceci ne signifie pas que ce P soit automatiquement consommé : en fait, hors périodes biologiques, il est peu assimilé. Le P-dissous peut être piégé par des particules en suspension ou précipité (principalement avec Ca), puis sédimenté pour finalement enrichir les sédiments profonds. Réciproquement, un relargage de P-PO4 à partir des sédiments s’observe en cas de brassage et resuspension ou lorsque des conditions anaérobies s’établissent durablement à l’interface eau / sédiment. Au total, le devenir et la circulation des formes dissoutes sont réglés par la dynamique de ces différents phénomènes opposés, eux-mêmes contrôlés par des caractéristiques climatiques et morphométriques du milieu considéré.
2.6. Le P-particulaire circule différemment dans l’écosystème (Sharpley et al., 1993a)
13Il peut sédimenter et constituer une éventuelle source de P à long terme (re-largage ou re-suspension, de P évoqués ci-dessus) et/ou dans la zone photique, interagir avec du végétal et être assimilé partiellement. L’interaction avec les macrophytes se développe principalement dans les sédiments où ceux-ci sont enracinés. Les interactions algues planctoniques-particules en suspension dépendent de nombreux paramètres (vitesse de sédimentation des particules, temps de contact, dilution, abondance des cellules, etc.) qui eux-mêmes varient de façon saisonnière. Dans la mesure où une interaction se développe, l’assimilation est alors contrôlée par l’état physiologique des végétaux et par la « bio-disponibilité » du P-particulaire. Toutes ces données sur le devenir du P dans les milieux récepteurs confirment qu’en matière d’eutrophisation, il est nécessaire de considérer autant les quantités totales que les propriétés du P transféré depuis le bassin versant, ceci en relation avec les caractéristiques du milieu récepteur (activité biologique, hydrodynamique, etc.).
2.7. La spéciation du P dans les eaux classiquement adoptée et ses limites
14La spéciation du P-total des eaux adoptée classiquement (Tableau 1) représente un compromis entre la complexité géochimique du P, l’adéquation aux objectifs de décrire des concentrations et des flux, et les contraintes habituelles des suivis de qualité des eaux (la spéciation doit être appliquée à un très grand nombre d’échantillons, condition nécessaire pour une évaluation représentative des flux). Sont distingués, le « P-total », le phosphore filtrable à 0,45 µm (voire à 0,7) qui est souvent dit « dissous », mais représente en toute rigueur le P-total eau filtrée (noté « P-tef »). Ainsi défini, le P-tef comprend les ions phosphates (P-PO4). Le P-tef peut être considéré comme une fraction assez homogène en termes de comportement (bio-disponibilité et transfert hydrique). Le P-particulaire, bien que constitué de toute une série de composés, n’est dosé que globalement. Une telle spéciation ne donne donc accès qu’à une partie des informations nécessaires pour définir l’impact sur un milieu aquatique : il manque une caractérisation de la bio-disponibilité du P-particulaire, par exemple une évaluation simple, basée sur la mesure du P-Olsen des matières en suspension, comme mentionnée précédemment.
3. Phosphore diffus et modes d’occupations des sols
3.1. Ordres de grandeurs
15Les exportations de phosphore à l’exutoire des bassins versants dépendent globalement du mode d’utilisation des sols (MUS). Un type de MUS correspond à une exportation annuelle moyenne ou « flux spécifique », exprimé en kg·ha-1 par an et établi grâce à des suivis de petits bassins (de 10 à quelques centaines d’ha) considérés comme représentatifs. En pratique, seules les grandes catégories de MUS sont documentées et les données sont présentées sous forme de fourchettes de valeurs. Le tableau 2 récapitule les informations issues de quelques synthèses bibliographiques (Pilleboue, 1987 ; Leite, 1990 ; Meals et al., 1994 ; Haygarth et al., 1997) et inspire les commentaires suivants :
16– Quel que soit le MUS considéré, les pertes annuelles de P-total sont de l’ordre du kg de P-total et sont négligeables vis-à-vis du stock d’un sol (de l’ordre de la tonne). Elles sont également négligeables par rapport aux flux annuels en jeu dans les échanges sol / plantes ou par rapport aux fertilisations courantes (dizaines de kg) ;
17– La charge « naturelle » provenant des bassins forestiers ou de bassins d’altitude est en général très basse (en général < 0,1 kg P-total·ha-1 par an). Les périodes d’exploitation forestière sont rarement prises en compte, bien que l’on puisse suspecter qu’elles déterminent un fort accroissement temporaire des pertes ;
18– Les transferts vers le sous-sol dus à l’infiltration sont très modérés, ce qui explique la charge généralement basse des eaux profondes et des sources ([P-PO4] < 10 µg P·l-1). Les transferts vers les eaux de surface sont plus élevés, de 0,1 à 2,5 kg P-total·ha-1 par an selon le MUS. Les flux provenant de circulations latérales hypodermiques sont rarement étudiés ; Haygarth et al. (1999) les évaluent entre 1 à 3 kg P·ha-1 par an dans les conditions particulières de lysimètres parcelles. Par comparaison, on notera que les flux transférés par les drainages artificiels sont eux aussi non négligeables, jusqu’à 0,5, parfois 1 kg P-total·ha-1 par an, selon Jordan-Meille (1998) ;
