BASE BASE -  Volume 14 (2010)  Numéro spécial 1 

L’isotope stable 15N et le lysimètre, des outils complémentaires pour l’étude de la lixiviation de l’azote dans les sols agricoles

Jean-Pierre Destain

Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W). Département Production végétale. Rue du Bordia, 4. B-5030 Gembloux (Belgique). E-mail : destain@cra.wallonie.be

Nathalie Fonder

ULg - Gembloux Agro-Bio Tech. Asbl Epuvaleau. Unité d'Hydrologie et d'Hydraulique agricole. Passage des Déportés, 2. B-5030 Gembloux (Belgique).

Dimitri Xanthoulis

ULg - Gembloux Agro-Bio Tech. Asbl Epuvaleau. Unité d'Hydrologie et d'Hydraulique agricole. Passage des Déportés, 2. B-5030 Gembloux (Belgique).

Véronique Reuter

Centre wallon de Recherches agronomiques (CRA-W). Département Production végétale. Rue du Bordia, 4. B-5030 Gembloux (Belgique)

Résumé

L’isotope stable 15N a été utilisé dans des expérimentations en cases lysimétriques visant à étudier la lixiviation de l’azote dans les sols agricoles. A Gembloux, un apport de nitrate d’ammoniaque présentant une abondance isotopique de 2,161 At%15N a été appliqué à raison de 200 kg N.ha-1 dans deux lysimètres, avant une culture d’épinard suivie de haricot et d’un froment d’hiver. La récupération de l’azote par les cultures a été de 39,8 % dans le premier lysimètre et de 62,2 % dans le second. Les concentrations en azote nitrique des eaux percolées du second ont été constamment plus élevées que dans le premier, probablement à cause d’une moindre immobilisation microbienne. A Remicourt et Omal, un reliquat de 150 kg N.ha-1 (simulé par un apport de 15NH415NO3 en automne) a complètement disparu du profil du sol (0-90 cm) dès juillet de l’année suivante. Une culture de froment d’hiver à Omal n’a récupéré qu’environ 9 % de l’azote apporté à l’automne. La mesure de la teneur en azote nitrique des eaux percolées a montré des valeurs nettement plus élevées à Remicourt (jusqu’à plus de 70 mg N.l-1) suite à un apport important de compost riche en azote, qu’à Omal. L’isotope 15N n’a pu être détecté dans aucune des eaux lysimétriques, probablement par un manque de sensibilité de l’appareil.

Mots-clés : azote, isotope stable 15N, lysimètre

Abstract

Stable 15N isotope and lysimeter, complementary tools in order to study the nitrogen leaching in agricultural soils. Stable 15N was used in lysimetrics trials conducted with the aim to study nitrate leaching of agricultural soils. At Gembloux, a rate of 200 kg N.ha-1 as 15NH415NO3 with an isotopic abundance of 2.161 At%15N was applied in two lysimeters before a spinach crop, followed by beans and winter wheat; in the first lysimeter, total recovery by crops was less than 39.8% while in second lysimeter, recovery was 62.2%. Concentrations of N-NO3- in leached water were always higher in lysimeter 2 than lysimeter 1, probably due to less microbial immobilization of nitrogen. At Remicourt and Omal, a simulated mineral residue of 150 kg N.ha-1 (rate of 15NH415NO3 applied in autumn) has completely disappeared from the soil profile (0-90 cm) already in July of the following year. At Omal, a winter crop has recovered no more than 9% of nitrogen rate applied in autumn. Measurement of N-NO3- concentration in leached water has shown clearly higher levels at Remicourt (even more than 70 mg N.l-1 probably caused by an application of high rate of compost rich in nitrogen) than is Omal. Stable 15N isotope could not be analyzed in leaching water probably due to a leak of sensitiveness of the analytical equipment.

Keywords : nitrogen, lixiviation, leaching, stable 15N isotope, lysimeter

1. Introduction

1L’intérêt de l’usage de l’isotope lourd, stable, 15N est qu’il permet de préciser l’origine de l’azote qui est impliqué dans une multitude de processus d’un cycle complexe (Destain et al., 1997 ; 2001 ; Khelil et al., 2005) (minéralisation, organisation microbienne, prélèvement par les plantes, divers mécanismes de pertes). C’est en particulier le cas pour l’étude de la lixiviation où on peut s’intéresser soit à l’ensemble de la fumure, soit simuler un reliquat après culture en ajoutant de l’engrais marqué en automne et suivre la progression du nitrate dans le profil du sol en automne.