19– Dans les bassins agricoles, les pertes moyennes augmentent grossièrement des herbages aux cultures. Le flux spécifique des zones d’herbages se situe en général en dessous de 0,4 g de P-total·ha-1 par an (les formes dissoutes sont dominantes). Cependant, les zones d’élevage intensif font exception avec des pertes atteignant 1 kg de P-total·ha-1 par an voire plus. La présence de cultures dans un bassin se traduit souvent par des flux exportés élevés, principalement sous l’effet d’une forte exportation de formes particulaires. Les pertes habituelles des zones cultivées varient de 0,7 à 2,5 kg P-total·ha-1 par an. En Europe, les pertes maximales, citées dans la bibliographie analysée, correspondent à 6 kg P-total·ha-1 par an pour des bassins constitués uniquement de céréales ou dans certains vignobles en pente (Noirfalise, 1974 ; CIPEL, 1988). Les pertes annuelles des zones de cultures correspondent à des concentrations moyennes qui peuvent atteindre 100 à 300 µg·l-1 de P-total avec plus de 50 µg·l-1 de P-PO4, ce qui excède les valeurs seuils généralement admises pour l’eutrophisation, soit pour les plans d’eau, 25 à 50 µg P·l-1 et pour les eaux courantes, 75 à 100 µg P·l-1 (Pellerin et al., 2005). À noter que le flux spécifique dû au ruissellement urbain, qui résulte de la reprise des dépôts sur des surfaces imperméables de villes par la pluie, se situe dans la même gamme de valeurs que les cultures ;
20– Le P-particulaire constitue l’essentiel (50 à 80 %) du P-total exporté annuellement aux exutoires des bassins cultivés (Sharpley et al., 1993b ; Dorioz et al., 1994). Les exportations s’effectuent sur de courtes périodes et très majoritairement lors des épisodes de crues. Ces caractéristiques expliquent que l’érosion des sols ait longtemps été considérée comme le mécanisme principal d’acquisition de la charge en P d’origine diffuse des eaux de surface.
21Les flux spécifiques sont utilisés de longue date pour évaluer la contribution des terres agricoles aux exportations à l’exutoire dans des bassins à paysage complexe (Beaulac et al., 1982 ; Zobrist et al., 2006). Le modèle utilisé est simpliste : il considère que chaque MUS contribue selon son flux spécifique et sa surface et que les contributions sont additives. Les limites de ce type d’approche doivent être reconnues avant usage :
22– la variabilité hydrologique annuelle (nombre et intensité des crues) introduit des fluctuations qui peuvent dépasser les bornes de la fourchette de valeurs moyennes ;
23– le concept de flux spécifique repose sur une représentation très simplifiée du transfert de la pollution diffuse ;
24– ce type d’approche ne permet pas de décrire les causes.
3.2. Peut-on faire l’impasse sur le contrôle du phosphore diffus agricole ?
25Tous les flux spécifiques présentés ci-dessus sont à comparer, à l’échelle de la France, avec les transferts de P-total vers les eaux produits par les rejets domestiques, ramenés à l’hectare et à l’année (ce calcul inclut le taux de collecte et de déphosphatation par traitement). Ainsi estimé, le flux domestique représente 0,8 kg P·ha-1 par an, soit 2 à 3 fois plus que les zones d’herbages moyennes et l’équivalent de la valeur inférieure du flux spécifique des zones de culture. L’ha moyen du territoire français étant approximativement partagé à parts égales entre cultures, herbages et milieux naturels, on peut considérer que les contributions à la charge en P-total des eaux du diffus agricole et du ponctuel domestique sont du même ordre de grandeur. Pellerin et al. (2005), sur la base des entrées de P au niveau national, aboutissent à des ordres de grandeur équivalents. Cependant, à flux égal de P-total, l’impact environnemental des rejets domestiques est plus fort en moyenne que celui des pertes diffuses agricoles, du fait d’une spéciation du P dominée par des formes bio-disponibles et d’apports constants pendant toute la période de végétation, ce qui n’est pas le cas du diffus agricole. Cette différence d’impact potentiel ne suffit pourtant pas pour justifier une impasse sur le phosphore diffus car :
26– il représente souvent, au moins localement, une charge suffisante en lui-même pour maintenir la dégradation et limiter l’efficacité des mesures prises, par ailleurs, contre les sources ponctuelles ;
27– le poids relatif des apports diffus va s’accroître inexorablement dans un futur proche, en raison de l’amélioration générale de l’assainissement et de la déphosphatation des eaux usées et d’une nouvelle baisse du rejet moyen par habitant lié à la prochaine interdiction totale des détergents phosphatés ;
28– dans de nombreuses régions, les teneurs excessives en P des sols et la surfertilisation par l’épandage d’effluents agricoles constituent une augmentation notoire du risque de transfert de P bio-disponible des sols vers les eaux ;
29– l’absence d’action est incompatible avec l’image de multifonctionnalité et de qualité, choisie par l’agriculture dans nombre de régions ;
30– en maitrisant les transferts diffus de P, on maitrisera aussi le transfert, vers les eaux de surface, d’autres polluants ayant une dynamique proche de celle du P.
31Il semble donc logique de mettre en place dès à présent des actions de lutte contre les transferts diffus de phosphore agricole. Les connaissances de base pour les organiser sont en grande partie disponibles ; elles seront présentées au chapitre suivant. Les effets des actions seront probablement longs à se traduire en amélioration de la qualité des eaux du fait de l’inertie des sols, des exploitations et des écosystèmes aquatiques (Meals et al., 2009), d’où l’urgence des décisions.
4. Mécanismes des transferts diffus de phosphore
32Le transfert du P dans les bassins versants est la résultante d’un ensemble de processus hydrologiques physiques, chimiques et biologiques agissant, certains dans le sens d’une augmentation de la teneur en P des eaux (il s’agit de processus d’émission), d’autres dans le sens d’une diminution de celle-ci (atténuation). Les processus d’émission se localisent dans les zones de déclenchement du ruissellement et dans les zones d’érosion (zones hydrologiquement actives). Les processus d’atténuation se développent dans certaines zones de ralentissement ou d’infiltration des eaux (il s’agit de « zones tampons »). Enfin, à toute étape du transfert, il existe des échanges entre phase solide (suspension ou surface de sol) et phase liquide circulante. Les processus impliqués dans l’acquisition et l’atténuation seront décrits en considérant, par commodité, les niveaux d’organisation représentatifs des mouvements du P et de l’eau à l’échelle bassin versant.
4.1. Acquisition de la charge en P des eaux (émission)
33L’acquisition de la charge en P est étroitement associée aux périodes de pluies et aux écoulements de surface (pour des synthèses, voir Ryden et al., 1973 ; Sharpley et al., 1992 ; Simard et al., 2000 ; Doody et al., 2012).
34À l’échelle de la station (100 m2). L’eau de la pluie n’est pas exempte de P. Dans le contexte lémanique par exemple, les teneurs de la pluie en P-PO4 varient de 10 à 50 µ P·l-1 (Pilleboue, 1987). La charge des eaux s’accroît nettement pour atteindre quelques centaines de µg au contact des feuilles, de la litière puis dans la couche supérieure du sol (0-2 cm). À ce dernier niveau, du P est extrait de la phase solide par dissolution et échange ou par détachement de particules, et de l’eau porale par simple mélange. Quand les conditions physiques s’y prêtent, une lame d’eau superficielle se développe avec un contenu en P qui résulte des processus précédents (Yli-Halla et al., 1995).
35L’intensité de ce transfert initial sol – eaux dépend de la teneur en formes labiles du P à la surface même du sol et donc des pratiques qui aboutissent à sur-concentrer le P en surface, soit de façon constante, soit temporairement (décalage entre l’épandage de fertilisants organiques et leur enfouissement). Il existe d’ailleurs des relations significatives entre le P-labile de la surface du sol et les teneurs en P-dissous des écoulements (Sharpley et al., 1993a ; Sharpley, 1995 ; Hahn et al., 2012) ce qui traduit, pour ces formes de P, un lien fort entre flux et stocks.
36La fraction de l’eau s’infiltre et, en général, perd progressivement sa charge dissoute au contact de la matrice du sol (pouvoir fixateur). Ce phénomène explique les faibles teneurs en P-tef et P-PO4 des eaux du sous-sol. Il perd son efficacité dans le cas de transferts rapides d’eau et/ou de fortes concentrations en P dans le sol, situations qui accroissent la mobilité du P dans le profil. Les transferts rapides sont associés aux drainages ou à l’existence de voies préférentielles d’écoulement ou à des textures sableuses (Haygarth et al., 1997 ; Beauchemin et al., 1998 ; Sims et al., 1998). Les teneurs élevées en P sont fréquentes (Tunney et al., 2003) ; elles résultent des excédents de P accumulés lors des dernières décennies (cette tendance à la sur-fertilisation tend, depuis quelques années, à se limiter aux zones d’élevage intensif). Les fortes teneurs génèrent une possibilité accrue d’exportations de P-tef par les écoulements de sub-surface, avec des effets de seuils (Heckrath et al., 1995).
37À l’échelle du bassin versant (1-10 ha). Les écoulements s’organisent d’abord à l’échelle du bassin versant (Figure 1). Ils sont d’origines diverses et pas systématiquement érosifs ; il s’agit de ruissellements de lames d’eau superficielles (hortonien ou sur surface saturée) ou de ruissellements de sub-surface, chacun correspondant à des modes spécifiques de transfert de P.