2Le lysimètre, qui est un système fermé, permet quant à lui de mesurer tant le flux de drainage que la concentration en nitrate de l’eau recueillie. Certains lysimètres, installés depuis plus de 30 ans, ont permis d’estimer les pertes d’azote par drainage pour différentes cultures ou rotations culturales (Balif, 1996).

3L’objectif de cet article est d’affiner les bilans en azote des parcelles agricoles dans des situations à risques d’un point de vue de la lixiviation d’azote (rotations culturales comportant des cultures légumières) en combinant les deux outils.

4Trois expérimentations ont été mises en place :

5– un suivi en conditions totalement contrôlées sur une succession culturale épinard/haricot/blé d’hiver d’une fertilisation azotée marquée dans deux lysimètres installés depuis 30 ans sur le site de la Faculté universitaire des Sciences agronomiques à Gembloux,

6– la mesure de la vitesse de percolation dans le profil racinaire d’un reliquat automnal simulé (application d’une dose d’engrais marqué de 150 kg N.ha-1),

7– un suivi de la percolation d’un reliquat automnal simulé (application d’une dose d’engrais marqué de 150 kg N.ha-1) dans les deux lysimètres installés dans le périmètre irrigué de Hesbaye (Remicourt et Omal).

2. Matériel et méthodes

8Pour l’ensemble des expérimentations réalisées en sols limoneux profonds, l’isotope lourd 15N est mis en œuvre. L’engrais minéral appliqué est du nitrate d’ammoniaque 15NH415NO3 présentant une abondance isotopique de 2,161 At%15N pour l’expérimentation 1 et de 5,500 At%15N pour les expérimentations 2 et 3.

9Pour faciliter son homogénéité d’épandage, l’engrais est dissout dans de l’eau et réparti à l’aide de flacons doseurs.

10Dans les placeaux, les profils de sols, prélevés à la sonde hydraulique, sont analysés pour leur contenu en azote total et azote minéral (extraction KCl 0,1N suivant la méthode adoptée par le réseau REQUASUD). Une aliquote des solutions d’extraction est conservée et évaporée à sec après acidification en vue du dosage au spectromètre. Il en est de même pour les eaux en provenance des lysimètres pour lesquels jusqu’à 1 litre d’eau est évaporé à sec (pool de plusieurs échantillons).

11Les échantillons de végétaux prélevés soit dans les cases lysimétriques de Gembloux, soit dans les placeaux, sont séchés, finement broyés avant leur passage au spectromètre de masse.

12Le spectromètre de masse utilisé est un appareil de marque EUROPA Scientific, couplé à un analyseur élémentaire DUMAS. Il fournit comme résultat analytique la teneur en azote et son rapport isotopique 15N/14N, de celui-ci on déduit l’abondance isotopique naturelle (0,3663 At%15N) et on la confronte à celle de l’engrais d’origine. Les diverses teneurs en azote (Ntotal, N-NO3-, N-NH4+) des échantillons de sols, des extraits et des eaux sont obtenues par la chimie classique humide, préalablement au passage au spectromètre de masse.

13Quant aux dispositifs expérimentaux, ils sont constitués par des lysimètres cylindriques de 2 m2 de superficie et de 2 m de profondeur à Gembloux et à Remicourt et Omal, par des lysimètres de 1 m2 enterrés à 50 cm, donc non visibles, et d’une hauteur totale de 1,50 m et dont l’exutoire est situé en dehors du champ.

14Les protocoles expérimentaux sont repris dans le tableau 1. Il y est signalé que pour les lysimètres de Remicourt et Omal, l’application d’engrais marqué a été effectuée sur une superficie de 2 m2, double de celle du lysimètre enterré, le centre du cercle d’épandage correspondant aux coordonnées levées par DGPS du centre du lysimètre enfoui.