38Dans le cas de ruissellements en nappe, la lame d’eau s’écoule sans entaille érosive, les teneurs en suspensions restent faibles avec un détachement préférentiel de particules fines souvent à teneurs élevées en P. La fraction dissoute constitue en général la charge dominante. Ce type de situation est rencontré lorsque le ruissellement ne possède pas une énergie de cisaillement suffisamment forte, c’est le cas sur prairie, en raison d’une forte cohésion sol – végétation, ou du ruissellement sur zone saturée dont les vitesses d’écoulement sont réduites du fait de sa localisation préférentielle sur des bas de versants à pentes faibles.
39Les formes de ruissellement linéaire, soit généralisé et lié à la pente, soit concentré localement par le tassement (traces de roues) ou la topographie (dépressions), présentent une énergie de cisaillement plus forte et souvent suffisante pour détacher massivement des particules. Ceci se traduit par l’acquisition d’une forte charge en P-particulaire qui devient alors la fraction dominante du P-total et peut atteindre un à quelques mg de P·l-1. La quantité de P-total mobilisée varie selon la sensibilité des sols à l’érosion, caractéristique qui dépend de facteurs pédologiques et culturaux bien connus (intensité des pluies, état de surface des sols, couvert végétal, topographie). Dans un contexte érosif, la teneur en P des horizons de surface n’influe que secondairement sur les quantités de P-total exportées à l’exutoire. Le paramètre teneur contrôle néanmoins le flux de P-dissous et probablement la bio-disponibilité du P-particulaire transféré (Yli-Halla et al., 1995). Finalement, les relations stocks (teneurs) / flux, lors du transfert du P des horizons de surface des sols aux eaux de surface, sont complexes : la charge en P-dissous et les propriétés du P-particulaire transféré dépendent du stock (teneur), alors que la quantité de P-particulaire, et donc celle de P-total exporté, est contrôlée, elle, surtout par l’intensité des mécanismes érosifs (Figure 2).
40Dans la région lémanique, les entailles érosives sont limitées aux premiers cm de l’horizon de surface et les teneurs en P-particulaire de l’eau ruisselée atteignent 2 à 3 mg·l-1. Dans le cas de céréaliculture, sur des sols limoneux très sensibles à la battance tels que les sols du Nord-Ouest de la France, le ruissellement érosif peut prendre un caractère spectaculaire et s’apparenter à des coulées boueuses. Ce type d’évènement est relativement peu fréquent mais provoque des transferts massifs de P-total (Angeliaume, 1996) avec des charges exceptionnellement élevées (jusqu’au kg P-total·ha-1 pour une seule crue), autant sous formes dissoutes (P-PO4 jusqu’au mg·l-1) que particulaires (parfois > 10 mg·l-1). Les écoulements de sub-surface sont moins connus (Haygarth et al., 1999 ; Doody et al., 2012). Leurs concentrations moyennes peuvent être élevées : 100-200 µg P·l-1 (P-tef ; Sims et al., 1998).
41À l’échelle du bassin versant (en général > 10 ha). L’échelle bassin versant se traduit par de nouvelles origines possibles pour le P-total. Une charge supplémentaire de P-dissous peut être produite par certains bas-fonds inondés, en conditions réductrices. Du P-particulaire est fourni par l’érosion des berges et par la re-suspension des sédiments du réseau hydrographique. Ces matériaux constituent parfois des sources de pouvoir fixateur et peuvent de ce fait contribuer à la rétention de P-PO4 au niveau des sédiments. Il existe enfin des érosions de parcelles cultivées dues à des débordements de fossé, ou des écoulements à partir de routes. Dans la région lémanique, 20 % des parcelles sont affectées par ce phénomène (Trévisan et al., 1996).
4.2. Réduction de la charge en P dans les zones tampons (atténuation)
42À l’aval d’une zone d’émission, toute une série de phénomènes peuvent intervenir pour réduire la charge en P des eaux de surface. Ce type d’effet qualifié d’effet tampon se développe dans des éléments de paysage spécifiques, les « zones tampons ». Pour une discussion approfondie du concept de zone tampon, on consultera Viaud et al. (2004).
43Le phénomène déclenchant un effet tampon est, en général, un ralentissement des écoulements de surface dû à un changement de rugosité et/ou de topographie et/ou à une infiltration (Figure 3a) . Le ralentissement provoque une baisse de la capacité de transport de la charge solide (Figure 3b), d’où une décantation des suspensions et une rétention de la charge dissoute dans une zone de stockage de l’eau, notamment dans les sols (Figure 3). Il s’ensuit un stockage de P-total. Un tel enchainement de processus physiques se développe dans diverses structures paysagères qui sont soit construites dans le but de réduire les flux – il s’agit surtout de « dispositifs filtrants enherbés » aussi dénommés « bandes herbeuses » —, soit non construites à dessein, résultant d’autres pratiques ou conditions de milieu, mais réalisant potentiellement cette fonction comme certains bords de parcelles, interfaces entre parcelles, certaines prairies permanentes, haies, certains marais ou ripisylves.
44Le devenir des stocks ainsi créés est variable selon les caractéristiques du milieu concerné. La rétention est parfois trop éphémère (remise en cause d’une crue à l’autre) pour modifier réellement la dynamique de transfert du P. Si la rétention est durable, le P-total, n’étant pas volatile, s’accumule mais peut alors changer de spéciation, du fait soit d’insolubilisations, soit de transformations entre P-minéral et P-organique. Fréquemment, une part du P retenu et transformée est relarguée sous forme dissoute, typiquement en période hivernale, à partir du lessivage des litières ou à la faveur de périodes anaérobies (Usi Kämppä et al., 2000).
45Dans ce contexte, une structure paysagère sera une « zone tampon » si son bilan rétention / pertes est positif à l’échelle annuelle et si elle génère une réduction du risque potentiel. Si une part du flux entrant est transférée à l’aval, l’effet tampon obtenu est une « filtration » ; avec un blocage de tout transfert de surface, l’effet obtenu est un effet « barrière » (Viaud et al., 2004). Le type d’effet et les performances (rapport entrées / sorties) dépendent principalement des dimensions du dispositif (pour les dispositifs enherbés ou analogues, en général, la largeur) et de la nature des écoulements entrants et au sein de la zone (ruissellement en nappe plus favorable que concentré). Un couvert végétal dense et continu est souvent indispensable à des performances significatives. Un tampon de type barrière est observé dans des prairies de fauche (évoquées ci-après), les marais se comportant, eux, plutôt comme des filtres (Dorioz et al., 2011).
46À l’échelle de la parcelle. Des rétentions nettes et significatives (> 50 %) du P-particulaire et du P-dissous exportés par des parcelles cultivées sont enregistrées sur de relativement longues durées (de la saison à 1 à 3 années d’expérimentation) dans la plupart des dispositifs filtrants enherbés de références construits selon les standards (ces résultats sont discutés notamment par Dorioz et al., 2006). Mais les données expérimentales disponibles pour caractériser les performances des diverses zones tampons sont incomplètes : il existe peu d’études sur les structures paysagères non construites mais potentiellement tampons et peu d’études vont au-delà d’un bilan entrées-sorties à court terme et de P-total. Les éléments de paysage non construits (haies, prairies avals, etc.) et présentant une situation, une structure et des propriétés analogues aux dispositifs enherbés standards, offrent probablement un potentiel tampon. Celui-ci est bien documenté pour NO3 mais moins connu pour P. On peut citer le travail expérimental de Trévisan et al. (2000) portant sur des prairies de fauche situées à l’aval de cultures et montrant une quasi suppression du P-particulaire au bout d’une dizaine de mètres de ruissellement dans ce milieu. Les changements de spéciation aussi sont rarement pris en compte. Or, toutes les zones tampons sont aussi des transformateurs de spéciation, ce qui n’est pas forcément bénéfique. Ainsi, par exemple, l’effet filtre portant préférentiellement sur la fraction particulaire grossière, donc la moins bio-disponible, on observe souvent un accroissement relatif de la proportion P-bio-disponible et de P-dissous dans les sorties des dispositifs enherbés. Autre exemple déjà évoqué, il existe fréquemment les relargages saisonniers de P-dissous. Enfin, la question du risque de saturation à long terme (10 – 20 ans) des zones tampons, bandes herbeuses ou autres, saturation physique par dépôts de sédiments et/ou saturation en phosphore, est également peu prise en compte (Dorioz et al., 2006). Ces évolutions, qui semblent inexorables, devraient s’accompagner à terme d’une perte des pouvoirs tampons, voire de la création de nouvelles sources de P. Une façon de retarder cette échéance, comme de limiter les relargages saisonniers de P-dissous, consiste à entretenir le système tampon en rétablissant un état de surface régulier et en exportant la biomasse produite (qui ne maitrise que la composante P du risque de saturation). Une limite à l’utilisation des systèmes tampons est donc le risque de créer, à terme et/ou du fait de pratiques pas adaptées à cette fonction, de nouvelles sources de P.
47À l’échelle du bassin versant. Le problème de la capacité tampon se pose aussi globalement à l’échelle du bassin versant, en considérant tout d’abord les zones tampons potentielles spécifiquement associées au réseau hydrographique, c’est-à-dire certaines zones ripariennes ainsi que les marais intercalés dans le réseau hydrographique. Les zones ripariennes sont un passage obligé des flux diffus et peuvent jouer un rôle de filtre surtout si elles sont associées à des ripisylves. Ce sont aussi parfois des interfaces inondables et, de ce fait, des lieux d’échanges réciproques de matières avec la rivière. Dans ce contexte, les stockages de P sont probablement facilement réversibles ; les bilans de ces zones restent à établir en tenant compte des changements de spéciation. Les marais sont mieux connus ; ils constituent toujours des discontinuités hydrologiques, sédimentologiques et géochimiques et sont susceptibles, selon la plupart des études, de produire une rétention non négligeable du P-total diffus (Wang et al., 2004). La bibliographie fournit cependant des résultats contradictoires, montrant des marais soit très peu actifs, soit sources de P car saturés de sédiments ou de P. Une évaluation au cas par cas serait donc à envisager.