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3. Résultats

3.1. Etude du devenir d’une fumure azotée apportée au début d’une succession culturale épinard/haricot/blé. Essai lysimétrique de Gembloux

15Les valeurs reprenant la production de masse engendrée par un seul apport d’azote (200 kg N.ha-1) avant épinard, les exportations d'azote et le coefficient réel d’utilisation de cette fumure sont reprises dans le tableau 2.

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16La production de biomasse totale ne s’est élevée qu’à 11,7 t.ha-1 pour le lysimètre 1, alors qu’elle est plus du double (24,2) pour le lysimètre 2. Il en est de même pour l’exportation d’azote (253,7 et 477,4 kg N.ha-1), ainsi que pour le coefficient réel d’utilisation, mesuré grâce au marquage isotopique (39,8 et 62,2). Alors qu’un seul apport d'azote a été réalisé avant épinard, l'azote non prélevé par cette culture ne s’est plus avéré très disponible pour les cultures suivantes, car il était probablement fortement organisé ou, mais c’est peu probable pour la culture de haricot, lessivé. L’organisation, ou immobilisation microbienne, a semblé également prépondérante dans le lysimètre 1 où une végétation ligneuse s’était développée pendant plusieurs années avant sa remise en expérimentation.

17La même différence de comportement des deux lysimètres s’est marquée en ce qui concerne la quantité d'azote (nitrique) percolée sur une période allant de la 1re culture jusqu’à la 3e, soit de l’année 2006 à juillet 2008 (Tableau 3).

Image3

18Pour le lysimètre 1, les valeurs des concentrations en azote des eaux très faibles au début ont augmenté en janvier 2008, ce qui devait à peu près correspondre à l’arrivée du reliquat de la fumure appliquée. Cependant, les quantités d’azote percolées sont restées faibles, en raison de l’immobilisation prépondérante dans ce lysimètre.

19Pour le lysimètre 2, les valeurs les plus élevées ont été observées dès le départ, c’est probablement le résultat de la surminéralisation due à la remise en culture.

20Pour identifier la provenance de l'azote percolé, minéralisation naturelle ou reliquat simulé (engrais 15N), les échantillons d’eau ont été analysés au spectromètre de masse. Aucun enrichissement isotopique n’a cependant pu être détecté, probablement en raison du manque de sensibilité de l’appareil ou d’un enrichissement insuffisant de l’engrais de départ.

3.2. Etude de la vitesse de percolation dans le profil racinaire d’un reliquat automnal simulé

21Le tableau 4 reprend l’évolution au cours du temps des quantités d'azote minéral totales et issues du reliquat dans le profil du sol pour les expérimentations de Remicourt et Omal, où un reliquat de 150 kg N.ha-1 sous forme 15NH415NO3 est simulé.

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22A Remicourt, la quantité minérale totale présente dans le profil a été en permanence très élevée, probablement en raison d’un apport très important d'azote organique sous forme de compost, l’année antérieure à l’expérimentation. Le reliquat automnal simulé a été totalement retrouvé (et même plus en raison de la variabilité expérimentale) et a persisté jusque fin janvier dans les 90 cm supérieurs du profil, ensuite la quantité retrouvée a diminué nettement pour disparaitre en été (27 juillet 2007). La lixiviation peut être suivie en figure 1.

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23A Omal, où la quantité d'azote minéral dans le profil fut plus faible, la lixiviation s’est déroulée suivant le même rythme, mais une partie de l'azote a été récupérée par la culture de froment d’hiver qui a été implantée également à l’automne, ce qui explique la nette diminution de concentration en azote dès le 3 mai 2007.

24Cette fraction récupérée par le blé d’hiver a pu être évaluée par mesure du coefficient réel d’utilisation de l’engrais par le froment (partie aérienne : paille + épis) sur une partie non perturbée du placeau de prélèvement (Tableau 5). Celui-ci s’est élevé à 9,3 % de l’azote appliqué à l’automne.

Image6

3.3. Suivi de la percolation du reliquat en azote automnal simulé dans les lysimètres

25Le tableau 6 reprend les quantités d’eau et d'azote percolées sur la période expérimentale automne 2006-été 2008.

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26A Remicourt, les quantités percolées sont restées modestes jusqu’en janvier 2008, moment où le nitrate issu de la minéralisation et du reliquat simulé atteignent le plancher du lysimètre. Les concentrations en nitrate sont devenues même excessivement élevées (73,5 mg N-NO3.l-1 en juillet 2008).