48Les effets tampons mis en évidence sont plus marqués pour le P-particulaire, mais ils se manifestent aussi sur le P-dissous et ceci, à basses teneurs (Dorioz et al., 1994). Les effets tampons à basse concentration moyenne de P-dissous (< 50 µg·l-1) sont intéressants car susceptibles de s’appliquer à des écoulements diffus agricoles déjà concentrés spatialement et insuffisamment atténués ou atténuables à l’échelle parcelle (Dorioz et al., 2011). Le même constat justifie la construction de marécages artificiels pour traiter les pertes diffuses d’ensemble de parcelles ou de ruissellements associés à des bâtiments ou des infrastructures agricoles (des exemples existent en Suisse notamment).
49À l’échelle du bassin versant se pose aussi la question de localiser de façon optimale la construction de dispositifs tampons ou le maintien et le renforcement de zones tampons naturelles ou semi-naturelles. Deux situations doivent retenir toute l’attention du praticien : les « zones sources critiques », parcelles à risque maximum en termes d’émission, du fait de la coïncidence entre ruissellement, forte teneur en P de la surface du sol ainsi que les bords de parcelles dont la structure, l’état ou la microtopographie favorisent la concentration des eaux de surface comme, par exemple, les coins aval des parcelles ou les entrées de parcelles ou de parcs pâturés subissant un tassement récurrent (Heathwaite et al., 2005).
50On peut enfin s’interroger sur l’effet cumulé des divers types de zone tampon d’un paysage, sur les flux de P (Viaud et al., 2004). Cette capacité tampon global d’un paysage est difficile à évaluer. La démarche spontanée consistant à extrapoler spatialement les résultats individuels obtenus dans des sites de référence n’est pas envisageable. En effet, le fonctionnement des structures tampons varie énormément selon des conditions locales non mesurables en tous points telles que la micro-topographie, selon les positions dans le paysage et selon l’état des réseaux d’écoulement qui peuvent, ou non, connecter ces structures tampons avec les zones émettrices (Mérot et al., 1997). Les principaux outils disponibles pour une approche globale sont donc des modélisations et des expérimentations en vraie grandeur. Quelques modèles empiriques basés sur l’analyse des relations flux de P mesurés / occupation de sols / organisation du paysage, valident l’hypothèse d’une réduction globale non négligeable de la quantité de P-total transférée dans des paysages diversifiés. Ainsi Wang et al. (2004) évaluent à ¼ le flux retenu lors de crues par l’ensemble des marais de grands bassins agricoles du Vermont. La mise en place d’un ensemble de zones tampons dans un bassin pilote constitue un test en vraie grandeur : Michaud et al. (2005) enregistrent ainsi 30 % de baisse des flux de P-total exportés dès la première année, grâce à un aménagement complet de dispositifs enherbés dans un bassin de grandes cultures du sud Québec auparavant totalement dépourvu de zones tampons.
51En ce qui concerne les zones tampons, le message à retenir est le suivant : l’installation ou le maintien de zones tampons est une pratique pertinente. La construction de dispositifs enherbés permet un gain appréciable dès la première année et pour un dimensionnement d’autant plus modeste (quelques mètres de large s’il s’agit de bandes) que l’interception concerne du ruissellement non concentré. Ces effets locaux se doublent d’effets globaux complémentaires à l’échelle du bassin versant, si bien qu’il est probablement presque toujours possible d’associer à une zone d’émission, une zone tampon. Pour autant, il importe de ne pas miser exclusivement sur les effets tampons pour supprimer la pollution diffuse phosphatée des parcelles. Plus on s’éloigne des sources d’émission, plus un effet performant est difficile à obtenir (ce qui n’est pas le cas pour NO3). Les zones tampons tendent à se saturer à terme. Il s’agit donc aussi de mettre en place une gestion globalement meilleure du P, des sols émetteurs et du ruissellement, avec une synergie entre mesures puisque la réduction de l’émission à l’amont tend à accroitre, à l’aval, les performances des zones tampons.
4.3. Les petits bassins versants agricoles, comme « systèmes de transfert » du P
52Relativement aux pertes diffuses de P, le bassin versant ne se comporte donc pas comme une somme de parcelles émettrices dont les apports s’additionnent dans la rivière, avant d’être transportés passivement à l’exutoire. Il faut plutôt concevoir le bassin versant comme un « système de transfert », c’est-à-dire comme un ensemble interactif et hiérarchisé de structures naturelles et anthropiques, organisées partiellement en cascades amont aval, qui stockent, transforment, émettent du phosphore et finalement le transfèrent à l’exutoire via des connections hydrologiques (Figure 4). Le fonctionnement global, et donc le régime d’exportation à l’exutoire du système, dépend d’une triple dynamique :
53– la création de stocks mobilisables : l’élaboration de ces stocks à la surface des sols est associée aux cycles biologiques et à des apports dus aux pratiques de fertilisation ;
54– le fonctionnement hydrique de la couverture pédologique qui conditionne l’époque, les lieux (zones hydrologiquement actives) et les modalités du transfert initial sols-eaux ; la nature des écoulements détermine les formes dominantes du phosphore transféré ;
55– le transport, via les écoulements de surface puis le réseau hydrographique, qui s’accompagne à la fois de baisses de la charge polluante dans des zones tampons et de mobilisation de nouvelles sources de P telles que l’érosion des berges ; la fonction tampon s’accompagne obligatoirement de la création de stocks intermédiaires, souvent partiellement re-mobilisables.
56Le transfert dans le bassin intervient lors des crues et s’effectue avec des intensités très variables selon les caractéristiques hydrométéorologiques, l’état du bassin et de ces stocks (état des sols, épandages, etc.). L’essentiel du flux de P-total annuel sortant est en général exporté par un petit nombre d’évènements ruisselants voire érosifs. Les épisodes de reprise hydrologique semblent être les époques privilégiées d’exportations du P dissous (Jordan-Meille et al., 1998).
5. Quelques réflexions relatives à la gestion des transferts de P diffus
57La volonté d’éclairer les décisions publiques en matière de lutte contre la pollution diffuse accompagne la plupart des recherches sur la dynamique du phosphore dans les bassins versants. Les décisions ou recommandations générales à l’échelle de pays relèvent de synthèses réalisées par des groupes d’experts telles que celles réalisées en France par le CORPEN (1998). Une synthèse récente à l’échelle européenne est produite par le COST 869 (« Mitigation options for nutrient reduction in surface water and groundwaters », http://www.cost869.alterra.nl/). Les interventions ou les diagnostics s’organisent également régionalement (Latreille et al., 1993 ; Aurousseau, 2002) ou localement (quelques dizaines de communes) par exemple dans le cadre d’actions contre l’eutrophisation de lacs ou de retenues (Trévisan et al., 1996). Les réflexions proposées dans ce paragraphe sont représentatives de mesures préconisables pour les activités agricoles et le développement local, à ces échelles régionales et locales, dans le cadre de milieux à climat tempéré. Elles sont présentées de façon caricaturale selon les niveaux d’organisation caractérisant le système de transfert (Tableau 3) :
58– Agir à la source, au niveau de sols, en ajustant les quantités épandues et le calendrier d’épandage. Le premier paramètre à contrôler est la forte teneur temporaire en P dans les premiers cm du sol en évitant que des apports coïncident avec une période à risque de ruissellement (pertes dites incidentes) et en réalisant, sur culture, un travail d’incorporation dans le sol le plus rapidement possible après l’épandage de fertilisants. Parallèlement, il est nécessaire d’éviter les excédents cumulés de P dans l’ensemble du sol en limitant les apports de phosphore aux besoins de la culture (Pellerin et al., 2005), ce qui peut signifier de faire des impasses sur la fertilisation minérale pour tenir compte des excédents antérieurs. Ces préconisations valent pour toutes les exploitations et tous les MUS ; elles supposent, dans les zones d’élevage, une amélioration des capacités de stockage des matières organiques, ce qui est indispensable pour réaliser une véritable gestion de ces fertilisants. Un traitement particulier visant à réduire la teneur en P de sols peut être envisagé dans les zones sources critiques ;
59– Réduire le ruissellement à l’échelle de la parcelle. Une baisse de fréquence et d’intensité du ruissellement limite les pertes de phosphore. De fait, la plupart des mesures de lutte contre le ruissellement et l’érosion se traduisent par une baisse des pertes de P-total (CORPEN, 1998). C’est le cas tout d’abord des pratiques ou des usages permettant d’améliorer la couverture du sol notamment en hiver, ou de limiter la battance et le compactage. Le travail simplifié du sol est discuté en ce qui concerne les pertes de P (Castillon et al., 2007) : il permet certes une réduction du compactage, mais n’entraine pas systématiquement une réduction du ruissellement et tend à augmenter la teneur en phosphore en surface du sol, ce qui pourrait augmenter la bio-disponibilité de la charge en P des eaux (Koro et al., 1995). Un compromis est donc à trouver. Les actions à la parcelle doivent être renforcées dans les zones sources critiques. Le ruissellement sur zone saturée et les bas-fonds pose un problème spécifique : les pratiques correctrices ou atténuantes sont encore peu évoquées. Un minimum consisterait à limiter autant que possible le tassement des fonds de labours qui limite la percolation verticale de l’eau et entraine une amplification des transferts latéraux. Une solution optimale consisterait à y installer ou maintenir en priorité des zones d’herbages en y contrôlant toutefois les entrées de matière organique et leur répartition ;
60– Développer les zones tampons à l’échelle du parcellaire et du bassin versant. Les prairies, notamment celles du voisin, intercalées entre les cultures ou en bas de versant, jouent très fréquemment le rôle de zone tampon. Un des meilleurs atouts pour la maitrise de la pollution diffuse est donc probablement la diversité des assolements et des systèmes d’exploitation. Ceci justifie, quand c’est possible, un soutien spécifique aux exploitations basées sur l’herbe et peu intensifiées, potentiellement « productrices » de pouvoir tampon. Ceci justifie aussi le développement de dispositifs enherbés organisés et entretenus pour optimiser à long terme leurs effets tampons vis-à-vis de P. Enfin, toutes ces mesures n’ont de sens que si, par ailleurs, l’aménagement agricole et du territoire en général épargne et gère les zones tampons naturelles ou semi-naturelles déjà existantes, telles que certaines haies et les ripisylves, et limitent son impact négatif sur le réseau hydrographique (imperméabilisation, calibrages excessifs de fossés, simplifications hydrologiques, toutes actions qui favorisent la connexion hydraulique). Les aménagements abusifs, dont les conséquences sont de supprimer ou de court-circuiter les zones tampons, constituent une façon insidieuse et non répertoriée d’accroître la pollution diffuse.