27A Omal, à la même période, une élévation de la teneur en azote nitrique des eaux percolées a également été observée, mais semble ne résulter que du reliquat simulé.

28Malheureusement, ici aussi, les dosages isotopiques se sont révélés négatifs.

4. Discussion

29La mesure des pertes en nitrate à partir des sols agricoles n’est pas toujours aisée à effectuer car on se heurte souvent à des problèmes de variabilité liée tant au sol qu’au climat. De plus, parmi les techniques de mesure, certaines sont parfois difficiles à interpréter, c’est le cas notamment des bougies poreuses, dont la sphère d’influence n’est pas souvent clairement connue et dont le fonctionnement est délicat en sols lourds (Addiscott et al., 1992).

30Si le lysimètre procure des résultats plus aisés d’interprétation, il est plus couteux à mettre en place et ne se stabilise qu’après une période plus ou moins longue après son implantation ou sa remise en fonctionnement normal (cas de l’expérimentation de Gembloux).

31Les recherches utilisant 15N apportent une compréhension plus approfondie de la problématique nitrate (Recous et al., 1988 ; Destain et al., 2001) mais la détection de 15N apparait parfois délicate, comme dans les eaux de percolation des expérimentations menées ici.

32Il n’en reste pas moins que les observations réalisées lors de ces essais mettent clairement en évidence le risque de lixiviation de nitrate sous des rotations culturales comportant des légumes, et où la culture suivante de froment d’hiver est peu efficace pour prélever le reliquat engendré par les légumes, d’autant plus que son développement racinaire n’atteint que relativement tard le bas du profil où ce reliquat se situe (celui-ci se situant au-delà des 90 cm dès le mois de mai).

33Un reliquat en azote minéral à l’automne est donc clairement synonyme d'azote potentiellement lessivable s’il ne peut être piégé par une culture intermédiaire adéquate (moutarde, ray-grass) ou éventuellement par l’épandage d’une matière organique à C/N élevé (type paille), immobilisant de l'azote.

34De toute manière, il faudra considérer que ce piégeage est temporaire et que le cycle immobilisation – minéralisation a un turn-over assez rapide dans les sols cultivés. Outre la gestion de l’interculture, l’adaptation de la fumure aux besoins des cultures, en tenant compte du potentiel de fourniture en azote du sol reste un moyen efficace de limiter ce reliquat en azote minéral du sol et son risque de lixiviation.

35Remerciements

36Les auteurs adressent leurs plus vifs remerciements au SPW-DGARNE pour le financement partiel de cette recherche.

Bibliographie

Addiscott T.M. & Withmore A., 1992. Farming, fertilizers and nitrate problem. Wallingford, UK: CAB International.

Balif J.L., 1996. Les lysimètres en sol de craie de Châlons-sur-Marne. In : Trente ans de lysimétrie en France 1960-1990. Paris : INRA Editions ; COMIFER, 115-249.

Destain J.-P. et al., 1997. Améliorer l’efficience de l’azote, priorité économique, nécessité environnementale. Gembloux, Belgique : CRA-W, 4-10.

Destain J.-P., Reuter V. & Goffaux M.J., 2001. L’intérêt de l’emploi de l’isotope lourd 15N dans l’étude du cycle de l’azote dans les sols agricoles. Pedologie-Themata, 11, 13-15.

Khelil M.N., Rejeb S., Henchi B. & Destain J.-P., 2005. Effect of fertilizer rate and water irrigation quality on the recovery of 15N labelled fertilizer applied to Sudangrass. Agron. Sustainable Dev., 25, 137-143.

Recous S., Fresneau C., Faurie G. & Mary B., 1988. The fate of 15N labelled urea and ammonium nitrate applied to winter wheat crop. II. Plant uptake and efficiency. Plant Soil, 112, 215-224.

Pour citer cet article

Jean-Pierre Destain, Nathalie Fonder, Dimitri Xanthoulis & Véronique Reuter, «L’isotope stable 15N et le lysimètre, des outils complémentaires pour l’étude de la lixiviation de l’azote dans les sols agricoles», BASE [En ligne], Volume 14 (2010), Numéro spécial 1, 91-96 URL : https://popups.uliege.be/1780-4507/index.php?id=4921.