61– Enfin, la lutte contre le phosphore diffus à l’échelle régionale ne repose pas que sur l’agriculture : c’est le développement local dans son ensemble qui est concerné, en premier lieu à travers l’aménagement paysager et hydraulique mentionné ci-dessus et qui dépend, lui, d’autres acteurs locaux. Les contraintes socio-techniques et règlementaires qui pèsent sur l’agriculture, du fait du développement, sont aussi à prendre en compte comme facteur déterminant la marge de manœuvre des exploitations agricoles. Ainsi, dans la région lémanique, le mitage périurbain provoque une spécialisation des parcelles liée aux restrictions géographiques des épandages de lisier, limite les perspectives d’investissement vers des techniques correctives et change les pouvoirs tampons, autant de facteurs qui modifient profondément le fonctionnement du système de transfert du P (Dorioz et al., 2001). Dans ce contexte, une véritable renégociation de la place de l’agriculture devrait accompagner tout plan d’action local ou régional.
62Du fait du rôle du paysage dans le transfert du P et de l’interaction entre agriculture et développement local, la réponse à la question de départ – celle de maitriser le P diffus agricole – sort donc d’un champ purement technique, souvent à la surprise des gestionnaires des eaux. D’autres extensions de la problématique P vers une gestion globale des flux à l’échelle nationale sont à prévoir à court terme et nous seront imposées par la baisse attendue des ressources minières en P.
6. Conclusion
63Les solutions au problème de l’eutrophisation se trouvent dans la gestion à la fois du phosphore et des bassins versants (paysage et activités). La réduction des sources ponctuelles de P liées aux rejets d’eaux usées diverses ayant beaucoup progressé, il n’est pas possible d’envisager l’impasse sur les sources diffuses de P agricoles. Celles-ci devraient même être des priorités fortes dans certaines régions, notamment en secteur d’élevage très intensif, pour des mises en œuvre urgentes.
64Le transfert du phosphore est rarement une simple conséquence de l’érosion et de ce fait, la lutte contre les pertes diffuses ne saurait être une simple transposition de la lutte contre l’érosion. Le système de transfert du P vers l’exutoire associe des zones émettrices et des zones tampons. Il se caractérise par une forte variabilité spatiale et temporelle des zones actives et des mécanismes d’émission et d’atténuation du P-total en relation avec le rythme des évènements météorologiques, des saisons et des pratiques agricoles. Dans ce schéma général, le P-total transféré provient initialement de divers types d’émetteurs différant en termes de spéciation, de mode d’émission et de réponse aux conditions hydrologiques. On note une tendance à un découplage partiel, entre formes dissoutes et particulaires du P, entre flux et stocks du sol, entre importations sur le bassin et exportations à l’exutoire.
65La recherche sur la pollution par le phosphore diffus agricole n’a longtemps abouti qu’à des codes de « bonnes pratiques » ou à des zonages géographiques de risques. Ces deux approches sont importantes ; elles se réfèrent à des diagnostics et à des actions centrées sur la composante « parcelle » du territoire agricole. Or, les parcelles ne sont pas les uniques lieux du diagnostic, de l’action et de la décision et les pratiques agricoles qui y sont appliquées ne sont généralement ni isolées, ni indépendantes des grands choix du développement agricole. Le transfert du P et le problème de la pollution diffuse en général s’inscrivent aussi dans une dynamique de développement. À l’échelle du paysage et de son aménagement, les agriculteurs ne sont pas les seuls acteurs impliqués. En conséquence, les stratégies pour réduire les pertes diffuses sont des combinaisons d’actions complémentaires prenant en compte les spécificités régionales et locales des bassins versants, ainsi que les marges de manœuvre disponibles à l’échelle de l’exploitation, dans un contexte diversifié.
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Para citar este artículo
Acerca de: Jean-Marcel Dorioz
INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). UMR- CARRTEL. 75 avenue de Corzent. BP 511. F-74203 Thonon les Bains (France). E-mail : jean-marcel.dorioz@thonon.inra.fr